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Adfectatio regni et pratique du pouvoir
au début de la République :
la figure de P. Valerius Publicola*

par

* Je remercie tout particulièrement D. Briquel qui a bien voulu discuter avec moi de manière approfondie de plusieurs points abordés dans cet article. Celui-ci lui doit beaucoup, même si les conclusions qu’il présente et les erreurs qui l’émaillent peut-être sont de ma seule responsabilité.

P. Valerius Publicola (cos. suff. 509, cos. 508, 507, 504 ; 2 fois triomphateur) est l’un des pères fondateurs de la République romaine et, à en croire nos sources1, un personnage omniprésent de la dernière décennie du VIe siècle et des premiers pas du nouveau régime, qu’il a contribué à installer. Mais paradoxalement ce héros républicain est aussi le premier Romain de l’histoire à être en butte au soupçon d’adfectatio regni, ce qui ne laisse pas de surprendre le lecteur du récit des annalistes.

Publicola est de toute évidence une figure complexe, profondément contradictoire, et en cela il n’est pas différent de la galerie de portraits que dessinent les historiens des primordia Romana, qui à l’instar de Romulus et des rois, ou même des héros de la jeune République, ressemblent plus aux personnages d’un roman national qu’à des acteurs réels de l’histoire. Il faut dire que les historiens à qui nous devons l’essentiel de nos informations manquaient cruellement de sources et avaient conscience de ce manque, qu’ils ont parfois tenté de justifier : ainsi, comme on sait, Tite-Live (6.1) attribue explicitement cette lacune documentaire à la prise de Rome par les Gaulois en 390, qui aurait entraîné l’incendie des archives de la Ville, même s’il est probable qu’il fait (déjà ou encore !) un anachronisme et que de toute façon il ne devait y avoir que peu ou pas de sources écrites véritablement exploitables sur la période de la royauté et des débuts de la République.

Aussi, dès le XVIIIe siècle et surtout à partir du XIXe siècle tous ces personnages de l’histoire primitive de Rome – Valerius Publicola inclus – ont été jugés comme de pures et simples créations littéraires des annalistes, et chassés sans ménagement du domaine de l’histoire2. Depuis la découverte, dans les années 1970, de la fameuse pierre de Satricum3, qui atteste au minimum que le nom de cette gens romaine n’est pas une invention récente des sources littéraires, le regard porté sur lui est plus prudent, même si bien entendu le débat sur l’historicité du personnage n’est pas tranché et risque de ne jamais l’être. Il me semble pourtant qu’il offre un cas d’école exemplaire pour essayer, sinon de comprendre, du moins de réfléchir sur l’organisation politique et sociale de Rome à la charnière des VIe et Ve siècles a.C., et, plus encore, de mettre en évidence la manière dont la tradition littéraire s’est emparée du personnage et a construit le mythe, si je puis dire, Publius Valerius Publicola.

Il s’agira donc d’examiner de près la vie et l’œuvre du personnage, d’abord en rappelant rapidement ce que nous disent les sources à son propos, puis – c’est une partie consacrée à l’analyse critique des sources littéraires – en déconstruisant le récit et en montrant comment il articule différentes strates indépendantes pour fabriquer un personnage composite et artificiel, avant, enfin, de tenter de réévaluer ce personnage en le replaçant dans le contexte historique plus large de l’histoire de l’Italie centrale à la fin du VIe siècle.

Publius Valerius Publicola dans les sources annalistiques

Les sources principales, qui nous font connaître ce personnage, sont avant tout annalistiques : Tite-Live, fin du livre I et, surtout, début du livre II ; Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., livres IV (viol de Lucrèce et expulsion de Tarquin) et surtout V, auxquels il faut ajouter l’apport fondamental de Plutarque, principalement à travers sa Vie de Publicola (qui est mise en regard avec celle de Solon), mais aussi dans deux de ses Questions romaines. Il y a bien entendu d’autres notices plus ou moins longues (par ex. Aurelius Victor pour un récit assez organique, ou Zosime pour des points de détail), mais l’essentiel se trouve chez ces trois auteurs4. On trouvera en annexe les principaux passages sur lesquels j’appuie ma réflexion.

Je résumerai brièvement les principaux éléments de sa biographie en m’appuyant sur les trois auteurs cités et en signalant les divergences entre les auteurs (qui sont nombreuses), uniquement quand elles me semblent significatives.

Le régicide

Publicola entre dans l’histoire lors du dénouement de la longue tragédie – quasi au sens propre du terme – qu’a été le règne de Tarquin le Superbe. Chez Tite-Live, il fait partie des témoins convoqués par Lucrèce, avec Brutus, son époux Collatin et son père Lucretius, juste après qu’elle a été violée par Sextus Tarquin, le fils du roi, devant lesquels elle se suicide en les priant de ne pas rester invengée (texte 1). Chez Denys (texte 3), Publicola a un rôle plus important encore, puisqu’il est seul avec Lucretius à assister au suicide de la jeune femme, et en informe par la suite Collatin et Brutus, qui garde toutefois l’initiative de la révolution.

Déconvenues électorales 

Le premier paradoxe de sa biographie – ou tout au moins la première anomalie logique qui doit surprendre le lecteur – est de constater que Publicola ne fait pas partie des deux premiers consuls de la République naissante : ce titre, en effet, échoit pour la première fois à Brutus et à Collatin, le mari de Lucrèce. Certes, ce dernier est rapidement écarté du pouvoir et envoyé en exil sous la pression populaire, et Brutus se choisit alors comme collègue P. Valerius Publicola, mais ce choix de Collatin doit être tenu pour surprenant, sinon pour suspect, en particulier au regard de la raison invoquée par Tite-Live pour expliquer la brutale disgrâce de Collatin : le peuple romain, d’après le Padouan, ne veut pas qu’un parent de Tarquin ait le pouvoir. Or une telle raison ne tient pas : Brutus lui-même est, par sa mère, un cousin germain de Tarquin le Superbe, et aurait dû être victime des mêmes mesures5. En tout état de cause, le fait que Publicola n’ait pas été immédiatement consul apparaît comme un point établi de la doxa historiographique sur le personnage ; Plutarque l’utilise d’ailleurs pour ajouter un premier motif psychologique à son adfectatio regni : la déception qu’il aurait ressentie en voyant que Collatin lui était préféré par les électeurs l’aurait poussé à nourrir de tels sentiments (texte 4).

C’est avant ou après l’exil de Collatin, selon les sources, qu’a lieu la fameuse tentative de coup d’État avortée par les partisans de Tarquin le Superbe restés à Rome, éventée à temps par un esclave, Vindicius, qui a assisté secrètement aux pourparlers entre les envoyés du roi exilé et les nobles légitimistes, au rang desquels se trouvent les deux fils de Brutus. L’esclave la révèle soit aux deux consuls, soit à Publicola seul, en raison de son caractère affable, et permet ainsi à Brutus d’empêcher le coup d’État.

Premier consulat (509)

Ce premier consulat est, comme on peut s’en douter, l’occasion de toutes sortes de “premières” pour l’histoire de Rome, dont un bon nombre est attribué à Publicola. Outre une série de mesures qu’il prend avec Brutus (nouvel album sénatorial, résolution du problème juridique posé par les biens et les terrains de Tarquin, qui est l’occasion, dans nos sources, d’un mythe étiologique expliquant l’origine du champ de Mars – correspondant aux anciens terrains du roi – et de l’île Tibérine – formée à la suite du rejet dans le Tibre des blés moissonnés sur ces terres et consacrés aux dieux), son premier consulat est marqué par la bataille de la forêt Arsia, menée contre les cités étrusques qui ont décidé de porter secours à Tarquin – c’est d’ailleurs le propre fils du roi, Arruns, qui dirige les troupes étrusques. La bataille est épique, au sens propre du terme, quoiqu’incertaine, en raison, d’abord, d’une intervention divine – le dieu Silvain ou Faunus lui-même intervient (par l’intermédiaire de sa voix) pour accorder la victoire aux Romains, parce qu’ils avaient tué un ennemi de plus que leurs adversaires n’avaient tué de Romains – et, ensuite, de la mort très spectaculaire des chefs des deux armées : le consul Brutus et Arruns Tarquin meurent dans un duel monté, au cours duquel ils se transpercent mutuellement de leur lance. Publicola, qui dirigeait l’infanterie (alors que Brutus dirigeait la cavalerie), obtient le premier triomphe de l’histoire romaine (ou de la République, cf. infra) et fait offrir à son défunt collègue des funérailles publiques au cours desquelles il prononce le premier éloge funèbre de l’histoire (textes 5-7).

Adfectatio regni

C’est après la mort de Brutus que les soupçons d’adfectatio regni à son encontre se manifestent nettement : on lui reproche en premier lieu de n’avoir pas désigné de successeur à Brutus pour garder seul le pouvoir, et en sus de s’être fait construire un “palais” au sommet de la Velia, sur l’emplacement de l’ancienne demeure du roi Tullus Hostilius (et donc à proximité de la regia, mais en position dominante et en surplomb direct du forum ; cf. textes 8-11).

Un consul populaire ou populiste ? 

P. Valerius répond immédiatement à ces soupçons en prenant toute une série de mesures favorables au peuple : 

  • il fait détruire sa maison (en une nuit d’après Tite-Live ; après avoir fait adopter les lois qu’il proposait pour les autres) – châtiment qui frappe précisément les adfectatores regni6 – et la fait reconstruire sub Veliis (là où s’élève à l’époque classique le temple ou sanctuaire de Vica Pota) ; 
  • il fait abaisser les fasces devant le peuple en symbole de soumission du pouvoir consulaire au populus ;
  • il se choisit un collègue (ou organise des élections destinées à lui donner un collègue) ; 
  • surtout, il fait voter plusieurs lois (dont le nombre varie) jugées très favorables au peuple, et dont les deux plus importantes, de l’avis des annalistes, sont celle instaurant le droit d’appel au peuple (lex Valeria de prouocatione ad populum), qui scelle l’un des droits fondamentaux du citoyen romain sous la République, et celle punissant de mort les adfectatores regni (lex Valeria de sacrando cum bonis capite eius qui regni occupandi consilia inisset ; texte 12). Les élections lui donnent pour premier “nouveau collègue” Spurius Lucretius Tricipitinus, qui meurt peu après, et ensuite Marcus Horatius Pulvillus.

La réaction de Publicola lui vaut un retournement complet dans sa cote de popularité (justifié, au dire de Tite-Live, par l’inconstance typique du peuple) : désormais on l’appelle Publicola ou, selon une orthographe archaïsante, Poplicola, surnom glosé et compris par toutes les sources antiques comme ‘qui colit populum’, c’est-à-dire “qui flatte le peuple” ou encore “ami du peuple”. 

La dédicace du temple de Jupiter Capitolin

Le grand œuvre des Tarquins, sans doute terminé sous le règne du dernier d’entre eux, le temple dédié à la triade Jupiter, Junon, Minerve sur le Capitole, doit encore être inauguré (le départ précipité du roi et les urgences qui incombent aux premiers consuls ayant repoussé cet acte religieux). L’honneur doit échoir à l’un des consuls, et c’est Horatius, car Publicola est en campagne militaire, qui a cette chance : il parvient à mener à bien la dédicace, malgré les manœuvres des partisans de Publicola pour faire avorter la cérémonie en répandant de fausses rumeurs.

Politique extérieure

On note – et c’est un point fondamental sur lequel il me faudra revenir – que Publicola exerce 4 fois le consulat, dont 3 années consécutives, entorse évidente à la règle (tacite ou explicite, on ne saurait le dire) voulant qu’un consul ne puisse exercer deux consulats consécutifs – règle qui, notons-le, ne sera plus jamais enfreinte avant la fin de la République.

