“Mais pour bien apprendre, bien connaître une science se rapportant à l’archéologie et aux sciences naturelles, lire ne suffit pas. Il faut voir les objets et les choses.”
G. de Mortillet, 1881, Musée Préhistorique – Première livraison.
Introduction
Gabriel de Mortillet, né à Meylan, en Isère, en 1821 et décédé à Saint-Germain-en-Laye en 1898, est considéré comme le premier “conservateur” des collections antéhistoriques du musée d’Archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye1 (fig. 1).
En 1863, suite à l’amnistie promulguée quatre ans plus tôt par l’empereur Napoléon III, G. de Mortillet rentre en France, après quinze ans d’exil politique en Savoie, en Suisse puis en Italie. Il est passé, pendant cette période, de l’hydrogéologie à l’archéologie et s’est déjà forgé une solide réputation scientifique. Il fonde en 1864 la revue Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme, première revue traitant exclusivement d’archéologie et d’anthropologie préhistorique. Il participe également à l’organisation des premiers Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, dont la première session se tient en 1865, à Neuchâtel, en Suisse.
Déjà reconnu en tant que spécialiste des âges de la pierre et des métaux, il devient vacataire au musée des Antiquités nationales (aujourd’hui au musée d’Archéologie nationale) de Saint-Germain-en-Laye durant les années 1866 et 1867. Après le décès de Philibert Beaune, survenu le 31 décembre 1867, Gabriel de Mortillet est nommé attaché2 à la conservation dès le 1er janvier 1868. Il occupe ce même poste jusqu’en 1885, date à laquelle il devient député de Seine-et-Oise, après avoir été élu maire de Saint-Germain-en-Laye en 1882.
Pendant plus de quinze ans, il gère les collections du musée, à la croissance exponentielle, s’occupant à la fois de leur acquisition, de leur inscription, de leur classification et de leur présentation. Son activité par rapport aux collections joue un rôle primordial dans la construction et la publication de sa typo-chronologie de la Préhistoire.
La gestion des collections
La régie des “magasins” et des ateliers
C’est Philibert Beaune, le prédécesseur de Gabriel de Mortillet, qui travaille le premier à la réception, à la documentation et à la présentation des collections préhistoriques et protohistoriques, notamment des séries offertes par Jacques Boucher de Perthes3. Ces dernières ne sont cependant pas inscrites à l’inventaire par P. Beaune dès leur arrivée en 1865, mais par G. de Mortillet à partir de 1867 et durant près de deux décennies.
Ce décalage s’explique probablement par le nombre considérable d’objets concernés, ainsi que par l’arrivée massive, à la même époque, d’autres ensembles volumineux, comme ceux donnés par le roi du Danemark, par Napoléon III ou par Édouard Lartet. C’est également dû, sans doute, au manque de temps : en effet, la petite équipe du musée en gestation est mobilisée par la réalisation des futures salles.
En ce qui concerne la Préhistoire, il semble s’agir souvent de faune. Il est fait mention, par exemple, d’une défense de mammouth qui a été inscrite à l’inventaire, avec une quinzaine d’années de retard : “Don de M. Collas, de Châtelperron (Allier), par l’intermédiaire de M. Bailleau, Dr à Pierrefitte-sur-Loire. Arrivé en novembre 1867. Enregistré le 8 mars 1881. 6823. Défense d’Éléphant de la grotte de Fées de Châtelperron”. Ce sont parfois des pièces – ou des copies – qui ont été offertes par Beaune et Mortillet : “Don de M. Ph. Beaune, attaché au Musée de St-Germain. Placé dans les collections sans être enregistré. Le 3 janvier 1882. 6 986. Dent de Rhinocéros Mercki. Sablières de Poissy (Seine-et-Oise)4” ; “Don de M. Gabriel de Mortillet. N’avait pas été enregistré. Le 23 novembre 1881. 6 945. Molaire d’éléphant, Moncalieri, alluvions quaternaires du Pô, Italie. Collection du Valentino à Turin. Moulage peint5”.
Lorsque Gabriel de Mortillet reprend le travail d’enregistrement, il récupère les collections dans les “magasins” – nous dirions aujourd’hui les “réserves” – et dans les ateliers de soclage, de restauration et de moulage, qui ont été créés dès 1862.
De nombreuses mentions de la main de G. de Mortillet, dans les registres d’inventaire, font état de ces pièces ou séries retrouvées et enregistrées par lui, jusque dans les années 1880 : “MAN 6 944. Don de M. Boucher de Perthes. Rendu par l’atelier le 10 octobre 18816” ; “MAN 6 946. Don de M. Boucher de Perthes. […] Restés à l’atelier, 23 novembre 18817” ; “MAN 6 959. Don de Boucher de Perthes. Ossements divers restés en magasin. Enregistrés le 3 janvier 18828” ; etc.
La tenue des registres d’inventaire
En plus de remettre de l’ordre dans les collections et de remédier à leur dispersion au sein de l’établissement, Gabriel de Mortillet systématise leur inscription sur les registres d’inventaire du musée, jusque-là balbutiante. D’une écriture menue et nerveuse, reconnaissable entre toutes et parfois laborieusement déchiffrable, il noircit des pages et des pages avec de longues listes d’artefacts. Il inscrit, bien sûr, les séries préhistoriques et protohistoriques, mais aussi celles relevant de périodes plus récentes.
Les premières mentions manuscrites de G. de Mortillet complètent, probablement a posteriori, des inscriptions effectuées par P. Beaune en 1867. Nous n’en donnerons qu’un exemple, celui des numéros 7 165 à 7 174, qui concernent des “moulages en plâtre de divers objets des cavernes de la Dordogne acquis par le musée, de M. Stahl9”. Au-dessus, Mortillet ajoute : “achat”. Pour le numéro 7 166, relatif à la copie du “bois de renne avec un large trou et des gravures de chevaux de La Madeleine”, il indique, après le site, la commune et le département : “Tursac, Dordogne”. Enfin, il renvoie dans la marge à la pièce originale : “voir n° 8 162”. L’on comprend alors qu’il s’agit d’un célèbre bâton percé, appartenant à la collection offerte par Lartet et Christy en 1868, réceptionnée et enregistrée par Mortillet.
