Les sources écrites éclairant les sociétés médiévales ont principalement été élaborées par les individus appartenant à la noblesse ou au clergé. La paysannerie, qui représente pourtant l’écrasante majorité de la population au Moyen Âge, n’est donc documentée par les archives que de manière indirecte. Ce biais nous fait voir les paysans principalement comme des sujets, dépendants, contribuables ou producteurs, autant de figures qui entretiennent l’image d’une paysannerie médiévale subordonnée et dans l’incapacité de s’élever socialement. Au contraire, et ce n’est pas le moindre de leur intérêt, les sources judiciaires conservent l’enregistrement de nombreuses voix paysannes, à travers, notamment, les plaintes et les procès-verbaux d’enquêtes ou d’interrogatoires1. Même si le cadre contraint de ces formes d’expression en limite la portée, elles dévoilent assez souvent de larges pans de la vie des paysans, de leurs préoccupations et de leurs représentations. Le procès-verbal de l’enquête de 1236-1237 sur les excès des baillis royaux en Entre-deux-Mers bordelais en est assurément un excellent exemple.
Cette enquête a été ordonnée par Henri III, roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine (1216-1272). Elle est en grande partie dirigée contre les agissements du sénéchal de Gascogne Henri de Trubleville, le plus important officier du roi-duc sur ses possessions continentales, et contre ceux des baillis qui le secondent. Elle prend place dans un vaste mouvement d’utilisation de la procédure de l’enquête par les souverains du XIIIe siècle, dont le roi de France Louis IX (1226-1270) est probablement le promoteur le plus célèbre. La procédure devient ensuite, au XIVe siècle, une pièce maîtresse des programmes de réforme des pratiques gouvernementales et pour contrôler les officiers royaux2. Longtemps restée ignorée des historiens qui se sont intéressés aux enquêtes, éclipsée d’une certaine manière par l’énorme corpus des enquêtes de Saint Louis édité par Léopold Delisle en 19043, l’enquête du Bordelais profite aujourd’hui d’un net regain d’intérêt en raison de son positionnement au croisement de deux des champs les plus féconds de la recherche en histoire médiévale de ces dernières années : sur la genèse médiévale de l’État moderne, et sur les transformations des procédures judiciaires au Moyen Âge4.
La place de l’enquête de 1236-1237 en Bordelais
dans les enquêtes du début du XIIIe siècle
L’enquête (inquisitio, inquesta) est une méthode d’investigation consistant à rechercher la vérité en recueillant des avis d’individus le plus souvent présentés comme des témoins et appelés à déposer sous serment. Alors que les souverains carolingiens et leurs missi dominici y avaient eu recours, l’enquête a connu une nette défaveur jusqu’au XIIe siècle, à l’exception notable de l’Angleterre où le Domesday Book (1080) en est un des plus célèbres résultats5. En matière de justice, l’enquête et la preuve qu’elle fournit sont indissociables des progrès de la procédure d’office et du recul des ordalies que condamne le concile de Latran IV en 1215. Les liens de l’enquête avec le renforcement des pouvoirs souverains sont bien connus. Dans le royaume de France, à partir de Philippe Auguste (1180-1223) et surtout de Saint Louis (1226-1270), le souverain promeut la procédure inquisitoire pour imposer le monopole de sa justice, malgré les réticences des sujets attachés à la procédure accusatoire.
Les souverains utilisent aussi des enquêtes comme un moyen de gouvernement afin de connaître les ressources de leur domaine, les services qui leurs sont dus ou pour contrôler leurs officiers. Des investigations que l’on ne peut pas pour autant considérer comme des “enquêtes administratives” pour reprendre l’ancienne terminologie de Léopold Delisle et de Jean Glénisson, en raison de l’absence de séparation entre les sphères administratives et judiciaires au sein des pouvoirs de l’époque6. Du reste, c’est un des acquis de la recherche de ces dernières années, on ne tient plus pour opératoire l’ancienne typologie arrêtée aux enquêtes “domaniales”, “administratives”, de “réformation” et aux “enquêtes générales”. L’appellation d’enquêtes administratives, à laquelle on a pu rattacher l’enquête de 1236-1237, recouvre une grande variété de procédures correspondant à des intentions différentes. Le procès-verbal qui nous est parvenu répond d’ailleurs imparfaitement au souci d’Henri III de connaître ses droits et une large partie est consacrée à la mise par écrit des coutumes des habitants de cette région. Quant aux enquêtes de Saint Louis qui ont été considérées comme l’archétype des enquêtes administratives (10 000 dépositions conservées, recueillies dans le cadre de 22 tournées d’enquêteurs en 1247-1248, 1254-1258 et 1268-1269 en Languedoc, Normandie et Picardie), Marie Dejoux a montré qu’elles servaient plusieurs objectifs : accompagner le déploiement des administrations territoriales, assurer le contrôle sur les hommes et les agents royaux, construire la sujétion, informer le souverain et le faire aimer. Le souci royal de réparer des dommages commis en son nom par les officiers royaux doit nous les faire voir plutôt comme des “enquêtes de réparation”.
En Gascogne, les premières traces écrites de recours aux enquêtes sont précoces. On les rencontre en Bigorre, où les enquêtes initiées par le comte (legales inquisitiones) sont prévues dans les fors mis par écrit entre 1106 et c. 1112, voire dès la fin du XIe siècle d’après un accord entre le comte de Bigorre et le vicomte de Soule7. C’est à peu près au même moment, vers 1120, qu’en Anjou Bruno Lemesle repère la résurgence des enquêtes, peut-être issues d’un modèle carolingien, et en lien avec le recul des ordalies. Au XIIe siècle, les rois d’Angleterre, surtout Henri II Plantagenêt (1154-1189), multiplient les enquêtes, aussi bien en Angleterre que sur leurs possessions continentales. Schématiquement, elles suivent deux types de procédures8. Les enquêtes par aveu sont utilisées dans les enquêtes féodales, afin de connaître la nature du service des tenants fiefs, évaluer la nature de la taxe de remplacement du service militaire – l’écuage –, ou réactualiser les inféodations. Elles permettent donc de réaffirmer la domination féodale et d’augmenter les revenus royaux. Les enquêtes par commission, organisées autour d’enquêteurs commissionnés et itinérants, servent surtout à recueillir des plaintes des communautés, contre les sheriffs notamment, et à fournir aux jurys formés d’experts des preuves de leurs abus. À leur tour, Jean sans Terre (1199-1216) et Henri III lancent de grandes enquêtes royales. Le Book of Fees (Liber Feodorum, dit aussi Testa de Nevill), une compilation réalisée en 1302, conserve ainsi des instruments d’une vingtaine d’enquêtes menées entre 1198 et 1242.
À notre connaissance, les enquêtes ordonnées par le roi à des fins informatives ou judiciaires commencent à être utilisées en Bordelais dans les années vingt du XIIIe siècle, ce qui est certainement lié aux orientations prises après le concile de Latran IV (1215). Le développement de cette méthode d’investigation est ainsi concomitant de la grande faveur accordée par l’Église à la preuve par enquête dans sa lutte contre la dissidence religieuse, en l’occurrence contre l’hérésie albigeoise, ce qui aboutit à la mise en place du tribunal de l’Inquisition en 1231-1233. Mais il résulte aussi de la véritable culture de l’enquête en Angleterre, sensible depuis au moins le Domesday Book, appuyée sur une forte demande sociale et qui accompagne le désir de réforme du royaume. Cette volonté réformatrice que l’on suit depuis le règne d’Henri Ier (1100-1135) et qui donne lieu à des temps forts de la société politique anglaise, d’abord durant le règne de Jean sans Terre, ensuite pendant celui de son fils, pousse le roi à lutter contre les exactions des officiers, à promouvoir l’équité et la miséricorde dans les jugements.
Ainsi, le 22 février 1228, Henri III mande au sénéchal de Gascogne, Henri de Trubleville, d’enquêter sur les aliénations de terres royales en Gascogne commises au bénéfice des religieux9. Le 11 juillet 1233, le roi-duc ordonne au sénéchal Hugues de Vivonne de faire faire une enquête sur les prévôts royaux installés dans la seigneurie de Benauges10. Le 11 mai 1238, un autre mandement est adressé au sénéchal Hugues de Vivonne pour la réalisation d’une enquête sur les libertés et privilèges de l’abbaye de Grandselve à Bordeaux11. Le 26 novembre 1242, le roi engage une autre enquête sur les aliénations d’hommes relevant de lui commises en Bazadais12. Alors qu’aucun des procès-verbaux de ces enquêtes royales ne nous est parvenu, nous disposons des conclusions d’une autre enquête, ordonnée par le roi en 1232 dans le diocèse de Bazas, sur les conditions dans lesquelles le prieur de La Réole fut dépossédé de la justice du sang une cinquantaine d’années plus tôt13.
Les habitants de la région n’ignoraient donc pas la procédure. Dans le domaine judiciaire la production de témoins assermentés sur lesquels se fonde la décision du juge est attestée dès le milieu du XIIe siècle14. Ainsi, en Entre-deux-Mers, en 1196, un arbitrage de l’archevêque de Bordeaux entre l’abbé de la Sauve-Majeure et les Templiers est rendu après audition de témoins, dont des hommes de l’art requis pour leur expertise ; les dépositions sont mises par écrit et laissent en suspens, pour une question non résolue, l’établissement de la vérité aux propos des “voisins” d’une des paroisses15. En 1222, une “grande et longue enquête” est réalisée pour déterminer les droits respectifs des chapitres de Saint-Seurin et de Saint-André de Bordeaux sur l’église de Montussan, en Entre-deux-Mers (cum magna et diutina inquisitione super questionibus)16. Cependant, si l’expérience acquise dans les cours de justice sert le roi-duc lorsque celui-ci organise à son tour des enquêtes, cette méthode de recherche et d’établissement des faits ne s’impose pas sans réticences auprès d’habitants attachés à la procédure accusatoire. C’est ce que révèlent les dispositions limitant le déploiement de l’enquête et de la procédure d’office dans les coutumes de la région, comme celles de La Réole (1255) ou celles, plus tardives, de Mimizan et du Brassenx17. De l’autre côté des Pyrénées, de semblables résistances aboutissent à l’interdiction pure et simple de la procédure d’office par le roi d’Aragon en 128318.
Au sein de l’ensemble des enquêtes de cette période, celle de 1236-1237 est exceptionnelle à plus d’un titre. Non seulement, comme nous aurons l’occasion de le constater par la multiplicité de ses centres d’intérêt, mais aussi d’un point de vue formel, avec un procès-verbal conservé et dont le soin avec lequel il a été élaboré contraste fortement avec les centaines de pièces produites dans le cadre des enquêtes de Saint Louis ou pour les enquêtes anglaises de la même époque. Au point d’être jugé digne d’être intégré dans le cartulaire de la plus importante des abbayes de la région, l’abbaye bénédictine de la Sauve-Majeure, située au cœur de l’Entre-deux-Mers. Typologiquement, il s’agit d’une enquête par commission. C’est aussi une enquête générale, car ayant pour ambition de traiter l’ensemble des plaintes d’un territoire contre l’administration19. Elle mixe cependant plusieurs finalités. Le roi cherche en effet à obtenir des informations sur les aliénations du domaine ducal ou sur les exactions commises par ses baillis, mais également, et c’est moins fréquent, à connaître ce que sont les coutumes des habitants de la région.
Le choix des deux commissaires, un religieux et un chevalier, n’est pas inhabituel. Il rappelle le lointain précédent des missi dominici de l’époque carolingienne, celui des tournées de juges itinérants instaurées en Angleterre à partir des années 1170. Ou encore les équipes d’enquêteurs officiant dans le domaine des Capétiens, de Philippe Auguste jusqu’à Saint Louis. De l’abbé Jean, nous savons peu de choses. C’est un cistercien, formé à Clairvaux, présenté, dans le procès-verbal, comme ancien abbé de l’abbaye de la Grâce-Dieu, en Poitou, mais auquel le roi s’adresse aussi en tant qu’ancien abbé de Cleeve, dans le comté anglais de Somerset20. L’ordre cistercien auquel il appartient a des antennes en Bordelais, avec les abbayes de Faize et surtout Bonlieu, située en Entre-deux-Mers, dont les deux abbés participent à l’assemblée du clergé du 26 février 1236 (n. st.) à l’origine de l’enquête. Les séries de la chancellerie anglaise fournissent davantage de données sur Hubert Hose (ou Huse) : entre 1224 et 1236, il apparaît à 33 reprises dans les séries d’archives anglaises que sont les Close Rolls ou les Fine Rolls21. C’est un bon représentant de la moyenne aristocratie des comtés anglais, un fidèle chevalier qui suit son roi dans ses campagnes militaires vers le Pays de Galles (1231) et la Bretagne (1234) à la tête d’un groupe de chevaliers. Il est successivement connétable des châteaux de Montgomery (Pays de Galles, 1224), Douvres (1232), Withchurch (co. Shropshire, 1233), gardien des manoirs de Hatfield (co. Essex, 1230-1233) et Winterburn (co. Gloucester 1233). On suit les progrès de la construction de sa résidence grâce aux dons de bois que le roi lui accorde dans la forêt de Grovely (co. Wiltshire de 1228 à 1235) et grâce aux concessions de gibier destinées à peupler son parc de Badbinton (co. Gloucester, 1234-1236).