Au cours de ses trois autres consulats, son agenda politique est riche : il mène plusieurs guerres contre les Sabins, il refonde une vieille colonie (probablement dans le sud du Latium, peut-être Signia, mais le nom est incertain), mais la question qui l’occupe le plus est bien entendu la guerre contre Porsenna, qui est la grande affaire du moment. Si l’annalistique, et tout particulièrement Tite-Live, cherchent à tout prix à diminuer l’impact de cette guerre sur l’histoire de la Ville, et à cacher que Rome a été soumise au roi étrusque, d’autres sources (notamment Tac., Hist., 3.72 et Plin., Nat., 34.139) permettent de dire que Rome a bel et bien été prise par les armées de Porsenna et qu’à cette période – qui correspond aux consulats de Publicola – elle setrouvait, contrainte et forcée sans doute, dans le camp étrusque et opposée aux autres cités du Latium (ce qui permet de comprendre l’étrange absence des Romains aux côtés des autres Latins lors de la bataille d’Aricie, qui opposent les Étrusques de Porsenna à la coalition formée par les habitants de Cumes et de certaines cités latines, dont Tusculum).

Mort et funérailles

Valerius Publicola finit par mourir. À sa mort est décrété un deuil “national”, qui donne lieu, dans les sources, à un dernier paradoxe : le grand homme a tant vécu dans la frugalité (ce qui au passage contredit le fait qu’il ait été riche…) que ses proches n’ont plus de quoi l’enterrer. Le sénat décide donc de l’enterrer aux frais de l’État et un deuil public est déclaré (texte 15-17), “comme pour Brutus”.

Une construction de l’annalistique

La Quellenforschung : Valerius Antias et la légende dorée de Publicola

Une fois ce rapide survol de la “lettre” de la tradition effectué, il convient de s’intéresser à son esprit et de voir combien est a priori désespérée toute tentative de faire l’histoire de cette période et plus particulièrement de comprendre le rapport de Publicola au pouvoir. Comme la Quellenforschung du XIXe siècle l’a abondamment mis en évidence, les sources littéraires, et tout spécialement les sources annalistiques, sont tributaires des pressions idéologiques qu’ont fait subir à l’écriture de l’histoire les familles aristocratiques les plus puissantes de l’époque médio-républicaine – et les Valerii en font assurément partie. Et plus spécifiquement sur cette gens, les philologues7 ont insisté sur le rôle qu’a dû jouer – mais je précise bien, a dû, car on sait très peu de choses sur lui – l’annaliste Valerius Antias, apparenté de près ou de loin (il pourrait s’agir d’un client8) à la gens aristocratique dont Publicola est le plus ancien représentant (si l’on excepte l’hypothétique auctor gentis Volesus, originaire de Sabine, mais censé être arrivé à Rome sous le règne de Romulus, si l’on en croit Plutarque) : cet annaliste de l’époque de Sylla, fort mal connu, en particulier pour la partie de son histoire où il évoquait Publicola, a dû certes avoir accès à des archives familiales, mais il a surtout dû être attentif à présenter le rôle du glorieux ancêtre de sa gens sous le jour le plus favorable possible. Une telle intervention volontaire doit donc expliquer certainement nombre de “faits” qui lui sont prêtés sans qu’ils aient la moindre réalité, ni même la moindre vraisemblance historique. 

La “figure” de Publicola doit donc – comme l’ensemble du récit, en apparence organique, qui nous est fait des origines de Rome de l’arrivée d’Énée dans le Latium au tumultus Gallicus de 390, être considérée avec la plus grande prudence et être passée au crible impitoyable de la critique philologique. Car on a une claire conscience, aujourd’hui, de la multiple stratification dont elle est issue9, et où confluent, pêle-mêle, 

  • influence des modèles littéraires, au sens large du terme, qui incluent notamment des synchronismes et des parallélismes totalement artificiels avec l’histoire grecque, toutes sortes d’anachronismes conscients ou involontaires, une influence majeure du modèle littéraire et philosophique grec ;
  • héritage de schèmes narratifs très anciens : on renverra ici aux apports de la théorie dumézilienne, enrichie et sensiblement modifiée par les travaux de D. Briquel

Cet entremêlement difficilement extricable10 fait que cette tradition, tout emprunte de merveilleux et de romanesque qu’elle est, ressemble pour nous à beaucoup de choses – à du théâtre, à de la tragédie11, à de l’épopée, à du roman – mais pas vraiment à ce que nous appelons de l’histoire. Il est donc impérieux d’effectuer ce travail de critique philologique sur ce qui nous est dit de Publicola.

Une figure exemplaire : Publicola et l’étiologie

Conformément aux conceptions romaines de l’histoire et du temps, qui font des initia des moments capitaux de l’histoire des hommes et des choses, portant in nuce l’ensemble des éléments qu’ils développeront par la suite, les primordia sont un moment à part de l’histoire romaine, qui ne peut pas être passé sous silence par les historiens. En outre, l’histoire étant, et en particulier à Rome, une magistra uitae, pour reprendre le mot de Cicéron12, l’historien a le devoir – c’est ce qu’on peut estimer être l’horizon d’attente de son lectorat – de lui fournir des exempla (positifs ou négatifs) susceptibles non seulement de l’éclairer sur les événements passés, mais surtout de lui servir pour affronter le présent et l’avenir. Paradoxalement, le manque évident de sources directes sur ces périodes reculées permet aux historiens et aux antiquaires s’y intéressant de se livrer facilement à l’élaboration de mythes étiologiques, qui sont nombreux, on l’a vu, dans la geste de Publicola : ainsi cet homme est-il mis à l’origine indirecte du champ de Mars ou de l’île Tibérine ou, directe, de la pratique du triomphe “à l’étrusque” (le triumphus stricto sensu), c’est-à-dire de la cérémonie qui prévoit que le triomphateur, monté sur un quadrige de chevaux blancs, se rende de la porta triumphalis au temple de Jupiter capitolin, ou encore de la laudatio funebris. Il y a de fortes chances pour que ce type d’informations soit rattaché de manière totalement artificielle à Publicola.

Du roman à l’histoire : les influences littéraires sur la figure de Publicola

Les influences littéraires sont tout aussi nombreuses et plus évidentes encore13. La mort de Brutus à la bataille de la forêt Arsia, en est un exemple évident. Le premier consul y trouve une mort tragique, puisqu’il périt transpercé par la lance de son ennemi, Arruns Tarquin, qu’il transperce de sa propre lance : il y a dans ce motif un écho incontestable des Sept contre Thèbes, où les deux frères ennemis Étéocle et Polynice connaissent la même fin. Mais on trouve aussi, plus généralement, dans cet épisode, comme l’a souligné B. Mineo14, des motifs empruntés au récit que fait Hérodote de la bataille de Marathon : là aussi on assiste à une épiphanie – celle du dieu Pan, qui apparaît au coureur athénien qui se rend à Sparte pour demander de l’aide contre les Perses, en lui promettant son secours si ses compatriotes l’honorent – assez comparable à celle du dieu Silvain / Faunus, dans le récit de Tite-Live et Denys (à la différence près que ce dernier se fait entendre sans se faire voir). En outre, dans les deux cas, les deux chefs, l’athénien Callimaque et le romain Brutus, trouvent la mort au combat et reçoivent, pour la première fois dans leurs cités respectives, des oraisons funèbres publiques. Ce passage du récit est donc éminemment construit : mais cette convergence spectaculaire ne doit pas faire oublier que, de manière très générale, la poésie tragique et plus globalement le goût hellénistique a profondément pesé, en particulier par l’intermédiaire des productions littéraires d’époque républicaine (les togatae, notamment, dont le Brutus d’Accius est l’exemple le plus connu), sur la forme prise par la tradition historiographique15

Au-delà de ces motifs empruntés, cette influence littéraire se perçoit aussi dans le traitement spécifique des tableaux et des scènes, où abondent les dialogues ainsi que les situations théâtrales et pathétiques, et dans lesquels Publicola se forge l’image d’un modéré soucieux du peuple : ce traitement est tout particulièrement sensible chez Denys et Plutarque. Et une telle reconfiguration de la tradition par l’influence littéraire se fait même très tardivement : on a ainsi pu montrer que la manière dont est éventée la trahison des fils de Brutus lors de la tentative avortée de coup d’État, qui passe par l’interceptiond’une lettre et, chez Denys, par un sacrifice et par une prestation de serment, était directement inspirée de la conjuration de Catilina16.

Enfin, on peut se demander si la construction littéraire qui préside au récit sur les débuts de la royauté, où l’institution royale est fondée par deux figures symboliques, Romulus, qui incarne le geste initial et fondamental, et Numa, qui instaure les institutions dans la durée (notamment les institutions religieuses qui garantissent la pérennité de Rome), n’est pas mécaniquement reproduit pour les débuts de la République à travers le couple fonctionnel Brutus, qui, comme Romulus, fonde instantanément la République et disparaît somme toute assez vite, dès la première année de son consulat, tandis que Publicola installe la République dans la durée (notamment à travers son œuvre législative)17.

De la politique à l’histoire : influences idéologiques sur la figure de Publicola

Mais les interventions anachroniques les plus nettes sont celles qui sont liées à l’influence des idées et modes de pensée de l’époque médio- et tardo-républicaine, qui se manifestent à travers les vices et les vertus, conformément à la perspective essentialisante et moralisatrice de l’historiographie antique, attribués à cette figure politique, qui se voit ainsi totalement réappropriée par l’élite :

