Il examinait les menhirs. Un à un, avec sa canne, frappant sur les bâtis afin d’en
éprouver la solidité, il admirait la vigueur de touches de peinture adroitement distribuées
et humides encore au long des dolmens.
Henry Céard, Terrains à vendre au bord de la mer.
Journaliste, chroniqueur et critique dramatique, Henry Céard observe en témoin attentif et engagé la vie culturelle dans les deux dernières décennies du XIXe siècle : il analyse avec lucidité les enjeux de la bataille naturaliste au théâtre, l’essor des dramaturgies symbolistes, les entreprises novatrices d’André Antoine dont il fut l’ami. Lui-même dramaturge, il adapte en 1886 le roman des Goncourt Renée Mauperin, pièce représentée à l’Odéon en novembre 1886 ; Tout pour l’honneur, œuvre inspirée de la nouvelle de Zola Le Capitaine Burle, est jouée au Théâtre Libre en décembre 1887. Sur la même scène, deux ans plus tard, Céard fait représenter sa comédie Les Résignés, qui paraît chez Charpentier1.
L’énorme roman-somme de l’écrivain, Terrains à vendre au bord de la mer [x1906], propose à la fois un retour mélancolique sur l’épopée naturaliste, une méditation en acte sur le rêve d’un spectacle total qu’emblématise l’œuvre gigantesque de Richard Wagner2, et une comédie aussi alerte qu’impitoyable sur la mort de l’art : en ce calamiteux tournant du siècle, les modernes industries du divertissement inondent le marché de petits spectacles produits en série, dont la nullité nauséabonde s’étend jusqu’aux territoires les plus reculés – en l’occurrence, le village breton de Kerahuel où se situe la fiction. Dans ce bourg de pêcheurs resté en marge de la modernité, la saison touristique apporte tous les succès populaires des cafés-concerts parisiens, interprétés par des artistes de quatrième ordre, tandis que de grotesques « fêtes celtiques », fleurons de l’archéologie médiatique, plantent leurs menhirs en carton et leurs bardes d’opéra-comique sur les rivages armoricains naguère encore célèbres pour leurs traditionnels pardons3. Sur cette terre de Bretagne irréductiblement singulière et réfractaire à la modernité, le patrimoine culturel immémorial qui a enchanté des générations d’artistes dès les années 18304 s’effrite et se délite : les divertissements de masse, les produits culturels fabriqués et diffusés en série gangrènent les esprits et pervertissent les pratiques traditionnelles. L’écrivain Malbar et la cantatrice Mme Trénissan, installés dans ce sauvage Kerahuel où ils ont cru retrouver le château de Tristan, sont les témoins impuissants et révulsés de cet effondrement esthétique et culturel : si le public des cafés-concerts est désespérément sourd à la grandeur du lyrisme wagnérien, tout espoir de ressourcement de l’art par la créativité populaire semble désormais interdit.
Le roman de Céard est une fiction métalittéraire qui interroge la décadence des arts du spectacle tels que les reconfigure la moderne culture de masse : le succès de la petite Pauline est l’emblème de ce cauchemardesque théâtre. Face à cette dégénérescence qui touche l’ensemble du champ artistique, Malbar et Mme Trénissan échouent à imposer ou à incarner l’art total qu’ambitionne l’opéra de Wagner : la passion du grand est elle aussi soumise à l’émiettement et à la dissolution. Dans cet empire du kitch, du stéréotypé et du faux, est-il désormais possible d’imaginer d’autres scènes, des spectacles alternatifs qui, dans leur virtualité même, garderaient un authentique potentiel novateur ?