Une explication de la main de Gabriel de Mortillet montre qu’il réorganise et rationalise les inventaires. Il l’écrit d’ailleurs lui-même, en bas d’une page à la fin du premier volume10 : “Ce registre ayant été laissé à 6 795 tandis que le suivant a été commencé à 7 000, les numéros intermédiaires ont été remplis en enregistrant d’anciennes entrées qui ne l’avaient pas été” (fig. 2). Et il remplit ensuite une douzaine de pages d’inventaire avec l’inscription tardive de collections, toutes périodes confondues.
L’on retrouve la petite écriture de G. de Mortillet, de proche en proche, sur plus de trois volumes et demi d’inventaire (registres 2 à 5), c’est-à-dire sur plus d’un millier de pages, chaque volume renfermant à peu près 300 pages. Sa dernière inscription, qui correspond au numéro d’inventaire 29 624, concerne un bracelet en bronze gallo-romain, provenant de Vaison-la-Romaine, dans le Vaucluse, donné par l’intermédiaire d’Antoine Héron de Villefosse, conservateur au musée du Louvre, et entré au musée le 18 décembre 188511. G. de Mortillet travaille donc à la tenue des inventaires jusqu’aux derniers instants de son activité professionnelle au musée.
L’ouverture d’un registre d’échange
Gabriel de Mortillet gère également une pratique d’échanges, en marge de la politique des musées nationaux. Une sélection est réalisée parmi les objets découverts en fouilles pour différencier les pièces rares – qui sont inscrites au registre d’entrée du musée – des pièces considérées comme des “doubles” et réservées aux transactions. L’étude du registre des échanges montre que les objets concernés proviennent pour l’essentiel de vastes ensembles, comme les silex taillés d’Abbeville et de la région des Eyzies, offerts respectivement par Jacques Boucher de Perthes et Édouard Lartet, ou encore les armes d’Alise-Sainte-Reine, données par Napoléon III.
Les échanges deviennent même un moyen de réaliser des acquisitions pour le musée. En 1870, Jean Fermond vient de commencer des fouilles archéologiques dans la grotte du Placard à Vilhonneur, en Charente. Il écrit, dans un courrier daté du 11 mai 1870, à G. de Mortillet12 : “J’ai l’honneur de vous expédier par grande vitesse et franco, à St Germain, une caisse d’objets provenant des fouilles faites dans la grotte du Placard à Rochebertier, commune de Vilhonneur, près Rochefoucauld. Je vous prie de vouloir bien, ainsi que nous en sommes convenus, m’envoyer en échange des objets de l’époque du bronze et de celle de la pierre polie”. Les objets sont réceptionnés le 20 mai 1870 et immédiatement inscrits sur l’inventaire du musée : “Don de M. Fermond, secrétaire de la mairie de la Rochefoucauld. Objets provenant des fouilles qu’il a faites dans la grotte du Placard à Rochebertier, Cne de Vilhonneur (Charente), arrivés le 20 mai 187013”.
Il est intéressant de noter ici que les échanges peuvent concerner des objets appartenant à des types très divers, datant de périodes différentes et provenant de régions tout aussi distinctes.
Ces échanges ne sont évidemment pas conformes aux règles d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité appliquées aux collections impériales, sachant que les “musées, bibliothèques et autres monuments des arts” sont inscrits à la dotation mobilière de la couronne14. À la chute du Second Empire, le musée de Saint-Germain rejoint, avec les musées du Louvre, de Versailles et du Luxembourg, la sous-direction des Beaux-arts du ministère de l’Instruction publique. L’administration de la jeune IIIe République rappelle alors que les collections archéologiques nationales sont toujours inaliénables et imprescriptibles. C’est la fin des échanges – sauf pour les moulages et les ouvrages – et, par conséquent, l’inscription à l’inventaire des pièces émanant de séries, qui avaient été mises de côté15.
L’acquisition des collections
Les achats auprès des ouvriers et des marchands
Dès 1866, avant même d’être titularisé sur le poste d’attaché au musée de Saint-Germain, Gabriel de Mortillet met en place une politique d’acquisitions volontariste.
Il se fait connaître de tout un réseau de marchands spécialisés dans les antiquités nationales, à Paris (rue de Seine, quai de la Mégisserie, etc.) ou en Île-de-France, mais aussi dans de grandes villes où les recherches archéologiques sont particulièrement dynamiques, comme Amiens, pour la Préhistoire, ou Lyon, pour la Gaule romaine. Se souciant des appartenances chronologiques, mais pas forcément des provenances archéologiques, il leur achète des objets, dont les types sont clairement identifiés, comme, par exemple, ces “haches16” en silex taillé et ces haches en bronze, inscrites sous les numéros 9 461 à 9 465, et mentionnées comme suit : “Achat chez un brocanteur de Paris, au prix de 20 francs, le 11 février 1869, par G. de Mortillet17”.
Il se rend également dans les gravières et les sablières, où il achète des pièces directement aux carriers. Il descend ainsi sur les berges de la Seine, sur le territoire de la commune du Pecq, limitrophe de Saint-Germain-en-Laye. Les numéros d’inventaire 9 467 et 9 468 se rapportent à l’acquisition, à titre onéreux, d’un biface acheuléen et d’un os présentant des traces de découpe : “Achat aux ouvriers de la sablière quaternaire du Pecq près de la station, par G. de Mortillet, le 16 février 1869, prix 3 francs18”. De nombreux bifaces acheuléens sont achetés dans la vallée de la Somme, telle cette trentaine de pièces inscrite sous les numéros 7 000 à 7 031 : “Silex taillés des graviers quaternaires de Saint-Acheul près Amiens (Somme). Achats faits sur place par M. de Mortillet pour le compte du musée, le 23 décembre 186619”.
