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« C’est notre cour ! » : émergence des mobilisations dans des cours d’immeubles et leur rôle dans les protestations contre le régime de Loukachenko

Un mercredi soir, fin septembre, des habitants du quartier de Novaïa Borovaïa, à la périphérie de Minsk, installent deux grandes tables et y déposent des friandises et des tartes cuisinées. Quelques commerçants du quartier, solidaires de la mobilisation, y apportent leur contribution sous forme d’un grand gâteau décoré aux couleurs blanc-rouge-blanc1 et une inscription « J’aime Novaïa Borovaïa ». Après avoir rempli leurs assiettes, les personnes réunies, certaines avec des drapeaux blanc-rouge-blanc sur les épaules, s’installent à proximité et discutent ensemble. Elles parlent d’actualités, de l’éventualité d’un mouvement de grève dans les usines d’État et de comment inciter les ouvriers à se mobiliser. Quelqu’un met de la musique et on entend alors les principaux titres du répertoire protestataire : « Peremen » (des changements) du rocker soviétique Victor Tsoï, « Razboury tourmy moury » (Fais tomber les murs de la prison), « Try tcharapakhi » (Trois tortues) et d’autres chansons rock. Vers la fin de la soirée, les participants de cette rencontre clament « Vive le Bélarus ! », « Va-t-en ! » à l’adresse d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994 et dont la réélection est massivement contestée par les citoyens bélarusses depuis un mois et demi.

Une semaine plus tard, plusieurs dizaines de personnes de tout âge se rassemblent à la Place des Changements, un ensemble d’immeubles situé au nord du centre-ville et qui doit son nom à la peinture murale représentant deux DJ ayant mis la chanson « Peremen » en pleines festivités préélectorales officielles, et apposée à l’entrée d’un parking souterrain de ce complexe résidentiel. Les plus jeunes jouent sur une aire de jeux située juste en face de la peinture murale et se servent à la table de petites collations. Les plus âgés se réchauffent en buvant du thé et socialisent en petits groupes. Ils discutent des amendes exorbitantes infligées à leur copropriété pour avoir affiché des drapeaux blanc-rouge-blanc, se renseignent sur les commerces tenus par des hommes d’affaires proches du régime et donc à boycotter, expriment leur enthousiasme au sujet des rencontres improvisées tous les soirs et de la vie animée dans leur cour. Vers 20 h, des musiciens s’installent devant la peinture murale et commencent à jouer. Les personnes présentes sur place les entourent et chantent ensemble avec eux les morceaux les plus connus. À la fin du concert, les musiciens lancent « Vive Bélarus » que tant les petits que les grands reprennent immédiatement et scandent à plusieurs reprises. Ils scandent aussi « Chaque jour » et « Tant que nous sommes unis, nous ne serons pas vaincus » pour signifier leur rejet inconditionnel du régime politique en place et leur détermination à s’y opposer tous les jours et jusqu’au bout. Ils rentrent, souriant, chez eux2.

Ces deux séquences nous donnent à voir les contours du mouvement protestataire qui s’enclenche au Bélarus le 9 août 2020 au soir, lorsque la réélection d’Alexandre Loukachenko, avec plus de 80 % des suffrages, est annoncée. Dans un premier temps, le régime répond à ces protestationspost-électorales par la répression policière. Comme la violence et la brutalité de cette réponse sécuritaire poussent de nouveaux segments de la société à descendre dans la rue, il met un terme aux répressions trois jours plus tard. Cependant, à partir de la fin du mois d’août, les forces de l’ordre reprennent progressivement le contrôle de la rue en évinçant les protestataires du centre-ville de Minsk. Dans l’impossibilité de se réunir dans des places centrales, la protestation se décentralise et s’organise dans les différents quartiers de Minsk et bien au-delà3, à travers des rencontres dans des cours intérieures de complexes d’habitation.

Ces deux séquences nous renseignent aussi sur les formes fort originales de la protestation. Les rencontres dans des cours d’immeubles sont certes un mode d’action collective moins visible et spectaculaire que les marches du dimanche qui réunissent, chaque semaine entre août et novembre 2020, quelques centaines de milliers de personnes. Néanmoins, elles sont très importantes, car génératrices de nouvelle figure d’acteurs protestataires, à savoir des communautés de voisinage (dvorovye soobchtchestva). Faiblement structurés et objectivés, ces micro-groupes deviennent progressivement la force motrice du mouvement protestataire. Ils le portent en l’absence de leaders, de structures militantes et de professionnels de la politique. Ils contribuent aussi à son maintien dans la durée dans un contexte où toute forme d’expression critique est fortement réprimée.

Ce chapitre analysera la genèse des mobilisations dans des cours d’immeubles et le rôle qu’elles ont joué dans le mouvement protestataire contre le régime d’A. Loukachenko. Il cherchera d’abord à expliquer leur émergence, paradoxale à bien des égards, en examinant les facteurs et les conditions de leur développement et de leur large diffusion au sein de la protestation. Il interrogera ensuite les processus que ces mobilisations de voisinage induisent et leur importance tant pour la marche du mouvement protestataire que pour son inscription dans la durée dans un contexte de répression tous azimuts. Des données empiriques réunies au cours d’une enquête de terrain, réalisée à Minsk en août et en octobre 2020 et combinant les séquences d’observation participante et des discussions (in)formelles avec les participants et les participantes des rencontres de voisinage, viendront étayer cette analyse.

Émergence et développement des mobilisations dans des cours d’immeubles

Une mobilisation paradoxale à plusieurs égards

Les mobilisations qui se développent progressivement dans des cours d’immeubles sont paradoxales à plusieurs égards.

Une mobilisation locale autour d’un enjeu de portée générale

Des environnements proches, tels qu’un quartier ou une cour d’immeuble, sont généralement vus comme un cadre privilégié des mobilisations autour des questions locales : protestations contre des projets de construction, de rénovation et d’aménagement urbains ou encore actions pour la préservation du patrimoine local4. À Minsk, les séquences protestataires des dix dernières années – mis à part les marches traditionnellement tenues par les structures de l’opposition partisane depuis la fin des années 19805 – se sont justement structurées autour des enjeux locaux. Les militants de la cause urbaine et les résidents d’Osmolovka ont ainsi mené une campagne pour la défense de ce quartier historique du centre-ville menacé de destruction, les habitants d’autres quartiers se sont aussi mobilisés pour préserver le parc situé derrière le supermarché Riga ou encore le site naturel à Lochytsa, au sud de la capitale, menacé par des travaux de reconstruction. Or, le mouvement des protestations de l’été 2020 articule de façon fort différente le niveau de mobilisation et ses enjeux. Les protestataires se mobilisent certes au niveau très local, dans des cours intérieures des complexes d’habitation, et de façon décentralisée, dans des quartiers tant périphériques que centraux de Minsk, mais autour d’une cause de portée générale. Ils revendiquent le départ inconditionnel d’Alexandre Loukachenko et donc le changement politique à l’échelle du pays.