L’industrie des petits spectacles
Dans le roman, la trajectoire de « la pauvre petite Pauline », quatorze ans, emblématise ce théâtre au rabais qui triomphe auprès d’un large public. Le père de l’enfant, M. Nicous, petit employé aussi médiocre qu’ambitieux, rêve de voir sa fille triompher dans une pièce en vers de sa composition, intitulée Lulli, « comédie avec violon obligé » : le roi Louis XIV découvre en la personne du petit marmiton Lulli un grand artiste méconnu, à qui il promet une grande destinée – le tout saupoudré de citations de Molière et d’arrangements d’airs connus, le menuet du Bourgeois gentilhomme ou des variations sur Au clair de la lune. Lancée comme un produit sur le marché des biens culturels, Pauline, asservie à d’interminables répétitions, passe son été à Kerahuel devant son pupitre, dans la maison louée par ses parents et rebaptisée Ker-Lulli ; les passants peuvent chaque jour apercevoir « sa silhouette malheureuse et appliquée de pauvre petit Pierrot que son terrible père contraignait à décrocher la lune5 ». Cette ressemblance avec Pierrot tient à la tunique blanche de marmiton que le père-impresario impose à Pauline-Lulli, mais aussi à une stratégie marketing bien comprise : depuis le triomphe de Deburau sous la monarchie de Juillet, les plus grands écrivains ont composé des comédies mettant en scène Pierrot, Arlequin et Colombine – c’est le cas de Champfleury, de Théophile Gautier, ou d’Edmond Rostand, dont la pièce Les Deux Pierrots fut proposée en 1890 à la Comédie-Française… et refusée, en raison du risque de lasser le public, Pierrot colonisant déjà nombre de scènes parisiennes et provinciales.
Décidé à profiter de ses vacances en Bretagne pour assurer les débuts de Pauline avant même son retour à Paris, M. Nicous travaille l’image et la visibilité de la jeune actrice, alors même qu’elle n’est encore jamais montée sur les planches. Il compte sur la publicité que lui assure M. Charlescot, photographe en villégiature à Kerahuel, lequel réalise le portrait de Pauline-Lulli en recourant aux mêmes références faussement artistiques que la pièce de M. Nicous : « Pauline, la tête un peu penchée, paraissait écouter les sons de son violon qu’elle accordait sur son genou gauche, en imitation d’une statuette de Mozart enfant dont Charlescot avait conservé le souvenir6 ». Le père envisage de projeter cette photographie juste avant la première apparition sur scène de la jeune actrice : « Quoi de plus séduisant que de voir une image s’animer, devenir une vivante réalité ?7 ». Pauline disparaît, ne reste que le personnage fictif de Lulli-Mozart, né de sa propre photographie par le miracle technique d’un Barnum qui se croit Pygmalion. L’aliénation est totale : le père, en agent efficace, exige de sa fille qu’elle porte son costume de marmiton en toute circonstance, et réponde au seul nom de Lulli. « C’est si triste d’avoir un nom qui ne vous appartient pas8 », avoue la petite fille, tandis que le jeune Olivier, qui l’aime de tout son cœur d’enfant, refuse ce masque d’actrice qui menace de manger le visage de sa bien-aimée : « C’est en Pauline que je vous aime 9».
Dépité de n’avoir finalement pas pu jouer Lulli devant les Parisiens venus passer la belle saison à Kerahuel, M. Nicous ne renonce pas à tirer de son séjour en Bretagne quelques bénéfices en termes de tapage médiatique. Dans le train qui ramène la future star et sa famille dans la capitale, le dramaturge méconnu porte ostensiblement sous son bras un rouleau de papier, « le manuscrit de Lulli qu’il a prémédité d’oublier dans le wagon. Mentalement, il rédige la note qu’il enverra aux journaux (…) [pour] informer le monde des talents de sa fille et de l’existence de Lulli10 ». Dans L’Argent, Saccard ne reculait pas devant ce genre de stratégie pour faire parler de sa banque, l’Universelle11…
Cette fièvre promotionnelle finit par porter ses fruits : lorsque Pauline et son père reviennent à Kerahuel l’été suivant, la petite fille est devenue célèbre, et incarne sur scène « tous les héros en bas âge », pour le plus grand plaisir du public enthousiasmé (on se demande pourquoi) par cette « comédie d’avortons12 ». Son père compose pour elle des pièces toutes taillées sur le même patron, et destinées à un semblable succès :
Elle jouait tour à tour Pascal enfant, confondant la duchesse de Longueville par la puissance de son savoir en mathématiques ; l’abbé de Choisy courant le monde sous des habits de femme ; la chevalière d’Éon faisant de la diplomatie et de l’escrime, sous des vêtements d’homme ; Louis XVII s’évadant de la prison du Temple ; la jeune captive écoutant les adieux d’André Chénier montant sur l’échafaud13.
La carrière de la petite Pauline est calquée sur celle du cabotin Delmar, dans L’Éducation sentimentale :
Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV en prophétisant 1789, l’avait mis en telle évidence, qu’on lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles 1er ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau14 !