G. de Mortillet organise même des voyages dans le but de réaliser des acquisitions. Les numéros d’inventaire 10 635 à 10 697 correspondent à un déplacement de deux semaines, pour acheter des collections préhistoriques et antiques à des ouvriers de Saint-Acheul, à Amiens, puis chez deux marchands, à Amiens, en Picardie, et à Mayence, en Allemagne : “Achats faits par M. Gabriel de Mortillet pendant un voyage, du 3 au 16 mai 1869, fait dans le N.O. de la France, la Belgique et les bords du Rhin20”. De la même manière, les objets paléolithiques et gallo-romains, numérotés de 17 506 à 17 52621, sont achetés “dans une tournée du 7 au 11 janvier 1872, dans la Somme et le Pas-de-Calais”. Le prix de l’acquisition inclut même les frais du voyage.
Gabriel de Mortillet, intermédiaire des préhistoriens
Gabriel de Mortillet, à la tête de plusieurs revues, congrès et sociétés d’archéologie et d’anthropologie préhistorique, puis en poste au musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye, anime un véritable réseau. En 1872, il fonde un bulletin mensuel illustré, L’indicateur de l’archéologue et du collectionneur, qui informe de l’entrée des collections dans les musées archéologiques. Comme Édouard Lartet, il joue le rôle d’intermédiaire dans un grand nombre d’acquisitions, à titre gratuit ou onéreux, auprès des archéologues de son temps. Il faut rappeler ici qu’à la fin du XIXe siècle, mais aussi pendant une bonne partie du XXe siècle, les fouilleurs sont considérés le plus souvent comme les propriétaires du mobilier qu’ils mettent au jour et peuvent donc le donner ou le vendre aux musées.
Il ne s’agit parfois que de quelques pièces données par des prospecteurs ou des collectionneurs amateurs. En 1876, Georges Lecocq, avocat à Saint-Quentin, plus connu comme historien que comme archéologue, donne une série de pièces lithiques provenant de l’Aisne (23 330 à 23 351)22. Mais, dans certains cas, ce sont des collections importantes, tant par leur qualité que par leur quantité, qui sont offertes par des pionniers de la préhistoire. Le mobilier archéologique provenant de la grotte de Néron à Soyons, en Ardèche, et datant du Moustérien (Paléolithique moyen), est ainsi donné par le comte Ludovic-Napoléon Lepic, artiste et archéologue. L’industrie lithique entre au musée en 1873 sous le numéro global 20 20523 et la faune, en 1876, sous les numéros de lots 23 147 à 23 15524.
Les acquisitions à titre onéreux auprès d’archéologues spécialistes des périodes les plus anciennes sont nettement moins fréquentes. Une première partie de la collection d’Ernest d’Acy est achetée par l’intermédiaire de Gabriel de Mortillet. Ce sont deux séries, de 11 et de 66 bifaces acheuléens, provenant du site éponyme de Saint-Acheul, à Amiens, et des communes proches de Thennes et de Montières, dans la Somme, qui entrent au musée, en 1874 et en 1876, aux prix de 35 et 75 francs (numéros d’inventaire 21 323 à 21 32625 et 23 071 à 23 07526). En 1900, suivant la dynamique initiée par G. de Mortillet, la plus grande partie de la collection d’Acy, à savoir plus d’un millier de bifaces acheuléens provenant d’Amiens (Somme), de Chelles (Seine-et-Marne) et du Pecq (Yvelines), sera également achetée. Elle constitue aujourd’hui encore une part importante des séries du Paléolithique ancien du musée d’Archéologie nationale.
Le produit des fouilles menées par Gabriel de Mortillet
Avant d’entrer au musée de Saint-Germain, Gabriel de Mortillet a constitué une belle collection personnelle d’objets préhistoriques et protohistoriques. Comme il l’explique en 1868 dans la revue Matériaux, où il se permet de passer une annonce intitulée “collection à vendre27”, il juge peu convenable de la conserver, même s’il éprouve de la peine à s’en séparer. C’est le Peabody Museum, créé en 1866 au sein de l’université de Harvard, à Cambridge près de Boston, qui en fait l’acquisition, pour la somme raisonnable de 2 763 dollars.
G. de Mortillet est un homme de musée, qui classe les collections dans les réserves, mais pas vraiment un homme de terrain. S’il est fait mention de pièces “recueillies” par lui et rapportées à Saint-Germain, il n’est guère question de véritables campagnes de fouilles qu’il aurait menées. Parfois, il est invité par des préhistoriens à se joindre à eux et à mettre au jour quelques objets. C’est ainsi que, le 16 août 1868, il se rend sur le site de Solutré (Saône-et-Loire), en compagnie de son inventeur, Adrien Arcelin, et d’un ami de ce dernier, Henry de Ferry. Il y collecte de la faune et de l’industrie lithique, qu’il fait entrer au musée des Antiquités nationales, sous les numéros d’inventaire 8 773 à 8 79128. Un an plus tard, le 22 octobre 1869, il fouille rapidement dans les grottes magdaléniennes des Fadets et de l’Hermitage, à Lussac-les-Châteaux (Vienne), sur les indications d’Amédée Brouillet. Il y prélève une quarantaine d’outils en silex taillé et une trentaine de vestiges fauniques, qu’il enregistre sous les numéros 12 289 et 12 29029. Cette pratique, très proche de celle des échanges décrite plus haut, contribue également à la dispersion du mobilier archéologique issu d’un même gisement.
Les acquisitions de séries paléolithiques liées à Gabriel de Mortillet peuvent se traduire en quelques décomptes. Mais ces chiffres sont approximatifs, car une entrée peut recouvrir plusieurs numéros d’inventaire et un numéro d’inventaire, plusieurs objets ou lots d’objets. Les achats réalisés directement par Gabriel de Mortillet, ou par son intermédiaire, correspondent à une quarantaine d’entrées. Une vingtaine d’enregistrements sont liés aux dons qu’il a effectués lui-même au musée, tandis qu’une cinquantaine est issue des dons qu’il a suscités. Il faut ajouter à cela une dizaine d’entrées découlant des “fouilles” qu’il a menées. Au total, plus de 3 000 objets ou lots d’objets sont concernés, ce qui constitue un apport considérable.