  • P. Valerius Publicola, noble soucieux des intérêts et du bien-être du populus, considéré anachroniquement par les annalistes comme étant égal à la plebs, incarne ainsi, d’abord, la concordia ordinum, chère à la pensée politique du Ier siècle a.C., ainsi que le montre son œuvre législative ou son cognomende Publicola, systématiquement compris comme “soucieux / ami du peuple” (il est glosé en grec par δημοκήδης chez Plutarque ; cf. textes 12 et 13). Cette influence des idées politiques de la Rome médio- et tardo-républicaine peut également permettre de rendre compte de sa quasi-superbia – celle qui le pousse à faire construire sa maison au sommet de la Velia : il incarne à lui tout seul, et de manière totalement artificielle, le conflit entre la plèbe et le patriciat, thème structurant de la première décade, qui, très significativement, est inauguré chez Tite-Live dès le livre II. 
  • Autre anachronisme dû à l’intervention consciente et volontaire des sources annalistiques à partir du IIIe siècle, et sans doute sous la pression des clans gentilices : les variantes du récit qui visent manifestement à octroyer à Publicola un rôle central dans l’action. Ainsi en va-t-il de la présentation du viol de Lucrèce chez Denys, dont Publicola est l’un des premiers témoins et celui qui informe Brutus (et par contrecoup déclenche indirectement la révolution ; texte 3) ou l’affaire du coup d’État manqué, toujours chez Denys, où l’esclave Vindicius vient informer directement Publicola, à cause, nous dit l’historien, de son attention pour les pauvres (alors qu’il en informe les deux consuls chez Tite-Live) ; c’est d’ailleurs Publicola qui l’affranchit (nouveau motif étiologique, puisqu’il s’agit de la première manumissio). On notera au passage combien le nom de cet esclave trahit l’artificialité de tout ce récit : Vindicius n’est-il pas un écho de uindex libertatis, titre donné par Tite-Live au premier Brutus, mais revendiqué par plusieurs figures de la fin de la République et du principat18 ?
  • Enfin, son trait de caractère constitutif, celui qui est transmis par son propre cognomen, du moins tel qu’il était compris par les historiens, sa démophilie ou démagogie, résulte lui aussi certainement d’une construction volontaire, par nos sources, de couples d’opposition totalement anachroniques au VIe siècle : Publicola, véritable héros fondateur de la gens Valeria, illustre ainsi le caractère popularis affiché de la gens, par opposition aux Claudii, qui, de la même manière, incarnent la morgue aristocratique. De fait, les historiens du droit sont aujourd’hui quasi-unanimes pour dire que son œuvre législative, et en particulier la très emblématique lex de prouocatione ad populum, est une projection totalement anachronique, puisqu’elle n’a pas dû être promulguée avant 300 a.C.19.
    On rappellera d’ailleurs l’hypothèse d’A. Mastrocinque20 qui voit dans le cognomen Poplicola/Publicola, qui ne peut bien entendu être interprété comme le font nos sources, car l’emploi transitif de cola est secondaire, un surnom signifiant, sur le modèle des formations agricolasiluicola, etc., qui colit publicum (locum), c’est-à-dire “celui qui habite sur un terrain public” (en référence au terrain qui lui a été donné sub Veliis où il fit bâtir sa maison, et à l’emplacement qui lui fut alloué, à l’intérieur du pomoerium, pour que lui soit érigé un tombeau public). Une telle interprétation, j’y reviendrai, pose des problèmes linguistiques insurmontables, mais montre en tous les cas comment un tel surnom, qui a pu être donné au personnage très tôt, en étant mal compris par nos sources, a pu contribuer de manière décisive à la construction littéraire et idéologique du personnage.
  • L’idéologie gentilice peut encore se voir – et ce sera ma dernière remarque concernant ces anachronismes – dans les honneurs reçus par Publicola à sa mort ; comme on sait par le récit que Polybe fait, dans son livre VI, des rituels funèbres que suivent les gentes aristocratiques à l’époque médio-républicaine, les funérailles sont un moment social crucial pour les grandes familles, une sorte de rituel privé à forte publicité où s’affirme par excellence l’idéologie gentilice. On ne sera donc pas étonné de voir que les funérailles de Publicola – qui significativement est présenté dans nos sources comme le πρῶτος ἑυρετής de la laudatio funebris (textes 6 et 7) – soient traitées comme celle d’un membre des familles aristocratiques du IIIe siècle. J’en veux pour preuve le détail des mots qu’emploie Tite-Live (texte 15) :

P. Valerius, omnium consensu princeps belli pacisque artibus, anno post Agrippa Menenio P. Postumio consulibus moritur, gloria ingenti, copiis familiaribus adeo exiguis ut funeri sumptus deesset.

Il s’agit d’un elogium miniature, dont les termes mêmes ne sont pas sans rappeler directement ceux des elogia des membres des familles aristocratiques des IIIe-IIe siècles qui nous sont parvenus, et où sont systématiquement mis en avant, les notions de gloria et de qualité morale, ainsi que le consensus omnium.

L’exemple le plus célèbre est celui donné par les fameux elogia Scipionum, dont je ne citerai que le plus ancien de la tombe, celui de L. Cornelius Scipion, fils de Barbatus, qui fut probablement rédigé peu après sa mort, c’est-à-dire autour de 230 a.C. (CIL, I2, 8-9) :

L. Cornelio. L. f. Scipio
Aidiles. cosol. cesor
Honc oino. ploirume. cosentiont. R[omane]
duonoro. optumo. fuise. uiro
Luciom. Scipione. filios. Barbati
consol. censor. aidilis. hic fuet. a[pud. uos]
hec. cepit. Corsica. Aleriaque. urbe
dedet. tempestatebus. aide. mereto[d]

L’ouverture de l’elogiumhonc oino ploirume cosentiont R[omane] / duonoro optimo fuise uiro… (en lat. class. = hunc unum plurimi consentiunt Romani / bonorum optimum fuisse uirorum…) trouve dans la brève notice nécrologique de Publicola chez Tite-Live de surprenants points de convergence. Or, bien que ces inscriptions constituent à Rome une innovation révolutionnaire, car il n’y avait pas, avant cette date, de tradition épigraphique funéraire dans l’Vrbs, les choix épigraphiques des Scipions ne sont certainement pas isolés, mais il faut imaginer que ce type de formulaires et l’idéologie qui les sous-tend étaient certainement très en vogue auprès des familles aristocratiques de l’époque, comme le confirme l’épitaphe de A. Atilius Calatinus (cos. 258, 254), dont le tombeau s’élevait près de la porte Capène, et que nous transmet Cicéron dans les termes suivants21 :

Hunc unum plurimae consentiunt gentes
populi primarium fuisse uirum

Parmi les nombreux exemples de la profonde influence directe qu’a eue l’idéologie gentilice des IIIe-IIe siècles, sur la production historiographique, dont l’essor eut lieu dans ces années, il faudra donc ranger ce jugement du Padouan sur Publicola22.

Réévaluer la figure historique

Publicola est donc d’abord et avant tout, comme il est inévitable pour des acteurs historiques de cette époque, une reconstruction. Mais doit-on pour autant refuser de comprendre ce qui fait la particularité de ce personnage, par rapport à d’autres, notamment ses collègues au consulat de l’année 509 : Brutus, Collatin, Lucretius Tricipitinus et Marcus Horatius ? On sera attentif au fait que ces derniers sont tous passablement transparents et/ou évacués très rapidement23 : Brutus meurt opportunément et très héroïquement dans un duel mortel à la forêt Arsia, Collatin est rapidement poussé à l’abdication et à l’exil par Brutus, pour être un membre de la gens des Tarquins (prétexte, on l’a vu, sans fondement, puisque Brutus aurait dû être lui aussi visé par une telle mesure d’épuration), Spurius Lucretius Tricipitinus meurt quasi immédiatement après avoir été élu consul suffect à la mort de Brutus, et n’a d’autre mérite au titre de consul que d’avoir été le père de Lucrèce, et enfin Marcus Horatius Pulvillus durant son consulat ne semble avoir fait qu’une unique action digne de mémoire : la dédicace du temple de Jupiter Capitolin. Publicola a, de ce point de vue, une tout autre consistance. On notera d’ailleurs un détail qui me semble significatif dans la première occurrence du nom de Publicola dans l’œuvre de Tite-Live (texte 1) :

Sp. Lucretius cum P. Valerio Volesi filio, Conlatinus cum L. Iunio Bruto uenit cum quo forte Romam rediens ab nuntio uxoris erat conuentus.

P. Valerius est le seul du quarteron de régicides pour lequel Tite-Live donne son patronyme, Volesi filius. Cette particularité n’est pas due à l’exotisme du prénom de son père, mais plutôt au fait, comme on a pu le montrer pour des périodes plus récentes de l’histoire romaine24, que Tite-Live suivait des sources écrites et probablement des documents officiels (fastes consulaires ? Traités ? Textes de lois ?), dont il ne disposait certainement pas pour les trois autres personnages.

Dans ces conditions, on comprendra que la découverte, dans les années 1970, de la fameuse base de Satricum25, document épigraphique de la fin du VIe siècle attestant l’existence d’un Poplios Valesios (= Publius Valerius) dans le sud du Latium, non loin de la frontière avec le pays volsque, a pu consolider – bien que l’inscription en elle-même ne fasse qu’assurer que le nomen Valerius était bien porté par des familles du Latium – les doutes raisonnables de ceux qui voyaient dans Publicola une figure historique et non le pur produit d’annalistes à la solde des grandes gentes du milieu ou de la fin de la République. Depuis cette date, les découvertes qui se sont accumulées sur le versant étrusque et les recherches menées par les historiens sur la pratique du pouvoir en Italie centrale aux VIe et Ve siècles a.C. tendent, ce me semble, à radicalement changer ce cadre trop simpliste, consistant à faire d’un personnage comme Publicola une création totale et anachronique ; au contraire, cette période charnière de l’histoire de Rome doit être replacée dans un cadre géographique et historique plus vaste, celui des expériences tyranniques qui fleurissent dans l’ensemble du monde tyrrhénien (de l’Étrurie à la Campanie) à l’époque tardo-archaïque. 

Le cadre italien : la tyrannie, du monde grec à l’Étrurie

On sait aujourd’hui que ces années charnières de la fin du VIe siècle et du début du Ve siècle ne sont pas nécessairement l’effet d’un de ces synchronismes chers aux historiens antiques, et qui voudraient souligner que Rome a suivi le même chemin démocratique qu’Athènes, à peu près dans les mêmes années. Si synchronisme il y a, il est dans l’exportation de régimes politiques de part et d’autre de la mer Ionienne au cours de ces années décisives : car l’on sait aujourd’hui que les cités étrusques, du moins celles d’Étrurie méridionale, se sont emparé vers la fin du VIe siècle et le début du Ve siècle de cette institution nouvelle qu’est la tyrannie. Ainsi, ont émergé diverses figures historiques de tyrans étrusques, la mieux connue étant Thefarie Velianas, tyran de Caeré et contemporain de Publicola, et attesté par des sources indépendantes de la tradition littéraire (documentation archéologique et épigraphique). Ce Thefarie Velianas fait lui-même écho à toute une série de personnages, tels que les frères Vibenna ou les rois étrusques de Rome, en particulier Servius Tullius, qui sont eux principalement connus par la tradition littéraire, et dont ce qui nous est dit d’eux correspond parfaitement à la pratique du pouvoir des tyrans du monde grec (et en particulier magno-grec). Le Latium et Rome plus spécifiquement, au VIe siècle, situés entre l’Étrurie et la Campanie – et d’ailleurs significativement, à l’époque de Publicola, le roi étrusque Porsenna est en lutte contre Aristodème de Cumes pour le contrôle des cités du Latium méridional – n’échappent pas à ce phénomène, et l’on remarquera que les expériences tyranniques qui fleurissent en Italie tyrrhénienne, Rome comprise, se caractérisent par les traits suivants, en ce qui concerne la pratique du pouvoir :

  • Les tyrans sont des souverains issus non pas des classes aristocratiques, mais de familles subalternes, et tout au moins en forte et rapide ascension sociale (sur 1 ou 2 génération(s) : c’est le cas à Rome de Tarquin l’Ancien et de Servius Tullius26 ; c’est aussi le cas de Thefarie Velianas, si l’on en croit la documentation épigraphique disponible) ;
  • Leur prise de pouvoir va à l’encontre de la pratique traditionnelle et résulte de sortes de coups d’État ou d’une prise de pouvoir de facto plutôt que de jure, que facilitent sans doute leur expertise militaire et les troupes personnelles qui les suivent (qualifiées de sodales dans les sources latines et d’ἑταῖροι dans les sources grecques) : on a affaire à des warlords ou condottieri, à la tête d’armées privées et louant leurs services de conseillers tactiques et de mercenaires à tel ou tel souverain, et profitant de cette position pour prendre le pouvoir. On citera, ainsi, les cas de Tarquin l’Ancien, conseiller militaire et économique d’Ancus Marcius, à en croire les annalistes, ou de Macstarna-Servius Tullius, sodalis de Caeles Vibenna, selon l’empereur Claude ; mais on pourra aussi mentionner des personnages moins connus, comme Atta Clausus et ses hommes qui viennent à Rome précisément à l’époque de Publicola, ou encore le Poplios Valesios du lapis Satricanus, qui est à la tête de suodales.
  • Leur pouvoir passe par une propagande où sont soulignés leurs rapports avec des divinités protectrices : ces divinités sont principalement Jupiter et Hercule, qui traditionnellement dans le monde grec veillent sur les tyrans (cf. Pisistrate, d’après le récit d’Hérodote27, revient à Athènes conduit sur un char guidé par Athéna, comme celui qui conduit Héraklès sur l’Olympe ; on citera le groupe acrotérial du sanctuaire de Fortuna et Mater Matuta sous l’église Sant’Omobono, au cœur du forum Boarium, commandé à l’époque de Servius Tullius, et qui reproduit précisément ce motif mythologique), des divinités guerrières (en particulier Mars, divinité à laquelle est offerte la dédicace de Satricum), mais aussi des divinités tutélaires des commencements, de la jeunesse, du changement (telles que Fortuna, Mater Matuta, Junon, déesses que vénèrent tout particulièrement le Cérite Thefarie Velianas et le Romain Servius Tullius). La cérémonie du triomphe, qui assimile le tyran à Jupiter, ou les insignia imperii qu’il porte (licteurs avec faisceaux et hache, chaise curule, trabée, etc.), et dont héritent, d’après nos sources, les consuls, visent à mettre en évidence ce lien privilégié entre le tyran et les dieux, et qui apparaît comme un trait constitutif de la monarchie tyrannique telle qu’elle est pratiquée en Étrurie.
  • Leur exercice du pouvoir privilégie les soutiens populaires contre les intérêts des aristocrates : cela passe par une politique de grands travaux embellissant la ville (on rappellera, par exemple, que le premier édifice de spectacles ainsi que les premiers spectacles donnés à Rome sont attribués, par les annalistes, à Tarquin l’Ancien), mais aussi par une restructuration des institutions susceptible d’affaiblir l’aristocratie traditionnelle : ainsi en va-t-il de la complexe réforme servienne ou de l’augmentation du nombre de sénateurs28