Cette stratégie de la production sérielle s’appuie sur une réactivité sans faille à l’actualité ; quand tout Kerahuel s’insurge contre les réflexions scientifiques du docteur Laguépie concernant la pêche à la sardine, M. Nicous compose aussitôt une chanson intitulée « Savants, vous n’avez pas raison », interprétée par Pauline habillée en improbable sardinière (alors que les ouvrières de la sardinerie locale forment une large part de son public !) : « Son costume était fait d’étoffes claires, parce que, au théâtre, le déchiquetage des meilleurs tissus produit les plus beaux haillons15 ». La maxime a valeur générale : M. Nicous déchiquette le grand répertoire dramaturgique et musical pour son théâtre d’avortons…
Le lecteur ne saura pas par quels moyens et quelles étapes Pauline a conquis une célébrité aussi foudroyante qu’esthétiquement contestable : son irrésistible ascension, accompagnée d’une affligeante déchéance physique et morale, s’inscrit dans une ellipse du récit, la fiction n’accompagnant pas les personnages à Paris. Ce succès inattendu et inexpliqué apparaît comme emblématique d’une proto-société du spectacle : production standardisée, médiatisation à outrance des artistes en vogue16, mainmise des industries culturelles sur tout le territoire – Kerahuel est envahi par « les ordures des cafés-concerts de Paris17 », et accueille les rebuts des scènes de quatrième ordre, comédiens recyclant les drames historiques ou militaires dans les casinos de la côte bretonne. Les considérations économiques déterminent toutes les transactions, régies par la brutalité cynique des rapports de force. Alors que Malbar cède gratuitement aux musiciens des cafés-concerts sa chanson de la sardine, complainte fantaisiste improvisée lors d’une réunion amicale, M. Nicous refuse de partager les profits du tube de l’été à Kerahuel, « Savants, vous n’avez pas raison », avec le musicien auteur de l’arrangement musical – au mépris des droits garantis aux compositeurs et adaptateurs par la SACEM depuis 1851…
Le monde de l’art est, plus généralement, gangréné par l’apparition de toutes sortes d’intermédiaires, agents ou imprésarios qui traitent leurs artistes comme des ouvriers en chambre. Mme Minahouet a conquis une solide et mensongère réputation de sculpteur en pratiquant « l’esclavage artistique » : elle fait « travailler à son profit des équipes de sculpteurs affamés18 », qui, sous son nom, produisent en série des « bonhommes en plâtre » dignes d’un stand de tir à la foire. Mme Trénissan effectue une tournée aux États-Unis sous l’autorité d’un manager qui, devant l’insuccès de son spectacle lyrique ambitieux et exigeant, propose à la cantatrice « de renoncer à la musique et de dire des monologues19 ». Quant à la presse grand public et aux revues spécialisées, elles ouvrent un riche champ d’action à d’entreprenants chevaliers d’industrie culturelle, comme le sieur Lescampel : « Il traitait l’art à la façon d’un minerai, en tirait du rendement de toutes les façons. L’œuvre de Richard Wagner devenant à la mode, il la commentait avec compétence et l’exploitait deux fois, par son agence et par son journal20 ») Profil qui serait infiniment plus précieux pour la carrière de Mme Trénissan que l’appui éclairé, mais probe et discret, de son ami Malbar… Le photographe Charlescot lui-même conquiert la richesse et la gloire grâce à une reconversion express dans la médiation culturelle (versant publicité monstre) : « Personne, dans les arts, les lettres, la science ou le théâtre n’échappait aux objectifs de la Maison Charlescot21 » !