La question de l’authenticité des collections
Dès l’arrivée de la collection Boucher de Perthes au musée des Antiquités nationales, se pose la difficile question des faux en archéologie. En effet, les pionniers de la préhistoire rémunèrent les ouvriers des fouilles ou des carrières “à la pièce” et ces derniers comprennent vite combien il peut être intéressant de tailler des outils lithiques. Il faut rappeler ici que, durant la seconde moitié du XIXe siècle, les soubassements des bâtiments du nord-ouest de la France sont très souvent réalisés avec des moellons de silex et que le façonnage de cette matière première n’est donc pas étranger aux métiers du bâtiment. Des séries entières de pièces jugées “fausses” ou “suspectes”, en raison de leur manque de patine, sont alors conservées pendant de nombreuses années dans les tiroirs, avant d’être portées à l’inventaire, avec les nécessaires avertissements.
Les objets d’art paléolithiques n’échappent évidemment pas à cet épineux problème. La plaque d’ivoire sur laquelle sont gravés deux mammouths, découverte par Édouard Lartet et Henry Christy à l’abri de La Madeleine (Dordogne), prouve l’existence de l’art préhistorique. À ce titre, elle est rapidement moulée par les ateliers du muséum national d’Histoire naturelle, où elle est conservée30, mais aussi par ceux du musée des Antiquités nationales, et de nombreuses copies sont diffusées dans le monde entier. Cet objet emblématique inspire très rapidement les faussaires31.
En 1874, Louis Lartet, le fils d’Édouard Lartet, publie un os gravé figurant deux mammouths (fig. 3) comme une “gravure inédite de l’âge du Renne32”. La même année, il donne cet objet, par l’intermédiaire de Gabriel de Mortillet, au musée de Saint-Germain, et ce dernier l’inscrit à l’inventaire sous le numéro 21 335. Mais, en 1885, dans la revue L’Homme, Gabriel de Mortillet explique que cette pièce est un faux33. Il raconte comment Édouard Lartet et Henry Christy eux-mêmes ont été mystifiés par Alain Laganne, le propriétaire de l’hôtel où ils logeaient aux Eyzies. Ils avaient parié qu’ils ne pourraient jamais être trompés sur l’authenticité d’un objet. Un soir, l’hôtelier rentra couvert de boue, comme s’il avait fouillé toute la journée, et versa de nombreux silex taillés et os travaillés sur la table. Les préhistoriens nettoyèrent et identifièrent le fameux os gravé. Laganne déclara alors : “C’est moi qui ai fabriqué la pièce devant laquelle vous vous extasiez”. Gabriel de Mortillet alerte régulièrement, par la suite, les préhistoriens sur la production de faux.
La classification des collections
De l’étude des collections à la typo-chronologie
Lorsque Gabriel de Mortillet contribue à l’ouverture du musée des Antiquités nationales, en mai 1867, et à celle de l’Exposition universelle à Paris, voulue en même temps, la chronologie des époques préromaines est en pleine construction. Il arrive encore souvent que l’on englobe sous la dénomination de “celtiques” l’ensemble des civilisations néolithiques et protohistoriques. Quant au Paléolithique, Édouard Lartet, pionnier de la préhistoire, paléontologue et archéologue, a proposé de caractériser les périodes en prenant en compte les variations de la faune. Il a émis alors l’hypothèse de quatre grandes époques : âge de l’Ours des cavernes, âge du Mammouth et du Rhinocéros, âge du Renne et âge de l’Aurochs.
Gabriel de Mortillet, qui s’est confronté au classement des collections du musée, préfère partir des industries humaines, plutôt que des vestiges fauniques, pour fonder un système chronologique, l’idée étant d’approcher au plus près la matérialité des groupes humains étudiés. L’étude des outillages et armements, lithiques et osseux, des hommes préhistoriques lui fait proposer cinq périodes, qui tirent leurs noms des sites dans lesquelles elles ont été reconnues. Ces cultures matérielles sont, de la plus ancienne à la plus récente : l’Acheuléen, le Moustérien, le Solutréen, l’Aurignacien et le Magdalénien. Si le Paléolithique ancien, le Paléolithique moyen et la seconde moitié du Paléolithique récent ont été globalement cernés, la chronologie de la première moitié du Paléolithique récent connaîtra encore de profondes évolutions. G. de Mortillet établit également des distinctions typo-chronologiques efficaces pour le Néolithique, l’âge du Bronze et les deux âges du Fer. Il publie une première version de sa classification en 186934, donnant alors une vision assez complète et claire des périodes que nous dénommons aujourd’hui “Préhistoire” et “Protohistoire”. Bien qu’il ait conscience que cette classification aura à subir certaines modifications, au fil des découvertes et des études, Gabriel de Mortillet ne supporte guère la contradiction – pourtant nécessaire d’un point de vue scientifique – et défend sa chronologie, sans grand changement, pendant plus de quarante ans (fig. 4).
La classification dans les salles du musée
Les trois premières salles du parcours sont dédiées aux époques antéhistoriques35 et plus particulièrement à l’âge de la Pierre. La salle I – dite “de la Pierre simplement taillée” ou encore “du Quaternaire et des Cavernes” – est consacrée au Paléolithique. Située au 1er étage (2e niveau) du château, elle est terminée pour l’inauguration du musée des Antiquités nationales le 12 mai 1867. Elle est le fruit du travail de Philibert Beaune, qui s’est occupé notamment de la collection Boucher de Perthes, mais aussi du travail de Gabriel de Mortillet. Cette salle restitue d’ailleurs de manière fidèle la classification typo-chronologique que ce dernier est en train d’élaborer.