Situer spatialement et sociologiquement les premières mobilisations de voisinage

Les mobilisations dans des cours d’immeubles paraissent paradoxales au regard des caractéristiques des quartiers dont les habitants ont été les premiers à se mobiliser. En effet, les travaux sur les mobilisations locales en France ou dans d’autres aires géographiques portent principalement sur des territoires socialement et/ou géographiquement marginalisés : quartiers populaires, quartiers de « démunis » et de précaires qui résident souvent dans des constructions délabrées, fragiles, voire insalubres (bidonvilles, cités, banlieues). Or, à Minsk, les rencontres dans des cours d’immeubles font leur apparition dans des quartiers aux allures fort différentes.

Kaskad au nord-ouest de la capitale, Mayak au nord-est, Brylevitchi au sud, Novaïa Borovaïa, dans la banlieue nord, pour ne citer que les sites de mobilisation les plus connus, sont des complexes d’habitations récemment construits. Novaïa Borovaïa, par exemple, bien que reléguée à la périphérie de Minsk, ressemble à une utopie architecturale : immeubles ultramodernes aux façades colorées et couverts de peintures murales, cours intérieures sous vidéosurveillance et avec des espaces collectifs aménagés, terrains de sport et aires de jeux bien équipés, pistes cyclables, locaux à vélo, Wi-Fi public, etc. Dans d’autres cas, en l’occurrence celui de la Place des Changements, il peut s’agir de quelques tours d’habitation modernes incrustées en plein cœur d’un des vieux quartiers de Minsk au nord du centre-ville et qui s’élèvent sur fond des khrouchtchevki – ces immeubles hauts de quatre étages construits sous Khrouchtchev pour résoudre la crise du logement en 1950-1960 et permettre aux citoyens soviétiques d’accéder à des appartements individuels bien que de taille réduite – et des constructions des années 1980. Si les configurations spatiales peuvent être différentes, l’apparition de ces quartiers résulte tant du dynamisme du secteur de la construction depuis les cinq dernières années que de l’émergence, dans les années 2010, d’une nouvelle classe moyenne urbaine capable d’acheter des appartements neufs dans ces complexes résidentiels modernes.

Les quartiers où les premières rencontres de voisinage s’organisent sont également marqués par une forte homogénéité sociale et par une proximité des styles de vie de leurs habitants. Il s’agit de personnes entre 28 et 40 ans, souvent en couples avec des enfants en bas âge. Dans leur majorité, elles ne sont propriétaires que depuis peu d’un appartement dans ces nouvelles cités d’habitation. On y trouve de nombreux indépendants (artisans, commerçants, autoentrepreneurs) et salariés du privé, en particulier des secteurs en pleine croissance depuis la dernière décennie tels que le commerce et la restauration, la publicité et l’événementiel, ainsi que les technologies de l’information. C’est notamment Novaïa Borovaïa qui est réputée d’être le lieu de résidence privilégié des employés de ce dernier secteur qualifiés par A. Loukachenko de « petits bourgeois »6. Bien que le modèle de « socialisme de marché »7 que ce dernier a mis en œuvre au Bélarus repose en grande partie sur le tout étatique, le secteur des technologies de l’information a pu se développer dans les années 2010 avec le soutien de l’État. Suite à la création du Parc des hautes technologies en 2005 et à l’octroi, en 2017, d’un système fiscal avantageux et de nombreuses préférences aux entreprises qui y résident, il a connu une croissance fulgurante : avec près de 60 000 employés, il a pesé 6,2 % du PIB du pays en 2019 et 7,3 % en 20208, en dépassant ainsi légèrement le secteur agricole. Enfin, à côté de ces personnes financièrement indépendantes vis-à-vis de l’État, des représentants des milieux artistiques et culturels s’installent aussi dans ces nouveaux quartiers tout comme des employés du public bien qu’en nombre beaucoup moins important.

« Nous ne nous connaissions pas avant cet été »

Les rencontres de voisinage surprennent enfin les observateurs extérieurs par les conditions de leur apparition. De nombreux travaux sociologiques mettent en avant l’importance des liens et des réseaux sociaux préexistants dans la mise en marche d’un mouvement social9 ou encore des structures préalablement constituées agissant en « entrepreneurs de la mobilisation »10. À rebours de ce postulat, les mobilisations dans des cours d’immeubles émergent au Bélarus en absence des groupes préexistants et des liens sociaux forts entre habitants, comme l’attestent cette phrase tirée d’une chanson du rock groupe russe Splin « Nous ne nous connaissions pas avant cet été ». Inscrite sur de nombreuses pancartes brandies lors des marches du dimanche et fréquemment répétée par les participants aux rencontres de voisinage, cette formule a été justement reprise pour souligner le caractère spontané et inattendu pour eux-mêmes de leur mobilisation.

D’après les témoignages des habitants de différentes cités d’habitation, la vie de leur quartier était marquée par l’isolement sociale. Pour certains, comme pour Vova11, 36 ans, développeur dans une société des technologies de l’information qui habite à la Place des Changements, leurs relations sociales se limitaient à quelques voisins de palier : « Avec mes voisins, nous nous croisions dans l’ascenseur, mais sans parler, limite sans nous dire bonjour. Les gens étaient enfermés, rempliés sur eux-mêmes et leur vie quotidienne. Nous vivions isolés les uns des autres »12. D’autres percevaient même leur voisinage comme inhospitalier, comme Alena, 33 ans, habitante d’une autre tour d’habitation à la Place des Changements et employée du secteur de la publicité avant son congé maternité : « Lorsque moi et mon mari nous nous sommes installés ici en 2018, je voulais préparer un gâteau et l’offrir à nos voisins. Mais quand j’ai vu que personne ici ne s’adressait la parole, j’ai changé d’avis »13.

L’installation très récente dans ces nouveaux complexes résidentiels pourrait expliquer le fait que leurs habitants n’étaient pas encore pris dans des réseaux de sociabilité et de communication denses, constitutifs des relations de voisinage de long terme. Dans le même temps, même dans des anciens quartiers de Minsk, où les mobilisations de voisinage se propagent rapidement (on y reviendra plus loin), le niveau d’interconnaissance entre voisins était assez faible14. Compte tenu du faible degré de confiance interpersonnelle au sein de la société bélarusse relevé par de rares enquêtes sociologiques menées avant 202015, il est possible d’affirmer que ce repli sur soi et isolement social constituaient un phénomène généralisé et commun à tous les quartiers mobilisés. Pour Alena et Vova, comme pour beaucoup d’autres personnes rencontrées à Minsk, la vraie découverte de leur voisinage ne se fait qu’après le 9 août et grâce à des rencontres dans la cour d’immeuble.