Rêver en grand : l’utopie d’un spectacle total
Face à cette dégénérescence artistique généralisée, Mme Trénissan et Malbar rêvent un spectacle total qu’incarnerait l’opéra de Wagner. Celui-ci, à leurs yeux, exige d’autres scènes, des dispositifs nouveaux, des espaces à la mesure de l’infini qu’ils portent en eux. Sur la plage de Kerahuel se dressent les masses énormes du château de Tristan – voici que le songe s’épanche dans la vie réelle : « Wagner l’avait inventé tel qu’il existait réellement, et la nature docile semblait répéter les indications du décor et de la mise en scène, quand le rideau s’ouvre sur le troisième acte de Tristan et Yseult22 ». C’est dans ce splendide décor naturel, ouvert sur l’infini des vagues, que Mme Trénissan incarne pleinement le personnage dont elle chante le rôle ; seul spectateur, Malbar assiste à une authentique transfiguration esthétique : « Malbar restait béant devant la magnificence de cet art si intimement émané de la nature, tellement confondu avec elle que les mélodies y chantaient aussi haut que la mer, et que la passion y resplendissait à l’égal du soleil23 ». Impossible de transposer cette épiphanie dans la boîte d’une salle de spectacle ; c’est dans son salon ouvert sur l’océan que la cantatrice imagine recréer cette miraculeuse harmonie cosmique :
Un soir, chez elle, discrètement, des musiciens apparaîtraient. En silence, près des pupitres dont les petites lampes allumées continueraient sur terre, l’illumination des étoiles, dans le mystère immense de la nuit et de la vague, elle se flattait d’accomplir l’entreprise surhumaine de joindre l’art avec la nature, et de mêler la voix passionnée d’un orchestre à la sérénité des ténèbres, à l’infinie angoisse des flots24.
Le château de Tristan offre un spectacle qui, « à cause de son ampleur même, ne pouvait entrer dans l’objectif d’aucun appareil photographique, dans le cadre d’aucun tableau25 » : aussi pressent-on la catastrophe quand Mme Trénissan, rappelée à Paris pour jouer le rôle d’Yseult, ambitionne d’enfermer ce splendide décor naturel dans un croquis, afin de le donner en modèle aux décorateurs. Avec son expérience de critique théâtral et musical, Malbar juge l’esquisse « déplaisante et faussée » : « L’idée que son dessin […] servirait peut-être à la construction d’une maquette destinée à une représentation lyrique, avait insensiblement conduit [Mme Trénissan] à arranger la réalité, à lui donner l’artifice et l’apprêt d’une mise en scène26 ». D’ailleurs, comment enfermer l’immensité d’un paysage dans une feuille de bristol, y inscrire « le firmament démesuré et la mer infinie27 » ? Sur l’album de Mme Trénissan, le château de Tristan devient une « vignette aimable », privée de la grandeur sauvage de l’original.
C’est pourtant à l’art du décorateur que la cantatrice se fie pour retrouver, sur les planches, les accents que lui avait inspirés la nature : « Il lui semblait qu’elle chanterait mieux à l’aise, devant une toile de fond et des portants, où jusque dans les moindres détails de la peinture, elle retrouverait l’enchantement des perspectives et la splendeur des horizons28 ». Or, la matérialité brute du décor lui enlève à la fois la force du réalisme et la magie du symbole ; l’échec de la cantatrice s’inscrit dans cette aporie douloureuse : « Quand elle entrait en scène, elle se sentait isolée et comme étrangère parmi les toiles dont la coloration violente, faite pour être vue de loin, ne lui représentait plus rien ni de la réalité, ni du rêve29 ». Les contraintes matérielles de la scène lyrique semblent inconciliables avec l’immense rêve artistique de Wagner – à moins que ce soit précisément le réalisme du décor qui bloque l’accès à l’idéal, pour une interprète désireuse d’incarner pleinement son personnage.
Un système d’oppositions récurrentes rend pleinement visibles les raisons de l’échec de Mme Trénissan : celle-ci aspire au grand art dans un monde épris de « comédies d’avortons ». De très haute taille, impressionnante « par sa carrure et sa prestance », la cantatrice se juge prédestinée pour incarner les héroïnes de Wagner, « hautes à l’égal de colosses, puissantes à la façon des locomotives et que la musique entoure d’une telle intensité d’atmosphère que l’exagération de leur taille diminue parmi l’ampleur des horizons30 ». La réalité des scènes de spectacle, malheureusement, ne supporte pas cette démesure ; les critiques trouvent « la majesté de la taille de Mme Trénissan tout à fait exagérée », et s’en prennent à sa « carrure puissante et monumentale », ainsi qu’à « [s]es gestes trop grands, [s]es pas larges ». La presse va jusqu’à comparer « la corpulente personne de Mme Trénissan à ces bateaux longs et pesants qui, sur l’eau plate des canaux, ne peuvent circuler sans chevaux de halage31 ». Le paysage qu’esquisse cette insultante caricature s’oppose terme à terme au vaste horizon de l’océan, et au majestueux navire qui, à toutes voiles, ramène Yseult auprès de Tristan mourant…
Cette grandeur de la cantatrice, qui la voue à l’échec, en fait l’exact pendant de Pauline, laquelle doit son succès à l’arrêt de croissance qui accompagne ses premiers triomphes : « À la grande satisfaction de son père, Pauline grandissait à peine […] Elle pourrait longtemps encore tenir l’emploi des petits personnages historiques. M. Nicous se félicitait de la voir toujours menue et ajustée aux rôles nains32 ». Dès sa première rencontre, Mme Trénissan avait remarqué que Pauline, « pas plus haute que le chevalet de son violon », n’était « pas grande pour son âge » – rabougrie, rétrécie, « la pauvre petite Pauline » est l’image du monde du spectacle où elle triomphe, et où la majesté de Mme Trénissan apparaît comme une monstruosité.
