Introduction
Nous allons présenter, dans les lignes qui suivent, un certain nombre de glossonymes par lesquels les bascophones eux-mêmes désignent la langue basque et ses variétés mais aussi les autres langues voisines telle que le français, l’espagnol et l’occitan gascon. En domaine basque plus particulièrement, nous traiterons de l’altérité dans les glossonymes touchant aux divers dialectes basques, en signalant comment l’imaginaire dialectal peut distinguer et hiérarchiser divers parlers loués ou stigmatisés. Une rapide allusion sera faite aux appellations concernant le basque standard dit « batua » (unifié) qui se développe depuis une cinquantaine d’années.
Avant d’exposer ces quelques remarques sur divers glossonymes en langue basque, peut-être est-il bon de proposer une vue cavalière sur les dénominations de la langue, dans un cadre plus large, à partir d’un travail qui approfondit Tabouret-Keller (1997), et ce dans le numéro 31 de 2009 de la revue Histoire, épistémologie Langage, publié sous la responsabilité scientifique d’Émilie Aussant1. Ces travaux montrent les diverses solutions adoptées sur des questions aussi importantes pour les langues et le langage que d’inventer ou fixer des termes servant avec plus ou moins d’exactitude à désigner les noms propres des langues, l’activité langagière en général, les registres de langue, la désignation de l’unité « mot », etc.
Dire la langue
Dans la langue basque, qui est dans une situation dialectale encore fort marquée aujourd’hui, synchronie et diachronie font apparaître des termes dont l’aire sémantique varie selon l’histoire et le territoire géographique, selon des situations de tuilage ou au contraire de mosaïque, bien connues en dialectologie. Même si le basque ne dispose pas de données aussi anciennes et abondantes que pour ces langues, nous pensons pouvoir retrouver peu ou prou certains parallélismes dans ces diverses langues et en langue basque quant à ces mécanismes de désignation.
C’est ainsi qu’Émilie Aussant montre que, pour le sanskrit, durant la période allant du IVe siècle avant J.C. (Panini) jusqu’au XIIe siècle de notre ère (Purusottama), il n’existe pas de terme propre pour désigner la langue décrite par Panini (Aussant 2009 : 91). Or, il n’en est pas de même dans la plupart des autres langues qui disposent d’un terme particulier pour se désigner elles-mêmes. Nous y reviendrons pour le mot « euskara » et variantes qui désignent en basque la langue basque. Un autre parallélisme peut être invoqué. Dans le cas du grec par exemple, on sait que « glossa » peut désigner l’organe anatomique même qu’est la langue, organe qui permet certes la parole. Mais le mot « glôssa » désigne aussi une langue parlée par une communauté. Le latin « lingua » représente le même cas de figure : organe anatomique et langue parlée (Lambert 2009 : 17). Dans le cas du basque, de manière assez similaire, nous pouvons avancer que le terme « mintzaira », qui désigne une langue en général et aussi la faculté du langage, est constitué par un premier élément min, à rapprocher de « mihi, min », sans doute provenant d’un ancien *BINI, qui désigne la langue en tant qu’organe anatomique. La forme « mintzo », plus courte que « mintzaira », désigne aussi la voix, humaine ou animale, soit toute forme de phonation et son sens est proche de celui du grec « phônê ». Le terme « mintzaira » n’est pas utilisé sur tout le territoire de la langue basque, il l’est davantage à l’est qu’à l’ouest, donc essentiellement en Pays basque nord.
Le signifié de « tournure », « mot particulier », « mot » est aussi à la base de désignations basques de la langue. De même que glôssa en grec, chez Aristote, peut signifier l’indication, l’interprétation d’un mot technique ou difficile échappant à l’usage courant (Lambert 2009 : 17), en basque, sur un espace très minoritaire, le mot « hizkuntza », formé sur hitz (mot, unité minimale) correspond à ce sens d’élément phraséologique particulier ou caractéristique. En dehors de cet emploi très limité aujourd’hui, hizkuntza et son doublet hizkera signifient « langue » et « langage », surtout sur le territoire de Biscaye, Guipuscoa, Navarre, en Pays basque sud. La locution « hitz egin », composée de hitz (mot) et egin (faire) désigne l’action de parler en général.
Le basque connaît aussi le terme « berba », emprunt manifeste, qui provient du latin « verbum ». On sait que verbum (mot, terme, expression) « désigne donc un mot isolé, mais aussi plusieurs mots réunis. Dans le latin chrétien, verbum rend le grec lógos » (Rochette 2009 : 46). Le mot basque « berba » est propre au dialecte biscayen à l’ouest, dialecte qui est utilisé par un tiers des bascophones. La locution verbale « berba egin », composée de berba (mot) et egin (faire) désigne l’action de « parler » en général. Sur le plan sémantique, ce mot « berba » est très proche du mot « hitz », vu plus haut. Le fait qu’il soit caractéristique du seul biscayen pose des questions sur la fragmentation dialectale du basque en général et sur la plus grande ouverture à l’emprunt en fonction des aires dialectales et du champ sémantique considéré. L’autre emprunt est le mot « lengoaia » et ses variantes. Il désigne aussi la langue ou le langage en général, mais, on le verra plus loin, il peut désigner strictement l’occitan gascon, voire le castillan.
Il nous faut parler du mot « ele, elhe » qui a divers sens relatifs à la parole sans atteindre celui de « langue ». Il s’oppose – difficilement – au mot « hitz », comme plus caractéristique de l’oral que de l’écrit. Il a donc le sens de « parole », et aussi de « conte, fable » avec une connotation péjorative. Il peut aussi désigner une manière de parler dans une langue, ou bien une expression comme élément de phraséologie. Le verbe dérivé « elestatü », surtout souletin, veut dire « converser, parler » mais ne fait pas référence à une langue en particulier.
En résumé, les termes qui désignent la langue en basque sont « berba » en domaine occidental (emprunt au latin verbum), « hizkuntza » et « hizkera » en domaine central, dérivé de « hitz » (mot), et « mintzaira », en Pays basque nord, construit sur min– (langue, organe anatomique). Les motivations sont donc diverses et cette tripartition nous amène à traiter de la fragmentation dialectale.
La grande fragmentation dialectale du basque
Après ce rappel sur les noms de la langue et de l’activité langagière dans divers domaines culturels et linguistiques nous pouvons revenir sur la question des glossonymes qui est à prendre en compte dans le domaine basque, la langue basque appelée aujourd’hui « euskara » en langue basque historique présentant à la fois une grande fragmentation dialectale historique et aussi une unité fondamentale. Depuis un demi-siècle, un vaste effort a été mené en faveur d’un basque unifié appelé « batua » (adj. dérivé de bat : un), dont les résultats sont manifestes dans la production écrite mais aussi dans la plupart des sphères de la société bascophone.
La langue basque est parlée par 500 000 locuteurs environ. Les écrivains (la première œuvre écrite en basque date de 1545) ont très souvent relevé, d’une part, la particularité de la langue basque par rapport aux langues voisines romanes et, d’autre part, sa grande variation qui lui impose des choix linguistiques dans ses œuvres. Cette variation interdialectale du basque est aussi connue hors du Pays basque au point qu’on a pu considérer qu’elle empêche l’intercompréhension, comme le signale la boutade de Scaliger : « On assure qu’ils (les Basques) s’entendent entre eux, mais je n’en crois rien ». C’est ainsi que l’exemple de la carte jointe consacrée au lexique signale pour un mot aussi ordinaire que celui de « bruit » la coexistence d’au moins quatre vocables, « azantz », « harrabots », « herots », « haro », sur le territoire pourtant limité des trois seules provinces du nord.
