* Extrait de : Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 37, 2006, 157-171.
Puisque le Centre de recherches historiques a souhaité consacrer un des fascicules des Cahiers à ce qui se fait à l’École et autour de l’École sur l’Antiquité, il ne m’a pas paru hors de propos de présenter une série de remarques sur un des thèmes auxquels je me suis le plus consacré en matière d’économie romaine : l’activité patrimoniale de l’élite et son rôle économique. C’est une occasion de réfléchir sur la cohérence et les résultats des diverses démarches que j’ai été amené à accomplir. D’article en article (et parfois de volume en volume), chacun de nous accumule une série de contributions souvent très dispersées, comme une série de pierres destinées à un édifice qui, pour cette raison, n’atteint pas toujours la visibilité souhaitable. C’est aussi une occasion de faire le bilan de mes conclusions actuelles, par rapport à celles auxquelles j’ai été conduit il y a vingt ou trente ans.
Comment analyser et comprendre le fonctionnement des économies antiques ? Souvent (et surtout pendant un quart de siècle, entre 1970 et le début des années quatre-vingt-dix), ce problème s’est surtout orienté vers une évaluation de la distance existant entre ces économies antiques et la “modernité” (liée à la Révolution industrielle et à ses conséquences) : quelle distance définir entre les économies antiques et celles du Moyen Âge ou des Temps Modernes, qui ont débouché sur la Révolution industrielle ? Les historiens, économistes et sociologues qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ont fixé les termes du débat, sont certainement responsables de cette manière de poser le problème. Il s’agit notamment de Karl Bücher, insistant sur l’archaïsme de l’Antiquité dans son ensemble, et de Eduard Meyer, grand partisan de sa modernité1. Tous deux avaient l’ambition de proposer un schéma d’ensemble de l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée. Le premier construisait un schéma “évolutionniste”, linéaire, de progrès, depuis l’archaïsme antique jusqu’à la modernité. Le second croyait au contraire à une histoire cyclique, qui avait connu deux grands cycles, le cycle antique et le cycle moderne. Mais en dépit de cette ambition, et en arrière-plan, il y avait avant tout une évaluation des différences entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. Leurs successeurs, par exemple Michel I. Rostovtzeff et Moses I. Finley, ont continué, d’une manière ou d’une autre, sur cette lancée, et, à leur suite, d’autres aussi (dont je fais partie). Par exemple, les échanges et le “Marché” étaient-ils aussi importants dans l’Antiquité qu’au XVIIe ou au XVIIIe siècle ? Les pouvoirs publics prêtaient-ils autant d’attention à l’économie en général et à la production en particulier que ceux des Temps Modernes ? L’action des banquiers et des financiers était-elle aussi directement liée aux besoins de la production ? Etc.
Je suis maintenant convaincu que, malgré le vif intérêt qu’elle présente, cette recherche des distances est un dérapage, parce qu’elle détourne, au moins en partie, d’un questionnement sur la cohérence et les spécificités de l’Antiquité.
Mais, que l’on se consacre à l’évaluation des différences ou que l’on cherche la logique interne du système pour le comparer à d’autres (et notamment à ceux des autres sociétés historiques préindustrielles), un certain nombre de grand thèmes ont été, et sont encore, au centre des débats : la commercialisation, la concurrence et le “Marché” ; l’ampleur de la monétarisation ; le rôle de la cité et de l’Empire en matière économique ; la nature des intérêts économiques des élites et leur rôle dans l’économie ; le rôle économique de l’esclavage ; l’évolution des techniques (progression ou stagnation des techniques ?).
Dans le présent article, je ne parlerai ni de l’historiographie de ces débats2, ni de la démarche comparative. Je me limiterai à ce qui concerne les intérêts patrimoniaux de l’élite et leur rôle dans l’économie. C’est un thème que j’ai souvent abordé, pour plusieurs raisons. L’une de ces raisons est que la vie économique ne peut pas ne pas dépendre de l’appartenance sociale de ceux qui la contrôlent et qui l’animent ; c’est particulièrement vrai quand il est question, non pas de l’époque actuelle, mais de siècles éloignés. D’autre part, l’élite, comme elle est à l’origine des normes et des usages, et comme elle est liée au pouvoir politique, contribue fortement à définir les orientations de la cité ou de l’Empire. D’autre part encore, la condition sociale des acteurs aide à comprendre la logique de la structure des entreprises (sur laquelle nous disposons en général de moins d’éléments que sur cette condition sociale).
Cela s’est traduit par des recherches tout à fait personnelles : par exemple, tout ce que j’ai fait sur la banque dans les années soixante-dix et quatre-vingt a été complètement, ou presque complètement, individuel. Mais, au fil des années, je me suis trouvé associé à des recherches en concertation, ou bien collectives, et j’ai aussi eu l’occasion d’en organiser moi-même, souvent avec un ou plusieurs collègues.
