Jules Laforgue, hé ?
J’eus le la fort gai
Jules Laforgue, oui, il entre, je crois, dans le cadre de cet ouvrage ; mais pourquoi le Laforgue des mornes sonnets du Sanglot de la terre, le Laforgue aquoiboniste et monotonement « schopenhauerien » des années 1879, 1880, 1881 ? Non seulement le sonnettiste Laforgue n’apporte guère de nouveau dans l’histoire de la forme sonnet, mais, surtout il n’est pas là, le Laforgue clownesque, fumiste, funambulesque, pierrotesque, humoriste et original-marginal qui convient pour une réflexion sur les petites formes et les « marginalités littéraires, scéniques et médiatiques ». Il est, bien sûr, dans Pierrot fumiste, Les Complaintes, Le Concile féerique, L’Imitation de Notre-Dame de la Lune. Mais, malgré tout, le sonnet n’a-t-il pas sa (petite grande) place, dans ce volume ? Si, non ? Car, écrire un sonnet, c’est écrire en « petit » : le nom même, « sonnet », l’indique, avec le diminutif – ce mot italien ou occitan, « sonnet » qui veut dire à peu près : petit son, petite chanson, chansonnette ; Mallarmé le traduit par « petit air » quand il écrit des quatorzains de sept syllabes, réservant le grand (prestigieux) nom « sonnet » au deux-quatrains (abba abba) deux-tercets en grands vers de douze. Mais, même en alexandrins, ou en décasyllabes, le sonnet est « mineur ». Il est, à sa naissance, le « mineur », puîné et cadet de la grande « chanson » – la « canso » ou « canzone » des troubadours. Mais – sa destinée étonnante a voulu que le « petit », le David, abatte la grande chanson, le Goliath trois ou cinq ou dix fois plus imposant que lui. Des « chansons », il ne s’en écrit plus beaucoup après le XVe siècle, la forme chanson ne franchit pas (ou si peu) cette barrière. Mais le sonnet : il a poursuivi sa carrière, a couru dans tous les siècles, aucun ne l’a boudé, il a vaincu les résistances anglaises, allemandes, et, à l’époque où Laforgue met les pieds dans la forme, son prestige est immense ; « Sonnet, force acquise et trésor amassé » dit Verlaine dans un sonnet de Jadis et naguère « À la louange de Laure et de Pétrarque ». Prestige immense surtout en France dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Mais le mot « prestige » ne suffit pas à décrire le statut de la forme sonnet aux alentours de 1875-1880. Car s’il est en effet d’une part le phénix parmi les formes poétiques (a-t-on jamais écrit un seul sonnet parfait ? En quelle langue, quel lieu et quel pays ? Qui l’a vu ? Mais c’est lui, s’il existait, qui contiendrait la formule et « l’explication orphique de la terre »), il est d’autre part la chose la plus triviale et la plus galvaudée. S’il est d’un côté le parangon de la forme strictement impeccable qui s’élabore et s’obtient (au prix d’un long temps et de longs efforts) dans la solitude studieuse du cabinet, comme dit le sonnet liminaire d’Émaux et Camées de Gautier (de ce point de vue, ce n’est pas du tout une forme petite, fumiste et facétieuse : il est grand par les siècles, le temps, le travail, la patience et l’attention accumulés. D’un autre côté, sa carrière est déjà si longue à l’époque de Laforgue (certes, elle n’est aujourd’hui pas encore terminée !), il est si bien rodé et assoupli, que les jeunes poètes le reçoivent comme le corset le plus aisé qui soit : un sonnet se fait en largement moins d’un quart d’heure. Comme il s’écrit vite, comme il est « facile », il sert beaucoup à communiquer, à « échanger » – précurseur du texto, du tweet. C’est la forme la plus grégaire, et du reste c’était vrai déjà à l’origine de la forme, vers 1230, quand les poètes de l’école dite « sicilienne » s’envoyaient leurs sonnets souvent vite troussés (ce n’est pas un tour de force en italien de trouver trois rimes à « amore ») pour deviser ou disserter d’amour.