Face à l’absence des groupes préexistants et des liens sociaux forts entre les habitants des quartiers, qu’est-ce qui explique alors ces mobilisations de voisinage ?

La répression qui pousse à se rencontrer

La violence disproportionnée et arbitraire des forces de l’ordre lors des trois premières nuits des protestations post-électorales16 a agi en déclencheur de la mobilisation et en est devenue un puissant moteur. D’après le sociologue bélarusse Andreï Vardomatski, 60 % des personnes mobilisées auraient pu accepter la réélection d’A. Loukachenko et fermer les yeux sur les falsifications des résultats du scrutin si les brutalités policières n’avaient pas eu lieu17. En plus de donner un mobile à la protestation, la répression, dans ses formes variées, a poussé aussi les voisins à se rencontrer et envisager des actions communes.

Pour les habitants de la Place des Changements, par exemple, qui ont été parmi les premiers à initier et à populariser les rencontres dans des cours d’immeubles, c’est la coupure d’Internet entre les 9 et 11 août 2020 ainsi que les tirs des grenades lacrymogènes qu’ils entendent dans le quartier qui les poussent à se réunir en bas de leurs immeubles pour échanger les quelques bribes d’information sur ce qui se passait alors dans la ville. Pour s’informer, discuter, mais aussi pour partager les astuces sur comment accéder aux informations dans ce contexte. Ils se passent les clés USB avec un programme d’installation d’un VPN, outil permettant de contourner certains blocages d’Internet. De ces premiers échanges vient l’idée d’impliquer d’autres voisins en créant un tchat dédié – Novoe Ozero (Nouveau lac18) – sur l’application Telegram. Des affiches sont collées dans les ascenseurs et les entrées d’immeubles avec un QR code pour que les habitants puissent trouver facilement ce tchat, ouvert initialement à tout le monde, et le rejoindre. Vers la fin du mois de septembre, il devient déjà semi-fermé (l’accès se faisant sur invitation d’un des membres inscrits) et compte près de 1 200 personnes. C’est donc finalement la répression qui a permis aux habitants de ce quartier de faire connaissance avec des semblables dont ils ignoraient l’existence. Telegram, dont le nombre d’utilisateurs a explosé au Bélarus19, a facilité cette première mise en relation.

Le nombre des personnes ayant rejoint le tchat amène les habitants de ce complexe résidentiel à prendre conscience que, même dans leur voisinage, il y a des gens critiques et mobilisés, à se rendre compte qu’ils sont nombreux et à se mettre en contacts. De la discussion des événements post-électoraux, ils commencent à envisager et à réaliser des actions communes : d’abord scander des slogans protestataires de chez eux à une heure fixe le soir, afficher les drapeaux blanc-rouge-blanc20 sur leurs fenêtres et balcons, puis initier les premières rencontres dans la cour de leurs immeubles. Par la suite ils s’y réunissent tous les soirs autour de différentes activités ludiques (ateliers de dessins pour enfants, concerts, danses), parfois même gastronomiques (concours des gâteaux, etc.).

Une diffusion rapide du phénomène à l’échelle de la capitale

Si les premières rencontres de voisinage surgissent dans de nouveaux complexes d’habitation, à partir de septembre 2020, cette forme de mobilisation se propage et se déploie dans des quartiers plus anciens de Minsk, en suivant un même mode opératoire. On crée d’abord un tchat sur Telegram pour commencer à échanger, on se rencontre ensuite dans la cour intérieure de son complexe résidentiel pour faire connaissance et apprend à se connaître, pour se réunir plus tard de façon régulière autour de petites collations et des activités ludiques. Progressivement ces rencontres dans des cours d’immeubles et d’intenses échanges dans les tchats font émerger des micro-communautés à la fois réelles – personnes se connaissant personnellement et se croisant régulièrement dans la cour – et virtuelles. Cette articulation entre online et offline est très fine, ces deux dimensions des communautés protestataires étant extrêmement entremêlées, complémentaires et se renforçant mutuellement. Par exemple, les questions soulevées dans le fil de discussions sur Telegram sont abondamment discutées lors des rencontres dans la cour, surtout lorsqu’elles portent sur des sujets qui ne font pas consensus (stratégies d’action en particulier), et vice versa.

Si la diffusion des mobilisations de voisinage est très rapide, c’est parce qu’elle résulte d’une double dynamique.

Favoriser les mobilisations de voisinage par le haut

L’appel à initier des rencontres dans des cours d’immeubles et à former des communautés locales est d’abord relayé par le haut. Dès septembre, il est notamment appuyé par un certain nombre de blogueurs et d’activistes de la cause urbaine fortement impliqués dans les protestations, leur couverture et leur coordination. Afin de faciliter la possibilité de trouver les groupes mobilisés, ils lancent aussi un site Web –  https://dze.chat, littéralement « où est le tchat », avec un sous-titre en langue bélarusse « conversations avec les voisins ». Ce site recense les tchats existants sur une carte interactive et signale la parution de nouveaux groupes à des échelles différentes (quartier, arrondissement ou juste quelques rues adjacentes), en encourageant ainsi à les rejoindre. D’après une étude réalisée par les sociologues bélarusses, quelques jours après le lancement de ce site, le nombre de tchats locaux dans l’ensemble du pays a doublé21. Rien qu’à Minsk et dans sa région, il y avait plus de 450 tchats ouverts en novembre 2020 sans parler de ceux qui étaient semi-fermés ou complètement cachés.

En outre, de nombreuses notices et affiches qui circulent alors via les chaînes de Telegram incitent les protestataires à aller à la rencontre de leurs voisins : « Tu n’es pas tout seul ! Il est temps de faire connaissance avec tes voisins ! Autour de toi il y a des gens qui souhaitent la même chose que toi. Tu ne crois pas ? Descends dans ta cour d’immeuble samedi soir et tu verras combien vous êtes ! »22. D’autres disséminent un certain nombre d’algorithmes d’action et de consignes sur la marche à suivre afin de créer une communauté locale. Enfin, des tchats plus spécialisés, à l’instar de Sila dvorov (Force des cours), sont créés dans l’idée de fédérer les communautés de voisinage et d’engager, à travers des échanges avec des publics plus larges, une réflexion commune sur leur développement. Les participants de ces tchats y discutent de comment animer leurs communautés locales et renforcer leur cohésion. Ils partagent aussi leurs idées sur la façon d’organiser des rencontres, tout en déjouant les pratiques répressives des autorités ou du moins en s’y adaptant.

Force d’exemplarité et circulation du modèle par le bas

En parallèle à ces appels et algorithmes d’action relayés par le haut, la circulation des mobilisations de voisinage et leur diffusion rapide à l’échelle de la capitale s’effectuent par le bas. En effet, de par leur originalité, leur caractère ludique et leur capacité à fédérer les habitants, les rencontres dans des cours d’immeubles à Novaïa Borovaïa ou à la Place des Changements inspirent fortement les protestataires des autres quartiers. Une importante couverture dont elles bénéficient dans les médias indépendants et sur les réseaux sociaux ne fait que renforcer leur attractivité et la volonté de former sa propre communauté locale.