Cette nouvelle institution royale, qui s’est probablement accompagnée d’un changement de titre, du moins dans certaines régions, on le verra, qui substitue au rex traditionnel, choisi par et parmi les grandes familles, un individu charismatique et puissant, porté par des dynamiques sociales nouvelles, est attesté en Étrurie et en Grande Grèce dès le VIe siècle, mais aussi à Rome, probablement aussi dans le Latium (où l’on a des figures intéressantes de dictateurs, comme Octavius Mamilius de Tusculum, qui s’apparentent de très près à la définition que nous donnons du tyran).

Dans ce vaste débat, éminemment complexe, une question reste ouverte : le statut de Porsenna, le roi étrusque de Chiusi, qui détenait, d’après nos sources, un empire sur l’Étrurie tibérine et en particulier sur Volsinies, siège du sanctuaire fédéral des Étrusques, et a mené une politique offensive sur le Latium, au cours de laquelle – du moins ainsi que le reconstruisent actuellement les historiens29 – il prend Rome (et dépose probablement à cette occasion Tarquin le Superbe, selon une tradition que conservent encore Tacite et Pline30). On sait en particulier grâce à Denys, qui utilise des sources non romaines, et probablement une chronique cumaine (par conséquent des sources qui ne sont pas romano-centrées)31, que son ennemi principal, loin d’être Rome, était Cumes, qui lui disputait le contrôle du Latium. 

Publicola, un “monarque tyrannique” ? 

La tentation est donc grande, compte tenu de ce contexte, d’expliquer les incohérences de la figure de Publicola par le fait que ce personnage a exercé (ou tenté d’exercer) un pouvoir personnel de type monarchique inspiré par les pratiques tyranniques. Voyons ce qui, dans la présentation qu’en font les annalistes, peut aller dans ce sens :

  • Sa politique populiste est un de ces traits tyranniques très probables ; certains32 ont voulu défendre à tout prix l’existence d’une lex de prouocatione dès cette époque, mais cela semble intenable ; en revanche, sa popularité, sur laquelle insistent tous les auteurs au moment de sa chronique nécrologique (cf. textes 15-17), et qui explique l’interprétation de son surnom Poplicola, sans doute ancien, comme qui colit populum, en est un bon signe ;
  • Opposition aux gentes aristocratiques : cet autre aspect, fondamental dans la pratique du pouvoir des tyrans, peut également éventuellement se lire en creux dans le fait qu’il n’ait pas été associé immédiatement au pouvoir par Brutus. Comme rappelé plus haut, chez Plutarque (texte 4) Publicola fut vexé (ἀγανακτῶν) que Collatin lui ait été préféré par le peuple au moment des comices centuriates organisés par Brutus après l’expulsion de Tarquin, et cette déconvenue électorale le conduisit à faire sécession, ce qui en retour fit craindre au peuple qu’il n’aspirât au trône. Ce peut être un motif ajouté tardivement par Plutarque ou par l’une de ses sources, plutôt hostile aux Valerii (et donc probablement pas Valerius Antias), puisqu’il n’apparaît ni chez Tite-Live, ni chez Denys ; mais il est aussi possible d’y voir le souvenir de manœuvres anti-aristocratiques de ce personnage, qui ont été effacées, volontairement ou non, par les autres sources. Un ultérieur trait allant dans ce sens est le fait que sur les 17 tribus rurales qui s’ajoutèrent aux 4 tribus urbaines de la réforme servienne à l’aube du Ve siècle (et déjà établies au moins en 495), seule la Crustumina (Clustumina) consiste en une désignation à base géographique (< Crustumerium) ; les 16 autres tirent leurs noms de gentes aristocratiques, et ce phénomène doit, comme on l’a fait remarquer
  1. Son rapport particulier à Mars, d’abord, est peut-être à lire dans le fait qu’il fait consacrer les propriétés de Tarquin le Superbe à ce dieu, qui est aussi celui auquel les hommes d’armes d’un Poplios Valesios font une imposante offrande dans le sanctuaire de Mater Matuta à Satricum dans les mêmes années. 
  2. Rapport à Mars, toujours, avec son premier triomphe33, qui passe aux yeux des annalistes pour être le premier véritable triomphe à l’étrusque de l’histoire de Rome. Celui-ci est octroyé après la bataille de la forêt Arsia, qui eut lieu le 28 février, et fut donc conduit par le consul le lendemain, aux calendes de mars, c’est-à-dire au premier jour du mois consacré à Mars. 
  3. Un possible rapport avec les déesses de la souveraineté honorées par les tyrans, et tout particulièrement par les rois de Rome, est peut-être à lire en filigrane derrière la tradition, minoritaire dans les sources, qui fait intervenir Valeria, la fille de Publicola, dans l’affaire des otages confiés à Porsenna et libérés par Clélie : il pourrait s’agir d’une récupération volontaire d’une divinité de la souveraineté, dont la statue équestre se trouvait dans la demeure de Tarquin le Superbe34.
  4. Sa nouvelle maison est bâtie sur un terrain public qui lui a été octroyé par le peuple (qui le prend en pitié alors qu’il a exigé de lui qu’il détruisît son palais au sommet de la Velia) au pied de la même colline, là où s’élève, à l’époque classique, le sanctuaire de Vica Pota, qui apparaît donc comme une divinité intimement liée à la gens Valeria. Ce lien entre divinité qui octroie la victoire (militaire) et la domination (politique et militaire : Vica Pota < uincere, potiri) peut apparaître à bon droit comme une divinité tyrannique par excellence. 
  5. L’épisode de la consécration manquée du temple de Jupiter Capitolin (Jupiter du Capitole, le dieu tutélaire par excellence des Tarquins) peut indiquer sa volonté (manquée ?) de récupérer l’œuvre des Tarquins ou de s’inscrire dans leur continuité.
  6. Zosime (Histoire nouvelle, II, 1) rapporte l’itération par Publicola, sur le Tarentum – autel de Dis Pater fondé par son ancêtre Volesus – de festivités menées par son ancêtre, qui sont à l’origine des jeux séculaires : ce faisant, il se fait maître du calendrier, qui est la prérogative essentielle du rex ou, comme on le verra du tyran politique (et non du rex sacrorum, puisque le calendrier, sous la République, est l’apanage du pontifex maximus).
  • Confusion public/privé : la privatisation du public, qui est l’une des marques de fabrique du pouvoir royal et tout particulièrement tyrannique, se voit bien dans les épisodes concernant sa demeure et son tombeau. Plutarque (Publ., 20.2-3) ajoute un détail significatif : la maison qu’il fait reconstruire sub Veliis est la seule, à Rome, à s’ouvrir vers l’extérieur, c’est-à-dire, glose‑t‑il, sur le domaine public. On note, en outre, que son premier palais, sur la Velia, se trouve à l’emplacement même de la demeure de Tullus Hostilius, et que sa seconde demeure, au pied de la colline et jouxtant le temple de Vica Pota, est en fait, comme l’ont montré les travaux de F. Coarelli35, à l’emplacement de la regia, autrement dit du palais du rex (sacrorum ?).
  • Propagande romuléenne : son triomphe du 1er mars est une claire référence au premier triomphe de Romulus, qui était toutefois une ouatio et non un triumphus, après sa victoire sur Acron, qui eut lieu également un 1er mars ; on serait tenté d’y lire la trace d’une propagande romuléenne activement menée par Publicola (tout comme Servius Tullius avait tenté de s’accaparer la figure de Romulus). De même, l’emplacement qui lui fut octroyé sur le domaine public pour élever un tombeau familial à l’intérieur du pomoerium – et la tradition, sur ce point, s’est vue confirmée par la découverte d’une épitaphe à son nom (CIL, I1327 : PValesius Valesi f. / Poplicola) – est en lien, d’après F. Coarelli, avec le temple de Romulus36.

À y regarder de près, le seul trait tyrannique qu’on ne retrouve pas dans le portrait que fait du personnage la tradition annalistique est la politique de grands travaux d’aménagement de la ville ; pour le reste, il me semble que la tradition, qui prête à Publicola à la fois une pratique solitaire du pouvoir et son maintien au consulat durant trois années de suite (ce qui ne se reproduira pas avant le IIe siècle), conserve le souvenir d’une pratique effective ou putative du pouvoir monarchique à ce personnage – pratique totalement incompatible avec les soubassements idéologiques qui fondent cette tradition à l’époque médio-républicaine, où la res publica libera, régime dont l’image se construit en opposition totale et radicale avec le regnum, ne peut pas connaître de retours en arrière. Et pourtant, l’on sait aujourd’hui, par des sources à la fois épigraphiques et philologiques, que les cités d’Étrurie méridionale ont connu des retours à la royauté tout au long du Ve siècle, voire au-delà. Sur ce point, l’exemple traditionnel donné par la notice de Tite-Live(5.1), faisant état de l’élection d’un roi à Véies (qui soulève l’hostilité des oligarchies que sont les autres cités étrusques) au début du IVe siècle :

Veientes contra, taedio annuae ambitionis quae interdum discordiarum causa erat, regem creauere. Offendit ea res populorum Etruriae animos, non maiore odio regni quam ipsius regis : grauis iam is antea genti fuerat opibus superbiaque, quia sollemnia ludorum quos intermitti nefas est uiolenter diremisset, cum ob iram repulsae, quod suffragio duodecim populorum alius sacerdos ei praelatus esset, artifices, quorum magna pars ipsius serui erant, ex medio ludicro repente abduxit.37

A trouvé une confirmation inattendue avec la découverte des fameux elogia Tarquiniensia dans les années 1970 : ces inscriptions honorifiques rédigées en latin et élevées sur le forum de Tarquinia au début de l’époque impériale citent les hauts-faits de grands personnages de la Tarquinia tardo-archaïque ; et l’un d’eux fait explicitement référence à un roi de Caeré nommé Orgolnius à une époque qui a de bonnes chances d’être le Ve siècle38. Il ne faut donc pas être a priori étonné par l’hypothèse – il faudrait même plutôt s’y s’attendre – selon laquelle Rome a connu de semblables retours, même momentanés, à la monarchie.

