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Introduction à la journée des doctorants de la FSAB

Introduction à la journée des doctorants de la FSAB

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“Imagination et construction mentale : la fabrique du discours scientifique”. Ce titre de la Journée des Doctorants de la Fédération des Sciences Archéologiques de Bordeaux (FSAB), de mai 2021, se révèle être aussi vaste qu’ambitieux.

Le discours scientifique dont il est question ici est spécifique au champ des sciences archéologiques, et plus particulièrement à celui de la FSAB, ce qui limite en partie le propos mais qui le justifie d’autant plus : le discours de l’archéologie est par définition une construction mentale qui s’établit sur des faits matériels, des artefacts à partir desquels il faut (re)construire une réalité disparue.

Et au fond, comment s’engager en archéologie sans une part d’imaginaire, d’imagerie voire sans doute aussi de préjugés ? L’un des enjeux de la structuration du discours scientifique vise précisément à abandonner, petit à petit, ces préjugés – même si c’est une vision téléologique et positiviste qui sous-tend cette idée.

Au moment de préparer cette introduction, je me suis demandé : à quoi rêvent les chercheurs (quand ils rêvent) ? Comment leur propre imaginaire nourrit-il les propositions conceptuelles qu’ils développent ? Autrement dit, quelle est la place de l’imagination (conçue comme capacité de se représenter ce qui est immatériel ou abstrait) et de la construction mentale (c’est-à-dire la représentation elle-même d’un concept ou d’une situation) dans l’élaboration du discours scientifique ? Cet enjeu, autour de l’impact des imaginations, reproductrices puis créatrices, permet-il de structurer petit à petit une pensée scientifique, un discours méthodique et rationnel pour, à terme, contribuer à la constitution du champ des disciplines archéologiques ?

Avec un tel titre, les organisateurs de la journée ont ainsi invité à réfléchir sur la manipulation de concepts autant pratiques qu’introspectifs. Les six contributions qui vont suivre couvrent de plus un temps considérable, depuis l’époque de Néandertal jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ce diachronisme est synonyme de différences méthodologiques voire de glissements conceptuels, rendant présomptueux d’imaginer une réponse générale, qui plus est en quelques lignes.

Avant de laisser la place aux jeunes chercheurs, je voudrais partager ici une expérience personnelle – mais ne parle-t-on pas toujours que de sa propre expérience – qui m’a semblé pouvoir être une bonne introduction aux problématiques abordées par les doctorants de la FSAB : celle de mon master.

J’ai préparé un master 2 (en fait un DEA) à l’Université de Toulouse Le Mirail en 2003. Il portait sur les inscriptions ibériques du Pays valencien en Espagne. Ces inscriptions appartiennent à l’épigraphie paléohispanique, c’est-à-dire les inscriptions en écriture épichorique de la péninsule Ibérique, avant la conquête romaine. Il s’agit de plusieurs systèmes graphiques qui ont transcrit probablement plusieurs langues dont la plupart ne sont pas indo-européennes. Le corpus, qui est particulièrement fragmentaire, d’un point de vue linguistique comme épigraphique, laisse comprendre toutefois que ces textes ont eu une vocation avant tout utilitaire, probablement économique sur certains sites et ponctuellement aussi, à usage “sacré”. L’ensemble de la documentation reste toujours tout à fait opaque, notamment sans aucun accès au lexique.

Dans ce domaine, tout le champ possible de l’imaginaire est ainsi largement ouvert et bon nombre de personnes ne se privent pas de le parcourir allègrement.

Quand, au début de mon DEA, j’ai abordé ce domaine qui touchait à l’apparition de l’écriture dans le monde méditerranéen occidental, je souhaitais, sans doute par idéalisme profond et entêtement juvénile, que ces écritures n’aient pas une origine commerciale mais une autre (poétique au hasard) et je souhaitais m’employer à démonter les hypothèses en usage. Mélange entre rêverie autour de la Dama de Elche et de passion littéraire pour des Odyssée et des Énéide, j’ai tenté de construire, mentalement, rhétoriquement, un discours permettant de prouver ce que je voulais croire.

La grande leçon de ce DEA, c’est que, en faisant précisément ce que je pense être une démarche scientifique (questionner les données au plus près des sources), ma propre imagination s’en est trouvée bouleversée, car les données elles-mêmes m’ont contrainte à structurer un discours nouveau, et ce contre ma volonté.

En outre, cette expérience m’a permis d’apprendre une seconde leçon : c’est qu’à regarder les données pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’on veut qu’elles soient, c’est-à-dire à ne pas faire une construction mentale ex nihilo, cela permet d’éviter (autant que possible, bien sûr) de plaquer des concepts et des faits exogènes à des populations qui sont en réalité tout à fait singulières.

Un exemple précis permettra de mieux comprendre la situation.