Source, éditions et historiographie
de l’enquête de 1236-1237
La version latine du procès-verbal de l’enquête a été copiée dans le Petit cartulaire de l’abbaye de la Sauve-Majeure où il occupe les pages 126 à 135 (f. 66-71)22. Comme son nom l’indique, ce gros registre de 228 pages est moins large que le Grand cartulaire de la Sauve-Majeure, dont il est une copie23. À deux exceptions près, puisque le Petit cartulaire contient en plus, outre le dossier des actes du prieuré sauvois de Saint-Pey-de-Castets, en Entre-deux-Mers Bazadais, le procès-verbal de l’enquête qui nous intéresse. Les pages de ce codex, d’environ 40 cm de haut sur 27 cm de large, sont organisées en deux colonnes. Si l’on excepte l’écriture des ajouts, celle de l’ensemble du Petit cartulaire et de l’enquête est une écriture gothique. Plus précisément, selon la typologie d’Albert Derolez, une textualis méridionale, de module régulier, pourvue de hampes et de hastes non remarquables, avec accentuation des pleins et des déliés, assortie de lettres onciales pour les lettrines et les majuscules24. Les abréviations sont fréquentes. La date de rédaction de ce second cartulaire n’est pas précisée. Mais puisque les textes écrits de cette même main que l’enquête sont datés, pour les plus récents que nous avons repérés, de 124225, et que, d’autre part, une main différente, nettement plus cursive, a écrit à la fin du procès-verbal “fait le mardi avant la saint Luc en 1270”, il ressort que la rédaction du second cartulaire de la Sauve-Majeure, avec la copie du procès-verbal de l’enquête, a été réalisée entre 1242 et 127026. Ce terminus ad quem pourrait être raccourci de trois ans, si l’on considère que c’est pour consulter cette copie que le prince Édouard, fils aîné d’Henri III, se déplace à La Sauve en 1267 (voir infra).
D’un point de vue codicologique, ce procès-verbal n’a pas suscité un traitement particulier de la part du cartulariste. Il ne fait pas l’objet d’un cahier à part, qui aurait pu être, par exemple, préparé au préalable pour être ensuite cousu aux autres dans le cartulaire. Il ne commence pas sur le haut d’une page, mais à peu près à la fin du premier quart de la colonne de gauche de la page 126, à la suite d’un acte consacré à un autre sujet (fig. 1). La largeur des colonnes est la même (9,5 cm, avec justification à gauche). En revanche, la page 135, la dernière de l’enquête, suit une logique un peu différente puisque le scribe a laissé vide le reste à la fin du texte, soit les 4/5e de la colonne de droite (fig. 2).
Les titres et les lettrines sont rubriqués, ce qui aère la lecture et aide au repérage des informations quand on mène une lecture rapide27. À côté du rouge, qui est la couleur de tous les titres, des pieds de mouche et d’une large partie des lettrines, le scribe a aussi utilisé du bleu pour les lettrines à partir de la page 127, en alternance avec le rouge, ce qui confère aux trois dernières pages, où la succession des paragraphes est rapide, une agréable apparence (fig. 3).
Les archives de l’abbaye de la Sauve-Majeure conservaient une seconde version de la même enquête, écrite en gascon au milieu du XIVe siècle, et qui a été versée dans le fonds de la bibliothèque municipale de Bordeaux au début du XIXe siècle. Il s’agit d’un registre de 43 pages en parchemin, de 163 x 240 mm, fait de deux cahiers et intitulé Privileyges de la terre de Entre dos Mars28. Il ne concerne pas à proprement parler l’abbaye de la Sauve-Majeure puisqu’il s’agit des textes qui établissent les coutumes des habitants de l’Entre-deux-Mers : l’enquête d’abord, copiée dans un vidimus en 1270, suivie de confirmations de ces coutumes par le prince Édouard (7 août 1258, 1er juin 1267), puis des rois Édouard II (13 mai 1324) et Édouard III (20 janvier 1343). Ce registre, avec la version de l’enquête qui nous intéresse, a fait l’objet d’une édition par Jules Delpit, dans le troisième tome des Archives historiques de la Gironde en 1860-1861, défectueuse sur au moins quatre points. J. Delpit a fait des erreurs de dates, laissé trop de passages d’interprétation difficile par défaut de ponctuation, et brisé l’ordre des textes de l’enquête en les classant par ordre chronologique (il débute par le privilège de Jean sans Terre du 16 avril 1214). De surcroît, J. Delpit n’a pas comparé les versions latine et gasconne, ce qui lui aurait permis de constater que la seconde, qui s’achève au début de la cinquième partie, est incomplète et qu’elle présente la traduction de trois lettres d’Henri III, datées du 27 novembre 1236 et du 3 août 1237, ne figurant pas dans la version latine29. Ces différences permettent de supposer l’existence d’une autre version latine, à partir de laquelle aurait été rédigée la version gasconne.
Il existait en effet au moins une autre version du procès-verbal latin de l’enquête. Une note marginale placée au début de ce texte indique : “Cette enquête se trouve tout au long du registre coté C, fol. 107 recto qui est conservé dans les archives du Roy au Bureau des finances de Guienne (ou au bureau de MMrs les trésoriers)”. Cette copie était donc conservée dans les archives ducales de Bordeaux (la Connétablie), au château de l’Ombrière jusqu’en 1460, avant d’être déplacées à la Chambre des Comptes de Paris, où elles ont disparu pour une large part, soit par négligence, soit en raison de l’incendie de 1737. Le registre C, comme l’essentiel des autres registres conservés dans les archives royales de Bordeaux et contenant des hommages et des reconnaissances féodales des XIIIe et XVe siècles, a été détruit en cette occasion30. Il n’est pas certain, en revanche, comme le supposaient Martial et Jules Delpit que les bénédictins ayant imprimé Gallia Christiana se soient servis d’une autre copie. La mention marginale “ex. chart. Silvae Maj., pag. 126”, renvoie bien au Petit cartulaire et non au Grand31.
La version latine a fait l’objet de deux éditions partielles ou incomplètes, à partir de la copie du Petit cartulaire de la Sauve-Majeure. On trouve la première dans les Instrumenta de la Gallia Christiana (1720), très largement partielle et reproduisant de manière confuse l’ordre des chapitres de la version du Petit cartulaire32. L’auteur de la seconde, Michel Smaniotto, est un généalogiste bordelais ayant réalisé, dans les années 1980, pour les besoins de ses travaux sur les familles seigneuriales du Sud-Ouest pendant le Moyen Âge, une édition du Grand cartulaire de la Sauve-Majeure et des textes du Petit cartulaire qui n’apparaissent pas dans le Grand. Son édition couvre l’ensemble de l’enquête. Mais, outre qu’elle n’a pas été diffusée (elle n’est connue que par un seul exemplaire imprimé par les soins de l’auteur et déposé à la bibliothèque municipale de Bordeaux), elle ne suit pas les formes habituelles de l’édition critique, faute de tableau de tradition, d’annotations ou de traduction.
L’absence d’édition fiable explique le relatif anonymat dans lequel ce texte est longtemps resté. La génération des érudits du XIXe siècle l’a découvert ou en a livré l’édition de la version gasconne, sans parvenir à élaborer des analyses dépassant le stade de la paraphrase33. En 1841, Martial et Jules Delpit lui accordent deux pages dans leur Notice sur le manuscrit de la bibliothèque de Wolfenbuttel – édité depuis lors sous son appellation originale Recognitiones feodorum in Aquitania – en raison des parentés entre les deux textes sur les droits des hommes francs de l’Entre-deux-Mers34. En 1845, l’abbé Cirot de la Ville l’évoque aussi rapidement dans son histoire de l’abbaye de la Sauve-Majeure35. Vingt-cinq ans plus tard Léo Drouyn lui consacre l’essentiel de son Essai historique sur l’Entre-deux-Mers (34 pages sur 55)36. Son propos est de livrer une étude sur l’histoire de cette région, dans laquelle il est né et dont il connaît chaque recoin, depuis les Gaulois et la conquête de César jusqu’à la Révolution française. Il aborde l’enquête comme un moyen de percevoir l’étendue de la Grande et de la Petite prévôté de l’Entre-deux-Mers au XIIIe siècle ; conscient de l’intérêt du texte, il en livre pour chacune de ses parties une sorte de digeste, ce qui lui permet d’accorder une large place aux violences commises par les officiers du roi et, en conclusion, de se laisser aller à une analogie avec la crise de 187037.
L’intérêt est ensuite retombé, durant un siècle. La disparition brutale de Jean-Paul Trabut-Cussac, en 1969, l’a empêché de réaliser l’édition critique de ce dossier, annoncée post mortem dans son Administration anglaise38. L’article de Jean Bernard Marquette sur les hommes francs du Bordelais et du Bazadais de 1979 remet le texte sur le devant de la scène ; les interprétations tirées des éditions de Delpit et de la Gallia, croisées avec les données des Recognitiones feodorum de 1274 et d’une autre enquête administrative du début du XIVe siècle, marquent incontestablement un tournant39. Benoît Cursente s’en est également servi pour suivre les progrès de la questalité en Gascogne occidentale dans une communication au colloque de Rome sur les nouveaux servages du Moyen Âge central40, avant que nos travaux nous y conduisent à notre tour. Il faut reconnaître que la possibilité de disposer d’un accès à la version latine du Petit cartulaire de la Sauve-Majeure a représenté un avantage que n’avaient pas nos prédécesseurs. Dans un premier temps, nous l’avons utilisée de manière régressive, à partir des références aux règnes des rois Henri II et Richard Ier, pour décrire et comprendre la société du XIIe siècle dominée par les premiers Plantagenêts41. La méthode a cependant montré ses limites. Un intérêt grandissant pour les communautés rurales vivant en pays d’habitat dispersé, dans les vallées pyrénéennes comme en Dacquois (Maremne, Marensin, Gosse, Seignanx), nous a finalement conduit à reprendre ce document et à le considérer avant tout pour ce qu’il est, dans son contexte du XIIIe siècle. C’est-à-dire comme révélateur d’une période marquée par le développement des enquêtes royales, par celui des coutumes qui fleurissent à la même époque, et par l’appesantissement de l’appareil administratif des états engagés dans ce que l’on appelle, de manière un peu téléologique, la genèse médiévale de l’État moderne. Et puisque nos travaux sur le domaine ducal, les premiers temps des prévôtés du XIIIe siècle ou sur la diffusion de l’idéologie pactiste dans la paysannerie gasconne, se sont beaucoup appuyés sur le procès-verbal issu de cette enquête, nous nous contenterons, en préalable à la présente édition, d’en présenter brièvement les principaux centres d’intérêt42.
Préparation et conduite de l’enquête
Le procès-verbal comme les lettres d’Henri III conservées dans les séries d’archives de la chancellerie des rois d’Angleterre, les Close Rolls et Patent Rolls, nous permettent d’en suivre les étapes. La plainte qui démarre l’enquête est faite par le clergé du diocèse, réuni à Bordeaux sous la direction de l’archevêque Géraud de Malemort (1227-1261), le 26 février 1236 (n. st.) (I-1)43. Il y a tous les supérieurs des établissements religieux du diocèse, c’est-à-dire les deux doyens des chapitres de Saint-André et Saint-Seurin de Bordeaux, onze abbés (Sainte-Croix de Bordeaux, la Sauve-Majeure, Saint-Romain et Saint-Sauveur de Blaye, Guîtres, Pleineselve, Faize, Saint-Émilion, Bonlieu, Vertheuil et L’Isle), les précepteurs templiers ou hospitaliers et les prieurs des ordres Mendiants. Le rôle de l’archevêque dans l’organisation de cette assemblée n’est pas surprenant. Géraud de Malemort est un prélat dynamique, tant par son activité synodale, dans son diocèse et dans sa province, que dans ce qui relève de la politique ducale. Il multiplie les fonctions de bons offices : en tant qu’arbitre dans les conflits entre grands seigneurs, pour délivrer des conseils au roi et ses représentants ou encore pour assurer la garde d’héritières au nom d’Henri III44. Ces religieux adressent une lettre au roi-duc pour lui demander de mettre fin aux exactions de ses agents, baillis, prévôts, sergents et hommes d’armes qui, avec le concours des seigneurs les plus puissants de la région, multiplient les extorsions sous le couvert d’hébergements et sous le prétexte de questes, réquisitions en argent ou autres prestations “indues”. Les victimes sont les églises, les clercs, les chevaliers et les “seigneuresses” moins puissants (milites et dominæ minus potentes), les veuves, les orphelins, les pupilles, les pauvres et les paysans, tués, blessés ou capturés. Au total, toujours selon cette lettre, les abus des baillis ducaux seraient responsables de la fuite ou du décès des deux tiers des habitants de certaines des paroisses de la région.
La sensibilité du clergé bordelais au problème des hébergements des laïcs n’est pas nouvelle. La question est même d’actualité45. Au synode de Bordeaux, réuni par l’archevêque Géraud de Malemort en 1234 et dont les statuts ont été conservés, on se plaint que “par suite des exactions et frais d’hébergement des laïcs, les provisions des églises, des hospices et des autres maisons religieuses se trouvent épuisées jusqu’à la dernière récolte”. La peine d’excommunication prononcée contre les laïcs qui se rendraient coupables d’hébergements sur les biens des religieux couvre aussi, paradoxalement, “les recteurs de ces églises […] qui auraient l’audace de faire des largesses avec le bien des pauvres et des pèlerins et de ceux qui sont là au service de l’Église”46. Quoique les religieux ne soient pas les derniers à réclamer de semblables hébergements47, la publication de cette constitution trois ans avant la plainte collective du clergé bordelais explique pour une large part l’attitude de nombreux chapelains, pris en quelque sorte entre le marteau et l’enclume, et que les officiers royaux tentent de faire céder en usant de la violence. L’aspiration à la paix dont la plainte se fait l’écho (“la paix de Dieu”, I-1) s’inscrit certainement dans les effets attendus du renouvellement de la trêve avec le roi de France, annoncée par le sénéchal Henri de Trubleville lors d’une assemblée tenue à Langon le 26 août 1235 et dans laquelle est proclamée une paix générale en Gascogne48.