Sociable, le sonnet est fréquemment adressé, il désigne un destinataire. Le recueil Dédicaces de Verlaine est exemplaire de ce point de vue ; il renferme des dizaines et des dizaines de sonnets « adressés à ». Le sonnet est un instrument si docile et si commode entre les mains des poètes fin-de-siècle qu’il pullule (qui, dans la plus petite ville de la province la plus reculée, n’écrit pas des sonnets ?). Il est apte à la « performance » orale, il monte sur les planches, se transporte au cabaret, on dit des sonnets au Chat noir, on publie des sonnets dans le journal du Chat noir. Et, donc, tandis que – mais ce « tandis que » n’exprime pas du tout une contradiction – Mallarmé élabore un tout petit nombre (il dit : « Plusieurs sonnets ») de sonnets très patiemment mesurés, pesés et pensés – sonnets du for intérieur, du vide et du silence ; ailleurs, le sonnet s’ébat, s’amuse, hurle et danse. Dans ces années-là, le sonnet est : décoiffé, déshabillé, démantibulé, désossé, martyrisé, prostitué, décervelé – funambulisé : il parcourt les quatorze vers sur la corde d’une seule syllabe (mode, dans les années 1870-1880, du sonnet monosyllabique, lancée peut-être par Charles Cros). C’est, donc, dans ces années de la Troisième République, à la fois un légitimiste : roi, conservateur, il hante et règne seul et sa tradition est multiséculaire – et un bohème participant aux côtés de beaucoup d’autres formes poétiques inventées ad hoc à l’esprit fumiste et fantaisiste, et à la débauche des petites formes bonnes à mettre au cabaret : cette période dite – entre beaucoup d’autres chrononymes – « Décadence », ne sonne pas du tout une fin de règne pour le sonnet.
Donc, en ces années, tout le monde s’amuse avec le sonnet – mais pas Laforgue. Et quand Laforgue, plutôt après 1881, décidera de s’amuser aussi, de devenir Laforgue, original et fantaisiste, de porter un ou des masques et déguisements (surtout : de Pierrot – lunaire, fumiste, sarcastique, blessé) – eh bien, d’abord, il enterrera, et définitivement, le sonnet. Il le tue comme Dieu l’est (tué) dans les mêmes années. Pas un seul sonnet dans les derniers poèmes de Laforgue, ceux qu’il écrit en 1886-1887. Pas un seul sonnet dans L’Imitation de Notre-Dame la lune. Et, dans Les Complaintes, écrites vers 1882-1883, seulement deux sonnets : ce sont les deux derniers exemples, les deux seules fois où Laforgue touche à la forme sonnet (comme Mallarmé dit que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on a « touché au vers » – à l’alexandrin – autre roi couronné jeté sur le trottoir).
D’abord, la dernière complainte, intitulée « Complainte-épitaphe », est un sonnet – une parodie, ou surtout caricature de sonnet si la caricature consiste à exagérer le trait principal et le plus caractéristique du sujet caricaturé. C’est un sonnet sautillant sur deux syllabes ; mais surtout, un sonnet rimé aabb bbaa pour le huitain est une caricature de sonnet car il grossit le trait le plus saillant du sonnet régulier, pétrarquiste, canonique et traditionnel, à savoir le abba abba. Laforgue construit un sonnet à double rempart de rimes, un sonnet doublement fortifié ou « remparé », puisque le huitain commence et se termine non plus seulement par la rime a, mais par la rime double aa – un surhuitain (du reste, aucun double rempart ne préserve le poète-fou de « La Femme », pas plus que le rempart, « riparo », « –paro » « –aro » de la quadruple rime ne fait obstacle, dans le sonnet 3 du Canzoniere de Pétrarque, à la pointe éclatante du regard de Laure : « Tempo non mi parea da far riparo / Contra colpi d’Amor », « Ce ne me semblait pas temps de me remparer / Contre les coups d’Amour ») : Complainte-épitaphe
La Femme,
Mon âme :
Ah ! quels
Appels !
Pastels
Mortels,
Qu’on blâme
Mes gammes !
Un fou
S’avance,
Et danse.
Silence…
Lui, où ?
Coucou.1
Sonnet fantaisiste, sonnet-complainte parce que, comme partout dans Les Complaintes, le poète parle et agit sous le masque. S’il fallait décrire la fantaisie, la « décadence » ou la posture fin-de-siècle, ce pourrait être, en effet, par le masque. Dans les Complaintes, tout porte masque, tout joue, parle faux ou bonimente comme sur une scène, à un carrefour ou dans une fête foraine ; les personnages foisonnent. Celui-ci, ce fou qui danse des tercets, c’est éventuellement Pierrot ; en ce cas, ce serait la seule apparition de Pierrot dans un sonnet de Laforgue, et ce sonnet-ci serait le seul sonnet fumiste de Laforgue, et le « coucou » final, qui dit apparition et disparition, cache-cache à l’instant de passer la tête par le rideau qui se ferme – fuite en désirant être vu quand même, comme la Galatée de Virgile – marque la mort clownesque du sonnet (laforguien), parce qu’il n’y en aura plus, dans son œuvre, désormais.
Dans les Complaintes encore se trouve un second sonnet, qui n’en est pas un. Mais c’est, me semble-t-il, la parodie déliquescente d’un sonnet connu. Complainte de la bonne défunte :
Elle fuyait par l’avenue,
Je la suivais illuminé,
Ses yeux disaient : « J’ai deviné
Hélas ! que tu m’as reconnue ! »
Je la suivis illuminé !