Dans bien des préfaces d’ouvrages en basque, les auteurs font allusion à cette division qui peut freiner l’intercompréhension, voire l’interdire, on l’a dit, et qui pousse chaque auteur au choix d’une langue écrite, en général très dialectalisée, à l’exception de la première traduction du Nouveau Testament donnée par Leizarraga en 1571, qui fait le choix d’une langue archaïque et en même temps supradialectale, en tenant compte des trois dialectes situés dans l’État français. Voici en effet ce qu’il écrit au sujet de l’« Heuscara », terme par lequel il désigne la langue basque : « Chacun sait qu’en Pays basque il existe presque d’une maison à l’autre différence et diversité dans la façon de parler »2 (Leizarraga 1571). On remarquera que pour Leizarraga, pasteur protestant qui traduit le Nouveau Testament, on doit entendre la variation comme continue, variation allant « presque » d’une maison à l’autre. Il ne fait pas allusion à un dialecte particulier ou territorialisé. Quelques années plus tard, dans son ouvrage intitulé Gero (Après) consacré aux désavantages que produit la procrastination, l’écrivain Axular, en 1643, cite divers territoires en lien avec la fragmentation dialectale :
« Car on parle de moult manières et différemment en Pays basque, en Haute-Navarre, en Basse-Navarre, en Soule, en Labourd, en Biscaye, en Guipuscoa, en Soule, en pays d’Araba et en bien d’autres lieux. L’un dit behatzea (regarder), l’autre so egitea (regarder). L’un dit haserretzea (se fâcher), l’autre dit samurtzea (se fâcher) … »3 (Axular 1643 : 17).
Axular donne huit autres paires de signifiants synonymes dont peu de cas opposent un mot emprunté roman à un mot du fonds autochtone. Il indique ainsi que la variation ne se résume pas à la concurrence ou non d’un emprunt mais se présente entre formes autochtones tout aussi bien qu’entre formes romanes empruntées. On remarquera que cet auteur n’utilise pas de glossonymes à proprement parler. Le rôle de la frontière politique comme facteur de différenciation apparaît dans un ouvrage de l’érudit Oihenart :
« Le peu de communication que les trois provinces du païs de Basques, qui sont deçà les monts Pyrénées, (à sçavoir Labourt, Basse-Navarre & Soule) ont entre-elles, dautant qu’elles dépendent de divers Gouvernements, et de divers ressorts de justice, est cause de ce que plusieurs mots anciens basques, qui se sont conservez en chacune de ces provinces, ne sont pas entendus en l’autre » (Oihenart 1657 : 67).
Pour Oihenart il y a donc un en deçà et un au-delà de la frontière politique, laquelle contribue à la divergence linguistique. Pour diverses raisons idéologiques, cette différenciation est peu souvent convoquée dans la littérature. Joannes Etcheberri, de Sare, médecin labourdin, érudit, regrette en 1712 que le basque soit une langue mélangée et qui, par ce fait même, empêche une intercompréhension facile :
« Et par ailleurs encore, sans sortir de notre Pays basque et à l’intérieur de ses limites, nous avons entre nous cette peine et cette malheureuse difficulté, car nous utilisons une langue particulière tellement mélangée et changée que nous-mêmes Basques avons peine et difficulté à nous comprendre mutuellement. Si jamais se trouve un Bas-Navarrais, ou un Souletin avec un Biscayen, ou avec un Arabais, ou bien un habitant d’Ochagavia avec un Roncalais ou un résident du Baztan ou un Labourdin ; ou quiconque de ce côté-ci du Pays basque avec quelqu’un de l’autre côté, vous verrez qu’ils ne peuvent se comprendre mutuellement, au contraire, il va leur apparaître, et ce alors qu’ils sont Basques, qu’ils ne sont pas détenteurs de la même langue »4 (Etcheberri de Sare 1907 [1712] : 33-34).
Autrement dit, Etcheberri, de Sare, ne cache pas non plus que la fragmentation dialectale est telle qu’elle empêche la compréhension, y compris quand les locuteurs ne parlent pas des dialectes périphériques ou très éloignés géographiquement. Plus tard, Kardaberaz, en 1761, souligne le principe même de l’unité de la langue basque :
« Aveuglément, beaucoup de gens ont l’habitude de dire qu’il y a bien des langues basques, ou bien que dans chaque pays il y a un basque particulier. Ils ne savent point ce qu’ils disent. Ceci n’est pas vrai : il y a un le basque. Dans ce basque unique, le fait est qu’il existe de nombreux dialectes ou parlers »5 (Kardaberaz 1761).
Et Moguel expose que les différences objectives en tant qu’objets linguistiques entre dialectes servent de point d’appui à l’aversion ou moquerie entre locuteurs (il ne parle pas de locutrices) tels que les Guipuscoans et les Biscayens (Moguel 1800). Les différences notées et mises en exergue sont justes en tant qu’objets linguistiques identifiés mais Moguel regrette qu’elles donnent lieu à étonnement puis moqueries mutuelles. Parmi les présupposés, on notera le fait que le guipuscoan soit considéré plus apte à la gent féminine, tandis que le biscayen serait tenu pour plus viril.
Glossonymes et dialectes
Si les écrivains basques ont souvent signalé la fragmentation dialectale, les spécialistes de dialectologie ou de ce qui en tenait lieu à époque plus ancienne ont bien évidemment traité de cette fragmentation. Parmi eux, il faut citer Louis-Lucien Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, qui a réalisé fin XIXe siècle une carte linguistique qui distingue six dialectes basques d’ouest en est. Ce sont le biscayen, le guipuscoan, le navarrais, le labourdin, le bas-navarrais, le souletin, appellations faites en français. Tous ces glossonymes « scientifiques » sont des mots dérivés d’un territoire qui est une province historique, respectivement Biscaye, Guipuscoa, Navarre, Labourd, Basse-Navarre, Soule. Seule, la province de l’Alaba ne donne pas lieu à un glossonyme parce que, déjà à l’époque de Louis-Lucien Bonaparte, la langue basque n’y était plus parlée à l’exception de quelques communes où l’on produit un dialecte biscayen.
Bien entendu, cette classification de Bonaparte est ensuite détaillée et va jusqu’à distinguer une cinquantaine de sous-dialectes. Si le nom de chaque dialecte correspond peu ou prou au nom de la province dans laquelle le dialecte est enraciné, cela n’empêche pas que le dialecte biscayen déborde de la Biscaye et soit parlé sur une bonne partie du Guipuscoa occidental et dans tout l’espace bascophone – réduit, on l’a dit – de l’Alaba. Ce n’est pas le lieu de discuter ici ni des critères objectifs ou subjectifs qui permettent une telle fragmentation des parlers, ni du fait que les distances entre un dialecte et un autre aient ou non la même importance. C’est ainsi que, par rapport à la division dialectale proposée par Louis-Lucien Bonaparte, des travaux dialectométriques récents voient seulement trois espaces principaux dans le domaine basque.
Cela apparaît sur la carte ci-dessous (Fig. 4) avec un domaine occidental représenté par le dialecte biscayen (en rouge sur la carte), un domaine central (en couleur bleu turquoise sur la carte) constitué par le navarrais et le gipuscoan, et un domaine oriental constitué par les dialectes labourdin, bas-navarrais et souletin (en vert sur la carte) (Aurrekoetxea et al. 2019) :
Les glossonymes de Bonaparte et de la plupart des dialectologues postérieurs que nous avons donnés en français ont leur équivalent bascophone construit sur le même schéma : nom de la province + suffixe –era indiquant la manière (de parler) ou bien nom de la province + suffixe –tar, –ar, désignant l’ethnique :
- le bizkaiera (biscayen), appelé aussi « bizkaitar », est le dialecte occidental parlé dans la province historique de Biscaye mais aussi en Alaba et une bonne part du Guipuscoa, province centrale, géographiquement parlant. Ce dialecte biscayen, périphérique, est parlé par plus d’un tiers des bascophones, et il est peut-être celui qui est de fait le moins pris en compte par le basque unifié actuel, en particulier du fait de sa morphologie verbale endémique dont le basque unifié est assez éloigné. Cela ne va pas sans quelques problèmes, atténués par le fait que ces locuteurs sont majoritairement favorables au principe d’une langue unifiée. Nous devons ajouter que, jusqu’à une époque récente, le terme « bizkaitar » pouvait aussi désigner un indépendantiste ou nationaliste basque. Il faut y voir le fait que l’un des principaux fondateurs du nationalisme est Sabino Arana Goiri (1865-1903), dont une revue s’appelle justement Bizkaitarra, le Biscayen, et qui fit des adeptes au début, essentiellement en Biscaye. Un de ses discours les plus connus a pour titre Bizkaia, por su independencia (1893).