Il s’est agi de collaborations et de dispositifs temporaires, qui ont varié au cours des années. Mes interlocuteurs ont appartenu à l’École (pensons, en premier lieu, au Centre Louis Gernet et au Centre de recherches historiques) et à la Maison des Sciences de l’Homme. Mais ils ont également appartenu, à d’autres moments ou simultanément, à des membres du Centre Gustave Glotz (équipe fondée il y a vingt-cinq ans par Claude Nicolet, et qui, aujourd’hui, est associée à la fois au CNRS, aux universités de Paris-I et Paris-IV et à la IVe section de l’École pratique des hautes études) ou à des collègues d’autres équipes et d’autres établissements (notamment à ceux du Centre Ausonius, à l’Université Michel-de-Montaigne, Bordeaux-III). Beaucoup de ces interlocuteurs étaient, et sont encore, des historiens de l’Antiquité, des archéologues ou des philologues ; mais je me suis trouvé collaborer aussi avec des historiens d’autres périodes, avec des anthropologues, des économistes et des historiens des idées économiques.
Entrons dans le vif du sujet : la nature des intérêts patrimoniaux et économiques de l’élite. Quand je parle ici de l’élite, j’entends par là l’élite politico-sociale, qui, pendant toute l’histoire de Rome, s’est trouvée au sommet des hiérarchies sociales : les sénateurs, qui avaient vocation à diriger l’Empire ; les chevaliers, second grand ordre de l’Empire, parmi lesquels se recrutaient les sénateurs ; et la partie supérieure des élites municipales, qui possédait des patrimoines comparables à ceux des sénateurs et chevaliers et présentaient un mode de vie très comparable. Parmi ceux dont je vais parler, je n’inclurai donc pas les manufacturiers et les financiers “professionnels”, même les plus importants d’entre eux (à moins qu’ils n’aient appartenu à cette élite).
Une des constantes, dans les sociétés historiques préindustrielles, c’est, me semble-t-il, que toutes les entreprises et initiatives extérieures à l’agriculture y sont aux mains de deux milieux très différents : les membres de l’élite d’un côté, et les “professionnels” de l’autre. Ce qui est intéressant, c’est l’ensemble de ce dispositif à double face : la façon dont les deux groupes se juxtaposent, mais aussi s’articulent ; les fonctions et les avantages qui reviennent aux uns et aux autres. Les variations observables sont un biais pour une histoire comparative de ces sociétés préindustrielles. Comme l’écrivait Max Weber à propos de l’esclavage et des autres façons de faire gérer les exploitations agricoles : “Parmi les chemins, le plus souvent très divers, de l’adaptation, celui qu’une forme historique emprunte constitue ce qu’il y a d’important pour sa spécificité3.” La phrase peut s’appliquer aussi aux rôles non agricoles des membres de l’élite et des “professionnels”.
Les recherches que j’ai menées sur la banque et les banquiers ont montré, ce qui n’allait pas de soi dans l’historiographie d’il y a trente ans, que les activités financières étaient pratiquées à la fois par des membres de l’élite et par des banquiers “professionnels”, appartenant à des métiers, souvent d’anciens esclaves, ou en tout cas des hommes extérieurs à l’élite foncière politique et sociale4. Les sommes en jeu n’étaient pas du même ordre ; les deux groupes financiers n’avaient ni les mêmes fonctions ni le même style de vie ; ils ne se conformaient pas aux mêmes usages. Si les banquiers “professionnels” prêtaient de l’argent à intérêt (notamment dans le cadre des ventes aux enchères), le public ne semble pas les avoir avant tout perçus comme des prêteurs d’argent. À l’époque de Plaute (fin du IIIe siècle a.C. et tout début du IIe), les activités qui les caractérisaient avant tout aux yeux du public, c’étaient l’acceptation de dépôts et le service de caisse (toutes les opérations de paiement à partir des dépôts). Un petit siècle plus tard, leur rôle d’enregistrement dans les enchères s’ajouta à ceux-là. Si l’on en juge uniquement par le prêt à intérêt, les sénateurs et chevaliers étaient sans aucun doute plus engagés dans la vie financière de haut niveau que ces banquiers. Mais, d’un autre côté, c’étaient les banquiers qui avaient juridiquement le droit d’ouvrir des comptes de dépôt et de recevoir des dépôts dans le cadre de tels comptes, et c’étaient eux aussi qui intervenaient officiellement, institutionnellement, dans les ventes aux enchères.
Même si les jurisconsultes romains ont élaboré, pour les banquiers de métier, une esquisse de droit professionnel (qui ne semble d’ailleurs pas avoir été à leur avantage, loin de là), il est sûr que, du point de vue romain, les financiers appartenant à l’élite avaient infiniment plus de prestige social et de surface financière. De notre point de vue “moderne”, les banquiers ont cependant des avantages à faire valoir, car ils ont reçu l’apanage des caractéristiques de la banque de dépôt, et leurs conditions de travail étaient, selon nos catégories, moins archaïques que celles des sénateurs et chevaliers. Ayant un lieu de travail différent de leur domicile, les banquiers exploitaient une entreprise, souvent modeste certes, mais dont les opérations ne se confondaient pas avec la gestion du reste de leur patrimoine (si du moins il y avait un reste). À l’inverse, un sénateur ou un chevalier qui prêtait de l’argent n’était pas le patron d’une entreprise financière de prêt d’argent. Si ses propriétés foncières avaient une identité, constituaient des unités d’exploitation, il n’en était pas de même de ses activités financières. L’argent qu’il prêtait n’était nullement séparé du reste de son patrimoine.