La plainte est portée à Londres par maître Vital [Bravion], archiprêtre d’Entre-deux-Mers49, le précepteur du Temple en Gascogne et de la commanderie de La Grave d’Ambarès, et par Amauvin d’Aillan, un hospitalier qui avait eu à s’occuper des affaires du roi par le passé. Ces émissaires adressent au roi deux lettres datées du même jour, dont la seconde est seulement connue par la réponse d’Henri III. La réponse royale ne se fait pas attendre. Le 22 avril depuis Kempton, Henri III fait savoir qu’il a bien reçu la demande de l’archevêque de Bordeaux et de l’ensemble du clergé bordelais de faire faire une scrupuleuse enquête en cour de l’archevêque d’Auch, de quatre barons de la région (Hélie Rudel le vieux, Sénébrun de Lesparre, Amanieu d’Albret, Hélie Gombaud de Cognac), et par le serment de 24 “discrets et légaux hommes non suspects par lesquels la vérité des choses peut être mieux connue” (per quos rei veritas melius sciri poterit diligentem fieri faceremus inquisitionem), à propos des hébergements (aubergades) levés par les baillis royaux en Gascogne du temps d’Henri II, Richard Ier et Jean sans Terre ainsi que sous l’autorité du sénéchal Henri de Trubleville. Le roi leur répond que bien qu’il soit d’accord pour ordonner une telle enquête, les deux envoyés refusent de la porter, considérant qu’il est trop risqué d’enquêter sur les hébergements levés pendant le règne de Jean, sur les agissements des sénéchaux d’Henri III et qu’il s’agit à leurs yeux d’une “sale affaire” (infecto negotio recesserunt). Henri III annonce donc aux demandeurs que c’est la faute de ces deux messagers s’il reviennent bredouilles, car lui est disposé à répondre à leur demande. Leur refus, ainsi que l’appréciation qui l’accompagne, rend compte d’un climat social tendu. On ne peut s’empêcher de mettre en relation de tels scrupules, tout au moins ceux de maître Vital Bravion, avec les agissements du sénéchal et de ses baillis à l’encontre d’un des membres de sa propre parenté, bien attestés dans un passage du procès-verbal [IV-14]50.
La réceptivité du roi, alors âgé de 28 ans, aux doléances de ses sujets gascons s’explique très certainement par la nouvelle orientation politique prise par sa cour et par les changements radicaux survenus dans son entourage, ce que David Carpenter assimile à une “political revolution”51. La cour, jusque-là surtout marquée par des enjeux et des rivalités remontant à la minorité du roi, change du tout au tout après le mariage, le 20 janvier 1236 à Westminster, d’Henri III avec Aliénor de Provence, fille du comte Raimond Béranger IV de Provence et de Béatrice de Savoie, alors âgée de 12 ans. Parmi les Savoyards qui entrent à la cour et qui suscitent bientôt les récriminations du baronnage anglais, émerge l’oncle de la reine, Guillaume, élu sur le siège épiscopal de Valence, et qui devient le principal conseiller du roi. Le renforcement de sa position passe par l’éviction des anciens curiales dominant la cour et ayant la main sur les offices de sheriff à la tête des comtés anglais, ce qui va dans le sens des idées de réforme de l’administration des sheriffs, un programme auquel la société anglaise est sensible depuis des décennies52. Il découle de cette conjonction un profond renouvellement des officiers locaux : selon le décompte de David Carpenter, entre le 15 avril et le 30 mai 1236, 13 sheriffs sont évincés (concernant, compte tenu des cumuls, 17 comtés), remplacés par des hommes ayant une faible envergure politique et sans relations avec la cour. Parallèlement, les émoluments des sheriffs sont diminués, ce qui permet d’augmenter les revenus royaux perçus par l’Échiquier. Il leur est enjoint de s’engager par serment à ne pas recevoir de pots-de-vin. Ces mesures, prises à l’occasion d’un Parlement réuni à Londres, le 28 avril vont incontestablement dans le sens de ce que demande la délégation venue de Bordeaux53. Le même mois, de nouvelles enquêtes sont lancées à la demande d’Henri III, dans chaque comté du royaume, en vue de la levée d’une aide destinée à financer le mariage de sa sœur avec l’empereur54. Pour la cour, en ce début du règne personnel d’Henri III, les enquêtes servent donc les deux volets d’une même politique : réformer l’administration locale et augmenter les revenus royaux. Ce roi pieux espère ainsi assurer un accès équitable à la justice royale à ses sujets les plus modestes, inquiets d’être surchargés par une trop grande fréquence des réunions des cours locales. Ajoutons, pour confirmer la nouvelle orientation de la politique royale ayant un impact sur la Gascogne, l’information faite au clergé et aux barons de Gascogne depuis Westminster, du renouvellement des trêves avec le roi de France, le 3 février 1236, pour une durée de cinq ans, en même temps que l’annonce du mariage d’Henri avec Aliénor de Provence55.
Sans attendre le résultat de l’enquête en Bordelais, le 6 août 1236, Henri III défend à son représentant, le sénéchal Henri de Trubleville, la levée d’autres taxes d’hébergements (appelées aubergades) que celles qui étaient en vigueur pendant les règnes de ses prédécesseurs et lui recommande de les prélever “avec modestie et mesure”56. Le 19 novembre 1236, depuis Reading, le roi demande à Henri de Trubleville d’accorder un sauf-conduit à deux commissaires qu’il envoie en Gascogne, Jean, autrefois abbé de la Grâce-Dieu, et Hubert Hose (ou Hoese), puis de rassembler ses fidèles pour traiter des sujets prévus dans la lettre de commission et d’accompagner les commissaires auprès du roi57.
Le 27 novembre, deux lettres envoyées depuis Woodstock modifient quelque peu le cadre dans lequel doit se dérouler l’enquête58. La première est adressée à l’archevêque de Bordeaux, à l’évêque de Bazas et au prieur de La Réole, en réponse à une lettre que le roi avait reçue d’eux après le départ de ses commissaires vers la Gascogne. Les trois religieux y relayaient les plaintes de leurs dépendants contre les hébergements indus et faisaient état d’une lettre du roi Jean sans Terre, datée du 16 avril 1214 à Saint-Émilion, inspectée par leurs soins, sur les libertés concédées aux prud’hommes de l’Entre-deux-Mers59. Henri III annonce aux deux prélats et au prieur de La Réole le changement du cahier des charges de ses commissaires, mandatés dorénavant pour vérifier l’existence de la lettre de Jean, puis enquêter sur les coutumes et libertés en usage pendant les règnes d’Henri II et Richard Ier. De fait, la seconde lettre du 27 novembre, adressée à Jean et Hubert Hose, ainsi qu’au sénéchal Henri de Trubleville, leur demande de se faire lire celle de Jean sans Terre, de l’observer diligemment et de s’assurer de la présence du sceau royal (I-4)60. Considérant que la lettre en question ne précise pas suffisamment la nature des libertés auxquelles prétendent les prud’hommes de l’Entre-deux-Mers, le roi enjoint à ses envoyés de recueillir les informations “par le serment d’hommes dignes de foi ou par un autre moyen”, sur les coutumes et libertés en usage pendant les règnes d’Henri II et Richard, puis de revenir vers lui, en Angleterre, avec le procès-verbal de l’enquête scellé de leurs sceaux. Le besoin de faire reconnaitre et confirmer les coutumes et libertés des prud’hommes de l’Entre-deux-Mers est certainement avivé par l’obtention quelques mois plus tôt, le 13 ou 14 juillet 1235, de la confirmation par le roi en faveur des “citoyens” de Bordeaux, du droit de faire un maire et d’avoir une commune, avec les “libertés et libres coutumes” qui leurs sont attachées. Quoi que la portée de cette charte soit limitée, puisque la mairie et la commune de Bordeaux sont reconnues de fait depuis les années 1205-1206, et qu’elle soit surtout pensée pour contribuer à la pacification d’une ville déchirée par les luttes de faction, une telle confirmation de “libertés et de libres coutumes” constitue, à n’en pas douter, un exemple à suivre pour les hommes de l’Entre-deux-Mers. Ces derniers cherchent aussi probablement à contrer par avance les effets négatifs de cette charte sur eux-mêmes. Depuis 1205 en effet, la commune de Bordeaux multiplie les immixtions vers l’Entre-deux-Mers, notamment par des levées de tailles. Cette projection territoriale donne lieu, dans les années 1230, aux premières tentatives connues de reconnaissance de la banlieue de Bordeaux. Du point de vue des prud’hommes de l’Entre-deux-Mers, savoir la commune de Bordeaux confortée par la charte de juillet 1235 et par le caractère bien vague de ses “libertés et libres coutumes” peut donc être réellement préoccupant61.
Deux mois plus tard, du samedi après la fête de sainte Agathe jusqu’au dimanche la Septuagésime, soit du 7 au 15 février 1237 (n. st), se déroule l’enquête dans “la grande chambre du château de Bordeaux”. Les deux enquêteurs (inquisitores) entendent les dépositions de ceux qu’ils appellent les “jurés”, soit 120 individus représentant les communautés paroissiales de l’Entre-deux-Mers ducal, énumérés par groupes de deux, trois ou quatre derrière leur chapelain (II-2). À leurs côtés, les enquêteurs font jurer deux des officiers locaux, le prévôt du roi, Guilhem Forton, et P. d’Aira, le “prévôt inféodé”. Un second groupe de gens assistant à l’enquête (I-3) se compose d’individus “requis” par les enquêteurs pour apporter un témoignage de vérité : il y a l’archevêque de Bordeaux, l’évêque de Bazas, le sénéchal Henri de Trubleville, le maire, les jurats et les prud’hommes de Bordeaux, pas moins de onze barons62 et “bien d’autres milites et bourgeois” à qui il est demandé, en vertu de la fidélité qu’ils doivent au roi, si à leur connaissance il existe un meilleur moyen pour recueillir des informations et de dire quelles étaient les libertés et libres coutumes de la terre d’Entre-deux-Mers pendant les règnes d’Henri II et Richard Ier. Ce à quoi il est répondu “qu’ils ne connaissent pas de meilleur moyen que celui-là, réputé être le meilleur” et, pour la seconde question, “de la même manière que les chapelains et les anciens du pays jurés”. Enfin, à propos des aliénations des droits du roi, les barons, chevaliers et bourgeois prétendent ne rien savoir. Ce qui est pour le moins surprenant à la lecture de la suite du procès-verbal, compte tenu de l’implication directe de bon nombre d’entre eux dans ces exactions. La manière dont ces dernières informations sont recueillies montre que les enquêteurs disposent d’un questionnaire préalable, fait d’au moins trois questions (sur la valeur de l’enquête, les coutumes de l’Entre-deux-Mers et les aliénations du domaine royal), et qu’elles sont posées d’abord aux jurés, puis au conseil féodal.
Cette longue enquête ne résume pas à elle seule la session judiciaire qui s’active en ce début du mois de février 1237 au château de Bordeaux. Une notice du cartulaire de Saint-André de Bordeaux signale un abandon, par un autre bailli du roi, le 7 février 1237 (n. st.) dans la chambre royale de Bordeaux (in camera regia Burdegale) en faveur du doyen de Saint-Seurin, de mandato et provisione nuntiorum sollempnium ipsius regis fratris Johannis cisterciencis ordinis et Humberto Hose militis63. On trouve également mention dans un passage de l’enquête d’une sentence par les deux commissaires royaux dans la “cour de Bordeaux” contre un des seigneurs usurpant les possessions royales (IV-12). Pour l’histoire de l’Ombrière, le château ducal de Bordeaux, c’est un fait qui mérite d’être relevé. La camera regis Burdegale émerge dans la documentation écrite durant cette semaine dans deux, voire trois, sources différentes, une concomitance certainement non fortuite et qui donne à penser que cet espace était assez récent pour susciter autant d’activité judiciaire64.
Dans leur procès-verbal, les deux enquêteurs signalent s’être rendus au chevet de Brun d’Aillan, accompagnés par l’évêque de Bazas, le sénéchal, le doyen, le sacriste, le trésorier de la cathédrale de Bordeaux et par “beaucoup d’autres bons hommes”. L’homme qui passe pour être le plus ancien de tous (inter omnes senes terre senior reputabatur) et le meilleur connaisseur des coutumes de cette terre leur tient des propos similaires. Est également requis, au nom de sa fidélité, Amauvin d’Aillan, fils de Brun, car il avait fait faire une enquête similaire alors qu’il était maire de Bordeaux (soit en 1222) en recueillant le témoignage des “anciens et des meilleurs de la cité”65. Comme les officiers du roi, le maire a donc la capacité de mener des enquêtes ordinaires.