Rien d’étonnant à ce que le rêve d’un spectacle total, que partagent la cantatrice et son ami Malbar, subisse finalement une dégradation abjecte et caricaturale – signe avant-coureur et alarmant : M. Nicous appelle Yseult la poupée que Mme Trénissan offre à Pauline…Revenue à Kerahuel après un four retentissant sur la scène parisienne, la grande artiste blessée y trouve une troupe de « comédiens nécessiteux et [de] chanteurs enroués33 », présentant à un public enthousiaste, « une bouffonnerie intitulée : Tristan embêté par Yseult » : « La péripétie principale résultait de l’embarras de Tristan, directeur de théâtre, ayant engagé une cantatrice du gosier de laquelle ne pouvait s’échapper aucune espèce de son34 ». Cette réécriture bouffonne de l’échec de Mme Trénissan marque un point de non-retour ; à la fin du roman, la mer aura démantelé le château de Tristan comme elle avait ravagé la ville de sable construite par Olivier et Pauline35 :
Malbar et Mme Trénissan contemplaient sans émotion ce chaos de pierres informes qui n’évoquait plus rien de la majesté d’illusion du décor où, jadis, ils avaient essayé de donner une existence réelle à leurs rêves. Leurs rêves écroulés, quoi d’étonnant que le décor se soit abîmé à son tour !36.
Faux et usage de faux
La dégradation due à l’empire des industries culturelles est d’autant plus grave qu’aucune alternative ne semble concevable. La fabrique de Locmaria à Quimper est l’emblème de cette « supériorité de la fausseté » qui touche tous les domaines artistiques : il est possible d’atteindre, en matière de céramique, une « perfection apparente » dans la contrefaçon37 – les faïences de Pékin que les vacanciers admirent dans les maisons des « gens de mer » se révèlent, à l’examen, des imitations importées en masse d’Angleterre ! Le mythe de l’authenticité bretonne, qui pousse les touristes vers le bout du monde qu’est le Finistère, s’avère illusoire. Même dans les petites églises de village, on trouve, en lieu et place d’art naïf et de piété populaire, les mêmes abominations qui déshonorent les vitrines des boutiques d’objets (censément) décoratifs. Le grotesque groupe sculpté intitulé « Échange de bons procédés » se trouve ainsi recyclé à grand renfort de badigeon, et offert à l’admiration des fidèles de Kerahuel et d’ailleurs : « De l’eau très bien imitée coulait de la coquille ; et le tout figurait, à peu près, le baptême du Messie, par Saint Jean le Précurseur38 ».
L’épisode des « fêtes celtiques » emblématise cette emprise du toc et ce règne du kitsch. Menhirs et dolmens emblématisent, traditionnellement, l’ancienneté d’un art brut et puissant venu du fond des âges : c’est ainsi que Malbar et Mme Trénissan admirent leur mystérieuse grandeur et leur puissance d’évocation. Or, les organisateurs des fêtes celtiques préfèrent leur substituer un décor approximatif et tape-à-l’œil : « Les décorateurs arrivés de Paris […] échafaudèrent des charpentes, les recouvraient de toiles peintes en trompe-l’œil pour imiter la pierre, ajustaient des moulages pris partout en Bretagne, sur des mégalithes célèbres39 ». Ces réalisations improbables, « sans aplomb et sans majesté, avec leur coloriage violent, semblable au maquillage d’un cabotin prêt à entrer en scène 40», sont à l’âme ancestrale de la Bretagne ce que Pauline est à l’art dramatique : « [Ils] ont l’air des joujoux qu’on voit dans des boîtes, sur les catalogues des grands magasins à l’époque du jour de l’an41 », remarque non sans lucidité le jeune Olivier.