L’élite sociale et politique n’était donc pas seule à avoir des intérêts dans la fabrication, le commerce et la vie financière. Il existait ces milieux “professionnels” dont je viens de parler, et ils jouissaient d’une indépendance partielle. Évidemment, plus la vie économique était vivante et prospère, plus ces milieux étaient actifs. Il se peut aussi qu’ils aient été plus indépendants quand la vie économique était plus prospère.
La plus grande partie des revenus des membres de l’élite provenait de la propriété foncière, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais une des caractéristiques de la situation romaine, au moins à partir des derniers siècles de la République, c’est que cette élite avait tendance à posséder des intérêts et à exercer des prélèvements dans divers secteurs économiques en dehors de l’agriculture. Il est tentant de chercher à établir une claire classification des rôles, et de supposer que les membres de l’élite n’étaient que des rentiers, ou au contraire qu’ils étaient les principaux entrepreneurs. Un tel clivage a été mis en avant par des spécialistes des briques et tuiles de la région de Rome (Ier-IIIe siècles p.C.) : les uns ont fait des sénateurs propriétaires des briqueteries des rentiers qui louaient les bancs de terre glaise (Tapio Helen) ; les autres, au contraire, de grands entrepreneurs commercialisant eux-mêmes les productions de leurs ateliers (Margareta Steinby)5. Mais la documentation ne montre nullement un clivage aussi net. Si les membres de l’élite étaient certainement beaucoup plus souvent des rentiers de la terre et de l’argent que des entrepreneurs, et s’ils avaient des moyens indirects d’être des entrepreneurs sans véritablement assumer les charges de l’entreprise (la préposition des esclaves, dont nous parlerons ci-dessous), il ne leur était pas interdit de jouer le rôle d’entrepreneurs, et il arrivait qu’ils le jouent.
Il est possible de déterminer des secteurs économiques où l’élite intervient davantage et d’autres dans lesquels elle s’abstient le plus souvent d’intervenir. Mais il faut se rendre compte que dans aucun secteur l’élite n’était seule à avoir des intérêts ou des activités, et qu’à l’inverse il n’y avait guère de secteurs dont elle fût complètement absente. Je ne vais pas, ici, étudier le détail des divers cas ; je me limite à quelques brèves indications. L’élite jouait un grand rôle en matière de prêt d’argent et d’affaires financières, comme je l’ai déjà dit. Parmi les secteurs extérieurs à l’agriculture, celui des finances privées (avec le prêt d’argent) et celui des affaires financières en relation avec l’État (pensons à toutes les formes d’adjudications publiques, et notamment à la perception des impôts, surtout à la fin de la République) sont certainement ceux où l’élite jouait le plus grand rôle. Quand les textes latins font de rapides allusions à un riche, ou aux riches en général, ils les présentent souvent comme possédant beaucoup de terres et de créances. Dans la fabrication, les divers secteurs ne sont pas à mettre sur le même plan : dans l’extraction minière et la métallurgie primaire, l’élite avait, par divers canaux, d’importants intérêts ; dans le bâtiment et la fabrication de briques et tuiles, aussi ; dans la fabrication de la céramique de table et de cuisine, elle en avait au contraire très peu. Quant au textile et à la métallurgie secondaire, la documentation disponible est malheureusement trop rare. D’une manière générale, l’élite avait davantage d’intérêts dans les secteurs qui entretenaient d’étroites relations avec la propriété foncière et avec les matières premières tirées de la terre, et moins d’intérêts quand il s’agissait d’un artisanat urbain.
Il faut distinguer plusieurs couches dans l’élite ; nous y reviendrons plus loin. Si on la divise en deux parties, il y avait, au sommet, les sénateurs et les plus distingués des chevaliers. Il ne me semble pas que cette partie supérieure de l’élite se soit souvent occupée de commerce, et de manière directe ; mais elle le faisait par le biais de prêts d’argent6. Quant aux couches inférieures de l’élite (chevaliers moins distingués et partie supérieure des élites locales), elles s’en occupaient certainement bien davantage. Les débats portent souvent sur la manière d’identifier les intérêts commerciaux des sénateurs et des chevaliers. Je suis intervenu à plusieurs reprises pour critiquer l’emploi d’arguments que je trouvais mauvais, très peu probants. Par exemple, l’utilisation des noms de famille (gentilices), quand elle n’est pas complétée par d’autres arguments, ne vaut rien. De même, il ne faut pas confondre la vente et le commerce ; le fait, pour un propriétaire foncier, de vendre du vin, n’implique évidemment pas qu’il ait des intérêts “commerciaux”. Enfin, même si, comme nous allons le voir, l’esclavage et l’affranchissement sont un des principaux biais, ou même le principal biais, par lequel un membre de l’élite opère des prélèvements sur les activités non agricoles, il est abusif de poser, par principe, que tous les affranchis fournissent des bénéfices à leurs anciens maîtres.