- Le gipuzkera (guipuscoan), appelé aussi « gipuzkera », est parlé sur une grande partie du Guipuscoa, province centrale. Ce dialecte a été présenté par périodes comme celui devant être le basque unifié ou devant être le plus pris en compte dans la constitution du basque unifié. Et c’est en effet ce dialecte qui est le plus proche du basque unifié aujourd’hui. Ce dialecte et les Guipuscoans peuvent être désignés par l’hétéro-glossonyme « giputx », avec une connotation assez négative faisant allusion à la suffisance vraie ou supposée de ces locuteurs centraux.
- Le nafarroera (navarrais) est le nom du dialecte pratiqué dans la province de Navarre dans l’État espagnol (noter l’existence d’une Basse-Navarre dans l’État français, qui ne parle pas le même dialecte). Il faut préciser que ce glossonyme, « nafarroera », n’est utilisé que par les dialectologues ou prescripteurs. À la différence des autres dialectes, les Navarrais qui parlent le basque dans ce dialecte le désignent surtout par le nom générique d’euskara (langue basque). Nous n’avons pas d’explication à ce cas particulier.
- Le lapurtera (labourdin), plus communément appelé « lapurtarra », est le dialecte parlé dans la province de Labourd, zone côtière dans l’État français, près de Saint-Jean-de-Luz. Ce dialecte a bénéficié d’un grand prestige, du fait entre autres, d’avoir été le véhicule de la plupart des œuvres écrites en basque du XVIe au XVIIIe siècle. Sa santé sociolinguistique est beaucoup moins bonne aujourd’hui.
- Le baxenafartarra (bas-navarrais) est le glossonyme populaire désignant la variété parlée en Basse-Navarre, appelée « behe-nafarrera » sous sa forme académique, dialecte se séparant sur le terrain de manière insensible du labourdin précédent et dont un grand nombre de formes sont présentes dans une koinè écrite en navarro-labourdin, désignation d’une sorte de pré-standard en Pays basque « français », très utilisé dans la première moitié du XXe siècle dans la presse locale d’expression basque de bonne qualité.
- Enfin, le xibeotar (souletin) et la forme savante est « zuberoera » (parler de Soule), est le dialecte parlé en Soule ; ce dialecte oriental est très marqué, et ce de manière nette à l’oreille de tout locuteur bascophone, dans la phonologie dont l’accent, dans la morphologie et le lexique. Il n’est cependant parlé que par environ 10 000 locuteurs seulement soit une part très minime des 500 000 locuteurs bascophones. Les données dialectométriques signalent cependant que le dialecte souletin n’est pas, au fond, plus éloigné des dialectes voisins que peut l’être le dialecte biscayen.
Dans l’ensemble des dénominations signalées ci-dessus, nous avons signalé que le glossonyme utilisé peut être construit avec le suffixe –tar, ou bien le suffixe –era. En effet, le basque standard pousse à distinguer le nom ethnique en –tar et le nom de la langue ou dialecte en –era. Récemment encore, le basque standard pousse, pour des raisons qui m’échappent, à distinguer le mot bretoi, mot traditionnel pour désigner « breton » et « langue bretonne », et « bretoiera » pour désigner la langue bretonne. Ce couple de type « bretoi/bretoiera » est récent.
Nous revenons aussi sur le fait que ces désignations des dialectes traditionnels reprennent la motivation de formation des noms de langue dans l’Antiquité. D’une part, les Romains ne désignaient pas leur langue par le nom de leur ville mais en partant du mot LATINI, nom des habitants primitifs du Latium. Autrement dit, l’ethnonyme se faisait glossonyme dans « lingua latia » ou « latiali/latiaris lingua » (Rochette 2009 : 32) dès Aulu-Gelle. Les noms des langues viennent des noms de régions ou des peuples ; attique, laconien, osque, ombrien, sabin, ligure, vénète. On voit plus haut que les désignations des dialectes basques font de même.
Unité de la langue et de ses désignations : euskara
Si la désignation de ces dialectes est traditionnelle, tous les locuteurs savent et expriment le fait qu’ils parlent la langue basque désignée par un même lemme ou vocable, dont cependant les variantes sont nombreuses telles que : Euskara, heuskara, euskera, euzkera, euskala, eskuara, eskuera, eskara, eskera, eskoara, euskiera, oskara, uskera, üskara, üskaa. Cet autoglossonyme « euskara » est attesté dès les premiers livres en basque (Etxepare 1545 ; Leizarraga 1571). Sur un premier élément en eusk-, esku– s’ajoute une finale en -ra ou –era, avec vibrante. Cette finale –ra, –era devient une latérale l- par exemple dans le mot « euskaldun », littéralement « qui a la langue basque », pour désigner strictement le bascophone et non pas un habitant du Pays basque ne sachant pas le basque.
On voit dans toutes ces formes sur le modèle euskara un mot trisyllabique avec cet élément final en -ra, -era désignant le mode, la manière, que l’on trouve aussi dans le mot « erdara » qui désigne toute langue étrangère, toute langue autre que la langue basque. On ne connaît pas de manière certaine d’où provient le premier élément eusk-, esk-. Certainement pas du mot « eguz– » (soleil). Dans les hypothèses fournies par Lakarra (2019), est reprise la possibilité que le premier élément eusk– soit en relation avec un *enausi, inosi qui pourrait signifier « être en train de (parler) » selon Irigoien (1977, 1990). On ne peut pas relier ce eusk– à un ethnonyme, pas même à la désignation latine Vascones. Le mot euskara pourrait donc signifier « manière de parler ».
À noter que, contrairement aux locuteurs voisins en domaine occitan, aucun locuteur bascophone ne désigne la langue basque par le mot « patois ». Nous renvoyons à Jean-François Courouau (2004), sur le terme « patois ». La belle analyse sémantique du terme « patois » qu’il propose rappelle qu’il a pu être mis en relation avec les bêtes, les enfants, les ruraux, au fait d’être une langue d’autrefois, signalant l’altérité religieuse, l’inintelligibilité, le décalage et désignant aussi des langues périphériques ou langues étrangères. Nous ne cherchons pas ici à étudier cette absence d’emploi du mot « patois » par les bascophones quand ils parlent en français de leur langue. Dans cette absence, interviennent peut-être plusieurs facteurs comme la distance linguistique assumée entre basque et parlers romans (français ou occitan) ou bien aussi une certaine conscience politique ou identitaire, voire un certain orgueil à posséder une altérité manifeste dans la langue.
D’ailleurs, le territoire de la langue basque est appelé Euskal Herri (et variantes), qui désigne le « pays (territoire) du basque ». Ce terme est le plus général et presque neutre, sauf pour la droite navarraise des dernières décennies qui voit dans le mot Euskal Herria une ingérence en Navarre : il serait trop long d’expliquer ici ces réticences d’ordre historique et idéologique. Un autre terme Euzkadi puis Euskadi représente essentiellement soit la communauté autonome du Pays basque (provinces de Biscaye, Guipuscoa, Araba), soit la désignation d’un État basque souhaité et à venir. On notera que ce terme, inventé par Arana Goiri, un des principaux théoriciens et fondateurs du nationalisme basque au début du XXe siècle, proposait Euzkadi avec un z, comme dérivé de euzk- (soleil) en référence à une prétendue étymologie selon laquelle « soleil » et « basque » seraient liés. Depuis, les instances nationalistes basques, y compris celles traditionnalistes, ont procédé à un aggiornamiento par rapport à cette étymologie intenable et ont accepté l’appellation et l’orthographe Euskadi (avec un s), désignant le territoire des Basques et de leur langue. Mais ce terme Euskadi reste bien plus marqué qu’ Euskal Herria, cette dernière expression étant celle recommandée par exemple par l’Académie de la langue basque.
Ci-dessus, nous n’avons signalé qu’en passant que le Basque en tant que bascophone est partout désigné en langue basque comme « euskaldun » sur « euskal » (langue basque) et –dun, (possédant, ayant). « Euskaldun » est donc « qui possède la langue basque ». Les personnes ne parlant pas le basque n’utilisent pas cet autoglossonyme et recourent à la désignation romane de la langue basque en français, castillan, occitan, respectivement « basque », « vasco » ou « vascuence », « basco ». En français, on peut désigner quelqu’un comme Basque de par son origine géographique supposée, sans que l’individu soit nécessairement bascophone. En sport, on va parler des Basques de l’Aviron Bayonnais, club de rugby dont un joueur ou deux seulement parle le basque. Autrement dit, les termes « Basque » et « Euskaldun » n’ont pas exactement le même signifié. « Euskaldun » se traduirait plus exactement par « bascophone », nous le répétons.