La première partie de la salle présente les temps considérés comme géologiques, c’est-à-dire les périodes les plus reculées, qui correspondent aux origines de l’humanité et au Paléolithique ancien. La question de l’homme tertiaire, chère à Mortillet, y est abordée ; nous y reviendrons plus tard. Les alluvions quaternaires, essentiellement connues dans les vallées de la Somme et de la Seine (Amiens, Abbeville, Paris, Le Pecq, etc.), ont livré des outils lithiques, associés à des vestiges fauniques, témoignant de la très grande ancienneté de l’homme. C’est l’Acheuléen (Paléolithique ancien) de la classification de G. de Mortillet. Dans cette première partie de la salle, est évidemment présentée la collection offerte par Jacques Boucher de Perthes. Dans la seconde partie de la salle, le mobilier archéologique (faune, outils lithiques et osseux, objets d’art) mis au jour dans les cavernes du Périgord (Les Eyzies, La Madeleine, Laugerie-Basse, etc.) et des Pyrénées (Aurignac, Massat, Bruniquel, etc.) est exposé, avec, notamment, la collection donnée par Édouard Lartet. Ce sont les quatre époques des cavernes de la chronologie de G. de Mortillet ou époques du Moustier, de Solutré, d’Aurignac et de La Madeleine.
Dans cette première salle, deux coupes, peintes à l’huile sur toile, explicitent les dépôts quaternaires des gisements de Saint-Acheul, à Amiens et de Menchecourt, à Abbeville. Elles reprennent les relevés aquarellés réalisés par Édouard Lartet et Édouard Collomb, pour la Commission de la topographie des Gaules36. C’est dans le cadre de cette même commission que Gabriel de Mortillet dresse la carte de la Gaule à l’époque des Cavernes (fig. 5), qui est également exposée. Ces dispositifs répondent parfaitement à la volonté de persuasion et de pédagogie exprimée par Mortillet dans ses publications.
Les collections du musée dans les publications
En 1867, pour l’inauguration du musée des Antiquités nationales, Philibert Beaune publie un fascicule de sept pages intitulé Musée impérial de Saint-Germain-en-Laye37. Il précise dans l’introduction que ce modeste guide appelle l’édition d’un catalogue plus complet.
Deux ans plus tard, Gabriel de Mortillet prend l’initiative, semble-t-il, de faire paraître le premier catalogue illustré du musée, avec 79 gravures. Dans les Promenades au musée de Saint-Germain38, l’attaché dépeint les salles et décrit les objets exposés, avec des commentaires instructifs, montrant toute son érudition. Comme son prédécesseur, Mortillet explique qu’il ne s’agit pas là d’un catalogue “régulier, officiel, définitif39”, car la présentation muséographique se trouve encore dans une configuration provisoire, les collections continuant d’affluer en grand nombre quotidiennement.
En 1881, Gabriel de Mortillet publie avec son fils Adrien, dont les talents de dessinateur sont largement mis à contribution, un premier recueil fondamental pour la discipline, sous le titre Musée préhistorique. Il s’agit d’un album de 100 planches (fig. 6), classées dans l’ordre chronologique, qui illustrent et légendent abondamment plus de 1 200 objets, du Paléolithique au deuxième âge du Fer. Dans ce “musée portatif40”, que Mortillet souhaite mettre à la disposition de tous, la grande majorité des pièces présentées appartiennent aux collections du musée des Antiquités nationales.
Mais c’est l’ouvrage intitulé Le Préhistorique : antiquité de l’homme édité en 188341, qui reste l’œuvre majeure de Gabriel de Mortillet. Véritable manuel d’archéologie et d’anthropologie préhistorique, avec plus de 600 pages et plus de 60 figures (produites par son fils Adrien), il rassemble les données scientifiques disponibles sur les origines de l’Homme et les deux âges de la Pierre. Homme de convictions épistémologiques et idéologiques, G. de Mortillet est un des plus ardents défenseurs du matérialisme scientifique42. Son travail de classification et de construction chronologique, systématique et même encyclopédique, s’avère donc extrêmement important. Le Préhistorique connaît un succès tel qu’il est réédité en 1885, puis, après son décès, par son fils Adrien, en 1900 et, une dernière fois, en 1910, sous le titre plus moderne La Préhistoire43. Les objets du musée de Saint-Germain sont également très représentés (fig. 7-8), sans compter les nombreux renvois aux planches du Musée préhistorique44, qui forme donc un complément fort utile en matière d’illustration.
Les collections du musée
dans le dictionnaire archéologique de la Gaule
Gabriel de Mortillet rejoint la commission de la topographie des Gaules en 1868, à sa prise de fonction au musée des Antiquités nationales. Dès 1869, il dresse, d’après les documents recueillis par la commission, la carte de la Gaule à l’époque des cavernes, qui est rapidement exposée dans la salle de Préhistoire.
Il œuvre également à la rédaction et, plus encore, à l’illustration du dictionnaire archéologique de la Gaule à l’époque celtique. Sont qualifiées de “celtiques” les périodes antérieures à l’occupation romaine, allant du Paléolithique au deuxième âge du Fer. C’est pour lui l’occasion de publier, sous une autre forme, sa classification et sa chronologie, à partir des objets du musée. Le tome I de ce dictionnaire paraît en 1869, tandis que le premier fascicule du tome II est publié en 187845 à l’occasion de l’Exposition Universelle46. Le dernier tome verra difficilement le jour en 1924… Les notices de la lettre H sont fournies par G. de Mortillet en 1876.
Sous l’impulsion de Mortillet, qui conçoit les ensembles, des dessins sont réalisés par des artistes reconnus. Près de 70 planches sont dessinées par Édouard Jules Naudin, en noir, avec des rehauts de blanc, puis gravées par Jules Jacquet (fig. 9). Les cuivres sont longtemps conservés au musée de Saint-Germain, avant d’être remis à l’Imprimerie nationale. Les dessins, reliés en quatre volumes, sont toujours conservés dans les archives du musée.