Si certains historiens de l’Antiquité ont tendance à insister, à mon avis exagérément, sur les interventions de l’élite (et avant tout sur celles de ses couches supérieures) dans les domaines extérieurs à l’agriculture, c’est parce qu’à leurs yeux, ces engagements de l’élite montrent combien l’économie antique était évoluée. Mais supposons que cette élite ait été totalement maîtresse de la vie économique (ce qui n’était pas le cas) : serait-ce un signe de modernité économique, ou au contraire d’archaïsme ? La question mérite d’être discutée, et la réponse ne va pas de soi ! En réalité, l’élite sociale et politique romaine ne contrôlait pas l’ensemble des activités non agricoles. Si cela avait été le cas, son renouvellement n’aurait pas été aussi rapide. L’existence d’une ascension sociale relativement forte suppose que les lignées en ascension aient trouvé des moyens d’accroître leurs patrimoines.
Les prélèvements qu’opérait l’élite sur les activités agricoles ou non agricoles ne passaient pas nécessairement par l’esclavage et l’affranchissement. Pour les terres, par exemple, si les régisseurs (vilici) de domaines exploités directement sous le contrôle du maître étaient sauf exception des esclaves, les fermiers ou métayers (coloni) étaient souvent des hommes nés libres, à ce qu’il semble. Dans les régions et aux périodes où les esclaves étaient moins nombreux, il y avait nécessairement beaucoup de paysans nés libres. De même, les chefs d’ateliers et fermiers des briqueteries et tuileries de la région de Rome (ceux qu’on appelle conventionnellement les officinatores) et dont on ne sait pas exactement quels rapports économiques et juridiques ils entretenaient avec le propriétaire du domaine sur lequel se trouvaient les bancs de glaise, n’étaient que rarement des esclaves ou des affranchis de ce propriétaire (à peu près 10 % des cas).
Néanmoins, l’esclavage et l’affranchissement jouaient un grand rôle dans la manière dont l’élite intervenait pour tirer profit des divers secteurs économiques. L’esclavage gréco-romain ne peut se comprendre que si l’on tient compte de deux de ses grandes caractéristiques. D’une part, il ne faut pas le considérer indépendamment de l’affranchissement. Beaucoup d’esclaves, à tort ou à raison, espéraient être affranchis. Des auteurs tels que Cicéron ou Varron disent explicitement que la vie des esclaves ne serait pas supportable sans cet espoir, le plus souvent déçu certes, mais qui constituait une forte incitation à la discipline et au travail. La vie et l’activité de l’affranchi, homme ou femme, étaient, certes, canalisées, contraintes, par diverses dispositions légales touchant par exemple à l’exercice des droits politiques, au mariage et à la succession. Mais, malgré cela, il y avait des affranchis prospères et relativement considérés. Et les enfants des affranchis, s’ils étaient nés après l’affranchissement de leur mère, étaient nés libres ; c’étaient alors des “ingénus”, et ils avaient désormais tous les droits des ingénus. L’affranchissement n’était donc pas une impasse qui ne menait à rien, même si Paul Veyne, par exemple, a insisté sur le fait que les affranchis les plus riches n’étaient pas admis dans l’élite et étaient condamnés à se fréquenter entre eux. Le fait qu’il ait raison sur ce point précis ne fait pas de l’affranchissement une voie sans issue7. La plupart des affranchis étaient pauvres ou assez pauvres, mais une petite minorité “réussissait”. Pour une petite minorité des esclaves, l’affranchissement était un moyen de promotion sociale. Les descendants de certains esclaves hommes d’affaires, de certains esclaves publics ou appartenant à l’Empereur, etc., finissaient par accéder aux élites, soit locales, soit impériales. C’était un des biais par lesquels l’élite se renouvelait. Tacite le dit, et certains sénateurs en avaient conscience, semble-t-il. Prises ensemble, les deux institutions, esclavage et affranchissement, remplissaient des fonctions beaucoup plus diverses que l’esclavage moderne du Nouveau Monde.
Une deuxième grande caractéristique de l’esclavage gréco-romain, caractéristique sur laquelle nous insistons beaucoup dans le livre sur l’esclavage que nous avons terminé, Raymond Descat et moi, et qui sera probablement publié en 2006, c’est que les esclaves travaillaient dans presque tous les secteurs économiques et dans presque tous les domaines de la vie sociale8. Dans un même secteur, il y avait des régions et des époques où les esclaves étaient rares et d’autres où ils étaient au contraire nombreux. Par exemple, alors que les chefs d’équipes et d’ateliers de la “céramique sigillée italique” (céramique de table de qualité, à vernis rouge, fabriquée dans la seconde moitié du Ier siècle a.C. et au Ier siècle p.C.), étaient très souvent des esclaves ou des affranchis, cela ne semble pas être le cas pour la céramique gallo-romaine dont la diffusion s’accroît fortement à partir du Ier siècle p.C. Mais il n’y a pas beaucoup de domaines d’où les esclaves et les affranchis soient complètement exclus.