Basque et langues environnantes
Venons-en à la désignation des langues voisines avec connotation négative ou non. Les bascophones disposent de divers hétéro-glossonymes (Carpooran 2010) pour désigner les langues française, castillane ou occitane avec lesquelles ils sont en contact.
Si nous nous référons à la désignation de toute langue étrangère, les bascophones surtout dans l’État espagnol utilisent le terme « erdara » (on voit la consonance avec euskara), terme auquel on prête l’étymon populaire suivant : le terme « erd– » viendrait de « erdi » (moitié), une langue étrangère au basque n’étant qu’une moitié de langue ! On pense évidemment au mot « barbare » pour tout ce qui n’est pas grec, et on peut dire avec Claude Lévi-Strauss que, dans cette taxonomie, le barbare commence aux portes de la tribu. Nous reviendrons plus loin sur le terme « gaskoin » qui, outre son sens premier de « langue gasconne » ou de « Gascon » (nom ethnique), peut être utilisé aussi pour désigner toute langue étrangère.
Quant à la langue française, le terme « frantses » est celui principalement utilisé, avec adaptation phonétique du mot «français». Le terme « erdara », cité plus haut, est peu utilisé dans le Pays basque nord (État français). Le terme « frantzimant », d’origine occitane, sauf erreur, est polysémique. Ainsi, il peut désigner le Basque né en Pays basque et ne sachant pas le basque. Le mot ne sert pas strictement à représenter un groupe territorialement déterminé. Le terme connote aussi soit la personne installée depuis longtemps en Pays basque et ne parlant pas le basque, et donc qui devrait le savoir, soit une personne de passage ne sachant pas le basque et n’ayant pas à le savoir, un ou une touriste par exemple.
Si le terme est polysémique, la connotation aussi est variable et plus négative quand le mot « Frantzimant » désigne une personne basque d’origine et ne parlant pas la langue. On l’utilisera par exemple à l’égard d’un militant politique engagé dans la cause basque, ayant un patronyme basque, mais ne parlant pas la langue, et à qui il est reproché ainsi de ne la savoir ni d’avoir fait l’effort de se la réapproprier. Il faut ajouter, en termes de diglossie, que la présence d’un Frantzimant parmi les locuteurs d’une conversation oblige les bascophones, par courtoisie ou pour des raisons d’efficacité, à ne pas parler en basque.
La langue géographiquement voisine, occitan béarnais ou gascon, fait aussi l’objet de dénominations. On sait qu’à la différence du « basque » toujours appelé « euskara » pour les bascophones, on ne trouve pas dans la communauté voisine au basque et qui parle occitan, un glossonyme, ni hétéro-glossonyme, ni autoglossonyme unique voire dominant pour désigner la langue occitane dans ses versions locales, et on pourra entendre en français régional les termes « patois », « gascon », « béarnais », « occitan » et leur équivalent en occitan. Les Basques désignent aussi par différents glossonymes la langue occitane, et les parlers voisins qui en relèvent. Certains Basques connaissent assez bien la langue occitane, la pratiquent ou la comprennent, ou la pratiquaient et la comprenaient, lors des foires, pèlerinages, contacts avec maquignons, mais aussi lors des périodes d’apprentissage.
Le mot « lenguaia, lenguaje » (langue, langage), est un emprunt manifeste, par lequel, par antonomase, les Basques désignaient la langue romane voisine occitane, mais pas le français. La langue occitane était considérée indispensable à tout Basque agriculteur principalement, mais aussi artisan pour ses rapports commerciaux, en particulier sur les marges du territoire. Ce terme n’a aucune connotation négative. Bien des locuteurs nés en première partie du XXe siècle, surtout en marge des régions de langue occitane, disaient avoir passé quelques mois dans une ferme située parfois à quelques kilomètres de chez eux, pour y apprendre la langue occitane, ce fameux « lenguaia », et sans doute le français aussi. Quelques-uns d’entre eux parlent pourtant de ce séjour comme d’un exil et racontent la nostalgie qu’ils avaient à entendre depuis la ferme où ils travaillaient, … la cloche de leur village natal !
« Biarnesa » (béarnais) est un autre glossonyme qui peut désigner la variété occitane dite aussi « béarnais » en français. Les individus béarnais sont désignés par le même terme ethnique de « Biarnes », comme habitant du Béarn. Je crois que parfois peut être appelée aussi « biarnes », une variante occitane située hors Béarn, en particulier autour de l’Adour en zone de « gascon noir ». Les phrases et expressions emblématiques se moquant de l’individu béarnais sont nombreuses du type : « Biarnes tripotes, betetzekoik ez » (Béarnais gros ventre, rien pour le remplir), faisant allusion à l’avidité prêtée au Béarnais. Mais, par contre, le mot « biarnes » pour désigner la langue n’a rien de négatif. C’est l’ethnotype qui est stigmatisé, pas la langue, tout comme pour le terme suivant. Le glossonyme « biarnes » lui-même est bien exempt de jugement de valeur.
Il existe aussi le terme « gaskoin, kaskoin » (gascon). Ce terme est à géométrie variable. Gaskoin est parfois neutre en effet pour désigner la langue occitane implantée en Gascogne. Le glossonyme n’est pas négatif même si on prête au Gascon, désigné par l’ethnique « Gaskoin » aussi, le fait d’être matois et toujours prêt à jouer un mauvais tour. Le parallélisme avec l’ethnotype du Béarnais est tangible. Mais le plus souvent, Gaskoin désigne un individu parlant toute langue étrangère et ne sachant pas le basque. Il est donc « étranger » au sens large, sans avoir nécessairement des racines gasconnes ou occitanes. Gaskoin peut aussi désigner, et ce n’est plus tout à fait un glossonyme, un individu parlant mal le basque malgré ses efforts pour vouloir le parler. Il peut même s’agir d’un bascophone dont la langue est considérée comme de mauvaise qualité. Le substantif « gaskoin » désigne aussi cette langue elle-même, ou cet idiolecte, qui laisse à désirer. Il peut se dire donc, nous insistons, d’un bascophone mauvais locuteur. On dira de cette personne qu’elle parle « kiskun-kaskun » avec reduplication sur le mot « kaskun » (gascon) qui correspondrait pour le sens au mot français « petit nègre ». Très souvent, les bascophones font rimer le mot « gaskoin » avec « eskalapoin » (cf. esclòp, en occitan), le sabot, chaussure en bois avec tout ce que ce mot évoque de grossièreté, de maladresse et de rusticité. Dans les blasons servant à se moquer des habitants de tel ou tel village, on connaît le trait moqueur : « Alzürükün eskalanpu handi ! » (Les gens d’Aussurucq, grands sabots !), pour leur reprocher une supposée grossièreté.
Nous faisons ici mention de ce sens du mot « gaskoin » pour être complet mais il s’agit plutôt d’une caractéristique individuelle pour stigmatiser soit un défaut de langage, soit l’individu ayant ce défaut de langue chronique ou passager, par exemple sous l’empire de l’alcool. Nous ne faisons pas allusion au vocabulaire relatif aux défauts de prononciation individuels, comme les items « frantses », « debeku », « greka », « zizo ». Il nous faut citer cependant le mot « greka » qui veut dire « grec », « bègue », ou « personne ayant un défaut de prononciation dans les vibrantes ». On assiste là à un beau renversement de situation puisque pour les Grecs, le barbare était celui qui parlait mal, ou bégayait. En Pays basque, c’est au contraire le « Greka », le « Grec », qui est affligé d’un défaut de prononciation.