La constitution de la communauté de voisinage à Chakhmatnyï dvorik (la Cour des jeux d’échecs, littéralement) est révélatrice de cette force d’exemplarité et des modalités de diffusion par le bas de ce phénomène protestataire. Ses initiateurs, habitants et habitantes du quartier situé à proximité de la Place des Changements, assistent d’abord aux rencontres qui se déroulent dans cette cour dès fin août. D’après Oksana, 36 ans : « Il y avait une telle atmosphère, un tel sentiment d’unité, j’ai vu tant des gens sympas là-bas. J’y ai rencontré un couple de mes voisins du palier avec lequel nous nous saluons avant sans être proches et encore quelques gars des immeubles d’à côté. Nous avons tellement aimé ces rassemblements et étions tellement enthousiasmés que nous avons décidé de proposer à nos voisins de faire la même chose chez nous, dans notre cour. Nous avons créé notre tchat et commencé à organiser des soirées »23.

Source d’inspiration, les rencontres à la Place des Changements incitent aussi d’autres personnes dans le voisinage plus lointain à faire preuve de créativité et d’inventivité dans la conception de leurs propres festivités. En réfléchissant aux activités à mettre en place (pièce de théâtre, concert d’un groupe de musiciens renommés, etc.), Oksana et ses voisins s’emploient à les rendre plus spectaculaires et entraînantes pour impliquer le plus grand nombre d’habitants. Ils aspirent aussi à tenir la « marque », c’est-à-dire à faire aussi bien, voire mieux, que la Place des Changements, pour pouvoir ainsi distinguer leur propre communauté parmi tant d’autres qui ne cessent de se multiplier.

Cet esprit de distinction, voire de concurrence, n’empêche pas pour autant les communautés d’interagir et même de monter des actions en commun. Les habitants de Chakhmatnyï dvorik, une fois leur communauté a été formée, rendent visite à leurs voisins de la Place des Changements, tout comme à d’autres groupes ayant émergé dans des quartiers avoisinants. Ces visites d’une communauté à une autre stimulent les mobilisations de voisinage sur plusieurs plans. Propices à des échanges interpersonnels, elles favorisent d’abord le partage d’expériences et de savoir-faire en matière d’organisation des rencontres dans des cours d’immeubles (techniques d’animation, mesure de sécurité pour leurs participants, etc.), mais aussi de savoirs et de matériaux nécessaires à l’organisation des festivités (outils sonores, illumination, contacts des artistes, etc.). Ces interactions entre les membres des communautés de voisinage renforcent ensuite la circulation de certaines pratiques protestataires et des modes d’action. Une habitante de Novaïa Borovaïa en parle ouvertement lorsqu’elle distribue les cartes postales et les enveloppes affranchies afin d’inviter ces voisins à écrire aux prisonniers politiques : « À vrai dire, j’ai vu cette initiative dans le tchat de Uroutcha [quartier voisin]. Je me suis dit que c’était une bonne idée et qu’il fallait se l’approprier. Avec ma voisine, nous avons acheté des enveloppes, imprimé les adresses postales des prisonniers politiques, en ajoutant quelques informations sur eux, et lancé une campagne similaire chez nous »24. Ces nombreux visites et contacts offline, mais aussi online entre les communautés de voisinage les inscrivent enfin dans des relations de proximité et de solidarité, ce qui permet par la suite d’envisager des actions communes au niveau local ou de se coordonner pour protester à l’échelle de la ville.

Le rôle des rencontres de voisinage dans l’inscription des protestations dans la durée

En plus de susciter une forte implication des citoyens bélarusses, les rencontres dans des cours d’immeubles induisent des processus cruciaux pour la marche du mouvement protestataire et son inscription dans la durée à plusieurs niveaux.

Formation des communautés fortement soudées

Les mobilisations dans des cours d’immeubles font d’abord émerger des communautés protestataires, dont les membres sont unis par des liens du proche et partagent un fort sentiment d’appartenance au groupe. Là encore, la répression contribue fortement à ce processus.

Un « nous » collectif construit dans l’adversité au régime

Assez rapidement, les habitants mobilisés se mettent à marquer leur présence en s’appropriant leurs cours et en les transformant en un espace d’expression de leurs engagements. Le quartier Kaskad, par exemple, affiche ainsi un drapeau blanc-rouge-blanc de 71×36 mètres cousu par ses habitantes et accroché entre deux immeubles. À Novaïa Borovaïa, un grand panneau multicolore à l’effigie des figures emblématiques du mouvement protestataire est installé sur un terrain de basket. À la Place des Changements, les habitants décorent la grille autour de l’aire des jeux pour enfants avec des rubans blanc-rouge-blanc, peignent les bancs publics dans les mêmes couleurs et installent le drapeau de leur communauté au-dessus de la peinture murale avec les DJs. Cependant, les services de la voirie publique et les forces de l’ordre ne restent pas inactifs. À maintes reprises, ils tentent d’empêcher cette appropriation de l’espace, en coupant les rubans, en détruisant les panneaux et la peinture murale, en arrachant les drapeaux. Cette bataille acharnée des autorités contre ces symboles protestataires multiplie les occasions pour les habitants des quartiers mobilisés de se réunir ensemble pour restaurer, repeindre, accrocher de nouveau. En le faisant, ils tissent de nouveaux liens de solidarité et consolident des relations déjà établies. C’est donc dans l’adversité à la police et, par-delà, au régime politique qu’elle incarne, qu’un « nous » collectif et un sentiment d’appartenance à un groupe spécifique se forgent. Le slogan que les habitants adressent constamment aux forces de l’ordre lorsqu’elles s’invitent à leurs rencontres ou se déploient pour détruire les symboles protestataires, « C’est notre cour ! », l’atteste parfaitement.

En outre, le fait que ces confrontations tant directes qu’indirectes avec la police ont lieu dans des cours d’immeubles, c’est-à-dire dans un espace situé à mi-chemin entre espace public et privé, contribue à rapprocher les voisins. Comme il ressort des discussions menées dans les différents quartiers, leurs habitants étaient persuadés que la police n’allait pas intervenir dans une cour intérieure, voire une aire de jeux de leurs enfants. C’est donc l’intrusion du régime et de ses représentants dans cet espace particulier, considéré comme étant à distance de la politique et comme un espace à eux, qui donne des raisons supplémentaires et fortement personnelles de s’unir face à la menace, de faire front commun et d’agir en tant qu’un groupe soudé.