L’esclavage et l’affranchissement étaient un des biais par lesquels l’élite prélevait une partie des bénéfices des activités commerciales et manufacturières. L’esclave était tenu de travailler pour son maître, qui lui devait, en contrepartie, le vivre et le logement. En outre, le maître pouvait louer l’esclave à un tiers, afin qu’il travaille pour ce tiers, ou même louer le travail de l’esclave, comme l’a bien montré Yan Thomas9. Mais, à part cette relation de pure et simple domination, il existait plusieurs façons plus élaborées de prélever une partie du produit du travail de l’esclave et de l’affranchi. La première était le pécule, fraction du patrimoine du maître qui était confiée à l’esclave sans qu’il en fût légalement propriétaire. Si l’esclave mourait, le pécule revenait au maître. Si l’esclave était affranchi, le maître pouvait reprendre une partie du pécule, ou même son intégralité. Ce que l’esclave affranchi conservait du pécule lui servait à gagner sa vie ; il pouvait aussi, alors, emprunter de l’argent à intérêt à son ancien maître pour avoir davantage de ressources. Plusieurs textes montrent qu’il était très courant qu’un ancien maître (un “patron”) prêtât de l’argent à ses affranchis. Le prêt à intérêt ainsi accordé ne faisait pas partie du pécule, car le pécule était un bien confié à l’esclave, et l’affranchi n’avait plus de pécule. Mais c’était un moyen pour le patron de prélever une partie des bénéfices de l’affranchi.
Malgré cela, le pécule n’était probablement pas le procédé le plus rentable pour y parvenir. À côté du pécule, il y avait la « préposition ». Le maître confiait à l’esclave, pour qu’il l’exploite au profit du maître, une boutique ou un atelier. Le maître, en ce cas, était, au moins en principe, l’entrepreneur de la boutique ou de l’atelier (mais remarquons que le mot entrepreneur ne peut être traduit tel quel en latin)10. C’est le maître qui en touchait le chiffre d’affaires, et, selon les textes juridiques dont nous disposons, l’usage était de rétribuer le travail de l’esclave par un salaire (operae). Si l’esclave était ensuite affranchi (en versant une somme à son maître pour obtenir l’affranchissement), il arrivait (assez fréquemment, semble-t-il) qu’il continue à servir son maître en tant que salarié libre.
Les maîtres romains, qu’ils fussent ou non des notables, étaient soucieux de gains et même souvent d’enrichissement, c’est sûr. Et la préposition leur permettait sûrement de faire des bénéfices (puisque c’était à eux que revenait le chiffre d’affaires de l’entreprise ainsi confiée à un esclave). Mais le problème du contrôle se posait, et les contemporains en avaient conscience. Le contrôle que le maître pouvait exercer sur ces boutiques ou ces fabriques auxquelles il avait préposé des esclaves était très variable selon les cas. Certains maîtres, notamment ceux qui étaient des “professionnels” et non pas des membres de l’élite, travaillaient avec les esclaves préposés, c’étaient eux qui dirigeaient effectivement l’entreprise, et le contrôle était alors étroit. Un fragment du jurisconsulte Scaevola signale que l’exploitant d’un entrepôt de vins l’a légué avec tout ce qu’il contenait, le vin, les amphores, les outils et aussi les esclaves préposés avec lesquels il avait l’habitude de vivre (institores, quos secum habere consueverat).
Dans d’autres cas, au contraire, il n’y avait pratiquement aucun contrôle. Un autre fragment, dû à la plume de Gaius, parle d’un maître qui avait préposé des esclaves à un négoce exercé de l’autre côté de la mer (transmarinae negotiationes)11. Ces institores ont tout perdu, mais le maître a mis du temps à l’apprendre. Il était endetté, et pensait rembourser ses créanciers avec les profits de ce commerce d’outre-mer. Dans la région où il habitait, il avait des esclaves, et en affranchit certains. Sans avoir l’intention de frauder ses créanciers, ce maître a en fait commis une fraude à leur endroit en affranchissant ses esclaves. Car, du fait des mauvaises affaires de ses préposés d’outre-mer, il était devenu insolvable sans en être encore informé.
Dans la situation dont témoigne un tel texte, le maître ne pouvait pas contrôler la gestion de ses préposés. Même s’il était en principe l’entrepreneur, même si la prise de décision, en principe, lui revenait, le maître ne gérait pas en fait l’entreprise. Dans de tels cas, c’était l’esclave qui la gérait, et le contrôle du maître était très lointain, sauf s’il avait recours à un procurateur attentif et efficace (c’est-à-dire à un homme libre chargé de le représenter et de veiller à ses intérêts). Quand le maître était un grand personnage, ayant beaucoup d’intérêts, ce cas, dans lequel, en fait, le maître ne contrôlait pas l’entreprise ainsi confiée en préposition, devait être fréquent, beaucoup plus fréquent que quand il s’agissait d’un artisan ou d’un boutiquier.
L’ensemble de ces pratiques, certes, permettait au maître de conserver une partie du chiffre d’affaires du commerce ou de l’atelier, mais il ne faut donc pas se faire une trop haute idée des profits qui en résultaient. D’autre part, les membres de l’élite n’étaient pas les seuls à en profiter. Dans les régions où les esclaves et les affranchis étaient les plus nombreux, beaucoup d’ateliers et de boutiques se transmettaient d’un affranchi à un autre affranchi, et les affranchis entrepreneurs profitaient, eux aussi (et en exerçant un contrôle plus direct), du travail de leurs esclaves et affranchis, que ces derniers fussent ou non des préposés. À plus d’un égard, l’esclavage et l’affranchissement, si on les prend ensemble, constituaient donc un trait d’union entre l’élite et la partie basse de la société. La cohésion sociale du monde romain passait notamment par des liens de clientèle. D’une part, des liens de clientèle au sens antique du mot “client”. Mais le protecteur du cliens était appelé patron, comme l’ancien maître de l’esclave. Les liens existant entre l’affranchi et son ancien maître étaient des liens de clientèle, au sens où nous entendons le mot aujourd’hui, et ils contribuaient beaucoup aux rapprochements verticaux entre les divers milieux sociaux.