Il reste à déterminer quel type de pouvoir monarchique a exercé ou a été tenté d’exercer Publicola : fut-il un tyran à l’étrusque, une sorte de condottiereà la tête de sodales – comme le Poplios Valesios de Satricum –, qui aurait profité du vide induit par la prise de Rome par Porsenna ? On notera un détail qui peut aller dans ce sens : chez Denys, Publicola est présenté comme une sorte d’intermédiaire entre le roi étrusque et les Romains (texte 14). S’agit-il plutôt d’un magistrat unique, qui aurait pu porter le titre de dictator (qui est utilisé également à Tusculum et qui est celui du chef de la ligue latine), ou bien celui de praetor maximus (qui désigne le magistrat chargé de planter le clauus annalis dans le temple de Jupiter du Capitole, et qui sert depuis le début de la République au comput des années civiles), ou encore celui de magister populi, qui, d’après les antiquaires, est le nom initialement porté par le dictateur39 ? Dans tous les cas, la prise de Rome par Porsenna, que la tradition a tenté de faire oublier et qui est probablement la cause réelle du départ de Tarquin le Superbe, a certainement offert un contexte favorable pour l’expérimentation de ces nouvelles pratiques de pouvoir ; si l’on suit une hypothèse avancée par T. Cornell40, qui propose de placer la reductio ad sacra du roi bien avant 509 et probablement dès l’avènement des rois étrusques, qui se seraient accaparés les pouvoirs politiques (et certains pouvoirs religieux, comme les prérogatives calendaires et l’inauguration des temples) du roi, tout en laissant le titre de rex (c’est-à-dire rex sacrificulus ou rex sacrorum) à un sacerdos, dépossédé de tout pouvoir politique, on pourrait voir en P. Valerius Publicola un magistrat viager, en tout point comparable au zilaθ des inscriptions étrusques les plus anciennes (à Rubiera et à Pyrgi41). Je tiens d’ailleurs à souligner que dans la fameuse inscription étrusque sur lamelle d’or retrouvée à Pyrgi, Thefarie Velianas est zilaθ depuis trois ans et qu’on a donc affaire à une magistrature annuelle renouvelable, probablement une fonction viagère, comme le sont d’ailleurs, à Rome, les sacerdoces, et comme l’était la fonction royale ; du reste, dans la version phénico-punique, la fonction zilacal seleitala est traduite par mlk qui désigne normalement un roi : tout cela montre bien qu’on a affaire à une institution monarchique sans véritable équivalent. 

Publicola pourrait donc avoir été un monarque ou un magistrat de ce type ; je rappellerais d’ailleurs à ce propos la vieille hypothèse proposée par J. Gagé42 à propos du surnom Poplicola/Publicola qui est attribué à ce personnage : pour lui, il ne s’agit pas de l’univerbation d’une expression forgée autour des mots populus et colere, quel que soit le sens qu’on veuille donner à ce verbe, mais d’une formation diminutive en –colus à partir du subst. populus au sens archaïque de “armée, peuple en armes” (conservé dans lat. (de)populari “ravager” ou dans magister populi). Poplicola serait ainsi, selon lui, une sorte de doublet argotique du magister populi, nom possible du chef de l’État romain à la charnière des VIe et Ve siècles. D’ailleurs, on terminera sur cette remarque : lors de la bataille de la forêt Arsia, Brutus commande la cavalerie (qui constitue l’essentiel de la force militaire à l’époque médio-républicaine), tandis que Publicola dirige l’infanterie, qui est, à cette époque, l’arme la plus importante des armées. Est-ce là un effet fortuit de la reconstitution des sources, qui voulaient faire mourir Brutus à cheval, ou ne peut-on y voir plutôt un écho déformé du couple magister equitum/magister populi, laissant entendre que Publicola occupait bien cette fonction ?

Conclusion

Il me semble donc que beaucoup d’indices doivent amener à faire de Publicola un monarque inspiré par les expériences tyranniques d’Étrurie, soutenu par ou tirant profit de la politique de Porsenna dans le Latium : après la prise de Rome, ce dernier aurait pu confier à cet homme fort le pouvoir sur l’Vrbs, ce qui lui aurait permis de continuer sa politique au sud du Latium. 

Bien entendu il est probable que nous ne puissions jamais trancher ; c’est que les sources littéraires desquelles nous sommes principalement tributaires sont incapables de penser d’autres formes de royauté que celles qui leur étaient contemporaines (les monarchies hellénistiques) et qui modelaient leur manière de se représenter la monarchie archaïque. C’est là l’origine de cette dichotomie totalement artificielle regnum vs. res publica libera, qui tend à faire de ces deux régimes deux pratiques antinomiques du pouvoir, alors qu’on a sans doute eu affaire en réalité à un continuum ; d’ailleurs le Ve siècle romain est riche de personnages tentés par des expériences de pouvoir solitaire (les fameux adfectatores regni Spurius Cassius, Spurius Manlius et Marcus Manlius Capitolinus, mais aussi Coriolan ou même Camille). On voit ainsi tout le bénéfice qu’on tirerait d’une histoire de la royauté romaine menée sur le long terme et remise dans un contexte régional plus vaste, incluant l’Étrurie et la Grande Grèce.

Annexes

P. Valesius Volusi f. Poplicola     [cos. suff. 509 ; cos. 508, 507, 504 ; triumph. 509, 505 (?), 504 ; †503]

Sources historiographiques sur Publicola43

Le régicide

1• Liv. 1.58.6

Sp. Lucretius cum P. Valerio Volesi filio, Conlatinus cum L. Iunio Bruto uenit cum quo forte Romam rediens ab nuntio uxoris erat conuentus.

“Spurius Lucretius arrive avec Publius Valerius, fils de Volesus, Collatin avec Lucius Junius Brutus, qui l’accompagnait alors qu’il retournait justement à Rome lorsqu’il avait rencontré le messager de son épouse”.

2• Liv. 1.59.1-2

Brutus, illis luctu occupatis, cultrum ex uolnere Lucretiae extractum, manantem cruore prae se tenens, ’Per hunc, inquit, castissimum ante regiam iniuriam sanguinem iuro, uosque, di, testes facio me L. Tarquinium Superbum cum scelerata coniuge et omni liberorum stirpe ferro igni quacumque dehinc ui possim exsecuturum, nec illos nec alium quemquam regnare Romae passurum.’ Cultrum deinde Conlatino tradit, inde Lucretio ac Valerio, stupentibus miraculo rei, unde nouum in Bruti pectore ingenium. Vt praeceptum erat iurant.

“Les laissant à leur douleur, Brutus retire le poignard de la blessure de Lucrèce et, le brandissant tout dégoulinant de sang, s’écrie : ‘Par ce sang si pur avant l’outrage d’un membre de la famille royale, je jure, et je vous en prends à témoin, dieux, de chasser d’ici Lucius Tarquin le Superbe, ainsi que sa criminelle épouse et toute sa descendance, par le fer, par le feu, par n’importe quel moyen qui sera en mon pouvoir, et de ne plus admettre que ni eux ni personne d’autre n’exerce de pouvoir royal à Rome’. Il passe ensuite le poignard à Collatin, puis à Lucretius et Valerius, stupéfaits de ce miracle qui révélait une nature inconnue dans l’âme de Brutus. Ils répètent le serment dans les termes où il l’avait formulé”.

3• Dion. Hal. 4.67.3-4

Ἦν δέ τις ἐν αὐτοῖς Πόπλιος Οὐαλέριος ἑνὸς τῶν ἅμα Τατίῳ παραγενομένων εἰς Ῥώμην Σαβίνων ἀπόγονος, 
δραστήριος ἀνὴρ καὶ φρόνιμος. Οὗτος ἐπὶστρατόπεδον ὑπ᾽ αὐτῶν πέμπεται τῷ τ᾽ ἀνδρὶ τῆς Λουκρητίας 
τὰ συμβεβηκότα φράσων καὶ σὺν ἐκείνῳ πράξων ἀπόστασιν τοῦ στρατιωτικοῦ πλήθους ἀπὸ τῶντυράννων. 
Ἄρτι δ᾽ αὐτῷ τὰς πύλας ἐξεληλυθότι συναντᾷ κατὰ δαίμονα παραγινόμενος εἰς τὴν πόλιν ὁ Κολλατῖνος 
ἀπὸ στρατοπέδου, τῶν κατεσχηκότων τὴνοἰκίαν αὐτοῦ κακῶν οὐδὲν εἰδὼς καὶ σὺν αὐτῷ Λεύκιος Ἰούνιος, 
ᾧ Βροῦτος ἐπωνύμιον ἦν.

“Parmi eux se trouvait un certain Publius Valerius, le descendant d’un des Sabins qui s’était transféré à Rome avec Tatius, un homme d’action et de réflexion. C’est lui qu’on envoie au camp à la fois pour rapporter ce qu’il s’était passé au mari de Lucrèce et pour provoquer, avec son aide, une révolution de l’armée contre les tyrans. À peine eut-il franchi les portes qu’il tombe par chance sur Collatin, qui rentrait dans sa ville depuis le camp en ignorant tout du malheur qui avait frappé sa maison, en compagnie de Lucius Junius surnommé Brutus”.

Déconvenues électorales

4• Plut., Publ., 1.4-5 ; 2.1

[ὁ Οὐαλέριος] (…) ἐλπίζων μετὰ τὸν Βροῦτον αἰρεθήσεσθαι καὶ συνπατεύσειν διήμαρτεν. 
Ἡιρέθη γὰρ ἄκοντι τῷ Βρούτῳ συνάρχων ἀντὶ τοῦ Οὐαλερίου ΤαρκύνιοςΚολλατῖνος, 
ὁ Λουκρητίας ἀνήρ, οὐδὲν ἀρετῇ Οὐαλερίου διαφέρων, ἀλλ’οἱ δυνατοὶ δεδιότες τοὺς βασιλεῖς 
ἔτι πολλὰ πειρῶντας ἔξωθεν καὶ μαλάσσοντας τὴνπόλιν, ἐβούλοντο τὸν ἐντονώτατον 
αὐτοῖς ἐχθρὸν ἔχειν στρατηγὸν ὡς οὐχ ὑφησόμενον.

Ἀγανακτῶν οὖν ὁ Οὐαλέριος, εἰ μὴν πιστεύεται πάντα πράττειν ἕνεκα τῆς πατρίδος, 
ὅτι μηδὲν ἰδίᾳ κακὸν ὑπὸ τῶν τυράννων πέπονθε, τῆς τε βουλῆς ἀπέστη καὶτὰς συνηγορίας 
ἀπεῖπε καὶ τὸ πράττειν τὰ κοινὰ παντελῶς ἐξέλιπεν, ὥστε καὶ λόγον τοῖς πολλοῖς παρασχεῖν 
καὶ φροντίδα, φοβουμένοις μὴ δι’ὀργὴνπροσθέμενος τοῖς βασιλεῦσιν ἀνατρέψῃ τὰ 
πράγματα καὶ τὴν πόλιν ἐπισφαλῶς ἔχουσαν.

“Valerius espéra qu’il serait associé à Brutus au consulat ; il se trompa cependant, et Brutus, contre son propre gré, au lieu de Valerius, eut pour collègue Tarquinius Collatinus, mari de Lucrèce. Ce n’est pas que ce dernier eût plus de mérite que Valerius ; mais les grands de la ville, craignant les Tarquins, qui mettaient tout en œuvre depuis l’extérieur pour adoucir la population, voulurent avoir pour chef l’ennemi le plus implacable des rois, celui qui paraissait ne devoir jamais se laisser fléchir.