Ce processus de rétrécissement se trouve radicalisé par le menu « celtique » qu’inventent Malbar et Mme Trénissan, sur le modèle du dîner Trapp42 : « Potage à la Velléda, langouste bardique. Les poulets étant d’ordinaire vieux et durs, par hommage pour l’antiquité de leur existence, ils les appelèrent poulets celtes ». Le décor de menhirs se trouve reproduit, en miniature, dans les plats offerts aux convives : « Les épinards, sous leurs plantations de croûtons, sautés dans le beurre, devinrent des épinards aux menhirs, et ils imaginèrent que la bombe glacée deviendrait un tumulus au café43 ». La catastrophe qui vient couronner ces nobles projets, sans grande surprise (« Seul le pire arrive », disait déjà Folantin, autre expert en ratages culinaires44…), propose un modèle réduit (et dérisoire) des fêtes celtiques qui ont eu lieu le même jour : « Les croûtons mal sautés au beurre, inconsistants et flasques, ne se tinrent pas debout dans le plat d’épinards trop gras où ils devaient faire figure de menhirs […] La crème de la glace au tumulus, insuffisamment solidifiée, redevenait liquide45 ».
En réaction à cette culture du kitch et du faux, Malbar et Mme Trénissan partent à la recherche du véritable patrimoine breton – bien en vain, cet héritage culturel se trouvant (depuis quand ?…) irrémédiablement adultéré. Les feuilles imprimées en langue bretonne à Lannion et à Morlaix, vendues dix centimes dans la rue, ne sont nullement des textes « émanés de l’âme et de l’émotion locales » : « [Malbar] reconnut, à la fin, l’enfantillage et la fausseté de ces rapsodies46 », pendant régionaliste du répertoire des cafés-concerts. Alors que Baluche, qui n’a jamais quitté Kerahuel, connaît aussi bien les traditionnelles chansons des sardinières que les complaintes des morts, il choisit comme modèles, quand il se découvre lui-même poète, « des feuilles intitulées Refrains de la Gaîté, le Farceur moderne, la Fleur des mélodies nouvelles47 », contrefaçons belges des chansons en vogue dans les cafés-concerts de Paris – à moins qu’il ne dérobe à l’hôtel d’Orange « un recueil de chansons bretonnes œuvre d’un rapsode de Montmartre48 » ! Rebaptisé Yves le Gas, celui-ci (ou un autre ?…) interprète en costume armoricain de bal masqué « des couplets où il prêtait aux Bretons, travestis à leur tour, des sentiments de romance49 » – performances qui lui valent le rôle envié de barde lors des fêtes celtiques50…
Pourtant, d’autres formes de spectacle vivant inscrivent, aux marges du texte, la promesse de théâtres alternatifs peut-être porteurs d’un renouveau. À Kerahuel, on applaudit les jours de foire une baraque de saltimbanques où un montreur de marionnettes fait comparaître « des militaires en uniforme, des juges en robe, des prêtres en soutane, au milieu des lazzis51 » – du naturalisme en mode mineur, les Rougon-Macquart en abrégé52… Et lorsqu’un théâtre ambulant vient s’établir sur la place du village, Malbar saisit par un trou de la toile les bribes d’un spectacle infiniment jouissif : « [Baluche] portait sur le dos une peau de cochon ; sous ce déguisement, grognait derrière un masque en forme de hure, remuait le groin, faisait des gestes équivoques, et par sa fantaisie à jouer son rôle d’animal, causait aux spectateurs un plaisir infini » (Ce cochon évoque-t-il le célèbre compagnon de saint Antoine ?…). Les évolutions « hiératiques et rituelles » des sardinières exercent la puissante fascination des danses sacrées venues du fond des âges, qu’on retrouve chez Camélia évoluant dans sa cuisine comme les Danseuses amanites à l’Exposition universelle de 1889.