Dans le groupe “Prise de décision économique”, qui faisait partie du Centre Gustave Glotz (UMR 8585), je me suis efforcé, avec plusieurs autres collègues, d’étudier les stratégies des membres de l’élite en rapport avec ces diverses activités économiques et la manière dont ils les concevaient et se les représentaient. Le travail de ce groupe, qui s’est poursuivi de 1995 à 2001, a abouti à la publication d’un livre, Mentalités et choix économiques des Romains12. Dans ce livre, j’ai essayé, entre autres choses, de classer les diverses sources de revenus possibles des membres de l’élite. Il est possible, me semble-t-il, de les répartir en cinq catégories :
- Le patrimoine de terres, consacrées à l’agriculture et à l’élevage ; la vente des produits de l’agriculture fait partie des revenus de ce patrimoine foncier, et non pas d’une activité commerciale, à moins qu’il ne soit assuré que le propriétaire ou l’exploitant se charge aussi de la partie commerciale de l’écoulement de ces produits ;
- les autres activités économiques non agricoles (prêt d’argent ; location d’immeubles, qu’il s’agisse de logements, d’entrepôts ou de boutiques ; activités de fabrication ; activités commerciales ; revenus tirés du travail d’esclaves employés dans de tels secteurs) ; les activités de fabrication menées dans les domaines (par exemple, la fabrication des briques et tuiles) sont à ranger dans cette catégorie, puisqu’il ne s’agit ni d’agriculture ni d’élevage ;
- la vie politique, qui rapporte beaucoup à ceux qui arrivent très haut dans les carrières politiques et administratives, et peu aux autres ; à ces revenus tirés de la vie politique, il faut ajouter (par exemple pour certains chevaliers), les revenus provenant des fermes publiques ;
- les activités ayant un rapport avec la culture et le divertissement (écoles d’éloquence, conférences, édition, dons et indemnités, légaux ou non, provenant de l’exercice d’une activité d’avocat, etc.) ;
- enfin, la gestion de la parenté et des amitiés (qui fournissait par exemple d’importants héritages ; il faut songer aussi aux stratégies matrimoniales)13.
Mais, curieusement, une telle classification ne figure jamais dans les textes latins ou grecs. Toutes ces possibilités, dont les maîtres avaient conscience, dont, au coup par coup, ils savaient évaluer les effets, et que des textes juridiques nous ont décrites avec précision, n’ont fait l’objet, dans la documentation disponible, ni d’aucune théorisation économique, ni même d’aucune typologie simple et descriptive, telle que celle que je viens de présenter. Par exemple, les traités “agronomiques”, c’est-à-dire les traités de Caton, Varron, Columelle, Palladius relatifs à l’exploitation des domaines fonciers, ou encore les livres “agronomiques” de l’encyclopédie de Pline l’Ancien, parlent ici et là de la main-d’œuvre servile et du travail des hommes libres, ou des travailleurs temporaires qu’il faut recruter à des saisons précises, ils parlent abondamment des fonctions des esclaves de l’encadrement (les régisseurs, etc.). Mais ils se limitent à l’agriculture et à l’élevage. Ils n’établissent pas de typologie globale des manières d’utiliser les esclaves et les affranchis, et ils ne s’interrogent ni sur l’ensemble des sources de revenus des membres de l’élite, ni sur les stratégies auxquelles elles peuvent donner lieu. Certes, ce silence peut en partie dépendre des hasards de la transmission des documents. Il faut penser, toutefois, qu’il existait un fort décalage entre les pratiques et une relative pauvreté du vocabulaire et des notions qui les exprimaient. Les membres de l’élite jouaient des diverses possibilités pratiques qu’ils avaient à leur disposition pour gérer empiriquement leur patrimoine, mais l’habitude intellectuelle n’était pas de théoriser une telle gestion.
Quand on observe le détail du vocabulaire et des notions utilisées par les auteurs et par les jurisconsultes, on perçoit cependant d’intéressantes évolutions. C’est ce que le groupe dont je viens de parler, “Prise de décision économique”, a entrepris ces dernières années. Très probablement en 2006, sera publié un nouveau volume collectif, consacré au vocabulaire et aux manières antiques, grecques et romaines, d’exprimer ce qui, pour nous, relève de l’économie14. Dans ce livre, je me suis consacré au mot quaestus (gain, profit, gagne-pain), dont l’évolution me paraît significative. À l’époque républicaine, il signifiait, pour les membres de l’élite, tout gain extérieur à l’agriculture ; comme, en principe, et sur le plan des représentations, le patrimoine des membres de l’élite était censé se composer de terres et, si possible, seulement de terres, un tel mot était toujours potentiellement péjoratif quand il s’agissait par exemple d’un sénateur ou d’un chevalier. Mais à partir du IIe siècle p.C., il en vient à désigner le chiffre d’affaires. Jusqu’au début de notre ère, il n’y avait aucun mot pour exprimer la notion de chiffre d’affaires. Les mots fructus et reditus, qui désignaient la récolte et aussi le revenu, pouvaient en outre être utilisés pour le chiffre d’affaires. À partir du début de notre ère, au contraire, le mot quaestus se rencontre avec ce sens, d’abord chez Pline l’Ancien, puis chez les jurisconsultes. Et pourtant, il est évident que les grands propriétaires des siècles précédents savaient faire la différence entre une récolte et l’argent qu’il était possible de retirer de la vente de cette récolte ; mais leur vocabulaire et les notions qu’ils utilisaient n’exprimaient pas clairement cette conscience “vécue” qu’ils avaient de telles différences.