Le mot « occitan » n’a pas de produit basque populaire en tant que glossonyme. Il est très peu utilisé, sous la forme assez récente, « okzitana » ou « okzitanera », et ce par une petite frange de prescripteurs de la langue basque ou de militants de la langue soucieux de solidarité avec la cause occitane. Le terme est sans doute apparu après mai 68 et les diverses luttes en faveur du mouvement « Volem viure al país » (Nous voulons vivre au pays) menées tant en Occitanie qu’en Pays basque au cours de combats politiques d’envergure comme celui du Larzac. Ce terme a pu être véhiculé par des contacts suivis avec les chanteurs occitans tels Claude Marti (1941-).
Il faut noter que la plupart des locuteurs basques, qu’ils sachent l’occitan ou non, savent que la fragmentation dialectale en occitan voisin est marquée. Beaucoup sont capables de l’illustrer par des exemples emblématiques comme « sèga » ou « arromèc », signifiants gascons connus comme géosynonymes pour « ronce », et ils savent prononcer des termes du gascon noir comme « hemna », « negue » (femme, noir) avec les timbres assombris [œ] (sous l’accent tonique) et [ø] (en finale ouverte accentuée) qui lui sont prêtés. Dans un spectacle très populaire appelé « mascarade » (charivari carnavalesque), en Soule, spectacle joué essentiellement en basque, des acteurs représentant des rémouleurs ou le châtreur sont régulièrement présentés comme parlant occitan gascon et s’expriment en effet dans cette langue durant le spectacle, la plupart des Souletins comprenant peu ou prou leur discours, du moins jusqu’à ces dernières années. Le personnage essentiel s’appelle d’ailleurs Pitxu, Pitchou (Pichon) (Hérelle 1914, 1923 ; Fourquet 1987).
Pour l’espagnol ou castillan, les Basques dans l’État français recourent quasi exclusivement au glossonyme « español/españul ». Le terme « gaztelera » (sur « castillan ») est pratiqué par une minorité soucieuse de distinguer les deux termes ou réalités qui feraient le départ entre castillan et espagnol. Le mot « erdara », signalé plus haut, n’est quasiment pas utilisé pour désigner la langue espagnole en Pays basque nord. Par contre, il est très fréquemment recouru à ce mot dans les provinces du sud et sa charge connotative est négative. Les termes négatifs contre l’individu espagnol tels que « koko » (en Soule par exemple) ou « maketo » (en Pays basque sud) ne sont pas utilisés à l’égard de la langue : ce ne sont donc pas des glossonymes. Nous ajoutons que le terme « lenguaje » (langage), et variantes, signalé plus haut pour désigner l’occitan, est parfois utilisé en Soule pour désigner le castillan. Les bergers en estive, sur la frontière, avaient intérêt à pratiquer le castillan, en particulier pour la vente de fromages et autres produits lactés. J’ai connu des bergers de Sainte-Engrâce, en Soule, sachant parler peu ou prou le basque, le français, l’occitan, le castillan et l’aragonais. Durant la dernière guerre, ils ne furent pas les derniers, à leurs risques et périls, à être des passeurs sur la frontière pour tout individu voulant échapper aux nazis, tant ils étaient connaisseurs comme bergers et contrebandiers de ces territoires et de leurs langues.
Il nous faut consacrer quelques lignes au « xarnegu » (noté ainsi en basque)/« sharnègo » (notation en occitan gascon)7, francisé en « charnègue », et à la connotation négative s’acharnant contre les individus qui ont un avoir linguistique plus riche que celui du Basque bilingue basque/français, Une étude fort intéressante a été menée dans un travail universitaire par Myriam Monthélie en 2001 sous la direction de notre collègue Patricia Heiniger-Casteret à l’Université de Pau et des pays de l’Adour. Je les remercie de m’avoir donné accès au document. Le terme « xarnegu/sharnègo » est connu hors du Pays basque et de la Gascogne, en particulier en domaine catalan. À vrai dire, je ne sache pas que, dans l’État français, ce cas de figure, à savoir le fait de bien connaître deux langues – minoritaires territoriales – en dehors du français, soit très développé. Sous ce terme, en effet, on désigne un individu sachant, de manière héréditaire, et le basque (sous n’importe laquelle de ces variétés locales) et l’occitan (sous les variétés gasconne ou, plus spécifiquement, béarnaise). Ces individus sont enracinés géographiquement sur les marges entre basque et occitan dans des villages tels que Bardos, Urcuit, Labastide-Clairence, Arancou, Arraute-Charritte, Arbouet-Sussaute, Charre, Esquiule, Barcus, Arrast-Larrebieu, Montory et autres. Dans l’atlas linguistique mené sous l’égide de l’Académie basque, j’ai enregistré plusieurs heures en occitan auprès de locuteurs bascophones. Il y a peu, cette opération a été renouvelée dans le cadre du projet Hiruele8 mené de fin 2013 à fin 2015 dans le cadre du laboratoire Iker9. Martin Haase, qui a produit une thèse sur les influences entre gascon et basque (Haase 1992), a aussi effectué bon nombre d’enregistrements auxquels j’ai eu la chance de participer en partie. Il faut entendre avec quelle facilité le Xarnegu passe d’une langue à une autre, selon des stimuli qui seraient certes à analyser de plus près.
Le Xarnegu sait donc au moins deux langues (plus le français langue officielle). On pourrait donc lui reconnaître un certain savoir en sus du capital linguistique des bilingues ou monolingues de sa communauté. Pourtant, les Xarnegu sont plutôt mal perçus ou font l’objet de remarques presque toujours désagréables. À titre d’hypothèse (à fouiller), je propose de voir le phénomène suivant : est-ce qu’on ne reproche pas à ces individus remarquables de trop en savoir ? Ne les compare-t-on pas ainsi à certains métiers (forgeron, maquignon) ou activités (sorcière, devin, rebouteux, guérisseur) dont on suppose qu’ils détiennent un pouvoir, une possession maléfique, ou toute autre vertu pouvant être tenue pour maligne ? Quand je parle de pouvoir, on peut se demander certes quel pouvoir peut bien être attribué à ces individus, tant les deux langues ne bénéficient nullement d’un prestige social élevé, mais quelque chose de cet ordre-là me semble leur être imputé.
Certes, il n’est interdit à personne d’apprendre le basque et l’occitan mais on semble reprocher au Xarnegu d’avoir bénéficié d’une situation privilégiée qui lui a permis l’apprentissage aisé des deux langues. J’y vois cependant que ces Xarnegu représentent la réussite d’un exploit rarement réalisé qui consiste pour un non Basque à apprendre, savoir et manier le basque avec aisance. Je répète que cela lui semble reproché et non pas accrédité. Peut-être aussi, de par son bilinguisme, le xarnegu trahit la fonction de langue cryptée qui est celle de la langue basque, assez hermétique à l’écoute et à la lecture pour qui ne sait la parler. Le/la Xarnegu comprend aussi le basque et il faudrait donc s’en méfier.
Mon informatrice de Labastide-Clairence, Henriette Mendilahatxou Etcheverry, parente éloignée de mon père, et qui tenait un restaurant, m’a souvent raconté comment les maquignons et paysans bascophones se réunissaient chez elle et faisaient bombance après avoir dressé et élaboré en détail les prochaines opérations de contrebande : jour, heure, lieu, constitution des troupeaux, information sur les douaniers, convocation des « tokero » (toucheurs) etc. Comme cette aubergiste était elle-même du village de Labastide-Clairence à dominante occitane, elle était considérée par les clients comme locutrice uniquement d’occitan. Ils parlaient librement devant elle supposée ne rien comprendre à leurs préparatifs sur lesquels certes elle ne tenait pas à s’épancher par ailleurs. Faut-il généraliser sur cette sorte de savoir caché, tenu pour sournois et qui rendrait suspect le fait d’être un(e) Xarnegu ?
Outre ce récit anecdotique, individuel, que l’on peut tenir pour un mémorat (Sydow 1948), j’ai recueilli aussi le récit étiologique suivant à Bardos, commune considérée comme prototype des communes à forte présence charnègue. Selon ce récit, Jésus-Christ et Saint Pierre se promènent en Pays basque et découvrent de charmants villages et lieux qu’ils désignent et nomment en basque. Sur le retour, ils découvrent un lieu qui leur paraît morne, sans intérêt et qu’il leur faut aussi désigner. Saint Pierre dit à Jésus : « Comment donc pourrez-vous donner un nom à ce lieu si désagréable ? ». Et le Christ de répondre : « Désormais on l’appellera Bardot ».