En 1915, Salomon Reinach, dans un article de la Revue archéologique47 consacré à la commission de topographie et au dictionnaire archéologique de la Gaule, donne la liste de ces dessins. La première douzaine de planches correspond parfaitement à la typo-chronologie du Paléolithique dressée par Gabriel de Mortillet : alluvions quaternaires ; types de Moustier ; types de Solutré ; types de la Madeleine ; harpons, pointes ornées et dents perforées ; os gravés de l’époque quaternaire ; os sculptés de l’époque quaternaire ; objets gravés de l’époque quaternaire ; etc.
Les dessins sont d’une qualité telle qu’il est encore possible aujourd’hui de retrouver les pièces figurées dans les collections du musée d’Archéologie nationale48. C’est tout à fait significatif de la volonté de G. de Mortillet de partir des objets et de pouvoir y retourner, ces derniers étant, selon lui, la matière même du travail de l’archéologue.
Des choix muséaux militants
La preuve de l’ancienneté des collections
Le travail de classification mené par Gabriel de Mortillet sur les collections du musée bénéficie directement à ses activités de construction chronologique et de publication et, réciproquement, les salles du musée deviennent l’exposition, l’illustration, parfois militante, de ses thèses scientifiques.
Quand le musée des Antiquités nationales est inauguré, en 1867, les derniers récalcitrants à la très haute antiquité de l’homme ne peuvent plus guère nier l’existence des outils de silex taillé. Mais certains contestent encore l’ancienneté des industries et des gisements préhistoriques. C’est ce qu’explique très clairement G. de Mortillet, dans les Promenades au Musée de Saint-Germain34 : “L’intervention de l’homme dans la taille des silex […] est tellement évidente qu’elle ne fait plus question pour personne. Les incrédules, changeant de tactique, ne nient plus les pièces, mais contestent leur authenticité. Qu’est-ce qui prouve qu’elles sont anciennes ? disent-ils”.
Il est donc fait appel à la géologie et à la stratigraphie dans la présentation muséographique des premiers outils : “Pour détruire cette objection, on a placé […] la coupe géologique des deux gisements quaternaires les plus connus, les mieux étudiés […]49”.
Une autre difficulté demeure : si Mortillet parvient à mettre en évidence des datations relatives, grâce à son travail de typo-chronologie, il ne peut, en revanche, pas dater de manière absolue. Il s’en ouvre également, dans son guide illustré du musée : “Comme il est impossible d’assigner une date en chiffres, même approximative, aux produits fossiles de l’industrie humaine, autrement dit aux produits des temps géologiques, nous avons daté ces produits au moyen d’ossements caractéristiques d’animaux de l’époque. Ainsi les deux vitrines […] consacrées aux instruments quaternaires d’Abbeville, contiennent, l’une, une molaire de mammouth provenant de Menchecourt, l’autre un bout de défense de la porte Mercadé […]50”.
En d’autres termes, Gabriel de Mortillet présente la collection offerte par Jacques Boucher de Perthes et reprend la démonstration faite par ce dernier : les outils préhistoriques dits “quaternaires” sont localisés dans des couches géologiques anciennes, ce que montre la stratification des sites, et associés à des vestiges fossiles d’animaux préhistoriques disparus. Exposer au public les outils et les ossements côte à côte reste le moyen le plus illustratif et le plus efficace de prouver l’ancienneté des origines de l’humanité.
La question de l’Homme tertiaire
Dès 1866, Gabriel de Mortillet devient membre de la Société d’anthropologie de Paris puis, en 1875, il en devient le président. De plus, il enseigne à l’École d’anthropologie de Paris, qui en dépend, de 1876 à 1895. Dans ses cours, comme dans ses écrits, G. de Mortillet défend l’existence de l’anthropopithèque (des racines grecques anthropos et píthēkos signifiant “homme” et “singe”), un précurseur de l’homme qui aurait vécu à l’époque tertiaire. Cette thèse s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans sa philosophie progressiste, qui postule une évolution linéaire et continue, tant d’un point de vue biologique que d’un point de vue culturel.
Dès 1863, l’abbé Louis Bourgois met au jour dans des couches géologiques profondes du plateau de Thenay, dans le Loir-et-Cher, des silex portant des traces de feu, voire des stigmates de taille. Ils sont la preuve, pour Mortillet, de l’existence de l’homme à l’ère tertiaire, opinion qui lui vaut de nombreuses critiques et polémiques. Mais Gabriel de Mortillet n’en démord pas.
Dans les Promenades au Musée de St-Germain, il explique qu’il a fait en sorte d’acquérir et d’exposer les silex de Thenay : “La question de l’homme tertiaire est trop importante pour qu’on n’ait pas cherché à réunir tous les documents qui s’y rapportent. Ils sont groupés dans deux vitrines […] entre la cheminée et la fenêtre du côté des fossés. J’ai examiné avec le plus grand soin et la plus grande impartialité ces documents. Pour moi, plusieurs n’offrent aucun caractère archéologique ou anthropique. D’autres, au contraire, portent d’une manière incontestable les traces de l’intervention de l’homme. Cela suffit pour établir que l’homme existait à cette époque51”.
L’on peut même lire, aux numéros d’inventaire 11 801 à 11 806, que, comme à son habitude, Mortillet s’est rendu sur le site de Thenay, à l’invitation de Bourgeois, et y a réalisé quelques sondages et récoltes : “Fouilles. Visite faite le 21 octobre 1869 par M. G. de Mortillet, au puits que M. l’abbé Bourgeois a fait ouvrir dans les terrains tertiaires de Thenay (Loir et Cher)52”. Sont ensuite enregistrés des prélèvements géologiques et plusieurs silex brûlés, “décortiqués par l’étonnement au feu53”, ou peut-être taillés.