Il a donc fallu une année entre la formation officielle de la plainte et l’audition des témoins. À ses débuts, la procédure mise en œuvre se calque sur l’enquête normande ou enquête de pays, par laquelle l’autorité ordonnant l’enquête désigne un petit nombre de personnes de rang élevé à qui revient le choix des témoins pris dans le voisinage et devant prêter serment66. Le document final ne laisse d’ailleurs filtrer que peu d’informations sur la méthode suivie pour recueillir l’information, ce qui est caractéristique de l’enquête normande. Pour autant, le résultat révèle quelques hybridations. Ainsi, aux côtés de l’enquête à proprement parler, la réunion d’un conseil féodal par les enquêteurs, formé de prélats, de barons, de milites et de bourgeois, devant répondre à des requêtes et fournir un consilium, s’inscrit dans des pratiques plus traditionnelles. La réunion de ce conseil, souhaitée initialement dans la demande du clergé bordelais, est maintenue, mais ce n’est plus lui qui pilote l’enquête, au bénéfice des seuls enquêteurs, selon la volonté du roi. Autre changement adopté en cours de route, avec l’adjonction, dans le cahier des charges de ces derniers, de questions sur les aliénations du domaine royal, un sujet récurrent dans les enquêtes royales des années 1220-1230.
L’intervalle laisse voir comment circulent les lettres et doléances entre cette partie de la Gascogne et la cour du roi, et comment celle-ci organise le gouvernement à distance. En un an, Henri III a aussi changé d’option. Alors que finalement l’enquête est conduite par deux enquêteurs qui ne sont pas attendus initialement, l’archevêque d’Auch, pourtant demandé dans la lettre à laquelle le roi répond le 22 avril 1236, est évacué67. La mise à l’écart du sénéchal est encore plus nette. Si l’un des ordres adressés au sénéchal peut laisser croire à la participation d’Henri de Trubleville à la commission chargée de recueillir les dépositions, le mandat des commissaires, daté du 27 novembre, tel qu’il est recopié dans le procès-verbal final, ne mentionne que le frère Jean et Hubert Hose comme enquêteurs (I-4) ; c’est aussi devant eux seuls que les jurés déposent sous serment (isti sunt jurati in inquisitione ex mandato domini regis facta coram fratre Johanne et Huberto Hosato). Au plus, le sénéchal fait partie de la cour dont s’entourent les deux enquêteurs. Mais, au regard de ce que le roi attendait de lui avant le 27 novembre, la conduite de l’enquête lui échappe. Sa participation avérée aux exactions et autres aliénations du domaine n’y est probablement pas étrangère.
Ces changements de parti se dessinent après réception par le roi de la lettre de l’archevêque de Bordeaux, de l’évêque de Bazas et du prieur de La Réole, contenant la copie du privilège du père d’Henri III en faveur des prud’hommes de l’Entre-deux-Mers. Elle témoigne d’une démarche plus volontaire de la part de ces derniers, passés sous silence ou ravalés au rang de simples dépendants dans la lettre du clergé bordelais du 26 février 1236, ce à quoi le roi-duc est peut-être plus sensible. Du reste, par rapport au projet initial, le nombre de jurés passe de 24 à 120. On reste sur un multiple de 12 mais l’effet de masse assure une meilleure publicité de l’enquête dans chacune des paroisses du domaine.
L’irruption des représentants des communautés paroissiales dans le courant de la procédure trahit un besoin de voir leurs problèmes propres pris en compte. Comme en 1214, lorsque leurs pères avaient été à la rencontre de Jean sans Terre, en plein Poitou, puis derechef à Saint-Émilion, pour se faire confirmer leurs franchises de prud’hommes à deux reprises en moins de quinze jours (I-4), ceux de 1237 ont de la suite dans les idées. À trois reprises par le passé, le roi a également demandé aux hommes de l’Entre-deux-Mers de regagner leurs habitations pour s’acquitter de leurs devoirs, signe que ce qui motive les fuites collectives constatées en 1236-1237, au-delà de l’attraction exercée par les franchises de Bordeaux, ne date pas d’hier68. Leurs revendications sont probablement avivées par une fragilité conjoncturelle, causée par la famine à laquelle il est souvent fait allusion dans le procès-verbal. Il s’agit à n’en pas douter de celle qui, en 1235, force le prieur de l’Hôpital de Bardenac, au sud de Bordeaux, à vendre une lande et dont la chronique de Guillaume de Nangis atteste de la gravité en Aquitaine69.
Un autre élément doit être pris en considération. À en juger par une lettre d’Henri III, les communautés rurales de la région paraissent s’être concertées face au sénéchal. Le 3 août 1237, Henri III fait savoir aux prud’hommes du Marensin et de Maremne en Dacquois (Marencyn, Marodin -sic-) et à tous ceux du diocèse de Dax que leurs plaintes sur les oppressions et injures ont été entendues par Jean, ancien abbé de Cleeve, par Hubert Hose et par A., chapelain et chanoine de Dax. Il leur assure un juste retour à leurs droits et coutumes et leur annonce, dans le même temps, l’envoi d’un nouveau sénéchal, qui, en lien avec les archevêques de Bordeaux et d’Auch ainsi qu’avec l’évêque de Bazas, aurait à punir et à corriger les responsables de ces méfaits70. Il est regrettable de ne pas en savoir plus sur les modalités de cette plainte collective et sur la manière dont elle a été traitée par les enquêteurs. Mais la concomitance de ces deux démarches, face à un sénéchal qui n’en est pas à un coup d’essai, suggère une concertation entre les communautés d’hommes francs du Dacquois et ceux du Bordelais.
Présentation du procès-verbal
Le procès-verbal de cette enquête diffère de ceux des enquêtes du règne de Saint Louis. Il est le fruit d’une réécriture faite par les enquêteurs eux-mêmes si l’on en juge par le “nous” utilisé fréquemment, comme dans une allusion au séjour des enquêteurs à Bordeaux (V-36, dum essemus Burdegale) pour expliquer la manière dont est recueilli le témoignage de Brun d’Aillan (I-3, accessimus etiam ad lectum […] id etiam nobis dixit). De toute évidence, les enquêteurs ont souhaité procéder à une mise en ordre des informations recueillies. Il en ressort cinq parties distinctes, séparées par des titres rubriqués. La paternité de ceux-ci pose toutefois question, puisque le paragraphe introductif a été rédigé après la mort de l’abbé Jean (facte a fratre Johanne quondam abbate de Gratia Dei).
La première partie (I-1 à I-5) présente la lettre du clergé bordelais, la liste des jurés, celle des membres de l’assemblée qui les entendent, le détour chez Brun d’Aillan, le mandat des commissaires royaux et les deux versions de la copie du privilège de Jean sans Terre de 1214. En gros, les enquêteurs y présentent une sélection de pièces justificatives. La deuxième partie (II-1 à II-13) est la mise en ordre, en une douzaine de chapitres précédés d’un préambule, de ce que sont les coutumes, franchises et libertés des habitants de l’Entre-deux-Mers en usage depuis les règnes d’Henri II et de Richard Cœur de Lion. Comme une enquête de pays, celle-ci aboutit à un exposé détaillé des coutumes locales s’appliquant, dans ce cas, non à la communauté d’une localité mais à celles d’un ensemble de villages. La troisième partie (III-1 à III-30) énumère les “injures générales” faites par les baillis à l’encontre des “libertés de cette terre” (Hec sunt injurie generales contra libertates terre). La quatrième (IV-1 à IV-17) rassemble en dix-sept points les aliénations des droits du roi (Hec sunt alienationes possessionum et jurium domni regis). La cinquième (V-1 à V-35) énumère les “injures spéciales” faites dans les paroisses de l’archiprêtré d’Entre-deux-Mers (Hec sunt speciales injurie facte) : chaque paragraphe est l’écho de ces Tormented voices, selon la belle expression de Thomas N. Bisson71, où, paroisse après paroisse, s’égrène une litanie de violences faites à l’encontre des chapelains, des veuves, des orphelins ou des laboureurs et dont les dommages, estimés en argent, varient de 10 sous à 5 000 marcs. Précise sur les noms des victimes et des responsables de ces violences, à manière d’un grand deballage, cette partie en dit long sur la connaissance des pratiques frauduleuses locales. Une phrase ferme l’enquête en guise d’explicit.
La forme, ou plutôt l’absence de déposition formelle sauf à l’extrême fin, suscite la perplexité. L’organisation générale du procès-verbal suggère qu’au lieu d’enregistrer une suite d’auditions de témoins interrogés individuellement, les enquêteurs ont réuni l’ensemble des jurés, leur ont posé les questions sur ce qui forme le canevas de l’enquête et ont enregistré les réponses comme elles venaient, c’est-à-dire à la volée, pendant ces quelques jours72. Il en résulte que, malgré les efforts de mise en ordre, les rédacteurs ont parfois eu des difficultés à rester dans le cadre désiré et n’ont évité ni les répétitions, ni des redondances, ni les contradictions. Bien des paragraphes fourmillent de détails vécus, de cas particuliers parfois pittoresques ou d’une étonnante crudité. Ces dépositions ne sont pas faites non plus sans tensions. En effet, les membres du conseil féodal réuni en même temps que les jurés sont ceux-là mêmes qui, avec le sénéchal, son prévôt et leurs hommes d’armes, se trouvent être les plus souvent accusés d’exactions, d’aliénations de biens et de droits royaux. Plutôt que de courber l’échine devant ce parterre de barons ayant partie liée avec le sénéchal, les jurés dénoncent donc leurs turpitudes, avec des propos sans ambiguïté pour exprimer le verbe haut toute l’animosité de paysans fiers de leurs franchises.
L’organisation si particulière du procès-verbal pose la question de l’existence de modèles ou de précédents ayant revêtu une forme comparable. Nos investigations dans les enquêtes réalisées dans la région avant 1236 n’ont rien révélé de tel. En Angleterre, l’enquête de 1212, qui est une de celles dont on a conservé le plus de réponses, révèle des pratiques qui aident à comprendre le travail des deux commissaires d’Henri III en Gascogne73. Détaillons-la sommairement. Ordonnée par le roi Jean sans Terre, le 1er juin 1212, à tous les sheriffs des comtés sur les fiefs des chevaliers et “tous les autres tènements tenus du roi” dans chacune de leurs juridictions, cette enquête cherchait à connaître l’identité des tenants, la nature de leur service et les parties du domaine royal qui avaient été aliénées. L’objectif du roi était de lever, en prévision d’une guerre contre l’Écosse, un écuage qu’il cherchait à étendre aux fiefs de sergenterie. Les réponses, prévues au plus tard le 25 juin, sont de formes variables. Ainsi, le procès-verbal le plus long (44 pages de texte), venu du Lincolnshire, est divisé en six parties selon les divisions territoriales du comté (les centaines), prouvant que le sheriff avait réuni des jurys de centaine, alors que pour d’autres comtés un seul jury avait été réuni. Le procès-verbal du Cumberland organise l’information par type de tenure plutôt que par centaine (tenures de tenants-en-chef, fiefs de sergenterie, tenures locales de cornage). De son côté, le procès-verbal venu de l’honneur de Wallingford accorde plus de place aux développements narratifs relatifs aux grandes seigneuries.
Deux enseignements sont donc à retenir de l’examen de l’enquête de 1212 pour comprendre le travail des commissaires de 1237. Rapidité d’exécution d’abord, puisque le roi fixe un délai de moins d’un mois pour avoir des réponses. Diversité de la forme des procès-verbaux ensuite : même si les sheriffs ont reçu les mêmes brefs, leur marge de manœuvre est assez large pour conduire l’enquête à leur guise, tant sur le choix de la structure du procès-verbal que sur l’adjonction ou non de développements narratifs. Le pouvoir central s’en accommode visiblement, puisque quelques-uns de ces procès-verbaux sont copiés et recopiés dès le XIIIe siècle, dans la mesure où ils fournissent des informations dont l’utilité demeure, et sont même réactualisés à plusieurs reprises.
Suites de l’enquête
Quoique rien n’oblige le roi à prendre des mesures après une enquête, celle-ci est suivie d’effets notables74. Déjà, le 6 août 1236, Henri III défend au sénéchal Henri de Trubleville de faire lever de nouvelles aubergades. Le 3 août 1237, par une nouvelle lettre, Henri III informe les habitants de l’Entre-deux-Mers qu’il a entendu la demande que lui avait portée l’archiprêtre Vidau (Vital) pour une enquête sur leurs libertés, qu’il nomme un “sénéchal pacifique” pour remédier aux abus de ses baillis et qu’il confirme les libertés et coutumes autorisées par Jean sans Terre75. Probable effet de l’implication du sénéchal, Henri de Trubleville est remplacé. On ne peut s’empêcher d’y voir l’effet d’une sanction. Dans un premier temps, en juillet 1237, c’est l’archevêque Géraud de Malemort lui-même qui exerce la fonction, à l’instar de son prédécesseur Guillaume II Amanieu, archevêque de Bordeaux et sénéchal de Gascogne en 1217-1218. Toutefois, ce nouveau cumul contraire aux prescriptions canoniques est sans lendemain76. Le nouveau sénéchal de Gascogne n’est autre que Hubert Hose, l’un des deux enquêteurs dont la teneur du procès-verbal montre qu’il a entendu d’une oreille complaisante le concert de plaintes portées par les habitants de la région. Par cette enquête générale faisant droit aux plaignants, le roi, sans perdre de vue les enjeux de préservation du domaine royal, peut donc montrer que sa justice est accessible aux moins puissants et qu’elle peut contrebalancer, malgré l’absence du souverain, le pouvoir des officiers qui ne sont pas sous surveillance. Cependant, le nouveau climat qui paraît s’ouvrir fait long feu. À en juger par les lettres du prince Édouard adressées au prévôt de l’Entre-deux-Mers le 7 août 1258 et au sénéchal de Gascogne, le 1er juin 1267, les exactions des baillis ont repris de plus belle77.