De « bardot » on voit que le terme onomastique de Bardos est proche, assez pour être pris pour une étymologie plausible. Le bardot est le nom donné en français à un animal comparable au mulet : si le mulet est né de l’union de la jument et de l’âne étalon, on peut aussi produire, plus bas dans la hiérarchie, le bardot, qui est le fruit de l’union de l’ânesse et du cheval étalon. On lui prête certes une grande frugalité mais aussi un caractère rugueux et borné et surtout une implacable stérilité. Depuis Buffon, et sans doute bien avant, on sait que le bardot n’a point d’élève. On voit comment Bardos, royaume des Xarnegu, est stigmatisé de par même le nom d’animal ingrat qui est supposé être à la base de son nom.
Dans son travail cité plus haut, Myriam Monthélie signale néanmoins, à juste titre, l’avantage d’être xarnegu de par l’ouverture ainsi faite à plusieurs cultures et plusieurs langues. Elle dit aussi combien les Xarnegu peuvent apprendre facilement de nouvelles langues. L’un des témoins qu’elle a enregistrés, Alexandre Bordes, recourt à la métaphore des deux jambes, les deux langues basque et occitane qui permettent de mieux marcher : « J’ai deux jambes, une basque, une béarnaise, que je crois que c’est un grand avantage »10 (Monthélie 2001 : 11). Cependant, le paradoxe demeure. Si le/la Xarnegu en sait davantage que les autres, c’est à son détriment que cela est porté. De ce point de vue, il semble y avoir encore aujourd’hui un poids historique lourd contre cette figure.
L’imaginaire dialectal basque
et les glossonymes
Je parle d’imaginaire dialectal mais la notion de « dialectologie perceptuelle » pourrait être convoquée. En effet, déjà bien avant le développement du basque standard, les locuteurs hiérarchisent plus ou moins les parlers basques en ayant des propos laudateurs ou moqueurs contre certaines formes distinguées des autres. Nous citerons ainsi certaines zones au parler considéré comme meilleur, d’autres tenues comme se limitant à une langue pauvre, d’autres pouvant prêter à la moquerie. On sait que cette hiérarchisation existe aussi dans d’autres langues, en grec, latin, arabe ou sanscrit. Ainsi, le terme « dialektos » en grec, dérivé de « dialegesthai » (discuter, dialoguer, converser) a un premier sens synonyme de « glôssa », puis celui de dialecte, au sens de variété du grec. Mais le grec commun est lui-même appelé « dialektos », sans qu’il y ait tentative alors de tenir la koinè comme placée au-dessus des autres parlers.
En domaine basque, les zones à complexe d’infériorité et les zones stigmatisées existent aussi. Parmi les zones à prestige en domaine basque, il est habituel de suivre d’Urte :
« De toute la Cantabrie française où l’on parle le meilleur basque c’est dans la province de Labour, qu’on nomme Laphurdi, et surtout à St-Jean de Luz et à Sara (Sare), deux paroisses de cette province distantes de deux petites lieues l’une de l’autre, c’est ce que tout le monde avoue unanimement en ce païs là » (D’Urte vers 1700).
De fait, on trouve encore aujourd’hui la persistance de cette vue laudative du parler de l’aire labourdine de Sare et Saint-Jean-de-Luz dans les propos métalinguistiques de bien des locuteurs du Pays basque nord. Autrement dit, cette appréciation positive est intégrée par des locuteurs qui ne pratiquent pas ce parler. Parmi d’autres zones à prestige, je citerai le basque de Marquina/Markina, tenu par les locuteurs biscayens comme le foyer du meilleur basque. Parmi les raisons invoquées, une production littéraire de qualité dans ce parler, et de bons prédicateurs ayant prononcé leurs homélies dans ce parler. Il y a sans doute d’autres raisons. En Guipuscoa, c’est le parler de Tolosa qui est considéré comme étant supérieur, pour des raisons similaires, semble-t-il.
En Pays basque nord, le parler de Hasparren, un peu comme celui de Sare cité plus haut, recueille les suffrages comme étant plus « noble », de style plus élevé. Bien entendu, les traits linguistiques de ce parler ne signalent rien qui aille dans ce sens. Je ne connais pas de raison historique à cette distinction, sauf peut-être l’allure presque urbaine de cette commune alors que la province environnante est marquée par un habitat dispersé sans bourg important. Peut-être a joué aussi la présence d’un clergé pléthorique, en particulier de missionnaires chargés de la pastorale et utilisant le parler de Hasparren. Cependant, une critique moqueuse contre le parler de Hasparren et ses locuteurs se manifeste dans la remarque suivante : « Hazpandar bat bere buruari zuka mintzatzen zako » (Quand un habitant de Hasparren se parle à lui-même, il se vouvoie). La remarque veut dire que si la plupart des Basques traditionnels utilisaient le tutoiement pour se parler à soi-même, l’utilisation prêtée aux gens de Hasparren de ce parler en zu (vous) laisse entendre une certaine suffisance. Autrement dit, les gens de Hasparren parlent très bien le basque, et ils le savent.
Dans les trois derniers exemples évoqués, ceux de Marquina, Tolosa ou Hasparren, je signale que ce n’est pas un nom de dialecte qui est nommé mais un toponyme précis, un nom de commune dans le syntagme composé ainsi : nom de commune + morphème –ko de génitif possessif + nom de la langue basque, sur le modèle Hazparneko euskara (le basque de Marquina, le basque de Tolosa, le basque de Hasparren). L’espace caractérisé est réduit en termes d’aréologie. Nous faisons ici un sort sur les zones à complexe d’infériorité car les aires stigmatisées existent. Sur les moqueries adressées aux différents parlers basques par les voisins respectifs Larramendi s’insurge dans Mendiburu 1747 :
« Il est encore plus détestable de voir ou écouter ces bavards qui se moquent et ridiculisent le parler de quelqu’un qui parle très bien le basque, soit d’un Navarrais qui emploie le mot mintzoa (langue) soit d’un Biscayen dont ils désignent ce “malheureux berba” (berba = langue), ou bien aussi en se moquant de vous qui parlez le basque du Beterri, ou du mélange de Beterri, et laissant entendre que ce parler est celui des ouvriers à la pioche ou des cultivateurs, que vous avez l’air d’un paysan, et autres mille âneries semblables, tant il me semble qu’ils ne méritent pas de meilleur terme que celui-ci »11 (Larramendi, in : Mendiburu 1747).
Nous pouvons citer le pays de Mixe, « Amikuze » en basque, qui est caractérisé autour de Saint-Palais par un parler appelé « amikuztarra », le mixain, parler de transition entre le dialecte souletin oriental, périphérique, et le bas-navarrais, plus central. Les gens du pays de Mixe ont tendance à stigmatiser leur parler comme étant de qualité inférieure. À l’époque où la liturgie basque jouait un grand rôle social, les gens de Mixe répétaient souvent qu’un fils du pays de Mixe ne pouvait pas dire la messe dans le parler de chez lui car ce parler n’en aurait été ni digne ni capable. Il reste encore des traces de ce discrédit chez certains locuteurs de ce parler.
Je fais l’hypothèse que le pays de Mixe a été marqué sur une longue période par la prépondérance du métayage, système d’exploitation des terres qui a pour marque le caractère corvéable à merci des métayers dont le sort était relativement moins enviable que celui des fermiers, lesquels métayers auraient été habitués à se soumettre et à se sous-estimer. Ce n’est qu’une hypothèse. Elle serait à croiser avec le comportement électoral par exemple. Il est des parlers dont certaines caractéristiques sont sujettes à dérision, non pas sur le parler et ses traits linguistiques en général, mais sur un ou deux traits mis en relief. C’est le cas du Pays de Cize, autour de Saint-Jean-Pied-de-Port dont le parler est appelé « garaztar », ce mot désignant l’ethnique, habitant de Cize, ou le parler de Cize. Il se trouve que ce parler est marqué par la présence massive de l’allocutif verbal vouvoyé sous une forme palatalisée.