Constitution d’un espace de partage, de solidarité et de soutien mutuel

Les rencontres dans des cours d’immeubles parviennent également à créer un espace de partage, de solidarité et de soutien mutuel tant matériel que moral. D’après leurs participants, elles se transforment en un moment fort quand ils peuvent partager leurs angoisses, leur désespoir face à l’ampleur de la répression et à l’ignorance de leurs demandes par le pouvoir, mais aussi recevoir, en retour, des encouragements et se remotiver. Ils sont aussi nombreux à souligner une ambiance toute particulière qui y règne, à l’instar de Tamara, quinquagénaire, employée d’une banque qui habite avec sa fille et son petit-fils à la Place des Changements. « Tu lis les informations et tu vois que les arrestations, les perquisitions et les autres horreurs inimaginables ne s’arrêtent pas. Au travail, tu vois comment tes supérieurs se plient en quatre pour montrer leur loyauté au régime, acceptent les choses qui te donnent de la nausée. Avec tout cela, il est difficile de ne pas baisser les bras. Alors qu’ici, tout est différent. Il y a tant de belles personnes autour, un tel sentiment d’unité. Le seul fait de sortir dans ma cour et de plonger dans cette ambiance me fait remonter le moral et m’aide à tenir »25. À Novaïa Borovaïa, à Osmolovka et dans d’autres quartiers, les expressions « recharger les batteries », « s’imprégner des émotions positives », « faire un stock d’émotions positives pour tenir » abondent dans les témoignages des participants des rencontres de voisinage lorsqu’ils reviennent sur les raisons de leur implication dans ces événements.

Les tchats des communautés de voisinage sur Telegram contribuent, eux aussi, à conforter ce sentiment d’appartenance à un groupe par d’intenses échanges qui s’y déroulent, ainsi qu’à élargir ce « nous » collectif bien au-delà du cercle des personnes se connaissant personnellement. Par exemple, après les manifestations du dimanche, un appel est souvent lancé pour vérifier si tous « les nôtres » (nachi), c’est-à-dire les personnes faisant partie de la communauté, sont rentrés chez eux sans être interpellés. Dans le cas contraire, les membres de la communauté s’organisent pour passer des kits d’hygiène et des colis alimentaires au centre de détention, lancer la collecte de fonds pour payer les amendes infligées ou engager des avocats, soutenir la famille des personnes emprisonnées, etc.

Les mobilisations dans des cours d’immeubles, tout comme ce qui se déploie autour (confection des panneaux et peintures murales, accrochage des drapeaux, etc.), génèrent enfin un sentiment de fierté pour sa communauté de voisinage. Celle-ci est glorifiée en raison de l’ingéniosité et créativité dont ses membres font preuve pour déjouer les pratiques policières, de leur courage et leur détermination à protester malgré la répression. Les habitants des quartiers mobilisés expriment aussi leur joie et leur fierté de voir leur voisinage se transformer radicalement. Plusieurs d’entre eux soulignent que depuis les premières rencontres dans la cour, le mode de vie de leur quartier a radicalement changé du point de vue de l’interconnaissance, mais aussi de l’entraide et d’une plus grande confiance envers les voisins. Les propos d’Irina, 39 ans, commerçante et résidante d’une des tours d’habitation à la Place des Changements, l’illustrent parfaitement : « Avant, je ne connaissais pas mes voisins. Même avec les autres mères que je croisais sur l’aire des jeux, nos discussions étaient assez limitées. Alors que maintenant, tout a changé. Je ne pensais pas qu’il y avait autant de personnes formidables ici, non indifférentes aux autres et solidaires, prêtes à aider et à s’investir dans l’affaire commune. Des personnes auxquelles je peux faire confiance. Maintenant je n’ai pas peur de laisser mon enfant jouer tout seul dans la cour. Je sais très bien qu’il y aura toujours quelqu’un qui veillera sur lui et interviendra si besoin »26.

En d’autres termes, de nombreux échanges dans des cours d’immeubles et dans des tchats dédiés donnent aux habitants des quartiers mobilisés la possibilité de tisser des liens forts, de nouer des relations de proximité et de confiance. Dans un contexte de plus en plus répressif, ces liens revêtent une importance cruciale, car ils pourvoient une assise à la protestation et permettent de l’inscrire dans la durée malgré les risques encourus.

Formation de nouvelles subjectivités politiques

Les mobilisations dans des cours d’immeubles contribuent ensuite pleinement à la politisation et la subjectivation politique des habitants des quartiers qui, dans leur grande majorité, étaient des novices en politique.

Des novices en politique

Parmi les personnes rencontrées dans les différents quartiers, la plupart se tenaient à l’écart de la politique jusqu’à 2020. Nombreux sont ceux qui, comme Vladimir, 35 ans, père de trois enfants et développeur dans une société des technologies de l’information à Novaïa Borovaïa, évoquent l’« émigration interne » dans laquelle ils vivaient plus au moins consciemment, en se concentrant sur les plaisirs de la vie qu’ils pouvaient se permettre sans réagir à la situation politique27. Ils votaient occasionnellement sans avoir l’impression que leur vote pouvait changer les choses. Plusieurs ont entendu parler des fraudes électorales, mais ne s’en sentaient pas directement concernés. Si quelques-uns affirment avoir donné leur voix aux candidats de l’opposition aux élections présidentielles en 2006 ou 2010 (sans toujours rappeler pour qui exactement), la plupart ne se reconnaissaient pas ou peu dans les représentants de l’opposition politique traditionnelle. Ses différentes structures, évincées de l’arène institutionnelle depuis 1996 et cantonnées à la « politique du conflit »28 se déroulant dans la rue, leur semblaient éloignées d’eux, des citoyens ordinaires, et de leurs préoccupations quotidiennes.

Pour d’autres, comme pour Oksana, 36 ans, artiste, participante active des rencontres à Chakhmatnyï dvorik, il s’agissait d’apprendre à vivre avec cette mise à l’écart de la politique dans leur entourage, voire à l’adopter à son tour : « Je me suis habituée à être en minorité et à ne pas soulever des questions touchant à la politique. Dans mon entourage, tout le monde essayait d’en faire abstraction et de vivre dans un monde parallèle, coupé de la politique. Et si je disais quelque chose de critique, les gens avaient l’habitude de me répondre : “Arrête, les choses ne vont pas si mal que ça chez nous, on a un niveau de vie confortable, des possibilités d’avoir un business, d’aller en vacances, etc.” Donc finalement, j’ai appris à vivre avec ce sentiment d’être en minorité et à ne pas parler de la politique avec mes cercles de connaissances »29.