Entre 1982 et 1987, j’ai coordonné, avec Hinnerk Bruhns et avec l’aide de la Maison des Sciences de l’Homme et surtout de Maurice Aymard (que je suis heureux de remercier de nouveau très vivement à ce sujet), un grand groupe de recherche, “Stratégies familiales aristocratiques dans l’Antiquité romaine”, groupe qui a tenu un colloque en 1987, et a publié un ouvrage d’inspiration comparative sur la parenté et les stratégies de parenté dans le monde romain antique15. Une des questions centrales à laquelle nous nous sommes trouvés confrontés était celle de l’importance de la parenté et de l’alliance dans les divers aspects de la vie de l’élite. Il serait évidemment beaucoup trop long de reprendre ici les diverses questions dont traite ce volume. Dans tous les domaines, la parenté, si elle a une très forte valeur symbolique, n’est pas un cadre contraignant à l’intérieur duquel s’inscrirait obligatoirement le père de famille. Si les rapports entre pères et fils et les rapports entre frères sont particulièrement forts, l’ensemble de la parenté du membre de l’élite fait partie d’un vivier qui comprend aussi ses amis et relations sociales, et dans lequel il puise des partenaires et des appuis, selon les épisodes successifs de son activité.
Comme nous le disait Élisabeth Copet-Rougier (qui avait joué un très grand rôle dans ce groupe, et qui a malheureusement disparu depuis), et comme elle l’a écrit dans le livre, l’Antiquité gréco-romaine doit être rangée parmi les “systèmes complexes” de la parenté :
“Les systèmes complexes situent l’enjeu du choix du conjoint en dehors de la parenté, qu’il s’agisse de patrimoine, de statut, de charges ou de capital symbolique. D’ailleurs, [ajoutait-elle], l’emploi du mot “système” complexe devient problématique car l’enjeu situé en dehors de la parenté assure avec difficulté la régularité mécanique qu’on observe dans les autres systèmes et qui se déduit du simple effet des règles. Nous entrons dans le domaine du variable et des stratégies qui sont tout autant capables d’assurer certaines régularités que de les faire disparaître radicalement dès lors que les conditions – étudiées par l’historien – se transforment. Les stratégies sont par définition changeantes…”16.
Ces stratégies individuelles au coup par coup, et dans lesquelles la parenté est parfois loin de jouer le premier rôle, se constatent dans le domaine politique, mais encore davantage quand il s’agit d’affaires patrimoniales (dans l’élite, le choix du conjoint a d’ailleurs toujours à la fois des implications politiques et des implications patrimoniales). Le domaine patrimonial était celui où la parenté était la moins contraignante. La liberté de décision individuelle du notable, du paterfamilias, qui se trouvait à la tête de sa famille, de ses nombreux domestiques et du reste de ses dépendants, y était particulièrement forte.
Tous les notables disposaient de réseaux, constitués de petits segments distincts, mais rattachés les uns aux autres. Cette structure en segments est très visible dans le cas de Cicéron ou dans celui de Pline le Jeune. Certains segments étaient entièrement constitués de sénateurs et de chevaliers. Mais tel ou tel de leurs membres avait des rapports avec des hommes d’affaires ou des commerçants (par exemple fixés à Pouzzoles ; voir le cas de Vestorius et de Cluvius), et ces rapports permettaient au sénateur de placer des sommes dans le prêt d’argent, ou de recevoir des conseils sur la gestion de certains éléments de son patrimoine. Il y avait aussi des rapports avec des segments de propriétaires fonciers locaux, qui aidaient le sénateur ou le chevalier à surveiller l’exploitation de ses terres, par le biais de “procurateurs”. En outre, à la fin de la République, à une époque où les affaires privées dans les provinces fournissaient aux notables italiens de beaux revenus et des possibilités d’enrichissement, on perçoit l’existence de réseaux d’hommes d’affaires italiens installés en dehors d’Italie17.
Le livre sur l’information dont j’ai récemment coordonné la publication avec Catherine Virlouvet, et qui est issu d’une Table ronde tenue à l’École française de Rome, a bien montré, selon nous, l’existence de deux types de réseaux d’information : ceux de l’élite (réseaux qui se confondaient, en grande partie, avec ceux de l’État), et d’autre part des réseaux plus plébéiens, avant tout liés aux milieux du commerce (car, parmi les “professionnels”, la première place était tenue par les négociants, les mercatores et negotiatores, et surtout par ceux qui s’occupaient de commerce maritime)18.