Pour faire court, dans le verbe basque, une forme verbale conjuguée porte les indices du sujet, de l’objet et du datif, ce qui est déjà assez encombrant pour un non-bascophone. Ainsi, dans la forme « dakot » (je le lui ai), il existe trois arguments en plus de la racine verbale et d’un indice modo-temporel. En effet le -t en finale de dakot désigne le sujet de première personne, le o infixe désigne le datif de troisième personne, et l’absence d’un autre infixe signale l’objet de troisième personne. Mais le système allocutif enrichit encore la formule en introduisant un infixe de familiarité i et un indice de deuxième personne faisant référence à l’allocutaire. Cet allocutaire est une personne qui n’est pas un des actants ou arguments signalés dans la forme verbale. Il est représenté dans la forme verbale conjuguée par la marque d’un individu à la deuxième personne, lequel individu est soit tutoyé (de manière différente pour un homme ou une femme), soit vouvoyé avec le pronom zu (vous), soit encore en palatalisant ce pronom zu [su] en xu [ʃu], fricative palato-alvéolaire sourde, pour marquer grande proximité ou affection avec l’allocutaire. Des conventions très variées dans l’usage selon les dialectes bloquent ou non ces formes. Si tous les dialectes basques ont plus ou moins utilisé l’allocutif, le parler garaztar (avec d’autres parlers voisins) en utilise toute la gamme. Ainsi, au lieu et à la place du seul neutre cité plus haut comme dakot (je le lui ai), le parler de Cize (et contrées voisines) peut aisément et systématiquement recourir à quatre autres formes :
- diakoat (je le lui ai), en parlant à toi homme que je tutoie ;
- diakonat (je le lui ai), en parlant à toi femme que je tutoie ;
- diakozut (je le lui ai), en parlant à vous homme ou femme que je vouvoie ;
- diakoxut (je le lui ai), en parlant à homme ou femme que je vouvoie avec recours à une palatale.
Cette dernière forme fait problème pour d’autres locuteurs que ceux du bas-navarrais oriental dont fait partie ce parler de Cize. L’utilisation systématique de paradigmes verbaux sur le modèle de cette dernière forme diakoxut fait l’objet de moqueries par des locuteurs, surtout de la zone côtière du Labourd. On fait mine de voir dans l’emploi de cette forme une affectivité outrancière, débridée, sous-entendant trop de familiarité, voire de promiscuité. On y ajoute incidemment que ces formes rapprochent les locuteurs garaztar des Gitoak (Gitans), groupe tenu en marge et dont les membres qui parlent basque dans cette zone ont recours en effet à ces mêmes formes allocutives. On voit là le cas classique de phénomènes linguistiques mis en exergue pour susciter dérision, suspicion, complexe de supériorité, distance sociale. Il faut y ajouter que bien des prescripteurs de la langue se sont manifestés contre l’emploi de l’allocutif, et ce sur tout le territoire de la langue, pas seulement en pays de Cize.
Il existe des zones très caractérisées qui suscitent à la fois respect et moquerie : c’est le cas du xibeotar, zuberoera, dialecte de la Soule, considéré avec intérêt par les autres locuteurs du point de vue de sa phonétique et de sa ligne mélodique, avec une accentuation marquée absente des dialectes voisins. Ce dialecte est repérable à l’oreille dès les premiers mots. On lui reproche ses emprunts supposés ou vrais faits à l’occitan voisin. Une association d’idées relie la légèreté prêtée à l’intonation et forme de parler dans ce dialecte avec une légèreté qui serait celle des locuteurs eux-mêmes qui n’auraient pas l’assise des autres bascophones, eux sérieux. De nombreux exemples socialisés signalent cette moquerie diffuse à l’encontre du dialecte souletin et de ses locuteurs.
Mais à la différence du pays de Cize cité plus haut ou du pays de Mixe, les locuteurs de Soule répliquent en désignant par un terme négatif tous les locuteurs des autres dialectes voisins. Ils utilisent le glossonyme « manex », qui n’est rien d’autre qu’une forme non souletine du prénom Jean en tant que produit du latin Johannes. Les Souletins en effet désignent Jean par la forme Johane ou Johañe, très conservatrice puisque proche du latin Johannes avec à l’initiale une fricative palato-alvéolaire voisée [ʒ], que les dialectes voisins connaissent peu. Les formes comme Manex, Ganex, Joanes sont absentes du dialecte souletin et suffisent à trahir l’origine non souletine comme un vulgaire shibboleth. Un récit illustre que ce mot de Manex est devenu un trait ethno-démarcatif pour les Souletins. J’ai recueilli un récit dans ce sens à Alçay-Alçabéhéty-Sunharette, dont suit un résumé, le dialogue étant traduit. En estive, en montagne, un berger souletin (oriental) rencontre un berger bas-navarrais (plus central). Le vent souffle, violent, venant de la mer, donc en direction de la Soule, et il annonce le mauvais temps. Le berger bas-navarrais demande au Souletin : « Quel nom donnez-vous en souletin à ce vent mauvais ? Le berger de répondre : Oh ! Nous l’appelons “zeiharra” » (littéralement, « oblique », « de travers » – car venant par l’ouest de biais par rapport aux vallées qui ont un axe nord-sud). Il n’y aurait rien à signaler si le berger souletin n’ajoutait : « Mais en Soule nous avons un autre nom pour le désigner, on l’appelle “Manexa” » (le Manex, soit le nom du prénom Jean en domaine basque hors souletin). Et nous disons toujours : « Manex aldetik ez aize hunik ez jente hunik » (Du pays des Manex ne vient jamais ni bon vent ni bonne gens !). Inutile de dire que le berger bas-navarrais apprécie peu cette appellation et il quitte fort courroucé son berger souletin. Toujours est-il que les Souletins recourent très couramment à ce glossonyme de Manex au point qu’il est intégré dans cette unité parémiologique associant vent mauvais et gens mauvais.
Peut-être est-ce le lieu ici de signaler une forme de langage ludique qui n’est pas un véritable glossonyme mais dont le nom repose sur un nom ethnique « Buhame » (Bohémien) désignant une catégorie d’individus autrefois tenus en marge de la société rurale mais parfaitement bascophones. Le terme « buhame-lenguajia » (langage de Bohémien) désigne en fait une sorte de javanais, soit un parler caractérisé par l’insertion de syllabes non fonctionnelles qui rend difficile la compréhension de l’énoncé. J’ai pu enregistrer par exemple à Pagolle une dame dont le prénom était Kattalin ce qu’elle réalisait en « langage de Bohémien » sous la forme : « Ka pha tta pha li phi phin ». Je connais un ingénieur d’Irissarry en Basse-Navarre parfaitement capable de parler ainsi, comme il le faisait durant son enfance. Les locuteurs disent que c’était un mode facile de crypter les messages, par exemple entre parents pour que les enfants ne fussent pas capables de les comprendre. Ces mêmes enfants n’étaient pas longs à comprendre l’énoncé et à apprendre ce langage qui suppose seulement une certaine agilité.
L’arrivée du basque standard
dit « batua » (unifié)
Nous ne disposons pas d’informations très détaillées sur des locuteurs basques en face du basque standard. Bien des locuteurs considèrent que les dialectes doivent être conservés comme représentants de la langue basque historique. Beaucoup considèrent en même temps qu’il existe de fait un basque standard propre aux trois provinces du Nord. N’y a-t-il pas là contradiction dans les termes ? Il reste à étudier ce grand écart entre la déclaration quasi unanime en faveur du basque standard et les multiples réactions, parfois d’agacement, quand il s’agit d’utiliser le basque batua pur et dur ou dans une version souple. Ce travail est à faire. En particulier, il faudrait mieux distinguer de manière claire, et sans doute plus pédagogique, ce qui, dans les formes prônées par le basque batua, se sépare des dialectes traditionnels, et ce qui est aussi pratiqué par tous les dialectes et s’oppose à un « mauvais » basque. Autrement dit, le basque batua tend à stigmatiser des objets linguistiques qui ne sont pas pratiqués dans les dialectes mais caractérisent surtout les apprenants basques ou sont censés représenter des formes récentes à condamner parce que mises au compte, à tort ou à raison, de la diglossie, d’emprunts ou de calques non justifiés.