Il est à souligner que ces comportements à distance de la politique sont à l’image de la citoyenneté telle qu’elle est promue par le régime politique en place et les diverses organisations sociales sur lesquelles il s’appuie. En effet, depuis son arrivée au pouvoir, A. Loukachenko n’a pas misé sur la mobilisation de la population en sa faveur à des fins de légitimation30. Un contrôle étroit du processus électoral lui permettait de produire des résultats voulus en termes de participation et de soutiens populaires (score avoisinant les 70-80 % d’après les résultats officiels). Les comportements politiques étaient normalisés et surveillés de diverses manières sur les lieux de travail (contrats de courte durée dans le public dont le renouvellement est à la discrétion de l’administration) et d’études (expulsion pour les militants contestataires les plus actifs) ainsi qu’à travers des organisations officielles, à l’instar de l’Union républicaine de la jeunesse bélarusse. Présente dans tous les établissements scolaires et universitaires, cette organisation tendait à dépolitiser les jeunes et à promouvoir à travers ses activités une vision consensuelle de la citoyenneté. D’après cette vision, celle-ci n’est pas associée à la participation politique, mais plutôt réduite au souci du proche et des catégories socialement vulnérables (orphelins, personnes âgées, vétérans, etc.) et n’admet qu’un rapport non conflictuel à l’État et au pouvoir en place31.

Une politisation en accéléré et par des voies multiples

Les rencontres de voisinage transforment rapidement les cours d’immeubles en un lieu de politisation qui s’opère à un rythme accéléré et par des voies multiples. La formation de nouvelles subjectivités politiques s’effectue d’abord à travers la réalisation des actions en commun. En effet, les toutes premières rencontres dans les cours révèlent aux habitants de différents quartiers leur agentivité politique et leur donnent le sentiment d’empowerment. Elles les amènent notamment à prendre conscience de leur capacité à s’organiser et se coordonner grâce à de nombreuses possibilités offertes par Telegram. La rapidité avec laquelle les rencontres de voisinage se développent, ainsi que le nombre de personnes qu’elles réunissent, les persuadent de leur pouvoir d’agir citoyen et de leur aptitude à porter la protestation en l’absence de leaders, de professionnels de la politique et d’organisations militantes32. Si initialement les communautés de voisinage se concentrent sur les rencontres dans leurs propres cours d’immeubles, progressivement elles multiplient leurs répertoires (chaînes humaines le long des routes, marches de quartier, flashmobs, etc.) et varient les échelles de leur action en s’associant avec les autres communautés pour protester ensemble au niveau local et celui de la ville.

La politisation s’opère aussi dans et par les sociabilités ordinaires qui se déploient dans les cours d’immeubles. En soi, les habitants des quartiers mobilisés ne font rien de spécifiquement politique : ils se réunissent autour de petites collations, discutent, chantent, font des concours de dessins pour enfants. Or, toutes ces activités sont imprégnées du politique et de la protestation. Si les dessins des enfants portent souvent sur le Bélarus d’aujourd’hui et la vie quotidienne, on y voit rapidement apparaître de « méchants » policiers avec des matraques, des drapeaux blanc-rouge-blanc, des inscriptions « Vive le Bélarus », « Stop Louka » ou « Va-t-en ». Les musiciens qui se produisent, tant amateurs que des groupes connus et souvent interdits de production sur la scène publique, entonnent souvent des chansons du répertoire contestataire dont les paroles les personnes réunies connaissent, ou ont fini par apprendre, par cœur. Ils terminent aussi leur concert par des slogans protestataires. Cette politisation concerne même la nourriture, à l’image des gâteaux cuisinés par des habitantes du quartier avec des slogans protestataires inscrits dessus ou leur nappage de couleur rouge et blanc.

La politisation passe également par l’acquisition de nouvelles connaissances en lien avec le politique. D’une part, ce processus se déroule aux côtés des semblables. Réunis dans leurs cours, les habitants discutent des modalités du vivre ensemble, expriment leurs avis sur les processus en cours, partagent des conseils de lecture (chaînes Telegram des experts et des commentateurs de la vie politique à suivre ; ressources en ligne à consulter, etc.). D’autre part, la transmission des savoirs est assurée par des spécialistes invités à intervenir sur une question relevant de leur domaine de compétences. De façon générale, la participation à la mobilisation éveille l’intérêt pour des thématiques qui intéressaient peu ou pas du tout auparavant : Constitution bélarusse et principes de fonctionnement du système politique, société civile et autogouvernement, l’histoire nationale et même locale. Pour répondre à cette demande, à Mayak et à Osmolovka, des guides professionnels ont ainsi été sollicités pour monter des visites guidées et faire découvrir l’histoire de ces quartiers, y compris des épisodes tragiques à l’époque des répressions staliniennes. Dans d’autres quartiers, des chercheurs ont été invités pour faire de courtes présentations sur l’histoire des symboles nationaux – y compris du drapeau blanc-rouge-blanc que les protestataires utilisent sans toujours avoir des éléments précis sur ses origines – ou encore sur le fonctionnement du système politique bélarusse et répondre ensuite aux questions du public réuni. Les membres des communautés de voisinage participent au choix de thèmes et d’intervenants à inviter, souvent à la suite d’une votation organisée dans leur tchat local.

Socialisation aux pratiques protestataires en contexte répressif

C’est aussi dans les cours et à travers les tchats locaux que les habitants des quartiers mobilisés s’initient et se socialisent aux pratiques protestataires en contexte répressif. D’après nos observations de terrain, ils étaient, pour la plupart, des novices non seulement en politique, mais aussi en action protestataire dans ses formes variées. Ils n’avaient donc pas de connaissances pratiques en matière des actions de rue33. Les enquêtes sociologiques conduites auprès des protestataires au Bélarus le confirment également. D’après Olga Onuch, 70 % des manifestants des premières mobilisations de grande ampleur étaient des primo-participants ; près de 40 % les ont rejointes tout seul, sans avoir de contacts préalables avec les milieux contestataires34.

La découverte de l’action collective, de ses codes et ses formes se fait pour les habitants des quartiers mobilisés sur le tas. En se réunissant dans leurs cours d’immeubles, ils s’approprient les gestes et les paroles associés à la pratique protestataire (slogans, drapeaux, autres outils expressifs, etc.). Ils acquièrent aussi des savoirs, savoir-faire et savoir-être protestataires à travers les sociabilités ordinaires et le partage d’expériences. Les discussions menées par les participants des rencontres de voisinage abondent de conseils et de retours personnels sur la façon dont ils se préparent pour les actions de rue : tenues verstimentaires à privilégier, affaires à mettre dans le cas à dos pour être prêt pour une éventuelle détention de 15 jours dans des conditions rudimentaires et le froid, type de téléphone portable à utiliser pour que la police n’accède pas, en cas d’interpellation, à des tchats de voisinage ou des photos personnelles pouvant exposer aux poursuites.

En outre, lors des rencontres de voisinage et dans leurs tchats, les habitants des quartiers mobilisés reviennent sur les actions déjà réalisées afin d’identifier les erreurs commises – faible coordination, manque de ponctualité, lieu de rassemblement tardivement affiché, etc. – et de les éviter à l’avenir. D’après une étude du contenu d’environ 1 000 tchats locaux, conduite par Oksana Shelest, plus de 40 % de messages ont été consacrés, entre août et fin octobre 2020, à la discussion et à la coordination des actions protestataires35. Par ce retour réflexif collectif les communautés de voisinage apprennent à affiner leurs stratégies de mobilisation, à développer de nouvelles compétences et attitudes permettant de desserrer la contrainte policière ainsi qu’à identifier des pratiques et des modes de protestation plus adaptés au contexte répressif dans lequel elles sont amenées d’agir.