Valerius, indigné qu’on ne le crût pas capable de tout faire pour sa patrie, parce qu’il n’avait éprouvé de la part des tyrans aucune injure personnelle, se retira du sénat, quitta le barreau, et renonça entièrement aux affaires publiques. Le peuple en eut de l’inquiétude ; il craignit que Valerius, dans son ressentiment, ne se tournât du côté des rois, et ne renversât la République, encore mal affermie”.

Triomphe de Valerius Publicola et funérailles de Brutus

5• Liv. 2.7.3

P. Valerius consul spolia legit triumphansque inde Romam rediit. Collegae funus quanto tum potuit apparatu fecit.

“Le consul Publius Valerius fit enlever les dépouilles et rentra en triomphe à Rome. Il fit à son collègue des funérailles aussi magnifiques qu’on le pouvait alors”.

6• Dion. Hal. 5.17. 2-3

Ὑπήντα δ᾽ αὐτοῖς ἥ τε βουλὴ θριάμβου καταγωγῇ ψηφισαμένη κοσμῆσαι τὸν ἡγεμόνα, 
καὶ ὁ δῆμος ἅπας κρατῆρσι καὶ τραπέζαις ὑποδεχόμενος τὴν στρατιάν. Ὡςδ᾽ εἰς τὴν πόλιν ἀφίκοντο,
πομπεύσας ὁ ὕπατος, ὡς τοῖς βασιλεῦσιν ἔθος ἦν, ὅτε τὰς τροπαιοφόρους πομπάς τε καὶ θυσίας ἐπιτελοῖεν, 
καὶ τὰ σκῦλα τοῖς θεοῖςἀναθείς, ἐκείνην μὲν τὴν ἡμέραν ἱερὰν ἀνῆκε καὶ τοὺς ἐπιφανεστάτους 
τῶν πολιτῶν ἑστιάσει προθεὶς ὑπεδέχετο· τῇ δ᾽ ἑξῆς ἡμέρᾳ φαιὰν ἐσθῆτα λαβὼν καὶ τὸΒρούτου 
σῶμα προθεὶς ἐν ἀγορᾷ κεκοσμημένον ἐπὶ στρωμνῆς ἐκπρεποῦς συνεκάλει τὸν δῆμον εἰς ἐκκλησίαν 
καὶ προελθὼν ἐπὶ τὸ βῆμα τὸν ἐπιτάφιον ἔλεξενἐπ᾽αὐτῷ λόγον. Εἰ μὲν οὖν Οὐαλέριος πρῶτος
κατεστήσατο τὸν νόμον τόνδε Ῥωμαίοις ἢ κείμενον ὑπὸ τῶν βασιλέων παρέλαβεν, οὐκ ἔχω τὸ σαφὲς εἰπεῖν.

“Ils furent rejoints par le Sénat, qui avait décrété un triomphe en l’honneur de leur général ainsi que par le peuple tout entier, qui accueillit l’armée avec des vases remplis de vins et des tables couvertes de mets. Quand ils firent leur entrée dans la ville, le consul fit son triomphe à la manière des rois, lorsqu’ils menaient les processions où trônaient les dépouilles des vaincus et accomplissaient les sacrifices, consacra les dépouilles aux dieux, fit compter ce jour-là comme sacré et offrit un banquet aux citoyens les plus illustres. Mais le lendemain, tout habillé de noir, il fit apprêter et exposer le corps de Brutus au milieu du forum sur un magnifique lit de parade, et convoqua le peuple ; il monta alors à la tribune et prononça un éloge funèbre en son honneur. Valerius fut-il donc le premier à introduire cette coutume chez les Romains ou fut-elle établie par les rois, auxquels il l’emprunta ? Je ne saurais le dire avec certitude”.

7• Plut., Publ., 9.10

Ἀπεδέξαντο δὲ τοῦ Οὐαλλερίου καὶ τὰς εἰς τὸν συνάρχοντα τιμάς, αἷς ἐκκομιζόμενον καὶ 
θαπτόμενον ἐκόσμησε· καὶ λόγον ἐπ᾽ αὐτῷ διεξῆλθεν ἐπιτάφιον, ὃςοὕτως ὑπὸ Ῥωμαίων 
ἠγαπήθη καὶ τοσαύτην ἔσχε χάριν ὥστε πᾶσι τοῖς ἀγαθοῖς καὶ μεγάλοις ὑπάρχειν ἐξ ἐκείνου 
τελευτήσασιν ὑπὸ τῶν ἀρίστων ἐγκωμιάζεσθαι.

“On approuva aussi les honneurs que Valerius rendit à son collègue en rehaussant l’éclat de son convoi et de son enterrement. Il prononça son oraison funèbre, et celle-ci fut tellement goûtée des Romains et fit tant de plaisir que, depuis ce temps-là, tous les grands hommes furent loués après leur mort par les meilleurs citoyens”.

Soupçons d’adfectatio regni

8• Liv. 2.7.5-7 et 12

Consuli deinde qui superfuerat [scil. P. Valerio], ut sunt mutabiles uolgi animi, ex fauore non inuidia modo, sed suspicio etiam cum atroci crimine orta. Regnum eum adfectare fama ferebat, quia nec collegam subrogauerat in locum Bruti et aedificabat in summa Velia : ‘ibi alto atque munito loco arcem inexpugnabilem fieri’. Haec dicta uolgo creditaque cum indignitate angerent consulis animum, uocato ad concilium populo submissis fascibus in contionem escendit. Gratum id multitudini spectaculum fuit, submissa sibi esse imperii insignia confessionemque factam populi quam consulis maiestatem uimque maiorem esse. (…) Delata confestim materia omnis infraVeliam et, ubi nunc Vicae Potae est, domus in infimo cliuo aedificata.

“Par la suite, le consul survivant, victime de l’inconstance de la foule, vit sa popularité faire place à l’aversion et même à des soupçons et à des accusations abominables. Le bruit courait qu’il aspirait au trône, parce qu’il ne s’était pas fait donner de collègue en remplacement de Brutus et qu’il faisait bâtir au sommet de la colline de la Vélia : ‘Sur cette position élevée et très forte, il aurait une citadelle imprenable’. Ces calomnies s’accréditant dans le public indignaient et tourmentaient le consul ; il convoqua l’assemblée du peuple, fit abaisser les faisceaux devant elle et monta à la tribune. La foule fut flattée de voir s’incliner devant elle les insignes du pouvoir : c’était reconnaître que le peuple était supérieur au consul en majesté et en puissance (…). Il fit transporter immédiatement tous les matériaux au pied de la Velia, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le temple de Vica Pota, et fit bâtir sa maison tout au bas de la côte.”

9• Dion. Hal. 5.19.1

Μετὰ δὲ τὴν Βρούτου τελευτὴν ὁ συνύπατος αὐτοῦ Οὐαλέριος ὕποπτος γίνεται τοῖς 
δημοτικοῖς ὡς βασιλείαν κατασκευαζόμενος· πρῶτον μὲν ὅτι μόνος κατέσχετὴν ἀρχὴν 
δέον εὐθὺς ἑλέσθαι τὸν συνύπατον, ὥσπερ ὁ Βροῦτος ἐποίησε Κολλατῖνον ἐκβαλών· ἔπειθ᾽ 
ὅτι τὴν οἰκίαν ἐν ἐπιφθόνῳ τόπῳ κατεσκευάσατο λόφονὑπερκείμενον τῆς ἀγορᾶς ὑψηλὸν 
ἐπιεικῶς καὶ περίτομον, ὃν καλοῦσι Ῥωμαῖοι Οὐελίαν, ἐκλεξάμενος.

“Après la mort de Brutus, son collègue Valerius fut en butte au soupçon, de la part du peuple, d’aspirer au trône. Le premier motif en était qu’il occupait seul sa charge, alors qu’il aurait dû se donner immédiatement un collègue, comme l’avait fait Brutus après avoir démis Collatin. Le second, qu’il s’était fait construire sa maison à un emplacement qui suscitait la jalousie, puisqu’il avait choisi une colline assez élevée et escarpée, qui dominait le forum (les Romains l’appellent la Velia)”. 

10• Plut., Publ., 10.1-3

Ἀλλὰ δι᾽ ἐκεῖνα μᾶλλον ἤχθοντο τῷ Οὐαλλερίῳ καὶ προσέκρουον, ὅτι Βροῦτος μέν, ὃν πατέρα 
τῆς ἐλευθερίας ἐνόμιζεν ὁ δῆμος, οὐκ ἠξίωσε μόνος ἄρχειν, ἀλλὰ καὶπρῶτον αὐτῷ συνάρχοντα 
προσείλετο καὶ δεύτερον ‘οὑτοσὶ δ᾽, ἔφασαν, εἰς αὐτόν ἅπαντα συνενεγκάμενος οὐκ ἔστι τῆς 
Βρούτου κληρονόμος ὑπατείας μηδὲναὐτῷ προσηκούσης, ἀλλὰ τῆς Ταρκυνίου τυραννίδος. 
Καίτοι τί δεῖ λόγῳ μὲν Βροῦτον ἐγκωμιάζειν, ἔργῳ δὲ μιμεῖσθαι Ταρκύνιον, ὑπὸ ῥάβδοις ὁμοῦ 
πάσαις καὶπελέκεσι κατιόντα μόνον ἐξ οἰκίας τοσαύτης τὸ μέγεθος ὅσην οὐ καθεῖλε τὴν τοῦ 
βασιλέως ;’ Καὶ γὰρ ὄντως ὁ Οὐαλλέριος ᾤκει τραγικώτερον ὑπὲρ τὴνκαλουμένην Οὐελίαν 
οἰκίαν ἐπικρεμαμένην τῇ ἀγορᾷ καὶ καθορῶσαν ἐξ ὕψους ἅπαντα, δυσπρόσοδον δὲ πελάσαι 
καὶ χαλεπὴν ἔξωθεν, ὥστε καταβαίνοντοςαὐτοῦ τὸ σχῆμα μετέωρον εἶναι καὶ βασιλικὸν τῆς 
προπομπῆς τὸν ὄγκον.

“Si Valerius s’attira le mécontentement et l’hostilité des citoyens, c’est pour une autre raison. Brutus, que le peuple regardait comme le père de la liberté, n’avait pas prétendu gouverner seul et il s’était adjoint un premier, puis un deuxième collègue. ‘Mais Valerius, disait-on, qui concentre en sa personne tous les pouvoirs, n’est pas l’héritier du consulat de Brutus, auquel le sien ne ressemble nullement, mais de la tyrannie de Tarquin. Qu’avons-nous besoin qu’il loue Brutus en paroles, si en fait il imite Tarquin, en marchant seul entouré de tous les faisceaux et de toutes les haches, quand il descend de sa maison, qui surpasse en grandeur celle du roi qu’il a démolie ?’ Et, effectivement, Valerius habitait de façon trop théâtrale, sur le mont appelé Velia, une maison qui surplombait le forum et voyait d’en haut tout ce qui s’y passait. Elle était d’un accès escarpé et difficile, de sorte que, quand il en descendait, il offrait là-haut le pompeux aspect d’un cortège royal”.

11• Plut., Publ., 10.6

Ἐδέχοντο γὰρ οἱ φίλοι τὸν Οὐαλλέριον ἄχρι οὗ τόπον ἔδωκεν ὁ δῆμος αὐτῷ καὶ κατεσκεύασεν 
οἰκίαν ἐκείνης μετριωτέραν, ὅπου νῦν ἱερόν ἐστιν Οὐίκας Πόταςὀνομαζόμενον.

“Ses amis, en effet, logèrent Valerius jusqu’à ce que le peuple lui eût donné un emplacement où il bâtit une maison plus modeste que l’ancienne, dans le lieu où se trouve à présent le sanctuaire appelé du nom de Vica Pota”.