Depuis longtemps, le basque unifié a fait partie des rêves ou objectifs de bien des membres de la communauté bascophone, aussi bien chez les auteurs que les militants politiques. Les tentatives pour le constituer ont été très longues et ne peuvent être reprises ici. Signalons qu’après des réunions à Bayonne en 1964, et surtout à Arantzazu en 1968, les bases de ce basque unifié ont été lancées et ont bénéficié d’un vrai consensus, non sans des luttes sévères. Toujours est-il que la production écrite aujourd’hui est quasi exclusivement rédigée en basque batua. À l’oral, il n’en est pas de même et il faudrait examiner si bien des locuteurs ne sont pas quasi bilingues entre leur basque hérité dialectal et le basque batua ou unifié. Ce point est encore peu étudié.
Aujourd’hui, de manière assez rudimentaire, on constate cinq désignations du batua chez le public bascophone mais aussi chez les non-bascophones. Je n’ai pas le temps de m’étendre sur le cas des non-bascophones qui ont un avis souvent très tranché contre le basque batua ou, au contraire, plus que favorable, surtout selon des raisons de positionnement idéologiques. Revenons aux cinq désignations :
- pour quelques locuteurs, qui semblent de moins en moins nombreux à le désigner sous cette forme, le basque batua est désigné comme « español » (espagnol), forme mal tolérée. Par ce terme fort violent, on veut marquer que la forme du basque unifiée est considérée comme étrangère, venue du territoire de l’autre côté de la frontière sous régime de l’État espagnol. Cette désignation n’existe pas en Pays basque Sud.
- Sous la forme « giputx » (désignation à palatale en finale, et péjorative, pour « guipuscoan ») certains locuteurs reprochent au basque standard de ne pas se détacher suffisamment du dialecte guipuscoan standard qui est indéniablement le plus proche du batua. Quelques manifestations d’arrogance, réelles ou supposées, de locuteurs guipuscoans ou pro-batua à outrance aident au maintien de cette appellation.
- Le mot « euskañol » (mi-basque mi-espagnol, bâti comme le mot « franglais ») ne s’adresse pas qu’au basque batua. Il stigmatise des réalisations de la langue basque marquées par une énorme quantité d’emprunts manifestes à l’espagnol, y compris quand ce n’est pas nécessaire. Ce terme « euskañol » peut s’adresser à un basque pas nécessairement standard, on le reproche plutôt à des locuteurs du Pays basque Sud, sous régime administratif espagnol.
- Sous la forme « oraiko euskara » (littéralement, « basque de maintenant »), la forme est plus ou moins tolérée et les locuteurs veulent laisser entendre que le prix à payer pour avoir recours au basque actuel est d’abandonner des formes locales traditionnelles empreintes de sociabilité, et ce pour un basque plus « froid » et fonctionnel. L’adaptation au basque batua est alors ressentie comme un péage nécessaire. La comparaison laisse entendre que ce péage permettrait d’aller plus vite vers une sorte de terre promise.
- Enfin, le simple mot de batua (unifié), qui fait de l’adjectif un substantif, est utilisé de manière de plus en plus courante pour désigner toute réalisation en langue basque qui n’est pas en dialecte traditionnel manifeste ou basque historique. Il s’agit sans doute d’un mouvement irréversible sans qu’on sache encore quelle forme aura ce batua dans les années qui viennent.
Conclusion
Nous avons voulu opérer un tour d’horizon sur les glossonymes de langue basque. Après avoir indiqué que le terme désignant la langue est motivé comme dans d’autres cultures par les mots empruntés comme verbum, ou autochtones comme hitz (mot) et min (langue, organe anatomique). Nous avons rappelé que, si la fragmentation dialectale est attestée et citée abondamment dans la production écrite basque, il n’en reste pas moins que c’est un seul terme, Heuskara et variantes, qui sert à désigner la langue basque elle-même sans que la signification du terme soit certaine bien que nous penchions pour le sens de « manière de parler ». Nous procédons ensuite à l’examen des hétéro-glossonymes basques, tels que frantses, frantzimant, erdara, biarnes, gaskoin, lengoaia, español, en indiquant les connotations que peuvent charrier certains de ces termes. Nous élucidons le terme « xarnegu », qui désigne un individu sachant le basque et le gascon. Nous évoquons aussi l’assimilation faite entre l’équivalent du javanais en basque et la prétendue langue des « Bohémiens ». L’imaginaire dialectal est ensuite convoqué qui montre que certains parlers sont loués et admirés (pour Sare, Hasparren, Tolosa, Marquina par exemple) tandis que d’autres sont dévalorisés ou moqués (pour Mixe, Cize, Soule), ce qui ne va pas sans réaction de défense à l’aide de glossonymes eux aussi moqueurs. Enfin, nous citons quelques appellations qui donnent un aperçu rapide des réactions des locuteurs par rapport au basque standard batua qui se diffuse depuis une cinquantaine d’années.
Bibliographie
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Notes
- Celle-ci y réunit en effet de fort intéressantes contributions sur le grec (F. Lambert), le latin (B. Rochette), l’arabe (J.P. Guillaume), l’hébreu (S. Kessler-Mesguich) et le sanscrit (E. Aussant), parmi d’autres.
- Traduit du basque : « Batbederak daki Euskal Herrian kasi etxe batetik bertzera ere mintzatzeko maneran zer diferentzia eta dibersitatea den ».
- Traduit du basque par Charles Videgain, texte en orthographe modernisée : « Ceren anhitz moldez eta diferentki mintzatzen baitira Euskal Herrian, Nafarroa garaian, Nafarroa beherean, Zuberoan, Laphurdin, Bizkaian, Gipuzkoan, Alaba-herrian eta bertze anhitz lekutan. Batak erraiten du behatzea, eta bertzeak so egitea. Batak haserretzea, eta bertzeak ‘samurtzea… ».
- Traduit du basque par Charles Videgain : « Eta oraino bertze-alde, geure herritik ilkhi-gabe Eskual-Herrian berean barrena, geure artean dugu pena, eta neke ondikotzat hau ; zeren geure hizkuntza propiala baitarabilgu hain nahasia, eta trukatua, non Eskualdunok gerok pena eta neke baitugu elkharren aditzeko. Ezperen bat-bedi Nafarroa-beherearra, edo Zueroarra Bizkaitarrekin, edo Alabesarekin, eta Otxagabiarra, edo Erronkalesa Baztandarrarekin eta Lauurtarrarekin ; edo zein-nahi Eskual-Herriko aldebatekoa bertze alderdikoarekin, eta ikhusiko duzu, elkhar ezin adi dezaketela, aitzitik elkharri idurituko zaizkio Eskualdunak direlarik, eztirela hizkuntza berekoak ».
- Traduit du basque : « Itsu itsuan askok esan oi du, euskera asko dirala, edo erri bakoitzean bere euskara dela ; baina zer dioten ez dakite. Ez da ori egia: euskera bat da. Euskara bat orretan, egia da, Dialekto, edo izkera asko dirala ».
- Tiré de : https://www.labalaguere.com/decouvrir-le-pays-basque.html (consulté le 25/08/2023).
- L’adjectif sharnèc, -ga sous une forme classique s’est transmis jusqu’à nos jours dans la langue courante au nord du domaine gascon avec le sens de « carencé », « affaibli » (végétaux, animaux et humains).
- Projet coordonné par Rikardo Etxepare (Iker) avec le concours de Jasone Salaberria (Iker), Jean-Baptiste Coyos (Iker), d’Alain Viaut (Iker) et de moi-même.
- UMR 5478 Iker (CNRS – Université Bordeaux Montaigne – UPPA).
- Traduit de l’occitan gascon : « Qu’èi duas camas, ua basqueta, ua biarnesa. … que crei qu’ei un gran avantatge ».
- Traduit du basque par XV : « Are gogaikarriena da, xarlari oiek ikustea, ta aditzea, nola dauden isekaz, ta musinka euskeraz ederki dakien jolasari, bein Nafarroako mintzoa dela, gero Bizkaiko verba dongea, batean ausaz ere Goierriko hizkera dezula, bestean naskiro Beterrikoa ; atxurlarien eta nekazarien hiztera (pour hizkera) dala hura, baserritarra dirudizula, ta milla onelako astakeria, ez dute izen obeagorik merezi ».