À l’heure actuelle, les textes ibères nous sont toujours incompréhensibles. On reconnaît pourtant des pratiques qui montrent l’utilisation de l’écriture et de la langue sur des supports pérennes, et qui révèlent un usage complexe de l’écriture. Ces textes longs sont portés sur des lamelles en plomb. Certaines d’entre elles ont été trouvées sur le site de Pech Maho, à côté de Sigean dans l’Aude. Sur ce site, un autre document, également sur plomb, a été recueilli dans des circonstances similaires. Ce dernier est rédigé en grec (ionien) et révèle une transaction très structurée entre différentes parties dans un cadre commercial lié au domaine maritime. Des Ibères ont été pris comme témoins dans l’établissement de la transaction. À ce titre, et par analogie, il a été considéré que les autres documents en langue ibère que l’on avait trouvés dans les mêmes circonstances étaient eux aussi des documents commerciaux : par conséquent, le site en question était une place d’échange entre Grecs et Ibères, permettant de ce fait l’utilisation du terme d’emporion pour qualifier le site. Or, il s’agit d’un terme grec qui définit une réalité spécifique et originale, notamment en Grèce (ou dans une logique grecque en tout cas) et rien ne permet d’affirmer que le plomb initial, compréhensible parce qu’il est en grec, a été rédigé sur place. Il a pu tout à fait être déplacé, d’autant plus qu’il a été retrouvé parmi des plombs de pêche. Enfin, même en Grèce, tout port n’a pas vocation à être un emporion. Le terme pourtant a été souvent repris et utilisé pour qualifier des pratiques qui ne relèvent pas du même monde, de même que la langue ibère ne répond en aucune manière aux logiques dites indo-européennes. On ne sait pas comment se dit “port” en ibère : comment pourrait-on se permettre d’induire à partir de logiques étrangères des modes de fonctionnement complexes tout en ne cherchant pas à identifier ceux qui semblent être à l’œuvre chez ces populations ?

Le discours scientifique à construire à partir de ces données (comme pour toutes les données archéologiques) doit donc tenir le fil entre imagination, imaginaire, construction mentale et rhétorique.

En lisant les propositions des doctorants contributeurs de cette rencontre, il m’a semblé que trois pistes de réflexion se dessinaient, chacune découlant de la manière dont l’auteur s’est emparé de ces termes et de ces problématiques.

1 La première consiste à interroger comment la pensée scientifique s’est construite par le passé et à revenir sur des données anciennes avec de nouvelles perspectives et à la lumière de nouveaux acquis. C’est une perspective historiographique qui, en soulignant les différentes lacunes et travers dans le traitement des données, permet aisément de souligner les apports actuels de la recherche.

C’est un cas de figure qui est bien connu des chercheurs qui sont amenés à reprendre des dossiers anciens. Il y a toujours un énorme travail de documentation à faire pour comprendre ce que souhaitaient dire les archéologues quand ils se réfèrent à un type de pâte céramique (que signifie par exemple “Campanienne premier style” pour un archéologue du milieu du XXe siècle, avant la constitution des grands référentiels que l’on utilise actuellement) ou à une période historique (comme “Ibérico pleno” pour mon domaine de recherche).

C’est ce que propose de faire Anaïs Vignoles en revenant sur l’interprétation d’une séquence stratigraphique du Gravettien, la couche 10/11 de l’Abri du Facteur, à Tursac (Dordogne), fouillée dans les années 1950 par Henri Delporte. L’enjeu est de réinterpréter des séquences archéologiques aujourd’hui disparues à partir des publications et de données anciennes, et surtout d’évaluer le degré d’inférence à partir des connaissances et des suppositions de l’époque dans l’élaboration des publications afin d’améliorer la fiabilité des interprétations.

Cette approche historiographique permet aussi de mieux comprendre les différents préjugés qui se sont construits au cours des décennies et que certains dossiers cristallisent plus que d’autres, sans doute car ils touchent à des questions identitaires et politiques.

Dans ce domaine, le monde celtique et tout particulièrement la question du domaine gaulois est symptomatique, notamment en France. Dans le cadre de la recherche en protohistoire récente, depuis une vingtaine d’années, l’imagerie liée au mythe de “nos ancêtres les Gaulois” vise à être systématiquement déconstruite et analysée pour éviter les lieux communs et l’usage d’une terminologie trop plaquée et trop idéologiquement connotée dans le discours scientifique. Anaïs Cheuton a, dans sa thèse, justement choisi une approche matérielle pour mieux étudier les processus interculturels et les contacts entre Gaulois et Romains. Elle tentera de montrer comment le détour par l’analyse des parures permet de contrevenir aux concepts très marqués de romanisation ou d’acculturation qui sont trop vagues.

En effet, la construction mentale a des travers desquels il faut bien se prémunir. S’il est (relativement) aisé pour nous de percevoir les mécanismes, les manques et les défauts des processus intellectuels à l’œuvre dans la recherche depuis un siècle, il me semble en revanche particulièrement aventureux de chercher à comprendre ceux des populations passées.