Les travaux menés par les paléoanthropologues aux XXe et XXIe siècles n’ont pas confirmé l’existence de l’homme tertiaire. Mais l’image de l’homme-singe, qui y était associée, s’est durablement inscrite dans notre imaginaire collectif…
La question de la religiosité au Paléolithique
D’un point de vue politique, Gabriel de Mortillet est radical et anticlérical. Parfois, son opposition farouche à toute forme de religion lui fait perdre son objectivité scientifique. Il émet alors un certain nombre d’avis – on ne peut plus arrêtés – sur les questions de la parure et de l’art mobilier au Paléolithique. “Ce qui frappe au milieu de toutes ces pendeloques, c’est de ne rien trouver qui ait une physionomie d’amulette. […] Les gravures et les sculptures, dans leur ensemble aussi bien que dans leurs détails, conduisant à la même conclusion, l’absence de religiosité. […] Le propre de toute conception religieuse est de pousser au surnaturel, par conséquent de remplacer l’observation par l’imagination. […] Eh bien, il n’y a pas trace de cette aberration d’esprit, de ce dévergondage d’imagination dans tout l’art de l’époque magdalénienne54”.
De par ses opinions, il décide sans doute de ne pas faire un certain nombre d’acquisitions, que ses successeurs s’empresseront de réaliser, une fois qu’il aura quitté l’établissement. En 1896, Salomon Reinach fait acheter une statuette féminine en stéatite brune (MAN 35 308) (fig. 10) provenant des fouilles que Louis Jullien a menées entre 1883 et 1895 dans les grottes des Balzi Rossi à Grimaldi (Ligurie, Italie). Il publie en 1898 une notice sur cette belle acquisition dans la revue L’anthropologie55. Aussitôt, Gabriel de Mortillet signe un article au vitriol dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris56 : il affirme que la “Vénus” est un faux. En 1904, six autres figurines de Grimaldi entreront dans les collections du musée, grâce à la donation Piette.
Enfin, parce qu’il réfute l’existence de sentiments religieux et, par conséquent, de rites funéraires au Paléolithique, il refuse de reconnaître les premières découvertes de sépultures à inhumation préhistoriques : “La première résultante de toute idée religieuse est de faire craindre la mort, ou tout au moins les morts. Il en résulte que dès que les idées religieuses se font jour, les pratiques funéraires s’introduisent. Eh bien, il n’y a pas de pratiques funéraires dans tous les temps quaternaires. L’homme quaternaire était donc dépourvu du sentiment de la religiosité57”. Cela explique sans doute que les sépultures des grottes des Balzi Rossi, découvertes par Émile Rivière entre 1873 et 1875, sont acquises dès 1876 par l’Institut catholique, à Paris, et non par le musée des Antiquités nationales, où elles finiront par entrer en… 1932 !
Conclusion
Durant vingt années, de 1866 à 1885, Gabriel de Mortillet assure la gestion des collections au musée des Antiquités nationales. Il s’occupe de la matérialité des séries archéologiques, dans les réserves et les ateliers. Il inscrit également les collections dans les registres d’inventaire et d’échange.
G. de Mortillet contribue fortement à l’accroissement des fonds, en réalisant des achats auprès des ouvriers et des marchands, mais aussi et surtout en devenant l’intermédiaire des préhistoriens, qui vendent ou, le plus souvent, donnent le produit de leurs fouilles. Mortillet lui-même travaille davantage dans les réserves que sur les gisements et ne contribue donc guère à l’enrichissement des collections depuis le terrain. Il devient, en revanche, un véritable expert du mobilier archéologique et s’assure de l’authenticité des objets qu’il acquiert.
Une autre de ses principales activités consiste à classer les riches collections du musée et à en réaliser la typo-chronologie, pour les périodes allant du Paléolithique au deuxième âge du Fer. Sa classification chronologique est transposée dans la présentation muséographique des salles. Ses convictions épistémologiques et idéologiques, notamment le matérialisme scientifique, régissent le parcours. Réciproquement, les collections du musée illustrent ses publications et celles de la Commission de la topographie des Gaules, dont il est membre.
Gabriel de Mortillet fait de la présentation muséale une démonstration militante, apportant la preuve de l’ancienneté de l’homme à un public néophyte. Il bataille pour la reconnaissance de l’Homme tertiaire, dont il expose les outils présumés. L’avenir ne lui donnera pas raison. Enfin, ses opinions politiques, férocement anticléricales, lui font refuser l’acquisition de sépultures ou de statuettes féminines, qui entreront plus tard.
Bibliographie
- Beaune, P. (1867) : Musée impérial de Saint-Germain-en-Laye, Saint-Germain-en-Laye.
- Beyls, P. (1999) : Gabriel de Mortillet géologue, préhistorien, Collection “Portraits de Meylan”, Grenoble.
- Collectif (1878) : Exposition Universelle Internationale de 1878 à Paris. Catalogue spécial de l’Exposition des Sciences anthropologiques, Paris.
- Commission de la topographie des Gaules (1878) : Dictionnaire archéologique de la Gaulle. Époque celtique. Tome II, Paris.
- Coye, N. (1998) : La préhistoire en paroles et en actes. Méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris.
- Hurel, A. (2007) : La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris.
- Hurel, A. et Coye, N. (2011) : Dans l’épaisseur du temps. Archéologues et géologues inventent la préhistoire, Paris.
- Lartet, L. (1874) : “Gravures inédites de l’âge du Renne, paraissant représenter le mammouth et le glouton”, Matériaux pour l’histoire naturelle et primitive de l’homme, IX, 2, 33-36.
- Mortillet, G. de (1867) : Promenades préhistoriques à l’Exposition Universelle, Paris.
- Mortillet, G. de (1868) : “Collection à vendre”, Matériaux pour l’histoire primitive et philosophique de l’Homme, 4, 14-28.
- Mortillet, G. de (1869a) : Promenades au Musée de Saint-Germain, Paris.
- Mortillet, G. de (1869b) : “Essai d’une classification des cavernes et stations sous abri fondée sur les produits de l’industrie humaine”, Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, I, 2, 172-179.
- Mortillet, G. de et Mortillet, A. de (1881a) : Musée Préhistorique. Première livraison, Paris.
- Mortillet, G. de et Mortillet, A. de (1881b) : Musée préhistorique, Paris.