Comme les procès-verbaux des enquêtes réalisées en Angleterre dont il a été question plus haut, une version de celui qui nous intéresse est, très tôt, conservée à La Sauve. Le 1er juin 1267, depuis Stratford, le prince Édouard adresse une lettre au sénéchal de Gascogne dans laquelle il lui enjoint de récupérer la version de l’enquête, “faite naguère au mandement de son père Henri, sur les fors et les coutumes des hommes francs de l’Entre-deux-Mers et qui est alors conservée à l’abbaye de la Sauve-Majeure”78. L’enquête a donc assez marqué les esprits pour que trente ans plus tard, le fils du roi la considère comme une référence. Il est cependant difficile de savoir si la conservation de pièces officielles à La Sauve est la traduction, par l’abbaye, d’un rôle similaire joué vis-à-vis des familles de l’aristocratie locale pour la conservation de leurs écrits les plus importants ou si, comme le suggère la lettre d’Édouard, il ne s’agit pas plus prosaïquement d’un cas de non restitution aux archives ducales de Bordeaux d’une pièce ayant été empruntée pour réaliser la copie figurant dans le Petit cartulaire.
Le fait est que lorsque, devenu roi, en mars 1274, Édouard Ier fait procéder à la vaste enquête connue sous le nom de Recognitiones feodorum, dans laquelle ses sujets gascons sont invités à venir déclarer sous serment ce qu’ils tiennent de lui et quels sont leurs devoirs, on trouve, parmi quelque 700 reconnaissances rassemblées, celles des représentants de 21 communautés paroissiales d’hommes libres de l’Entre-deux-Mers bordelais, reprenant d’assez près la seconde partie de l’enquête de 1237 où sont fixés les droits et devoirs des habitants de l’Entre-deux-Mers vis-à-vis du roi-duc79. Cette nouvelle enquête établit donc les obligations des habitants de la région à ce que les jurés de 1237 reconnaissaient devoir. L’effet de cette première enquête se ressent même au-delà puisqu’il est spécifié, à la fin de la reconnaissance du 23 mars 1274, que chacune des paroisses reçoit un instrument notarié de la recognitio collective, ce qui représente, si la clause est suivie à la lettre, une bonne vingtaine de copies80.
Les libertés et franchises
d’élites villageoises sous pression
On l’aura compris, les paroles que les enquêteurs ont entendues n’ont pas été transcrites telles quelles, ce qui ne fait pas du procès-verbal un fidèle recueil de ces voix paysannes. Pour autant, il soulève une masse considérable d’informations sur la société rurale du XIIIe siècle, sur l’appareil administratif de la royauté à l’échelle locale et sur les violences qui accompagnent son déploiement81.
Le procès-verbal éclaire d’abord la procédure de l’enquête elle-même, particulièrement populaire à cette époque, à en juger par l’avis du conseil féodal selon lequel “il n’existe pas de meilleur moyen” pour recueillir une information. Proche dans sa finalité des grandes enquêtes du règne de Louis IX qu’elle précède d’une vingtaine d’années, celle-ci peut être considérée comme une “enquête de réparation”, selon la formule de Marie Dejoux, puisqu’elle cherche à corriger les abus des administrateurs locaux, mais aussi à connaître l’état des revenus royaux ainsi que l’importance des aliénations du domaine82. Mais, avec l’adjonction, conformément à la lettre de mission des enquêteurs, d’un recueil des coutumes de ce pays devenant référent, elle dépasse le cadre d’une simple enquête de réparation.
Ce faisant, il s’agit du premier document donnant à voir, autrement que par les donations ducales ou royales enregistrées dans les cartulaires ecclésiastiques, l’importance du domaine du roi-duc dans cette région, et qui dans la première moitié du XIIIe siècle, commence à être organisé en prévôtés territorialisées83 (fig. 4). Celle de l’Entre-deux-Mers, dont le premier prévôt connu est mentionné entre 1206 et 1222, recouvre une large partie de cette région, située entre Garonne et Dordogne, les deux fleuves remontés par la marée qui lui a valu ce nom. Cette appellation géographique, attestée depuis le VIIe siècle, est assez notoire pour désigner un archiprêtré territorialisé du diocèse de Bordeaux à partir du XIIe siècle, voisin de celui de Benauges au sud-est, ou pour que l’on reconnaisse, au XIIIe siècle, l’existence du groupe des “prud’hommes de l’Entre-deux-Mers”, ainsi que des “libertés de l’Entre-deux-Mers” (I-2, I-3)84.
La Sauve est la principale agglomération de cette région. La ville, née autour de l’abbaye bénédictine fondée en 1079-1080, exerce sur les paroisses environnantes une attraction commerciale et démographique indéniable. Mais, en raison de l’immunité de l’abbaye, obtenue l’année de sa fondation, et de son statut de sauveté, La Sauve occupe une position particulière, périphérique. Même si l’on y tient des assises publiques, pour les affaires s’étant déroulées dans la partie orientale de la prévôté [II-12], et quoique La Sauve serve aussi épisodiquement de lieu de rassemblement de l’ost ducal, tel celui de 1243, la ville n’est pas le siège de la prévôté ducale85. Le prévôt de l’Entre-deux-Mers réside alors à Bordeaux ou chez les habitants de ce pays, dont l’habitat est dispersé à semi-dispersé, fait de hameaux et de fermes isolées. L’étendue de la juridiction du prévôt paraît même assez plastique, tandis que la liste des paroisses de l’archiprêtré est bel et bien fixée (V). L’Entre-deux-Mers ducal ne coïncide pas non plus avec l’archiprêtré du même nom (archipresbiteratus de Inter Duo Maria, V). En effet, toutes les paroisses n’ont pas envoyé de représentants à Bordeaux participer à l’enquête. Si l’on peut expliquer certaines absences de chapelains par des empêchements conjoncturels comme des soucis de santé, ou par le rattachement de trop modestes églises à une autre cure (se traduisant par une indication de représentation par la paroisse voisine), d’autres blancs de la carte sont liés à un phénomène que décrit bien le procès-verbal : celui du détachement progressif de parties du domaine ducal en faveur de seigneuries laïques ou ecclésiastiques, par aliénations de droits86.
Ce phénomène, qui fait l’objet des quatrième et cinquième parties du procès-verbal, est ancien. Il a accompagné l’installation de l’abbaye de la Sauve-Majeure, puis a donné lieu, selon les dépositions de l’enquête, à des cessions de droits publics (vicaria) par les ducs d’Aquitaine et leurs successeurs rois d’Angleterre en faveur de seigneuries laïques majoritairement situées dans les deux vallées limitrophes (Vayres, Latresne, Montferrand), puis Benauges, au centre, auxquelles s’ajoutent Rions et Langoiran. Au moment de l’enquête, les aliénations opérées par les agents ducaux se poursuivent, mitant un peu plus le domaine ducal et faisant reculer son étendue en faveur des seigneuries laïques limitrophes, ce qui, pour les paysans concernés, est vécu comme une perte de liberté et une mise en servitude (IV-2, IV-16). L’instantané auquel on arrive et qui se prête à une traduction cartographique (fig. 4) trahit certainement le souci d’homogénéiser les territoires de domination, d’en fixer les contours, de faire connaitre et reconnaitre le pouvoir du roi.
Ce procès-verbal offre aussi la version écrite la plus ancienne des coutumes d’un groupe d’habitants de la région, car antérieur au milieu du XIIIe siècle, lorsque le gouvernement du prince Édouard, le fils d’Henri III, lance le mouvement de concessions de coutumes et de franchises dont les copies sont enrôlées dans les Rôles de la chancellerie anglaise (Gensac, Cocumont, Pouillon, Saint-Geours d’Auribat en 1255)87. Cela mérite d’être souligné car pour Bordeaux, La Réole et Bayonne, les coutumes qui nous sont parvenues dans leurs versions écrites les plus anciennes (en excluant donc celles datées faussement ou sans preuves de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle) sont, en réalité, postérieures à 125088. Par rapport à la forme de tous ces cas, plus conformes à la structure habituelle des chartes de franchises de cette époque, les coutumes de l’Entre-deux-Mers consignées dans ce procès-verbal se distinguent par la longueur des articles et par l’importance accordée aux récits. Elles s’en distinguent également parce qu’elles concernent non pas une agglomération castrale ou urbaine, mais un groupe d’une trentaine de paroisses rurales du domaine ducal.
Faute de disposer de registres de délibération d’assemblées villageoises comparables à ceux que les villes de la région ont conservés (Bordeaux et Saint-Émilion au XVe siècle), nous ignorons les modes d’organisation des communautés villageoises, alors que dans les principales villes, c’est durant le premier quart du XIIIe siècle que les communes et municipalités se mettent en place (1199 Saint-Émilion, 1205 Bordeaux et La Réole). Le fait que ce dévoilement documentaire soit enchâssé dans une enquête, elle-même issue d’une plainte collective, éclaire les facteurs présidant à l’émergence des communautés rurales comme espaces de légitimité politique. Car quoique évoluant en contexte rural et sans forme des représentations à la pérennité comparable aux municipalités urbaines, il s’agit bien de groupements répondant à la définition de communautés89. C’est-à-dire, comme l’écrit Joseph Morsel : “un ensemble de feux (plus ou moins aggloméré) dont la cohésion ne reposerait pas sur les rapports de parenté (même s’il peut y avoir une certaine endogamie), mais sur l’idée d’une appartenance commune à un même lieu : l’articulation des feux correspondrait essentiellement à l’organisation productive, dont la reproduction à long terme serait assurée par la fixation accrue des populations à l’espace habité”90. Il n’est du reste pas nécessaire qu’une communauté soit dotée de franchises pour fonctionner et être reconnue par le seigneur91.
Ce qui s’exprime surtout à travers ce procès-verbal est une communauté dépassant celle des paroisses et s’inscrivant dans un cadre inter-paroissial, comparable aux “confédérations villageoises” picardes popularisées par Robert Fossier ou, plus près de nous, aux communautés des vallées pyrénéennes (Andorre, val d’Aran) et du Dacquois (Maremne, Marensin, Gosse, Seignanx)92. Des formes d’organisations politiques, qui des Pyrénées jusqu’aux Alpes, sont aussi vues comme des “poches d’autonomie rurale […] un contre-État de type communaliste”93. En Entre-deux-Mers bordelais, la genèse d’une telle organisation ne paraît pas remonter avant les premières années du XIIIe siècle. Sa première manifestation connue est la démarche en 1214 d’une délégation de “prud’hommes de l’Entre-deux-Mers”, reconnus comme tels par le roi Jean sans Terre, à qui ils demandent de confirmer les coutumes et statuts de leur terre (I-IV). Le procès-verbal témoigne également de l’existence de compétences de ces prud’hommes (appelés aussi “bons hommes”), dont l’aire d’exercice s’étend à l’ensemble de cette circonscription (répartition des hébergements, II-8, désignation de mandataires ou messagers, II-9, à quoi s’ajoute certainement la répartition de la queste collective94). En revanche, la confrérie inter-paroissiale dite preveirau (ou “prébendière”) n’est pas attestée aussi tôt. Elle l’est un peu plus tard, à partir de 1244, et ne concerne, pour ce que l’on en décèle, qu’un groupe restreint de paroisses (Lignan, Carignan)95. C’est aussi après l’enquête qu’arrive le souci de conserver le texte des privilèges collectifs que l’on avait eu tant de peine à trouver en 1236-1237, en plaçant, en dépôt à La Sauve, une copie du procès-verbal qui les contient, puis de leurs confirmations. Une poignée d’écrits qui devient, du coup, le seul attribut matériel de cette collectivité supra-paroissiale96.
L’enquête renforce donc à plus d’un titre un mouvement lancé antérieurement, en initiant la démarche collective des paroisses du domaine ducal, et en accouchant d’un texte référent servant les intérêts de la collectivité. Le mouvement de structuration n’aboutit cependant pas à la mise en place d’une collectivité propre et pérenne, comparable aux communes, universités, consulats ou jurades urbaines, sauf à considérer qu’une confrérie inter-paroissiale joue un rôle similaire. On ne relève d’ailleurs pas de gestion collective des biens communaux à l’échelle de ce territoire. Pour cela, la paroisse reste, comme c’est la règle dans les pays d’habitat dispersé, le cadre de référence. C’est à ce niveau, on le voit nettement dans le procès-verbal, qu’est organisé le prélèvement des exigences ducales (service militaire, versement de la queste, fourniture d’hébergements). Reste que l’enquête de 1236-1237, comme la démarche de 1214 évoquée ci-dessus, ne sont certainement pas sans effets dans l’organisation communautaire de chacune des paroisses, puisque nous n’avons pas d’autres preuves de représentations paroissiales laïcisées pérennes, interlocutrices légitimes et durables devant le pouvoir ducal, encore moins de traces d’attributs matériels de ces communautés de village (sceau, maison commune) dans chacune des paroisses, à l’instar de ce qui se passe en Normandie à la même époque.
Les élites qui s’en dégagent, et sur qui repose la médiation des exigences ducales, sont désignées par l’appellation de “bons hommes” (boni homines terre, II-8) ou plus souvent par celle de “prud’hommes” (II-9), un terme qui n’est pas spécifique à la représentation communautaire, rurale ou urbaine, mais que l’on utilise fréquemment comme un marqueur d’honorabilité. Alors que les mandements de la chancellerie anglaise, qui constituent la principale source de repérage de leur existence, ne s’attachent pas à détailler comment les prud’hommes des campagnes répercutent les exigences royales sur leurs co-paroissiens, le procès-verbal offre ce changement de point de vue, et nous permet de voir les choses depuis leur niveau97. Il n’est d’ailleurs pas impossible que leur participation à l’enquête soit la conséquence du principe, attesté dans les coutumes de La Réole, selon lequel les autorités municipales doivent y être associées98.