Aucun de ces spectacles brutaux et raffinés ne se laisse saisir et transcrire, pas plus que les chansons transmises par la culture orale bretonne : « Les strophes changeant de terroir, dès qu’elles entraient dans la littérature, dépérissaient sur le papier53 ». Danses, chansons et rituels relèvent de la performance et de l’expérience vécue, dessinant à l’horizon du texte une utopie artistique insaisissable mais puissamment évocatrice. Écoutant un Noël chanté en breton par la Mal-Commode et traduit par Camélia, Malbar et Mme Trénissan éprouvent une émotion esthétique intense et rare : « [Ils] avaient ainsi l’impression d’un vitrail d’église dont les lumineux personnages étincellent entre les armatures de plomb ; et ils admiraient par quelle fortune cette légende colorée et naïve, ainsi qu’une verrière du quatorzième siècle, leur arrivait intacte et pure, encore qu’elle passât par la bouche d’une ivrogne à l’interprétation d’une fille sans vertu54 ». Le vitrail médiéval (qui clôt chez Flaubert la « Légende de Saint Julien l’Hospitalier », ou qui illumine Le Rêve de Zola) reste purement virtuel : l’église de Kerahuel n’a d’autre vitrail que le moderne et désopilant tableau représentant Bourignat sauvé par les anges ; il renvoie à une forme d’écran radicalement opposée au verre à vitre que revendique l’écriture naturaliste. L’image traduit une expérience esthétique profondément subjective, impossible à partager, et en même temps travaillée d’ironie grinçante – Camélia, la traductrice, est elle-même en train d’accoucher d’un bâtard qu’elle assassinera la nuit même de la Nativité.
***
Le roman-somme de Céard développe un réquisitoire sans concession contre les industries culturelles, coupables à ses yeux d’assassiner la magie du spectacle, la passion de la grandeur, le rêve d’un art total. Cependant, cette fiction métalittéraire refuse avec vigueur les partages reçus. Malbar, écrivain et théoricien naturaliste, chroniqueur et critique musical réputé (comme Céard lui-même), est aussi l’auteur de la Chanson de la sardine, que son amie Mariette met en valeur avec grand talent : la littérature de haute légitimité n’est pas incompatible avec des formes de création et d’interprétation fantaisistes ou autoparodiques, d’inspiration médiatique et visant un large public – à maints égards, Malbar et Céard peuvent, comme Paul Alexis, être définis comme naturalo-fumistes55. Quant à la danse des sardinières ou celle de Camélia, qui témoignent de traditions immémoriales, elles restent ancrées dans la modernité : les ouvrières travaillent à l’usine, Camélia a servi comme bonne (et a été employée dans une maison close) à Paris – la ligne de partage ne passe pas entre une culture médiatique urbaine moderne souvent décriée, et un mythique patrimoine exalté par un régionalisme d’inspiration réactionnaire.
Enfin, si les arts de la scène semblent, dans la fiction, en proie à une dégénérescence rapide et à une entropie incontrôlable, le romancier suggère une résolution inattendue des dilemmes dans lesquels il enferme Malbar et Mme Trénissan. Peut-être la facticité et le caractère artificiel des décors ont-ils leur beauté propre, indépendante de toute forme de réalisme ou d’authenticité – une beauté qui mérite d’être admirée et saluée comme telle, comme le fait le mystérieux M. Pascal, à la fois personnage de Zola et ombre de Zola lui-même : « Par leur fausseté même, les dolmens et les menhirs en châssis et toiles peintes l’attiraient. Sa passion d’amateur de théâtre s’exaltait à ces perspectives de décors56 ». Peut-être aussi l’esthétique réaliste de la photographie et son hypertrophie du détail, que l’on a tant reprochée à Flaubert, prennent-elles un tout autre sens quand on la regarde autrement – projetée à l’envers dans la chambre noire de l’appareil de Charlescot, la fête druidique échappe au ridicule pour provoquer la fascination quasi-surréaliste, et presque hypnotique, de l’absurde et du bizarre :
« Au sommet du dolmen, l’archidruide, dans une lumière intense, apparaissait tout petit, la tête en bas […] Et la “Farülein” s’émerveillait de la précision de l’image où elle voyait les brins d’herbe de la falaise, un à un, si nets qu’elle aurait pu les compter57 ».