- Mortillet, G. de (1883) : Le Préhistorique, antiquité de l’homme, Paris.
- Mortillet, G. de (1885) : Le Préhistorique, antiquité de l’homme, Paris, 2e édition.
- Mortillet, G. de et Mortillet, A. de (1900) : Le Préhistorique, antiquité de l’homme, Paris, 3e édition.
- Mortillet, G. de et Mortillet, A. de (1910) : La Préhistoire, origine et antiquité de l’homme, Paris.
- Mortillet, G. de (1885) : “Faux paléoethnologiques”, L’Homme, 2, 513-526.
- Mortillet, G. de (1898) : “Statuette fausse de Baoussé-Roussé”, Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, IV, 9, 146-153.
- Paillet, P. (2011) : “Le mammouth de la Madeleine (Tursac, Dordogne) dans son siècle et aujourd’hui”, Paléo, 22, 223-270.
- Pautrat, J.-Y. (1993) : “Le Préhistorique de Gabriel de Mortillet, une histoire géologique de l’homme”, Bulletin de la Société préhistorique française, 90, 50-59.
- Reinach, S. (1898) : “Statuette de femme nue découverte dans une des grottes de Menton”, L’Anthropologie, 9, 26-31.
- Richard, N. (1989) : “La revue L’Homme de Gabriel de Mortillet. Anthropologie et politique au début de la troisième république”, Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, I, 3-4, 231-256.
- Richard, N. (2008) : Inventer la préhistoire. Les débuts de l’archéologie préhistorique en France, Paris.
- Rouquerol, N. et Lajoux, J. (2012) : L’origine de l’Homme. Édouard Lartet (1801-1871) de la révolution du singe à Cro-Magnon, Villemur-sur-Tarn.
- Schwab, C. (2017) : “L’archéologie préhistorique et l’art paléolithique aux Expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900 : un positionnement difficile”, Antiquités nationales, 47, 1-12.
- Schwab, C. et Jouys Barbelin, C. (2021) : “Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) et le Musée gallo-romain de Saint-Germain”, Antiquités nationales, 50-51, 168-179.
Remerciements
Tous mes remerciements vont à mes collègues du musée d’Archéologie nationale : Corinne Jouys-Barbelin, Soline Morinière, Marie-Elsa Dantan, Françoise Aujogue, Hélène Bendejacq, Grégoire Meylan, Valorie Gô, Loïc Hamon, Philippe Catro et Clémentine Colombani (stagiaire).
Notes
- Beyls 1999.
- Les postes d’attaché et de conservateur correspondraient aujourd’hui réciproquement à des postes de conservateur et de directeur du musée.
- Beaune 1867 ; Schwab & Jouys Barbelin 2021.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio 575 (non paginé), 6 986.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio 572 (non paginé), 6 945.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio 572 (non paginé), 6 944.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio 572 (non paginé), 6 946.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio573 (non paginé), 6 959.
- Jean-Benjamin Stahl, chef de l’atelier de moulages du muséum national d’Histoire naturelle de Paris.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 1, folio 564 (non paginé), signé “G. de Mortillet”.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 5, folio 130, 29 624.
- Courrier de Jean Fermond à Gabriel de Mortillet, daté du 11 mai 1870. Archives du musée d’Archéologie nationale.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 3, folios 117-119, 14 894 à 14 931.
- Constitution de 1852, Second Empire. Sénatus-consulte du 12 décembre 1852 sur la liste civile et la dotation de la couronne. Titre premier. Section première. – De la liste civile de l’empereur et de la dotation de la couronne. Section 2. – Conditions de la jouissance des biens formant la dotation de la couronne.
- Jouys Barbelin, infra.
- Il s’agit de “haches quaternaires, de Saint-Acheul, en silex taillé”, c’est-à-dire de bifaces acheuléens.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 2, folio 152, 9 461 à 9 465.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 2, folio 152, 9 467 et 9 468.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 2, folio 3, 7 000 à 7 031.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 2, folios 206-209, 10 635 à 10 697.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 3, folios 214-215, 17 506 à 17 526.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 4, folio 161, 23 330 à 23 351.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 4, folio 26, 20 205.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 4, folios 151-152, 23 147 à 23 155.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 4, folio 73, 21 323 à 21 326.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 4, folio 149, 23 071 à 23 075.
- Mortillet 1868.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, 2, folio 110, 8 773 à 8 791.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, 2, folio 11, 12 289 et 12 290.
- La pièce porte le numéro d’inventaire “□ 922-47”, attribué par l’ancien service de géologie, ainsi que la date et le numéro d’entrée “1920-15”, attribués par le service de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle.
- Paillet 2011.
- Lartet 1874.
- Mortillet 1885.
- Mortillet 1869a.
- Mortillet 1869b, 72.
- La Commission de la Topographie des Gaules (CTG) est créée par Napoléon III en 1858 pour dresser trois cartes et rédiger deux dictionnaires de la topographie préhistorique, protohistorique et antique du territoire national.
- Beaune, 1867.
- Mortillet 1869.
- Mortillet 1869b, 5.
- Mortillet 1881a.
- Mortillet 1883.
- Richard 1989.
- Mortillet 1910.
- Mortillet 1881b.
- Commission de la topographie des Gaules 1878.
- Collectif 1878 ; Schwab 2017.
- Reinach 1915.
- Bon nombre de ces objets se trouvent dans les vitrines de la galerie du Paléolithique actuelle. Ils sont donc passés des choix opérés par Gabriel de Mortillet à ceux effectués par Henri Delporte, dans les années 1970, puis dans notre sélection, au début des années 2000.
- Mortillet 1869a, 83-87.
- Mortillet 1869a, 99.
- Mortillet 1869a, 74.
- Inventaire du musée d’Archéologie nationale, registre 2, folio 267, 11 801 à 11 806.
- Mortillet 1881b, planche I.
- Mortillet 1883, 475-476.
- Reinach 1898.
- Mortillet 1898.
- Mortillet 1883, 476.