En d’autres termes, les mobilisations de voisinage participent au travail d’initiation aux activités de terrain et d’apprentissage des pratiques protestataires. À cet égard, elles remplissent le rôle traditionnellement joué par les organisations militantes et qui les militants de longue date. En formant un espace d’acquisition et de partage des connaissances, des savoir-faire et des savoir-être protestataires, elles contribuent à transformer les habitants des quartiers en activistes expérimentés, dotés des compétences nécessaires pour conduire la protestation dans un contexte répressif.

* * *

Locales et sous-tendues par des sociabilités ordinaires, les mobilisations dans des cours des complexes d’habitation contribuent à la création de nouvelles communautés de citoyens fortement impliqués dans la protestation et persuadés de leur pouvoir d’action. Elles offrent à ces groupes un cadre de socialisation aux pratiques protestataires et permettent à leurs membres de nouer des liens de confiance indispensables pour la poursuite de la protestation malgré la répression. Cependant, la répression policière, lorsqu’elle change d’échelle, parvient à les réduire à la clandestinité. À cet égard, la mort de Roman Bondarenko, participant actif des rencontres à la Place des Changements, des suites de blessures infligées par la police lors de son interpellation le 11 novembre 2020 dans cette même cour, constitue un tournant. Quatre jours plus tard, les forces de l’ordre dispersent violemment et arrêtent des centaines de personnes réunies sur la Place des Changements pour lui rendre hommage. À partir de ce moment, cette cour est investie par la police de façon permanente, 24 h/24, 7j/7, pour empêcher toute tentative de rassemblement ou de restauration de sa peinture murale36. Les autres quartiers mobilisés – Novaïa Borovaïa, Kaskad, Brylevitchi, etc. – connaissent le même sort et se retrouvent sous surveillance policière renforcée. L’intensité de cette répression oblige les communautés de voisinage à revoir leurs modalités d’action et leurs espaces de protestation. Si elles continuent à organiser des campagnes de solidarité et des flash-mobs protestataires, entre fin 2020 et printemps 2021, elles le font en dehors de leurs quartiers et dans la clandestinité.

En outre, la surveillance étroite des communautés de voisinage et de leurs tchats par la police (infiltrations, tentatives de prise de contrôle des tchats et arrestations de leurs administrateurs) finit par limiter la protestation à des cercles beaucoup plus restreints, en règle générale aux noyaux durs formés au cours des premiers mois des protestations et sous-tendus par un fort degré de confiance interpersonnelle. La qualification « extrémiste » accolée par le ministère de l’Intérieur bélarusse à plusieurs de ces tchats37, et par-delà aux communautés qu’ils fédèrent, renforce cette tendance des communautés de voisinage au repli sur de petits groupes. Enfin, si les tchats de voisinage représentent encore un espace d’expression des solidarités et de discussion des sujets relatifs à la vie dans le quartier et la situation politique, la préparation des actions protestataires et leur coordination se font dès lors via des tchats secrets auxquels seul le noyau dur a accès. Le durcissement de la répression fait donc de nouveau primer les liens forts et les réseaux interpersonnels préexistants dans la conduite de la protestation.

Néanmoins, même si les rencontres dans des cours d’immeubles ne rythment plus la vie des quartiers de Minsk, elles ont contribué à former des microgroupes  protestataires « mis en sommeil »38, mais qui sont susceptibles de reprendre leurs activités et de réinvestir la rue le moment venu.