Les formes de représentations des paroisses révélées par l’enquête, réduites à des groupes de deux ou trois délégués accompagnés de leur chapelain (I-2), ainsi que les sujets de préoccupation exposés, ne permettent donc pas de considérer le procès-verbal comme représentatif des préoccupations du “petit peuple” pour reprendre une expression de P. Boglioni, voire du prolétariat agricole99. Il révèle au contraire des sociétés rurales fortement hiérarchisées. Les individus qui accèdent à l’arène politique sont issus d’une partie de la paysannerie que l’on suppose plus aisée, et dont le discours, qui transparaît dans le procès-verbal, révèle les préoccupations d’alleutiers fiers de leurs libertés, en capacité de recueillir des informations chiffrées, de répartir les exigences ducales, et comparables aux élites urbaines qui deviennent les interlocutrices du roi dans les premières décennies du XIIIe siècle. C’est pourquoi ne contestent-ils pas la légitimité des devoirs dus au roi-duc, mais tout ce qui donne lieu à des sur-prélèvements par les sénéchaux, les prévôts et leurs hommes : multiplications indues d’hébergements, de corvées, de questes et d’amendes ; prises de gages par défauts de paiement sur les grains, le mobilier, le bétail, les matériaux de construction ; absence de considération pour les lieux et personnes sous la protection de l’Église (cimetières, chapelains, pèlerins, lépreux). Dans cette maturation organisationnelle, la proximité de Bordeaux dont le roi confirme la commune le 14 juillet 1235, les échanges avec la ville, la même notion de voisinage (beziau) que l’on rencontre en ville comme à la campagne, n’impliquent donc pas l’adoption des modèles urbains et n’empêchent pas des formes distinctes de structuration propres aux campagnes.
Il ne faudrait cependant pas considérer le résultat de cette enquête comme représentatif des seules préoccupations de ceux qui se disent “hommes rudes et sans armes” (II-11), c’est-à-dire de la paysannerie, fût-elle aisée. Le premier article de la partie récapitulant les droits du roi concerne les devoirs des chevaliers (hommage et service militaire) et les garanties qui leur sont attachées (II-1). Ce n’est pas seulement l’effet de la reconnaissance de la prééminence de la noblesse dans la société de cette époque. Il y a aussi, malgré l’existence de sentiments antinobiliaires perceptibles dans le document (II-13, III-29), des communautés d’intérêt contre les agents du roi, ce pour quoi sont intégrées dans ce concert de plaintes, celles des seigneuresses ou des “chevaliers moins puissants” (milites minus potentes, III-7). De telles solidarités entre petite chevalerie rurale et élites paysannes se manifestent en d’autres occasions. Par exemple, en 1252, lorsque les laboureurs et les milites du pays de Gosse, en Dacquois, adressent ensemble une plainte au roi d’Angleterre contre les abus de son lieutenant en Gascogne, Simon de Montfort100. Il ne s’agit pas toujours de conjonctions d’opportunités. Des liens existent entre élites paysannes et petite noblesse rurale, notamment celle des damoiseaux (domicelli) non adoubés. Ces liens sont fondés sur des unions matrimoniales ou sur la fréquentation commune d’espaces de sociabilité, comme les confréries101. Des porosités qui, incidemment, peuvent donner lieu à l’agrégation de certaines des familles roturières les plus en vue à la chevalerie102. Les sociétés locales que ces plaintes dévoilent ne sont pas sans rappeler celles qui, au même moment, apparaissent au grand jour en Angleterre à la suite de la Magna carta et durant la crise des années 1258-1265. Dans les comtés du royaume, émergent alors des sociétés locales faites de chevaliers (la gentry des shires) et de paysans aisés dont la conscience politique s’accroit avec les responsabilités locales. Leurs communautés d’intérêts se nourrissent des liens de voisinage et de revendications communes dont on trouve aussi la trace dans l’Entre-deux-Mers des années 1230, comme la liberté d’aliéner et d’hériter de leurs terres, la sensibilité aux enjeux locaux et la volonté d’avoir des administrateurs issus du cru. Ils s’inquiètent de la perte d’accès à la cour du roi et des effets de l’aliénation du domaine royal. Les communautés de ces comtés veulent un gouvernement moins exigeant, respectueux des anciennes libertés, levant l’impôt dans des limites requises. L’enquête de 1236-1237 est donc à la fois le miroir d’une prise de conscience politique de la société civile du Bordelais, et un accélérateur de cette politisation des sociétés rurales gasconnes, faites de petits chevaliers et de notables villageois qui entendent peser sur les affaires publiques103.
Ce document mérite également d’être connu pour ce qu’il apporte à l’histoire culturelle car il ne se limite pas aux aspects pratiques ou techniques de l’organisation du prélèvement et aux abus qu’il suscite. Il révèle un éventail de représentations et de thèmes culturels en vogue chez les élites rurales, au sein desquelles circulent des informations, des rumeurs, par des canaux de diffusion que l’on ne peut que soupçonner (III-17) : circulations marchandes ou familiales, sermons des prédicateurs, assemblées générales extraordinaires, rassemblements populaires habituels tels ceux du dimanche, ou occasionnels comme pour l’ost ducal, etc. Quoique filtré par le travail des enquêteurs, le discours politique que l’on découvre est fait d’un répertoire mobilisant des concepts de justice, de liberté, contre les nobles et surtout contre les agents locaux de l’administration royale, auxquels on reproche leur rapacité et d’être étrangers au pays. Dans cet espace qui échappe à la seigneurialisation, la population tient à conserver le lien direct avec le roi-duc. Tout cela confirme l’existence d’un espace public dans les sociétés rurales au XIIIe siècle, ce qui mérite d’être souligné car Norbert Elias en postulait l’absence104.
Les représentations intellectuelles des élites rurales dont ce document se fait l’écho fonctionnent comme un système de valeurs devant légitimer leur position sociale, avec force références au passé ducal et archiépiscopal, à la geste carolingienne et étonnamment imprégné d’idéologie pactiste105. Cette capacité à utiliser, dans ce corpus de représentations, des thèmes culturels surtout repérés chez les lettrés, qu’ils soient clercs ou issus de l’aristocratie, confirme l’absence de distinction entre culture savante et culture populaire106. De toute évidence, à l’instar des communautés ecclésiastiques qui font réaliser des cartulaires pour recomposer leur passé et se forger une nouvelle identité, les élites paysannes de l’Entre-deux-Mers ducal se servent de l’enquête pour y projeter une mémoire sociale en construction.
Le recours aux thèmes de la culture profane répond ainsi aux mêmes motivations que dans la noblesse, chez qui le développement, depuis le XIe siècle, de la culture courtoise et de la mise en écrit des récits familiaux sert principalement à légitimer une domination sociale et à épancher une soif de distinction par rapport au commun. Les besoins des prud’hommes sont d’autant plus comparables qu’ils sont aiguisés par les menaces que font peser les agents du roi au nombre croissant (sénéchal, sous-sénéchal, prévôts, sergents), et dont les exigences et les exactions au détriment de la population interfèrent sur leurs prérogatives. Incontestablement, cette enquête entretient l’image d’agents du pouvoir avides, corrompus et violents, comme Romain Telliez l’a analysée par ailleurs. Le sentiment d’insécurité qu’ils génèrent n’est pas à mettre sur le seul compte des lieux communs habituels à ce type de plaintes contre des agents du pouvoir dont les nouvelles fonctions remettent en question les fonctions coutumières des médiateurs locaux. Les effets de ce climat de peur, bien sensible dans la réponse des deux envoyés du clergé au roi le 22 avril 1236, ou dans le constat d’une fuite continue des habitants depuis deux décennies, pourrait aussi expliquer, c’est l’hypothèse que l’on peut avancer, quelques-unes des curiosités formelles du procès-verbal, comme l’anonymisation de tous les chapelains, l’absence d’indication du patronyme de Vital Bravion, l’un des deux envoyés du clergé bordelais le février 1236 et dont la famille est une des cibles privilégiée des baillis ; ou encore, avec la suppression d’une grande partie du passage décrivant les “injures spéciales” faites par Henri de Trubleville et les siens dans la copie vidimée en 1270. Une véritable rupture, jusque-là non identifiée par les historiens, est à l’œuvre. On passe en effet d’un système traditionnel où la médiation est assurée par des élites locales à un nouveau mode de gouvernement local, confié à des agents du roi pour lesquels rien n’est vraiment organisé en termes de rémunération avant les réformes administratives d’Édouard Ier107. Alors que l’on suit surtout les progrès de cette forme d’encadrement de la population par les mandements de la chancellerie royale, le procès-verbal nous permet de voir comment est ressenti, au niveau local, le pouvoir des sénéchaux et des prévôts dans cette période de mutation. La réaction des ruraux qui sont les victimes de leurs abus éclaire aussi un thème plus familier de l’historiographie, celui des luttes paysannes, trop souvent cantonnées aux explosions de violence anti-seigneuriales du XIVe siècle, et qui suivent ici, avec un succès mitigé, les voies légales108.
En somme, on peut retenir de cet éclairant cas de figure que l’émergence de telles constructions intellectuelles ne se fait pas isolément d’un contexte social de crise, ce qui illustre, à nouveau, les interactions bien connues entre superstructure et infrastructure du schéma marxiste. La gravité de cette crise s’explique en effet par la convergence de difficultés tendancielles et conjoncturelles. Sur le moyen terme, depuis moins de deux décennies, la pression exercée par les agents du roi-duc place les prud’hommes des campagnes en difficulté, pris à leur tour entre deux feux, car contraints de répercuter des exigences ducales allant s’alourdissant et suscitant, à n’en pas douter, de fortes récriminations chez leurs co-paroissiens. Sur le court terme, la famine de 1235-1236 et l’exode rural qui l’accompagne au bénéfice des villes et du mirage espagnol (IV-14, V-35), alourdissent mécaniquement le fardeau de ceux qui n’ont pas émigré, compliquant ce faisant la tâche des répartiteurs et les conduisant à se tourner, une nouvelle fois, vers le roi. La crise active donc la maturation de schémas intellectuels au sein de la paysannerie.
Pour cette édition, nous avons suivi les conseils du CTHS et de l’École nationale des chartes, en les adaptant au format d’une édition numérique109. La numérotation des paragraphes et des parties que nous avons adoptée pour faciliter les renvois et rendre plus lisible l’organisation générale du texte est de notre fait (entre crochets droits). Elle suit les divisions internes du manuscrit, matérialisées par les titres ou par des pieds de mouche. Les notes de l’apparat critique sont placées à la fin de chaque paragraphe. Nous avons utilisé le gras pour les passages écrits d’une autre couleur (rouge ou bleu), correspondant aux titres rubriqués et aux lettrines. L’annotation historique devant donner connaissance des éléments indispensables à la compréhension du document a été distribuée en deux temps. Ce qui relève de l’identification des personnes, des lieux ou des institutions est présenté dans les notes de l’édition du texte latin. Les compléments d’information jugés importants sur tel ou tel aspect du texte sont placés dans les notes de la traduction.
Notes
- Le Roy Ladurie 1975, Bisson 1998, Cursente 2004, Verdon 2013, Dumolyn dir. 2014. Lett 2016. Nous remercions Olivier Devillers, Christelle Belingard, Nicholas Vincent, Hugh Doherty, Martine Charageat, Damien Carraz, Stéphanie Vincent, Alice Tanneur, Nathalie Pexoto et Christine Lapassouse pour leur assistance, la bibliothèque municipale de Bordeaux ainsi que Françoise Lainé pour sa relecture attentive et ses précieux conseils. Cette recherche a bénéficié du soutien du projet AgroPast (AAP-Recherche région Nouvelle Aquitaine 2021-2024) et du cadre scientifique du programme IdEx “Investissements d’avenir” de l’Université de Bordeaux/GPR “Human Past”.
- Sur les enquêtes de Saint Louis, Strayer 1974, Dejoux 2014. Sur celles d’Alphonse de Poitiers, Chenard 2017 ; Telliez 2004 et 2005.
- Delisle, éd. 1904.
- Gauvard 2008, Pécout, dir. 2010, colloque réalisé dans le cadre du programme ANR Gouvaren “Gouverner par l’enquête au Moyen Âge” (2009-2011), qui a également lancé l’édition de la grande enquête de Leopardo da Foligno en Provence (Pécout, dir. 2008 à 2015), mais au sein duquel les enquêtes réalisées en Angleterre ont été peu prises en compte.
- Sur le Domesday Book, Roffe 2000 et id. 2007, Sawyer 1987.
- Glénisson 1980 : “toute information ordonnée arbitrairement par le pouvoir dans une manière et pour un objet qui concernent soit les droits du souverain et de l’État, soit la manière dont les délégués de l’autorité exercent leurs fonctions”.
- L’article 1er des fors de Bigorre (c. 1106-c. 1112) établit que dans le cas où quelqu’un détournerait une loi remontant au comte Bernard II, son petit-fils, le comte Centulle II devrait la faire rétablir après “enquêtes légales”. Ravier & Cursente, éd. 2005, n° 63, 81, Comes autem si quemlibet de legibus Bernardi avi sui eduxerit, per legales inquisitiones sibi factas eductum reducat. Plus tôt, entre 1079 et 1090, le comte Centulle Ier s’est fait remettre par le vicomte de Lavedan, Raimond Garcia, et par le vicomte de Soule dix inquestos, pour établir la vérité sur les modalités de l’ost du Lavedan en fonction de ce qu’ils avaient “vu et entendu”, p. 13 (n° III), Raymundus Garsias et Raymundum Lamaza dederunt comiti inquestos V Ante Aquam et V Retro Aquam qui dixerunt veritatem de la ost de Laveda secundum quod ipsi viderunt et audierunt. De ecclesia Sancti Martini et de honore qui ibi pertinet de Galhagos dederunt inquestos et hostes comitibus Bigorensibus. La charte de l’évêque Arsiu (980-983), fixant les limites du Labourd, et dont on sait qu’il s’agit d’un faux de la fin du XIe siècle, ne peut pas être considérée comme un exemple précoce d’enquête (Mussot-Goulard 1982, 241 ; Bidache, éd. 1906, n° 1).