Œuvre législative et surnom de Publicola

12• Liv. 2.8.1-3

Latae deinde leges, non solum quae regni suspicione consulem absoluerent, sed quae adeo in contrarium uerterent ut popularem etiam facerent : inde cognomen factum Publicolae est. Ante omnes de prouocatione aduersus magistratus ad populum sacrandoque cum bonis capite eius qui regni occupandi consilia inisset gratae in uolgus leges fuere. Quas cum solus pertulisset, ut sua unius in his gratia esset, tum deinde comitia collegae subrogando habuit.

“Il présenta ensuite des lois qui devaient faire justice de ses prétendues ambitions monarchiques, et même le montrer sous un aspect tout opposé, et en faire un démocrate : de là son surnom de Publicola. Entre autres, la loi qui permet d’en appeler au peuple contre un magistrat et celle qui déclare anathèmes la personne et les biens de quiconque aspirera au trône furent particulièrement bien reçues de la multitude. Après avoir fait passer ces lois seul, pour s’en réserver tout le mérite, il fit seulement ensuite des élections pour remplacer son collègue”.

13• Dion. Hal. 5.19.4-5

Νόμους τε φιλανθρωποτάτους ἔθετο βοηθείας ἔχοντας τοῖς δημοτικοῖς· ἕνα μέν, 
ἐν ᾧ διαρρήδην ἀπεῖπεν ἄρχοντα μηδένα εἶναι Ῥωμαίων, ὃς ἂν μὴ παρὰ τοῦδήμου λάβῃ 
τὴν ἀρχήν, θάνατον ἐπιθεὶς ζημίαν, ἐάν τις παρὰ ταῦτα ποιῇ, καὶ τὸν ἀποκτείναντα τούτων 
τινὰ ποιῶν ἀθῷον· ἕτερον δ᾽, ἐν ᾧ γέγραπται, ‘Ἐάν τιςἄρχων Ῥωμαίων τινὰ ἀποκτείνειν 
ἢ μαστιγοῦν ἢ ζημιοῦν εἰς χρήματα θέλῃ, ἐξεῖναι τῷ ἰδιώτῃ προκαλεῖσθαι τὴν ἀρχὴν ἐπὶ 
τὴν τοῦ δήμου κρίσιν, πάσχειν δ᾽ ἐν τῷμεταξὺ χρόνῳ μηδὲν ὑπὸ τῆς ἀρχῆς, ἕως ἂν ὁ δῆμος 
ὑπὲρ αὐτοῦ ψηφίσηται’. Ἐκ τούτων γίνεται τῶν πολιτευμάτων τίμιος τοῖς δημοτικοῖς, 
καὶ τίθενται αὐτῷἐπωνύμιον Ποπλικόλαν· τοῦτο κατὰ τὴν Ἑλλήνων διάλεκτον βούλεται δηλοῦν δημοκηδῆ.

“Il mit en place également des lois extrêmement bénéfiques et utiles au peuple : par l’une, il interdit formellement l’accès à une magistrature romaine à quiconque n’avait pas obtenu son mandat du peuple, sous peine de mort en cas de transgression, et en garantissant l’impunité de celui qui tuerait un tel homme ; l’autre stipule que ‘si un magistrat romain entend mettre à mort, flageller ou punir d’une amende un simple particulier, celui-ci est autorisé à convoquer le magistrat devant le peuple pour un jugement, et qu’il ne peut encourir aucune peine de la part du magistrat dans le laps de temps qui le sépare du vote du peuple à son sujet’. Ces mesures lui valurent l’estime du peuple et lui gagnèrent le surnom de Poplicola, qui signifie, en grec, ‘Soucieux du peuple’ [δημοκήδης]”.

Relations avec Porsenna

14• Dion. Hal. 5.32.1

Ἀφικομένης δὲ τῆς πρεσβείας εἰς Ῥώμην ἡ βουλὴ μὲν ἐψηφίσατο Ποπλικόλᾳ θατέρῳ τῶν 
ὑπάτων πεισθεῖσα πάντα συγχωρεῖν, ὅσα ὁ Τυρρηνὸς ἠξίου, κάμνειν τὸνδημότην καὶ 
ἄπορον ὄχλον οἰομένη τῇ σπάνει τῶν ἐπιτηδείων, καὶ ἀγαπητῶς δέξεσθαι τὴν τοῦ 
πολέμου λύσιν, ἐφ᾽ οἷς ἂν γένηται δικαίοις.

“Quand l’ambassade [de Porsenna] fut arrivée à Rome, le sénat, convaincu par Poplicola, l’un des consuls, décida d’accorder tout ce que demandait l’Étrusque ; les sénateurs croyaient que les plébéiens et la partie pauvre du peuple souffraient de la disette et qu’ils verraient d’un bon œil la fin de la guerre, quelles qu’en fussent les conditions”.

Mort et honneurs posthumes

15• Liv. 2.16.7

P. Valerius, omnium consensu princeps belli pacisque artibus, anno post Agrippa Menenio P. Postumio consulibus moritur, gloria ingenti, copiis familiaribus adeo exiguis ut funeri sumptus deesset ; de publico est datus. Luxere matronae ut Brutum.

“Publius Valérius, unanimement reconnu comme le premier des généraux et des hommes d’État, meurt l’année suivante, sous le consulat d’Agrippa Ménénius et de Publius Postumius, au comble de la gloire, mais si dénué de ressources personnelles qu’il n’y avait pas de quoi payer ses funérailles : ce fut l’État qui s’en chargea. Les femmes prirent le deuil comme pour Brutus”.

16• Dion. Hal. 5.47.1-4

Ἐπὶ δὲ τῆς τούτων ἀρχῆς Πόπλιος Οὐαλέριος Ποπλικόλας ἐπικαλούμενος νοσήσας ἐτελεύτα, 
κράτιστος τῶν τότε Ῥωμαίων κατὰ πᾶσαν ἀρετὴν νομισθείς. (…)Ἐκεῖνος τοίνυν ὁ ἀνὴρ συγκαταλύσας 
μὲν τοὺς βασιλεῖς ἐν τοῖς πρώτοις τέτταρσι πατρικίοις καὶ δημεύσας αὐτῶν τὰς ὑπάρξεις, 
τετράκις δὲ τῆς ὑπατικῆςἐξουσίας γενόμενος κύριος, μεγίστους δὲ δύο νικήσας πολέμους καὶ 
θριάμβους καταγαγὼν ἀπ᾽ ἀμφοτέρων, τὸν μὲν πρῶτον ἀπὸ τοῦ Τυρρηνῶν ἔθνους, 
τὸν δὲδεύτερον ἀπὸ Σαβίνων, τοιαύτας ἀφορμὰς χρηματισμοῦ λαβών, ἃς οὐδεὶς ἂν ὡς 
αἰσχρὰς καὶ ἀδίκους διέβαλεν, οὐχ ἑάλω τῇ πάντας ἀνθρώπους καταδουλουμένῃκαὶ 
ἀσχημονεῖν ἀναγκαζούσῃ φιλοχρηματίᾳ· ἀλλ᾽ ἐπὶ τῇ μικρᾷ καὶ πατροπαραδότῳ διέμενεν 
οὐσίᾳ σώφρονα καὶ αὐτάρκη καὶ πάσης ἐπιθυμίας κρείττονα βίονζῶν, καὶ παῖδας ἐπὶ τοῖς 
ὀλίγοις χρήμασιν ἐθρέψατο τοῦ γένους ἀξίους, καὶ δῆλον ἐποίησεν ἅπασιν, ὅτι πλούσιός 
ἐστιν οὐχ ὁ πολλὰ κεκτημένος, ἀλλ᾽ ὁ μικρῶνδεόμενος. Πίστις δ᾽ ἀκριβὴς καὶ ἀναμφίλεκτος 
τῆς αὐταρκείας τοῦ ἀνδρός, ἣν ἀπεδείξατο παρὰ πάντα τὸν τοῦ βίου χρόνον, ἡ μετὰ τὸν 
θάνατον αὐτοῦ φανεῖσαἀπορία. Οὐδὲ γὰρ αὐτὰ τὰ εἰς τὴν ἐκκομιδὴν τοῦ σώματος καὶ ταφήν, 
ὧν ἀνδρὶ προσήκει τηλικούτῳ τυχεῖν, ἀρκοῦντα ἐν τοῖς ὑπάρχουσι κατέλιπεν· ἀλλ᾽ἐμέλλησαν 
αὐτὸν οἱ συγγενεῖς φαύλως πως καὶ ὡς ἕνα τῶν ἐπιτυχόντων ἐκκομίσαντες ἐκ τῆς πόλεως 
καίειν τε καὶ θάπτειν· ἡ μέντοι βουλὴ μαθοῦσα ὡς εἶχεναὐτοῖς τὰ πράγματα ἀπόρως, 
ἐκ τῶν δημοσίων ἐψηφίσατο χρημάτων ἐπιχορηγηθῆναι τὰς εἰς τὴν ταφὴν δαπάνας, 
καὶ χωρίον, ἔνθα ἐκαύθη καὶ ἐτάφη, μόνῳ τῶνμέχρις ἐμοῦ γενομένων ἐπιφανῶν ἀνδρῶν ἐν τῇ
πόλει σύνεγγυς τῆς ἀγορᾶς ἀπέδειξεν ὑπ᾽ Οὐελίας· καὶ ἔστιν ὥσπερ ἱερὸν τοῦτο τοῖς 
ἐξ ἐκείνου τοῦ γένουςἐνθάπτεσθαι ἀνειμένον, παντὸς πλούτου καὶ πάσης βασιλείας 
κρεῖττον ἀγαθόν, εἴ τις μὴ ταῖς ἐπονειδίστοις ἡδοναῖς μετρεῖ τὴν εὐδαιμονίαν, ἀλλὰ 
τῷ καλῷ. Οὐαλέριος μὲν δὴ Ποπλικόλας οὐθὲν ἔξω τῆς εἰς τἀναγκαῖα δαπάνης κτήσασθαι 
προελόμενος, ὡς τῶν πολυχρημάτων τις βασιλέων λαμπραῖς ὑπὸ τῆς πόλεωςἐκοσμήθη 
ταφαῖς· καὶ αὐτὸν Ῥωμαίων αἱ γυναῖκες ἅπασαι συνειπάμεναι τὸν αὐτὸν τρόπον ὥσπερ 
Ἰούνιον Βροῦτον ἀποθέσει χρυσοῦ τε καὶ πορφύρας τὸνἐνιαύσιον ἐπένθησαν χρόνον, 
ὡς ἔθος αὐταῖς ἐστι πενθεῖν ἐπὶ τοῖς ἀναγκαίοις τῶν συγγενῶν κήδεσι.