Notes

  1. En référence au drapeau national introduit en 1991 et qui, suite au referendum initié par A. Loukachenko en 1995, a été remplacé par le drapeau de la Biélorussie soviétique, auquel on a retiré le marteau et la faucille. Depuis, ces couleurs sont devenues le symbole de l’opposition à son régime.
  2. Notes de terrain, Minsk, 30 septembre et 6 octobre 2020.
  3. Bien que ce phénomène touche aussi les villes régionales de petite et moyenne taille, ce chapitre se concentre sur les quartiers mobilisés à Minsk. Pour une géographie du mouvement protestataire au Bélarus, voir E. Mateo, « All of Belarus has come out onto the streets: exploring nationwide protest and the role of pre-existing social networks », Post-Soviet Affairs, vol. 38, issue 1-2, 2022, p. 26-42.
  4. S. Dechézelles, M. Olive (dir), Politisation du proche. Les lieux familiers comme espaces de mobilisation, Rennes : PUR, 2019.
  5. T. Shukan, Contester ou soutenir le pouvoir : action collective et militantisme dans des mouvements de jeunesse en Russie et en Biélorussie (2006-2012), thèse de doctorat, Sciences Po Paris, 2016 ; A. Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie, Paris : Belin, 2009.
  6. En revenant sur l’origine des protestations post-électorales, A. Loukachenko a déclaré lors de sa rencontre avec des journalistes russes le 8 septembre 2020 : « Nous avons vu émerger des “bourzhouïtchiki” (petits bourgeois), ces riches, employés du secteur des technologies de l’information que j’ai bâti avec mes propres mains, en créant des conditions particulièrement favorables à son développement qui n’existent nulle part ailleurs. Et donc ces nouvelles catégories sociales se sont apparues, elles vivent bien dans leurs résidences de luxe, dans des immeubles modernes et confortables. Et qu’est-ce qu’elles ont voulu ? Du pouvoir ». Traduction de l’auteure. [en ligne] https://people.onliner.by/2020/09/09/lukashenko-podrobno-rasskazal-o-vyxode-s-avtomatom-rt-transliruet-bolshoe-intervyu [consulté le 30/01/2024].
  7. R. Hervouet, « Le “socialisme de marché” dans la Biélorussie de Loukachenko : égalitarisme, néopatrimonialisme et dépendance extérieure », Revue internationale de politique comparée, vol. 20 (3), 2013, p. 97-113.
  8. « Belarus in figures 2021. Statistical reference book », National statistical committee of the Republic of Belarus [en ligne] https://www.belstat.gov.by/upload/iblock/b49/b49a6306ec95b5c2d851e897490581a3.pdf [consulté le 30/01/2024]
  9. D. McAdam, Freedom Summer, Oxford: Oxford University Press, 1988; M. Diani et D. McAdam (dir.), Social movements and networks, relational approaches to collective action, Oxford, Oxford University Press, 2003; O. Onuch, « EuroMaidan Protests in Ukraine: Social Media versus Social Networks », Problems of Post-Communism, 62 (4), 2015, p. 217–235.
  10. M. Zald, J. McCarthy, « Resource mobilization and Social Movements: A partial Theory », American Journal of Sociology, vol. 82, n° 6, 1977, p. 1212-1241.
  11. Tous les prénoms des personnes citées ont été changés pour préserver leur anonymat.
  12. Entretien réalisé le 16 octobre 2020.
  13. Entretien réalisé le 28 septembre 2020.
  14. Pour ce type de quartier, ce phénomène peut être expliqué par la mobilité géographique des jeunes y ayant grandi, mais aussi par des transformations de l’espace urbain telles que, par exemple, le réaménagement des cours intérieures réalisé de sorte à laisser plus de place au stationnement des voitures et donc au détriment des espaces verts et des endroits qui offraient auparavant aux voisins plus d’occasions de se réunir et de passer du temps ensemble.
  15. N. Douglas, F. Krawatzek, « Belarus at a crossroads: attitudes on social and political change », ZOiS report, 3/2021.
  16. Son bilan a été particulièrement lourd : plus de 6 7000 arrestations, des passages à tabac et des tortures dans les centres de détention ainsi que 5 morts dans les mobilisations d’après le rapport du centre des droits humains Viasna « Belarus after election 2020 » [en ligne] http://spring96.org/files/book/en/2020_elections_tortures_en.pdf [consulté le 31/01/2024].
  17. « L’enquête sociologique a montré pourquoi les protestations ne baissent pas », Nacha Niva, 1 décembre 2020 [en ligne] https://m.nashaniva.com/ru/articles/264578/?mo=72114a52ca9ad13f8b49648346e75af1132a9f42 [consulté le 31/01/2024].
  18. La Place des Changements est située à proximité du lac Komsomol’skoe, d’où le nom de ce complexe d’habitation.
  19. Ce nombre s’est élevé à plus de 2 millions de personnes, alors qu’une autre messagerie instantanée, Viber, occupait jusque-là une place quasi monopolistique dans la communication quotidienne sur smartphone (avec une pénétration du marché de 70 %). Cette popularité de Telegram parmi les utilisateurs bélarusses s’explique tant par son efficacité dans le contournement de certains blocages que par la croyance en ce qu’il offre plus de sécurité en permettant notamment de préserver l’anonymat de ses utilisateurs, ainsi que par la présence sur Telegram de blogueurs et d’autres leaders d’opinion engagés dans la protestation. Sur ce point, Y. Auseyushkin, « Telegram, more than a messenger », janvier 2021. [en ligne] https://isans.org/articles-en/telegram-in-belarus-more-than-a-messenger.html [consulté le 31/01/2024].
  20. Précisons que l’accrochage du drapeau officiel aux fourgons pénitentiaires transportant des personnes interpellées et l’acharnement des forces de l’ordre contre l’utilisation du drapeau blanc-rouge-blanc ont contribué à en faire le symbole principal des protestations.
  21. O. Shelest, « Lokalnye Telegram-groupy letom-osen’u 2020 : dinamika deïatel’nosti i soderzhanie kommunikatsiï » (Tchats locaux de Telegram en été-automne 2020 : dynamique des activités et contenu des communications), décembre 2020. [en ligne] https://cet.eurobelarus.info/files/userfiles/5/CET/2020_TG_Belarus-II.pdf le 04/03/2024].
  22. Matériau collecté sur le terrain.
  23. Entretien réalisé le 1er octobre 2020.
  24. Discussion informelle, 14 octobre 2020.
  25. Discussion informelle, 6 octobre 2020.
  26. Entretien réalisé le 13 octobre 2020.
  27. La reproduction du régime de Loukachenko dans les années 2000 a été souvent attribuée au « contrat social » proposé à la population qui repose sur la garantie de la stabilité et de la sécurité économiques mais aux dépens des droits politiques et des libertés civiques. K. Haiduk, E. Rakova, V. Silitski (ed.), Social Contracts in Contemporary Belarus, Belarusian Institute for Strategic Studies, 2009.
  28. Ch. Tilly, S. Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  29. Entretien réalisé le 1 octobre 2020.
  30. A. Goujon, « Le “loukachisme” ou le populisme autoritaire », Politiques et Sociétés, vol. 21 (2), 2002, p. 29-50.
  31. T. Shukan, Contester et soutenir, op. cit.
  32. Rappelons que toute prétention au leadership à l’intérieur du pays a été réprimée. Des leaders qui ont émergé au cours des protestations pré et post-électorales ainsi que des militants de l’opposition de longue date étaient emprisonnés ou contraints à s’exiler.
  33. D’après les enquêtes sociologiques, en 2017 moins de 5 % des sondés affirmaient avoir participé à des manifestations de façon régulière ou ponctuelle par le passé. Voir F. Krawatzek, « Youth in Belarus: outlook on life and political attitudes », ZOiS report, 5/2019.
  34. O. Onuch, « From “Glory to Ukraine” to “Long Live Belarus” », communication à la conférence en ligne, Harvard Ukranian Research Institute, 23 novembre 2020.
  35. O. Shelest, op. cit.
  36. La dernière remonte au printemps 2021 et aboutit à la condamnation de deux habitants de ce quartier à des peines privatives de liberté. Ils sont toutefois parvenus à s’exiler.
  37. Tout comme au site [en ligne] www.dze.chat [consulté le 31/01/2024] qui ne recense aujourd’hui que des communautés des Bélarusses en exil dans leurs pays d’accueil.
  38. F. Johsua, « Abeyances structures », in O. Fillieule et al. (dir), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris : Presses de Sciences Po, 2009.
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Pessac
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EAN html : 9791030010725
ISBN html : 979-10-300-0842-5
ISBN pdf : 979-10-300-0843-2
Volume : 17
ISSN : 2741-1818
17 p.
Code CLIL : 3299; 3277
licence CC by SA

Comment citer

Shukan, Tatyana, « C’est notre cour ! » : émergence des mobilisations dans des cours d’immeubles et leur rôle dans les protestations contre le régime de Loukachenko, in : Belova, Olga, Flavier, Hugo, dir., Bélarus ; une douloureuse quête démocratique, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 17, 2024, 17-34, [en ligne] https://una-editions.fr/emergence-des-mobilisations-dans-des-cours-d-immeubles/ [consulté le 07/03/2024].
doi.org/10.46608/primaluna17.979103001072.2
Illustration de couverture • Montage R. Vinçon, à partir de :
Défilé militaire (cliché de H. Flavier, Minsk, juillet 2018). Modifié ;
La faucille et le marteau (cliché de O. Belova, Grodno, juillet 2004). Modifié ;
Belarusian protests (cliché de Homoatrox, Wikimedia Commons, 13 septembre 2020). Modifié ;
Minsk. Vid goroda s sievera, Minsk. View of the city from the north (photographie de Prokoudin-Gorski, & Mikhailovich, Phtograph collection, Library Congress, Prints and Phtographs Division, 1912). Modifié
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