- Madeline, Fanny, “Les enquêtes de la monarchie anglaise du Domesday Book aux Hundred Rolls (1066-1272) ” in : Madeline, F., Denis, V. et Minard, P. dir. : Les enquêtes en Grande Bretagne XIe-XXe siècle : savoirs et instruments de gouvernement – Surveys in Great Britain, 11th-20th Centuries: Knowledge and Instruments of Government, Journée d’étude du GDR 3434 Mondes britanniques, 18 octobre 2013, EHESS, Paris.
- CPR 1225-1232, 79, sur le sénéchal Henri de Trubleville, voir infra, n. 56.
- CCR 1231-1234, 239.
- CCR 1237-1242,129.
- RG n° 675.
- Maupel, éd. Grellet-Balguerie & Courteault [1728] 1901, 29.
- Couderc-Barraud 2008, 302.
- GCSM n° 897 (daté par erreur de 1126) et n° 1013 (correctement daté de 1196) ; Couderc-Barraud 2008, 303-304 sans correction sur la date.
- Brutails, éd. 1897, n° 175.
- Marquette & Poumarède, éd. 1978-1979, 111. Il est garanti aux “voisins habitants de la ville ou baronnie” ainsi qu’aux bourgeois de ne pas lancer d’enquête à leur encontre sauf en cas de dénonciation (art. 58) ; Pastoret, éd. 1811, 113 (Mimizan, art. 13, 14) ; Malherbe 1975, 117, art. 40, Que abem franquesa que lo prebost ny nulh autre senhor no pot ny no deu far informacion dentz la bila de la Reula, ny al poder ni juridiction d’aquera sens los VI juratz no sien pressens a far la dita informacion o la major partida d’aquetz. Prétou 2010, 55 et sq., 75.
- Charageat 2010, Gauvard 2002 qui signale d’autres réticences à la procédure en Beauvaisis et en Flandre.
- Chenard 2017, 497. Dans le cas français, les enquêtes générales sont portées devant le parlement. À la différence d’une enquête ordinaire, utilisée dans le cadre du règlement d’un conflit porté devant une cour de justice quelle qu’elle soit, que la plainte concerne un tiers ou l’administration.
- Cleeve, Somerset, abbaye cistercienne fondée en 1198. CPR 1232-1247, 191. Sur cet abbé, voir Gallia Christiana, t. II, col. 1398-1399 et Musset 1898, 21. Georges Musset l’assimile à Jean de Cantorbery, prieur de Clairvaux devenu abbé de Fontmorigny entre 1220 et 1226, puis de Chester, en Angleterre, avant d’être institué abbé de la Grâce-Dieu. Son successeur, Guillaume est mentionné à partir de 1241 (Musset 1898, 21). Il y a peut-être une confusion avec Cleeve.
- CCR 1227-1231, 138, 264, 286, 301, 308, 485, 506, 519 ; CCR 1231-1234, 45, 105, 210, 234, 236, 299, 229, 272, 312, 328, 329, 360, 411, 464, 513, 520, 546, 558 ; CCR 1234-1237, 88, 128, 210, 219, 393, 392, 515, 526, 486, 487, 487 bis, 488, 494, 504, 518 ; Fine Rolls 1224, n° 57, 1234, n° 344, 1235, n° 218.
- Conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux, sous la cote Ms. 770.
- BM Bordeaux, Ms. 769.
- Derolez 2003, 116.
- BM Bordeaux, Ms. 770, 122 et 209.
- Il conviendrait toutefois de mener un examen codicologique plus approfondi pour affiner cette fourchette chronologique, en contradiction cependant avec la période de rédaction de ce cartulaire que les catalogues de la BM Bordeaux placent au XIVe siècle.
- Le même souci a conduit un scribe de l’époque moderne à ajouter des annotations marginales en français, tantôt de brèves analyses, tantôt des précisions géographiques.
- BM Bordeaux, Ms. 363.
- Delpit, éd. 1861, 101-127, n° XXIV, 105, n° XXXV, 106, n° XXXVII, 108. L’édition Delpit n’a pas mis à sa place, c’est-à-dire au début de la copie gasconne, le vidimus de l’enquête fait par 14 religieux (l’archidiacre de Médoc, l’archiprêtre d’Entre-deux-Mers, l’abbé de La Sauve-Majeure, le prieur, le camerier, l’hôtelier et l’aumônier de la même abbaye ainsi que 7 chapelains de l’Entre-deux-Mers), daté du mardi avant la fête de saint Luc l’année 1278 (n° XXXVIII, 109-127) “lo die de dimartz davant la festa de Sent-Luc evangelista, en l’an de gracia MCCLXXVIII”. C’est cette date qui a été ajoutée à la fin du procès-verbal latin de l’enquête, avec une correction de millésime (1270, voir V-36 de la présente édition “die martis ante festum beati Luce evangeliste anno domni MCCLXX”) et sans l’identité des religieux qui ont procédé au vidimus. Nous suivrons cette dernière leçon du millésime, car en 1270 le mardi précédant la saint Luc (18 octobre) est le 14 octobre, alors qu’en 1278 le mardi tombe le jour de la fête de saint Luc (18 octobre). La date donnée par l’édition Delpit est fautive (“17 octobre 1238”).
- Les registres C, D, E, F, G, H ont été détruits ou ont disparu ; seul subsiste le Livre B, dit manuscrit de Wolfenbüttel, édité par Charles Bémont (Bémont, éd. 1914).
- Delpit & Delpit 1841, 50, n. 2.
- Gallia Christiana, t. II, Instr., col. 289-293.
- Delpit 1841, Drouyn 1870.
- Delpit 1841, 49-51.
- Cirot de La Ville 1845, t. II, 182.
- Drouyn 1870, 325-380.
- Drouyn 1870, 368, “Telle était la conduite des hommes armés du XIIIe siècle, telle avait été celle de ceux qui avaient vécu dans les siècles précédents, […] les soldats se sont conduits de la même façon [ultérieurement] […] Le roi du Piémont vient de s’emparer, à l’instar des Barbares des premiers siècles, des autres États de l’Italie et de Rome, comme un chef de brigands, sans déclaration de guerre et, maintenant, les cruautés et les brigandages inouïs des Prussiens nous prouvent que les hommes, malgré leur instruction et leur civilisation si vantée, n’ont pas fait un pas vers le progrès moral. Il en sera ainsi jusqu’au moment où, rejetant les pernicieuses doctrines matérialistes, et, par conséquent le régime de la force brutale, ils seront profondément chrétiens”.
- Trabut-Cussac 1972, 195, n. 25.
- Marquette 1979.
- Cursente 2000.
- Boutoulle 2007.
- Travaux auxquels nous nous permettons de renvoyer : Boutoulle 2010, id. 2011b, 2011c, 2014a, 2014b, 2014c, 2016b, 2017, 2019.
- Ces numéros correspondent à ceux de l’édition qui suit. Delpit, éd. 1861, n° XXXIII, 102-104.
- Lainé 2012, 111-120.
- Elle constitue par exemple une question majeure dans un conflit entre le chapitre de Saint-André et son prévôt de Lège, dans les années 1220 (AD 33, 4 J 73, f. 92-94).
- Pontal, éd. 1983, § 119, Lainé 2012, 113-115.
- Exemple contemporain et voisin avec la réclamation en 1249 par l’infirmier de la Sauve-Majeure d’une procuration dans le cimeterium de Nérigean, pour les moines, leurs serviteurs et leurs montures (AD 33, H 4, f. 35-36).
- Marsh 1912, 79, Shirley, éd. 1862, vol. I, n° CCLXIV, 321, vol. 2, n° CCCCXIII, 7. Bémont 1916. Selon deux lettres mal datées par Shirley mais que Marsh situe en 1235 par la mairie de Pierre Caillau à Bordeaux, le sénéchal réunit une assemblée de barons et des communes des villes à Langon, le dimanche après la fête de saint Barthelemy (soit le 26 août), en présence de l’archevêque de Bordeaux et de l’évêque de Comminges, pour proclamer, à la fois la publication de la reconduction des trêves avec le roi de France (juillet 1235), et un statut de paix générale pour mettre fin aux guerres de factions urbaines (paci terre Wasconie …. Pacem statuens, statuta pacis et mandata treugarum vellet dilucidum fieri universis .. pro pace et tranquilitate patriae).
- Le patronyme de l’archiprêtre est indiqué dans deux actes du cartulaire de l’infirmier de la Sauve-Majeure datés de 1241 (AD 33, H 4, n° 6 et 7).
- CCR 1234-1237, 351-352. Réponse non reproduite dans le procès-verbal de l’enquête.
- Carpenter 1976, id. 2020, 165-200.
- Carpenter 2020, 191. Sur la demande de réforme des officiers royaux et l’action en ce sens du gouvernement royal entre 1216 et 1258, voir Lachaud 2010, 341-346. Dès le règne d’Henri II, les enquêtes sont en Angleterre un moyen privilégié d’action contre les abus des officiers royaux.
- Matthieu Paris, éd. Luard 1876, t. 3, 363.
- Maxwell Lyte, éd. Crump et al. 1920, vol. 1, 574-601.
- Rymer & Sanderson, éd. 1816-1830, t. I, 121-122.
- CCR 1234-1237, 351-352, 371. Lettre non reproduite dans le procès-verbal de l’enquête. Henri de Trubleville est alors sénéchal de Gascogne depuis le 23 mai 1234 pour la deuxième fois, puisqu’il a occupé les mêmes fonctions entre le 19 octobre 1227 et le 1er juillet 1231 (Shirley, éd. 1862, 399-400). Marsh 1912, 56-81. À compléter avec le Dictionary of national biography, Leslie 1899, vol. 57, 324. Marsh suit Shirley (Shirley, éd. 1862, voir son tableau des sénéchaux de Gascogne, t. II, 400), qui considère que Henri de Trubleville est sénéchal une troisième fois entre 1238 et 1241, alors que l’on ne relève pas de traces écrites de ce nouveau mandat dans les rôles de la chancellerie anglaise et que Matthieu Paris, qui évoque cet in expeditionibus vir expertus et eruditus, à plusieurs reprises, situe son décès le 21 décembre 1239 (Luard, éd. 1880, vol. 3, AD 1216 to AD 1239, 624). Il appartient à une famille d’origine normande, dont le siège, Trubleville est situé près de Rouen. Sa famille est aussi possessionnée en Angleterre, puisque son oncle, Ralf de Trubleville, sheriff du Northamptonshire en 1223, a obtenu les seigneuries de Brockhampton (Herefordshire) et de Combrook (Warwickshire) (CPR 1232-1247, 33, Church 1999, 119-120). Les rôles de la chancellerie anglaise livrent beaucoup de données sur Henri entre 1228 et 1238, y compris pendant les trois années séparant ses deux sénéchalats, pendant lesquelles il obtient du roi quelques seigneuries anglaises ainsi que les îles de Jersey et Guernesey (CPR 1232-1247, 25, 33, Havert 1876, 194). Il emprunte beaucoup d’argent pour couvrir les dépenses liées à sa fonction et prend le parti des Soler dans les luttes de factions qui déchirent Bordeaux pour le contrôle de la mairie. Le 25 mai 1234, soit deux jours après sa nomination, Henri III assigne à douze de ses créanciers gascons, la perception de revenus publics à Bordeaux pendant cinq ans jusqu’au remboursement de la somme de 6 000 marcs (CPR 1232-1247, 49).
- CPR 1232-1247, 169. Lettre non reproduite dans le procès-verbal de l’enquête.
- La lettre de commission adressée par le roi aux deux enquêteurs, datée du 27 novembre (I-4), ne peut pas avoir été écrite à Windsor, où le roi séjourne du 6 au 17 novembre 1236, mais depuis Woodstock, où il se trouve du 24 novembre au 3 décembre (voir Close Rolls). La version gasconne donne d’ailleurs Wudestoc et non Windestone (Delpit, éd. 1861, n° XXXVI). Cette lettre n’apparaît ni dans les Close Rolls, ni dans les Patent Rolls de l’année 1236.
- CPR 1232-1247, 201. Lettre non reproduite dans le procès-verbal latin mais figurant dans la version gasconne (Delpit, éd. 1861, n° XXXVII), avec une erreur de date (le 28 au lieu du 27 novembre : “testimoni jo medeys, vert Wudestoc, le XXVIII jorn de novembre”).
- CPR 1232-1247, 201. Cette lettre est datée sur le rôle original “teste ut supra”, ce qui renvoie à la lettre précédente : “teste rege apud Wodestock, XXVII die Novembris”. Il y a donc une erreur de transcription sur la copie de cette lettre dans l’enquête (I-4) qui donne “teste me ipso apud Windestone XXma VIIIma die Novembris, anno regni nostri XX primo”.