Notes
- Sur ces différents points, on consultera Alain Pagès (dir.), Les Cahiers naturalistes, 40ᵉ année, 68, « Dossier Henri Céard. Le centenaire des Rougon-Macquart », Paris, Société littéraire des Amis d’Émile Zola, Éditions Grasset-Fasquelle, 1994. Ainsi que Colette Becker et al., Relecture des « petits » naturalistes : actes du colloque des 9, 10 & 11 décembre 1999, Université Paris X, 2000, quatre contributions concernent Henri Céard.
- Céard prête à son personnage Malbar ses propres réflexions de critique sur l’œuvre de Wagner. Voir Cécile Leblanc, Wagnérisme et création en France (1883-1889), Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2005.
- Voir par exemple Tristan Corbière, « La Rapsode foraine et le pardon de Sainte-Anne », Les Amours jaunes [1873], Paris, GF, 2018 – et plus généralement les sections « Armor » et « Gens de mer ». Céard connaissait ce recueil, comme l’atteste sa correspondance.
- Voir le succès du Barzaz Breiz, chants populaires de la Bretagne de Théodore Hersart de La Villemarqué, Paris, Charpentier, 1839 ; ou le recueil de Gabriel de La Landelle, Le Gaillard d’avant. Chansons maritimes, Paris, Dentu, 1865.
- Henry Céard, Terrains à vendre au bord de la mer [1906], Paris, Mémoire du livre, 2000, p. 94. Toutes les références à ce roman renverront à cette édition.
- p. 101.
- p. 274.
- p. 121.
- p. 340.
- p. 359-360.
- « Depuis l’ouverture de l’Exposition [de 1867], tous les jours, c’étaient, dans la presse, des volées de cloches en faveur de l’Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde : un fait divers extraordinaire, l’histoire d’une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre ». (Émile Zola, L’Argent [1891], Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t. V, 1967, p. 231).
- p. 443.
- p. 902-903.
- Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, GF, 2001, p. 258-259.
- p. 623.
- Ainsi du grand baryton Niktar, dont la notoriété a une origine pour le moins étrange : « Il était célèbre. Au début d’un incendie, dans un théâtre, alors que les décors enflammés tombaient sur la scène, à ses pieds, il avait conseillé aux spectateurs de ne pas s’effrayer et de rester à leur place où le feu, en se propageant, ne tardait pas à les réduire tous en charbons. Bien plus que pour sa voix, on l’admirait pour sa présence d’esprit en la circonstance », p. 272.
- p. 534.
- p. 755.
- p. 916.
- p. 431.
- p. 902.
- p. 169-170.
- p. 199.
- p. 350-351.
- p. 217.
- p. 348.
- p. 349.
- p. 344.
- p. ‘35.
- p. 167.
- p. 432.
- p. 444.
- p. 441.
- p. 442.
- « La mer, de fond en comble, ravageait la petite ville de sable […] et son phare maintenant écroulé gisait à terre comme leurs petites âmes, nivelé comme leurs illusions », p. 126.
- p. 922.
- Dans L’Éducation sentimentale, Jacques Arnoux, après la faillite de L’Art industriel, fonde une usine de céramique à Creil…
- p. 679.
- p. 465.
- p. 466.
- p. 484.
- « Potage purée Bovary, truite saumonée à la fille Élisa, poularde truffée à la Saint-Antoine, artichaut au cœur simple, parfait naturaliste, vin de Coupeau, liqueur de L’Assommoir » (Jean Prouvaire [Catulle Mendès], La République des Lettres, 8 avril 1877).
- p. 470.
- Joris-Karl Huysmans, À vau-l’eau [1882], Romans, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2005, p. 525.
- p. 519.
- p. 226-227.
- p. 389.
- Ibid.
- p. 447.
- Parallèlement, la pianiste et le clarinettiste qui œuvrent l’été à l’hôtel d’Orange se font passer pour Polonais, par les mêmes moyens (costumes et pseudonymes).
- p. 911.
- Flaubert, comme George Sand et Anatole France, appréciait beaucoup les spectacles de marionnettes, qui bénéficient dans la deuxième moitié du XIXe siècle d’un véritable engouement.
- p. 653.
- p. 690.
- Marie-Astrid Charlier, « Paul Alexis naturalo-fumiste : du Cri du peuple aux Trente romans », Le Renouveau des écritures romanesques au tournant des XIXe et XXe siècles, dans Marie-Françoise Montaubin (dir.), Autour de Vallès, 51, 2021, p. 59.
- p. 485.
- p. 492.