“Sous leur consulat [P. Postumius Tubertus, Agrippa Menenius Lananus], Publius Valerius, surnommé Poplicola, succomba à la maladie ; il était considéré comme le meilleur des Romains de l’époque pour toutes les vertus. (…) Cet homme, donc, qui, en tant que l’un des quatre premiers patriciens, avait chassé les rois et confisqué leurs biens, qui avait obtenu quatre fois le pouvoir consulaire, qui avait remporté la victoire dans deux très importantes guerres et obtenu le triomphe à chaque fois, la première fois sur les Étrusques, la seconde sur les Sabins, quoiqu’il eût de telles occasions de s’enrichir que nul n’aurait jugées honteuses ni injustes, n’a jamais été en proie à l’avarice, qui pourtant asservit tous les hommes et les pousse à agir honteusement ; mais il continua à vivre dans la petite propriété qu’il tenait de ses pères, dans la sagesse et la frugalité et en maîtrisant tous ses désirs, et éleva ses enfants avec ses maigres moyens en les rendant dignes de leur ascendance, démontrant ainsi à tous qu’être riche ce n’est pas posséder beaucoup, mais avoir besoin de peu. Preuve sûre et incontestable de la frugalité dont il fit preuve tout au long de sa vie, après sa mort on put constater sa pauvreté. En effet, il ne restait pas de quoi, dans son patrimoine, régler ses funérailles et son tombeau comme il convenait à un homme de cette stature, mais sa famille avait l’intention de procéder à la crémation et à l’inhumation de son corps à l’extérieur de la ville dans la simplicité, comme pour un homme ordinaire ; aussi le sénat, quand il apprit leur degré de pauvreté, décida que les dépenses engagées pour son tombeau seraient réglées par l’État et offrit un terrain au pied de la Velia, près du forum, où il fut brûlé et enterré – de tous les grands hommes, il est le seul jusqu’ici à qui on ait fait cet honneur ; cet endroit est pour ainsi dire sacré et dévolu à la mise en terre de cette gens – bien supérieur à toute richesse ou toute royauté, pour peu que l’on mesure le bonheur à l’aune de la droiture morale, et non des plaisirs coupables. Valerius Poplicola, dont le souhait était de ne gagner rien de plus que le nécessaire, fut honoré par sa cité dans des funérailles éclatantes, comme s’il avait été l’un des plus riches rois ; et toutes les matrones romaines, d’un cœur unanime, le pleurèrent une année entière, de la même manière que Junius Brutus, en s’abstenant de porter de l’or et de la pourpre, car elles ont coutume de porter ainsi le deuil pour leurs plus proches parents”.

17• Plut., Publ., 23.3-5

Ὁ δὲ Ποπλικόλας τόν τε θρίαμβον ἀγαγὼν καὶ τοῖς μετ᾽ αὐτὸν ἀποδειχθεῖσιν 
ὑπάτοις παραδοὺς τὴν πόλιν εὐθὺς ἐτελεύτησεν, ὡς ἐφικτόν ἐστιν ἀνθρώποιςμάλιστα 
τοῖς νενομισμένοις καλοῖς καὶ ἀγαθοῖς, τόν ἑαυτοῦ βίον ἐκτελειώσας. 
Ὁ δὲ δῆμος ὥσπερ οὐδὲν εἰς ζῶντα τῶν ἀξίων πεποιηκώς, ἀλλὰ πᾶσαν ὀφείλωνχάριν, 
ἐψηφίσατο δημοσίᾳ ταφῆναι τὸ σῶμα, καὶ τεταρτημόριον ἕκαστον ἐπὶ τιμῇ συνεισενεγκεῖν. 
Αἱ δὲ γυναῖκες, ἰδίᾳ πρὸς αὑτὰς συμφρονήσασαι, διεπένθησανἐνιαυτὸν ὅλον ἐπὶ τῷ 
ἀνδρὶ πένθος ἔντιμον καὶ ζηλωτόν. Ἐτάφη δὲ καὶ οὕτως τῶν πολιτῶν ψηφισαμένων 
ἐντὸς ἄστεος παρὰ τὴν καλουμένην Οὐελίαν, ὥστε καὶγένει παντὶ τῆς ταφῆς μετεῖναι.

“Publicola, après avoir célébré son triomphe et remis l’État entre les mains des consuls désignés pour lui succéder, ne tarda pas à mourir, comblé au terme de sa vie, autant qu’un homme peut l’être, des biens et des honneurs estimés les plus grands. Le peuple, comme si, pendant sa vie, il n’eût rien fait pour acquitter toute la dette de reconnaissance qu’il avait envers lui, décréta qu’il serait enterré aux frais du public et chacun contribua à cet honneur pour un quart d’as. Les femmes aussi s’entendirent entre elles de leur côté pour porter le deuil pendant une année entière, lui rendant ainsi un honneur enviable. Il fut, sur un vote des citoyens, enterré à l’intérieur de la ville près de la colline appelée Velia, et toute sa descendance eut droit à cette sépulture”.

Notes

  1. Nos sources sont principalement constituées par le récit de Tite-Live, celui de Denys d’Halicarnasse et la Vie que lui consacre Plutarque. On trouvera rassemblés en annexe les principaux passages de ces auteurs sur lesquels cette étude est fondée.
  2. Nos sources sont principalement constituées par le récit de Tite-Live, celui de Denys d’Halicarnasse et la Vie que lui consacre Plutarque. On trouvera rassemblés en annexe les principaux passages de ces auteurs sur lesquels cette étude est fondée.
  3. Stibbe et al. 1980.
  4. L’ensemble des sources sur le personnage est rassemblé par H. Volkmann, dans RE VIII a, 1, s.v. “302. P. Valerius Volusi f. Poplicola”, 180-188.
  5. L’éviction de Collatin s’explique en fait seulement par une volonté d’introduire un parallélisme avec l’histoire grecque, en l’occurrence avec Hipparque fils de Charmos, archonte en 496, ostracisé à cause de son lien de parenté avec les Pisistratides (Mastrocinque 2015, 306).
  6. Sur ce châtiment que subissent Sp. Cassius, Sp. Maelius et M’. Capitolinus, v. Martin 1982, 339-360. 
  7. Affortunati & Scardigli 1992 ; voir également Mastrocinque 2015, 301-304.
  8. Voir l’article de H. Volkmann dans la RE.
  9. Sur ces points, bien connus, voir l’utile synthèse proposée par Mineo 2011.
  10. Ces trois aspects ou strates ne sont bien entendu pas exclusifs les uns des autres, au contraire, même, on peut penser qu’ils se renforcent mutuellement : ainsi, la mort épique des généraux de la bataille de la Forêt Arsia, peut tout autant être rapprochée de modèles littéraires grecs (on pense inévitablement aux récits tragiques de la mort d’Étéocle et Polynice, voir immédiatement infra) que de schémas mythologiques plus anciens, héritage indo-européen que la comparaison avec certains récits et thèmes mythologiques d’autres aires chrono-culturelles (comme le Ragnarök, version scandinave du thème indo-européen de la bataille eschatologique, ou l’épopée du Mahabarata) permet de faire émerger. Ainsi, le récit de la bataille de la forêt Arsia, de l’intervention divine à la mort des deux chefs de guerre, montre-t-elle aussi des parallèles frappants avec ces récits de bataille eschatologique : cf. Briquel 2007, 242-255).
  11. Sur les aspects tragiques du récit livien, v. Michels 1951 ; Mineo 2006, 200-201.
  12. Cic., De Or., 2.36.
  13. Scapini 2015.
  14. Mineo 2011, 36-37.
  15. Mastrocinque 2015, 301-304 ; Scapini 2015, 280.
  16. Affortunati & Scardigli 1992.
  17. Flacelière 1961 ; Pallud 2002.
  18. Vanotti 1999.
  19. Magdelain 1990.
  20. Mastrocinque 1984.
  21. Cic., CM, 61 ; Fin., 2.116-117.
  22. Ce jugement d’ailleurs rejoint un topos bien ancré dans la mentalité romaine, qui intervient dans la définition du citoyen romain idéal de l’époque (surtout alto-) républicaine, celui de l’homme politique tellement pauvre qu’il ne laisse pas à ses héritiers de quoi l’enterrer dignement.
  23. Briquel 2000, 133 ; Cornell 1995, 217-218 ; Martin 1982, 319.
  24. Briquel 2011, à propos de C. Pontius, lors des guerres samnites.
  25. Pour l’editio princeps : Stibbe et al. 1980. Le texte de l’inscription, portée sur un bloc de pierre (supportant une offrande) retrouvée dans le sanctuaire de Mater Matuta à Satricum, est le suivant : ]iei steterai Popliosio Valesiosio / suodales Mamartei. Si l’on met à part le premier mot de l’inscription, pour lequel les propositions de restitution n’ont pas manqué, le sens du texte est clair (“les ‘compagnons/hommes d’armes’ de Poplios Valesios ont élevé (le monument) en l’honneur de Mamars”).
  26. Sur leur ascension, Briquel 2000, 85-95.
  27. Hdt. 1.60.
  28. Van Heems s.p.
  29. Colonna 2000 ; synthèse fondamentale dans Briquel 2000, 146 sq.
  30. Tac., Hist., 3.72 ; Plin., Nat., 34.139.
  31. Briquel 2000.
  32. Martin 1982, 315-320.
  33. Richard 1994.
  34. Sur la question, v. Briquel 2007, 132-137.
  35. Coarelli 1983, 79-83.
  36. Coarelli 1995.
  37. “Les Véiens, en revanche, n’en pouvant plus du retour annuel de la campagne électorale, cause périodique de discorde, se dotèrent d’un roi. La chose ne fut pas du goût des membres de la ligue étrusque, qui avaient en horreur moins la royauté que la personne même du roi. Déjà, auparavant, il s’était rendu insupportable à la nation par son orgueil d’homme opulent, en commettant l’impiété d’arrêter des jeux solennels par une interruption brutale : ce jour-là, en effet, un échec l’avait irrité, un vote des douze peuples qui avait porté au sacerdoce un autre que lui ; et, comme les artistes étaient presque tous ses esclaves, au beau milieu du spectacle il les avait brusquement retirés”.
  38. Pour la démonstration, v. Torelli 1975. Le texte de l’inscription : Aul[u]s S[pu]rinna Ve[lth]ur[is f] / pr III ; Orgoln[iu]m Velturne[…]ensi[…] / Caeritum regem imperio expu[lit (?) …]xi[…] / [A]rretium bello sevili u[exatum liberavit] / [La]tinis viiii op[pida …] / cep[it (?) …] / Falis[c …].
  39. Pour la démonstration, v. Torelli 1975. Le texte de l’inscription : Aul[u]s S[pu]rinna Ve[lth]ur[is f] / pr III ; Orgoln[iu]m Velturne[…]ensi[…] / Caeritum regem imperio expu[lit (?) …]xi[…] / [A]rretium bello sevili u[exatum liberavit] / [La]tinis viiii op[pida …] / cep[it (?) …] / Falis[c …].
  40. Cornell 1995, 235 sq.
  41. Il s’agit d’un des cippes de Rubiera (ET Pa 1.2, cippe du premier quart du VIe siècle) et des lamelles d’or de Pyrgi (ET Cr 4.4-4.5, fin du VIe-début du Ve siècle).
  42. Gagé 1976, 87.
  43. Les traductions citées sont celle de D. Briquel (Folio) pour le livre I de Tite-Live, celle de G. Baillet (CUF) pour le livre II de Tite-Live, celle de R. Flacelière (CUF) pour la Vie de Publicola de Plutarque, et la mienne pour le livre V des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse ainsi que pour les autres auteurs anciens cités.
ISBN html : 978-2-35613-379-3
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EAN html : 9782356133793
ISBN html : 978-2-35613-379-3
ISBN pdf : 978-2-35613-380-9
ISSN : 2741-1818
Posté le 22/02/2021
23 p.
Code CLIL : 3385
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Comment citer

Van Heems, Gilles (2021) : “Adfectatio regni et pratique du pouvoir au début de la République : la figure de P. Valerius Publicola”, in : Duchêne, Pauline, Bellissime, Marion, dir., Veni, vidi, scripsi : écrire l’histoire dans l’Antiquité, Actes du séminaire Historiographies antiques 2014-2019, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 7, 2021, p. 25-48, [En ligne] https://una-editions.fr/figure-de-p-valerius-publicola [consulté le 20 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna7.9782356133793.2
Accès livre PrimaLun@_7 Vini, vidi, scripsi
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