- Calendar of the charter rolls, 1226-1257, 210 (14 juillet 1235), Livre des Bouillons 1867, 241 (datée du 13 juillet 1235 depuis Westminster), Livre des coutumes, Barckhausen, éd. 1890, 512 (datée du 13 juin 1235 à Westminster) ; Renouard 1965, 49. Levées de tailles en 1222 (CPR 1216-1225, 354-355), font suite à des levées de l’archevêque Brutails, éd. 1897, Hardy, éd. 1833, 26 (1205), Brutails, éd. 1897, n° 349 (1201). Mention de la banlieue de Bordeaux, le 31 mars 1234, CPR 1232-1247, 128. Bochaca 1997, Bémont 1916.
- Hélie II Rudel de Bergerac et de Gensac, Arnaud IV de Blanquefort, Sénébrun IV de Lesparre, Amanieu du Puch, Pierre IV de Lamotte, Rostand de Landiras, Amanieu de Noaillan, Pierre IV de Bordeaux, Bernard de Rions, Bernard IV d’Escoussans, Hélie Gombaud de Cognac.
- AD 33, 4 J 73, n° 48, f. 63.
- On peut aussi ajouter l’évocation d’un contentieux porté devant l’ancien abbé de la Grâce-Dieu et Hubert Hose par l’abbé de Sainte-Croix et la vicomtesse de Benauges sur la justice de Saint-Macaire (6 août 1237, CPR 1232-1247, 1237, 192). Sur le chantier du château royal de Bordeaux et la chambre du roi, voir infra, n. 8, p. 79.
- L’homonymie avec l’hospitalier faisant partie de la délégation qui porta la lettre du clergé bordelais du 26 février 1236 trahit une même origine familiale.
- Lemesle 2009, 60 ; Baldwin 1991, 190-191.
- Contrairement à ce qu’affirmait Léo Drouyn, Amanieu de Grézillac, l’archevêque d’Auch, ne fait pas partie des religieux qui ont saisi le roi le 6 février 1236, même si, en raison de ses origines familiales (la paroisse de Grézillac est en Entre-deux-Mers) et de ses attaches personnelles avec l’abbaye de la Sauve-Majeure, Amanieu de Grézillac n’était pas insensible à ce qui se passait en Entre-deux-Mers (Drouyn 1870, 335, n. 3) ; sur Amanieu de Grézillac, Gallia Christiana, t. I, col. 991-992). Sa mise à l’écart est probablement à mettre sur le compte de la volonté du roi de ne pas impliquer une personnalité dont les fonctions sont extérieures au duché.
- I-IV (1214), CPR 1216-1225, 357 (1222), CPR 1232-1247, 74 (1233), 160 ; Shirley, éd. 1862, I-CCCXLVIII, 419 (1233), CPR 1232-1247, 160 (1236). Rymer & Sanderson, éd. 1816-1830, 155 (1219).
- Ob necessitatem famis propter sterilitatem maximam que anno illo citra solitum modum invaluerat (Brutails, éd. 1897, n° 215). G. de Nangis : “il y eut en France, et surtout dans l’Aquitaine, une très grande famine, au point que les hommes mangeaient les herbes des champs comme des animaux. Le boisseau de blé valait cent sous dans le Poitou, où un grand nombre de gens périrent de faim ou furent consumés par le feu sacré” (Géraud, éd. 1843, 145). Contrairement à ces deux sources qui ne corrèlent cette famine à aucun événement climatique précis, Matthieu Paris fait état, en Angleterre, d’un hiver 1235-1236 pluvieux et d’un été 1236 particulièrement sec (Matthieu Paris, Luard éd. 1876, vol. 3., 369-370 [1236], Aestate quoque eadem, post jam transactam, ut dictum est, hyemem supra modum pluvialem, facta est continua ariditas, cum caumata fere intolerabili, per quatuor et amplius menses continuato). Relevé également dans les comptes de l’évêché de Winchester (La Roncière et al. 1969, t. II, 108). À ce jour, cependant, aucune perturbation significative n’a été repérée sur les patrons de croissance (largeur des cernes) des arbres du domaine atlantique recensés dans les bases de données en chrono-environnement utilisés pour la dendrochronologie (Lot, Charente, Haute-Vienne, Mayenne, Maine-et-Loire, Sarthe, Haute-Vienne, périodes XIIe-XIIIe siècles). Renseignements obligeamment communiqués par Christelle Belingard et Frédéric Guibal.
- CPR 1232-1247, 191. De manière générale, les communautés rurales expriment plus de réactivité face à ce type de prestation. En 1235, la cour d’Ustaritz, en Labourd, composée des prud’hommes de cette terre (antiqui probi homines et seniores terre Laburdi in curia de Ustariz) eut à se prononcer contre des hébergements (cena) réclamés par le sénéchal Rostand Soler (Bidache, éd. 1906, n° XXIII, 38).
- Bisson 1998, qui présente les plaintes de 449 individus, principalement paysans, émises devant le comte des Barcelone Raimond Béranger IV et son fils le roi Alphonse Ier, entre 1145 et 1190, contre les agissements, les violences et les humiliations des agents de la seigneurie comtale (viguiers et bayles) chargés de la perception des redevances comtales.
- Un autre procès-verbal d’enquête est organisé de la même manière, avec liste de 32 témoins originaires de la paroisse d’Eysines, à l’ouest de Bordeaux, et dont les dépositions concernant la possession d’une lande sont fondues en un paragraphe (Brutails, éd. 1897, n° 324).
- Maxwell Lyte, éd. Crump et al. 1920, vol. 1, AD 1198-1242, 52-228.
- Nous ne disposons cependant pas de sentences prises par les enquêteurs à l’instar de celles qu’a pu consulter Marie Dejoux pour les enquêtes de Saint Louis (Dejoux 2014, 308 et sq.).
- CPR 1232-1247, 191, Delpit, éd. 1861, 36, 105, n° XXXIV et XXXV (lettre de confirmation des libertés de l’Entre-deux-Mers), avec erreurs de dates par Delpit (“3 août 1236”), car le roi est à Westminster du 22 juillet au 6 août 1237.
- CPR 1232-1247, 191, Boutoulle 2004.
- Delpit, éd. 1861, n° XXXIX, 128 avec une erreur de date (“7 août 1358” au lieu de 1258 – en l’an XLII del regne del senhor Rey nostre payre-)et n° XL, p. 128 avec une autre erreur de date (“1er juin 1367, au lieu de 1267 – l’an LI del senhor rey nostre payre-).
- Ibid., n° XL, 128, mandam a vos que la inquisition feyta noagayres de mandement del seynhor rey nostre payre sobre los fors et las costumas dels homes franx de l’Entre-dos-Mars, laquau nos avem entendus que es vert l’abat de La Seuba Mayor fazens adaquets franquaus esser publicat si necessari aura esta aquet medeys abat esser compellit a la restitution d’aquo medeys vos fasatz observar lors fors et las costumas sobredeytas segont aquera inquisition. Et si per ventura vos no podet aver la inquisition ayssicum deyt es, vos fasatz per segrament de bons et leyaux homes quant mays diliguement puscat la vertat esser inquirenda dels fors et costumas deusdeyts franquaus entro aras usadas. Et sabuda la vertat, vos lo leschiat en nulha maneyra esser molestât los sobredeyts franquaus […]. Devenu roi à son tour, en 1291, Édouard Ier sollicite les archives des abbayes pour fonder ses prétentions à la suzeraineté sur l’Écosse (Clanchy 1979, 101, 152-153, 165, 169, 182, 184, 330).
- RF n° 537 (23 mars 1274) et pour la paroisse de Beychac n° 541 (11 mai 1274), 542 (14 mai 1274), 543 (22 mai 1274).
- RF n° 537, hujus vero recognitionis seu confesssionis sunt plura instrumenta unius tenoris confecta, quorum unum est dicto domino et alia parochiis prenotatis. Les libertés des prud’hommes de l’Entre-deux-Mers sont confirmées à plusieurs reprises (1258, 1267, 1289, 1324, 1343), jusqu’au début du XVe siècle (GPR, C 61-104, n° 86, 20 juillet 1396, C 61-105, n° 22, 20 juillet 1398, C 61-107, 29 juillet 1400, C 61-107, n°157, 3 octobre 1401), à quoi s’ajoute la promesse de ne pas séparer la prévôté de la Couronne (GPR, C 61-42, n° 47, 1330).
- Pour de plus amples développements de ces riches données, nous nous permettons de renvoyer aux publications citées supra, n. 42.
- Il n’est pas impossible que, comme saint Louis à la même époque, Henri III ait eu ce désir de réparation, fondé sur la croyance en la possibilité de racheter les péchés commis en son nom par une sorte de comptabilité du salut, une croyance popularisée par les ordres Mendiants (Dejoux 2014, 331 et sq.). L’obligation de restituer les biens male ablata pour assurer le salut de son âme est diffusée par la pastorale après le concile de Latran IV, ce dont témoignent les testaments princiers.
- Scordia 2005.
- Boutoulle 2011c (et plus particulièrement sur cet archiprêtré n. 35 et 86).
- RG n° 1587.
- Boutoulle 2011c.
- RG n° 4392 (Cocumont), RG n° 4301 (Gensac), RG n° 4330 (Pouillon), RG n° 4327, 4585 (Saint-Geours d’Auribat).
- Barckhausen, éd. 1890, 496-502, Livre des Bouillons, 377-381 (Statuts accordés par le prince Édouard 1261) ; AHG, t. 2, 231-302.
- Boutoulle 2007, Mouthon 2011, id. 2014.
- Morsel, dir. 2018, 28 ; voir aussi la définition de Jeanneau et Jarnoux 2016, p. 8 “d’un point de vue social, il s’agirait d’un regroupement d’individus dépassant le cadre familial et qui partagent quelque chose en commun, une réunion qui peut s’appliquer à de multiples formes de regroupements, de l’assemblée paroissiale à la commune jurée, en passant par la corporation, la guilde ou la confrérie ”. Sur la même notion voir aussi Challet et al. 2015.
- Feller 2007, 195.
- Bourin & Durand [1984] 2000, 188-190 ; Viader 2003 ; Ravier & Cursente, éd. 2005.
- Mouthon & Carrier 2010, 373. Pour une critique de ce type d’interprétation et la réfutation du mythe des républiques montagnardes dans les Pyrénées occidentales, voir Berdoy 2006.
- Pour la répartition de partie de la queste générale due par la paroisse de Lignan, mieux documentée par un acte plus tardif, 1275, Drouyn, éd. 1892, n° 163. Le chiffre de 40 livres qui ne repose sur aucune donnée connue, répond peut-être à la période de 40 jours de service féodal attestée par ailleurs ou à sa fréquence dans la Bible (voir infra, n. 45, p. 93).
- Drouyn, éd. 1892, n° 142 à 166.
- Cas similaires d’archives villageoises en dépôt dans une église, en Ossau (Cursente 2016a et 2016b) et en Maremne (D’Olce, éd. 1882-1883). Voir aussi Bourin & Redon 1995.
- Mandements royaux adressés à des groupes de probi homines de communautés rurales : RG n° 169 (6 juillet 1242, Gosse, Marensin), RG n° 485 (26 septembre 1242, Angosse, Saint-Geours, Saas, Engomer, Saubusse, Lorgon, Sont, Saint-Vincent-de-Tyrosse, Tosse, Saubion, Angosse, Benesse, Laharie, Soustons, Marensin, Messanges, Laluque, Pontonx, Saint-Girons) ; RG n° 486 (26 septembre 1242, Landes de Bordeaux) ; RG n° 672 (26 novembre 1242, Bazadais) ; RG n° 818 (4 février 1243, Mélac, Entre-deux-Mers) ; RG n° 2120 (20 octobre 1253, Seignanx) ; RG n° 2219 (9 décembre 1253, Auribat, Belin, Labenne, Fabba, Laharie, Marensin, Marmium, Gosse, Seignanx, Labenne, Pontonx, Laluque) ; RG n° 2324 (4 février 1254, Labenne) ; RG n° 2341 (8 février 1254, Barsac) ; RG n° 3216 (17 mai 1254, Labouheyre). Boutoulle 2016b.
- Anciennes coutumes La Réole, éd. Malherbe 1975, 754, art. 40, nul senhor no pot ny no deu dar informacion dentz la bila de la Reula, ni al poder ny juridiction d’aquera sens los VI juratz no sen pressens a far la dita information o la major partida d’aquetz.
- Boglioni, dir. 2002. Sur l’oligarchisation des communautés rurales ou urbaines, Morsel 2004, 191.
- Boutoulle 2014a.
- Exemples d’alliances matrimoniales entre roturiers et petite aristocratie de l’Entre-deux-Mers documentées dans le cartulaire de l’infirmier de La Sauve-Majeure AD 33, H 4, f. 21-23, 28-29 (1249, familles de Nérigean et de Baigneaux). En 1252, dans le pays de Gosse, en Dacquois, les paysans héritent de milites et vice versa (Bémont 1884, 304-305). Drouyn, éd. 1892, n° 142 à 166. Mouthon 2014, 127.
- Voir le cas éloquent de la famille Bravion, infra, n. 71, p. 102.
- Maddicot 1984 , Carpenter 1976, Carpenter 1980, Clanchy 1968.
- Boucheron & Offenstadt 2011, Dumolyn et al. 2014.
- Boutoulle 2011b et id. 2019.
- Kalifa 2010, Gourevitch 1996, Lamazou-Duplan 2011.
- Trabut-Cussac 1972, Boutoulle 2016b, id. 2017.
- Brunet & Brunel, dir. 2009, Challet 2007, id. 2019, Mazel et al. 2019.
- Conseils pour l’édition des textes médiévaux. Fasc. I, II, et III, 2001, 2002, 2005.