Autre constante : ces élites, qui exerçaient une forte influence à la fois politique et sociale, qui avaient un large accès à la richesse, et dont le patrimoine était d’abord foncier, connaissaient, par leur définition même, un double attachement, à la vie politique d’une part, aux préoccupations patrimoniales et familiales de l’autre. Le problème était toujours, pour elles, de savoir quelle était la bonne mesure pour maintenir un équilibre entre ces deux attachements, même si, en principe, la mission politique devait primer sur tout le reste. Il y avait nécessairement un décalage entre les idéaux et principes d’une part, et l’action pratique de l’autre. Mais il est très difficile de situer et d’évaluer ce décalage. Car l’élite comportait plusieurs niveaux, qui, de ce point de vue, se trouvaient dans des situations très différentes. Par les auteurs anciens, le problème des rapports entre politique et affaires privées est toujours posé en termes très généraux, et notre documentation, quand elle est un peu abondante, ne concerne guère, sur une telle question, que les plus importants des sénateurs. Pourtant, la situation du sénateur consulaire ou prétorien ne se confondait pas avec celle de l’ancien questeur. Elle ne se confondait ni avec celle du chevalier de la fin de la République, engagé dans la gestion de sociétés de publicains, ni avec celle du chevalier grand administrateur de l’Empire, ni avec celle des autres chevaliers (il ne faut pas oublier qu’à la fin de la République, les chevaliers des sociétés de publicains n’étaient qu’une minorité, et que, sous l’Empire, les chevaliers de la haute administration, de même, n’étaient qu’une minorité)19. Et ne parlons pas des élites municipales. Même si les patrimoines des membres les plus distingués de ces élites municipales ressemblaient apparemment à ceux des sénateurs et chevaliers, il n’est pas aisé de savoir comment se posait pour eux le problème du rapport entre la politique et la vie publique d’un côté, les intérêts privés de l’autre. À tous les niveaux de l’échelle sociale, le service de la cité et de l’Empire pouvait offrir des possibilités de revenus, de gains et d’ascension sociale. Mais plus on s’élevait dans la hiérarchie des ordres supérieurs et plus les profits tirés des activités politiques, à la fin de la République et sous le Haut Empire, étaient considérables. À l’inverse, pour un sénateur qui n’avait exercé que les magistratures les plus basses ou pour un notable municipal, la vie politique était certainement plus une charge financière qu’une source de gains. Mais, en dépit des limites de la documentation et de l’abondance de la bibliographie, il reste des travaux à faire sur les comportements économiques de ces diverses composantes de l’élite.
À mon avis, il faut retenir que la cité et l’Empire, en règle générale, prenaient acte de l’état du patrimoine privé des citoyens et les classait dans la hiérarchie civique, notamment en fonction de leur patrimoine privé (c’est le principe de l’opération du cens)20. Même si la cité et l’Empire offraient des possibilités d’enrichissement et d’ascension sociale probablement aussi efficaces que le commerce ou la fabrication (songeons par exemple à l’armée et à la guerre), ce n’était pas leur rôle de faire la fortune des citoyens. La constitution du patrimoine était une affaire privée. Après quoi la cité et l’Empire prenaient acte de cette condition de fortune. Plus le notable s’élevait dans les hiérarchies officielles, plus il avait de chances d’obtenir, par le biais de l’activité politique et militaire, des avantages supplémentaires, que ces avantages soient ou non complètement légaux. La cité et l’Empire ne “faisaient” pas l’élite, même si certains parvenaient à l’élite par le service de l’activité publique. La cité et l’Empire recrutaient l’élite parmi ceux qui avaient atteint une certaine fortune, une certaine culture et un certain rang, et, habituellement, elle leur conférait ensuite de nouveaux avantages, qui venaient s’ajouter à ceux qu’ils possédaient déjà.
Notes
- Les principaux textes “fondateurs” de ce débat sur l’économie antique ont été réunis par Finley, éd. 1979.
- Voir, par exemple, Andreau 1995c.
- Weber 1998, 349 note 33.
- Andreau 1974 ; 1987 ; voir aussi Andreau 2001.
- Helen 1975 ; Setälä 1977 ; Steinby 1982, t. 1, 227-237 ; 1993, 139-143.
- La thèse selon laquelle les plus grands sénateurs étaient très impliqués dans les activités commerciales a été notamment défendue par D’Arms 1981. J’ai essayé de montrer qu’elle ne reposait pas sur une documentation très solide ; voir Andreau 1985c ; 1990.
- Veyne 1961, repris dans Veyne 1991, 13-56.
- Andreau & Descat 2006. Pour d’autres réflexions sur l’esclavage antique, voir Andreau 2004a.
- Thomas 2004.
- Andreau 2004b.
- Dig., 40.9.10 (Gaius).
- Andreau et al., éd. 2004.
- Andreau 2004c, 75-76.
- [Finalement publié en 2007 : Andreau & Chankowski, éd. 2007.]
- Andreau & Bruhns, éd. 1990.
- Bonte & Copet-Rougier 1990, surtout 259.
- Andreau 1983 ; 1995a.
- Andreau & Virlouvet 2002.
- Andreau 1999.
- Andreau 1998.