2 Or le vrai défi, notamment en sciences humaines, est justement de pouvoir appréhender l’imaginaire des sociétés passées à partir d’études et de concepts postérieurs tout en tenant compte de cette construction mentale. Il s’agit d’imaginer l’imaginaire, en faisant le pas de côté nécessaire qui permettra la mise en œuvre du discours scientifique.

C’est dans ce cadre que Alexandre Léonet questionne la fonction de Cernunnos dans le panthéon celte et comment le discours sur sa place et sa fonction religieuse a été construit. Son travail minutieux d’historiographie permet également de mieux appréhender la construction de l’idée même du dieu gaulois.

En effet, les péripéties autour de la découverte du pilier des Nautes sont multiples et il est encore difficile de restituer correctement la réalité (et moins encore l’imaginaire) des populations qui n’ont ni les mêmes codes ni la même langue (voire même famille de langues) que nous.

Aussi, pour imaginer l’imaginaire, une stratégie peut consister à se raccrocher à des structures et des dispositifs établis comme scientifiques tels que les bases de données ou les référentiels. C’est d’ailleurs la troisième piste de réflexion de la rencontre.

3 Trois contributions ont ainsi choisi d’appréhender la question de la construction mentale à partir d’outils techniques ou de planifications.

Juliette Hantrais et ses colloaborateurs en mettant en place des géoprospections sur le site de La Peyrouse visent ainsi à se faire une meilleure idée de l’habitat protohistorique en Nouvelle-Aquitaine.

Tiffanie Fourcade, de son côté, s’attache à régler minutieusement ses outils de datation, à calibrer au plus près les variations dans les changements environnementaux pour mieux comprendre les moments et les moyens d’adaptation des groupes préhistoriques à leurs environnements.

De même, Daniel Pierce s’appuie sur l’analyse géochimique des obsidiennes et des céramiques recueillies dans l’ouest du Mexique pour pouvoir mieux identifier les voies de commerce et les réseaux d’échanges dans la culture d’Aztatlán en Mésoamérique.

Le recours à un outil, tout performant et structuré qu’il soit, ne doit toutefois pas faire illusion. Il s’agit de constructions mentales au même titre que celles de nos prédécesseurs et la plupart de ces outils seront tout autant obsolètes d’ici un siècle. Pour citer Coluche : “L’intelligence chez l’homme, quoiqu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en avoir assez, vu que c’est avec ça qu’il juge !”

Trois pistes vont être parcourues par les contributeurs afin d’appréhender ces sociétés passées dans le cours même de notre pensée : la perspective historiographique, l’imagination de l’imaginaire et le recours aux outils dits innovants.

Chacune de ces pistes est à son tour une construction mentale et il faut bien garder à l’esprit que tous les dispositifs que l’on pourra mettre en place dans la fabrique du savoir actuel feront à leur tour l’objet d’études par la suite. Le propre des sciences, surtout des sciences humaines et tout particulièrement celles qui, comme les nôtres, traitent du temps long, est fait non pas de grands bonds excellents mais plutôt de petits pas. L’enjeu est précisément d’avoir la justesse et surtout l’humilité de garder en tête l’existence de ces constructions mentales et de savoir les modifier régulièrement.

Pour finir, s’il ne devait y avoir d’une seule imagerie, un seul imaginaire autour du discours scientifique ce serait à mes yeux justement celui d’une fabrique protéiforme et mouvante, faite de remise en question constante de ses propres certitudes, évitant ainsi les dogmatismes ancrés dans des constructions mentales et des imaginaires trop anciens, politisés, égocentrés. Puisse cette journée être l’occasion pour les doctorants de la Fédération des Sciences Archéologiques de Bordeaux de mettre en œuvre cette démarche et de nous donner à réfléchir sur la construction de notre discours scientifique !

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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356135032
ISBN html : 978-2-35613-503-2
ISBN pdf : 978-2-35613-505-6
ISSN : en cours
Posté le 11/05/2022
5 p.
Code CLIL : 3146; 3378; 3384
licence CC by SA

Comment citer

Ruiz Darasse, Coline (2022) : “Introduction à la journée des doctorants de la FSAB”, in : Orellana-González, Eliza, Spinelli Sanchez, Océane, Balbin-Estanguet, Tom, Sergues, Victor, Taffin, Ninon, dir., Imagination et construction mentale. La fabrique du discours scientifique, Pessac, Ausonius éditions, collection Schol@ 1, 2022, 11-15 [en ligne] https://una-editions.fr/introduction-imagination-et-construction-mentale/ [consulté le 11/05/2022].
10.46608/schola1.9782356135032.2
Illustration de couverture • D’après Les utopies de la navigation aérienne au siècle dernier, Romanet & cie
(Alice Tanneur).
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