Jeux désolés, bouche ingénue,
Pourquoi l’avais-je reconnue,
Elle, loyal rêve mort-né ?
Jeux trop mûrs, mais bouche ingénue ;
Œillet blanc, d’azur trop veiné ;
Oh ! oui, rien qu’un rêve mort-né,
Car, défunte elle est devenue.
Gis, œillet, d’azur trop veiné,
La vie humaine continue
Sans toi, défunte devenue.
– Oh ! je rentrerai sans dîner !
Vrai, je ne l’ai jamais connue.2
Formellement, c’est, avec le dialogue des deux rimes – la féminine (la femme) « nue » et la masculine (l’homme) « né », un sonnet défait qui ne peut se boucler, qui ne se bouclera jamais mais toujours recommence ; un sonnet qui jamais n’ira plus loin que le huitain, mais c’est un huitain monté en graine, ou qui bégaye : point de cde, mais abba baab abba baab a ; huitain redoublé (ou quatrain x4) qui en revenant lui-même circulairement empêche que le sizain s’y greffe. C’est (je crois) la parodie d’« À une passante » des Fleurs du Mal. Le sonnet de Baudelaire est le sonnet de l’instant – du coup de foudre. Mais, dans le sonnet infini et limité de Laforgue, ça commence mal pour un coup de foudre, puisque ça commence par l’imparfait : elle « fuyait », vs « une femme passa » (passa au passé simple) ; après, le passé simple du faux-sonnet de Laforgue (v. 5 : « Je la suivis ») ne marque déjà plus l’instant éternellement mémorable, mais c’est le passé simple du récit (l’instant est parti, raté). Le pseudo-sonnet de Laforgue est le poème du « défunt », du « defunctum » : ce dont je suis quitte parce que c’est toujours déjà accompli, de telle sorte que cela n’a pas même eu lieu. Rien n’a eu lieu, rien n’est à célébrer, idéaliser, poétiser ; la femme croisée (ou vue) dans la rue n’est pas une « fugitive beauté » : c’est d’abord une fuyante beauté (elle s’enfuit devant l’homme qui la pourchasse), mais surtout c’est une défunte beauté ; et c’est très bien qu’il en soit ainsi. C’est une bonne défunte : c’est comme défunte qu’elle est « bonne » (« bon » – adjectif-clé de la poésie de Laforgue, et de quelques-uns de ses contemporains : qui endort la douleur en la trempant dans le néant, ou : indifférent à la douleur humaine, ou : transcendant le vouloir-vivre, etc.) puisqu’elle convertit en plate et dorlotante métaphysique les déceptions qui nécessairement auraient été liées à une rencontre effective, à une aventure vraie, pour le mâle pressé par l’élan universel vers la vie et la procréation.
Ce sonnet avorté, mort-né, cul-de-jatte (il lui manque son sizain) donne, dans les Complaintes, une indication concernant ce que Laforgue, quelques mois plus tôt, voulut faire avec et dans la forme sonnet, dans cette paire d’années, avant son départ pour l’Allemagne (en novembre 1881), où il produit, par dizaines, des sonnets « philosophiques » (dit-il3) qui auraient occupé un tiers, s’il avait paru, de son premier volume de vers, Le Sanglot de la terre. Le sonnet qui va sans bouger, puisqu’il va, dans son huitain, de a à a (de ce point de vue, la « Complainte de la bonne défunte » est un sonnet parfait, complet) – le sonnet est la forme impassible : exprimant que rien ne peut se passer, rien de nouveau sous le soleil. Dans l’univers il ne se passe jamais, mornement, continûment, que ce « même » que Laforgue, lisant (des bribes de) Schopenhauer a appris à appeler « volonté » ou « vouloir-vivre ». Le vouloir-vivre fait (veut) que les milliards d’êtres qu’on vit, voit, verra sur terre (spécialement les passants dans les rues des villes) et les milliards d’astres qui tournent dans le ciel – ne font jamais qu’une seule et même chose (c’est-à-dire : vouloir vivre). Le sonnettiste est le sage qui, ayant étudié cette chose, la sait. Il enferme sa sagesse et son savoir dans la forme toujours pareille du sonnet. Il place face à la source de toutes les agitations humaines et cosmiques, face à la « chose en soi » (le vouloir-vivre qui est le fin mot de tout), face au grouillement des désirs – la forme impassible : le sonnet immobile qui va sur sa ligne a-a (quasiment tous les sonnets que Laforgue écrit sont des abba abba).
La forme sonnet (que Laforgue apprend avec Leconte de Lisle, Gautier ou Paul Bourget, plutôt qu’avec Baudelaire), la forme-rempart derrière laquelle le timide jeune homme, qui, en 1880, sort seul à Paris dans les bibliothèques et dans les rues, s’abrite du spectacle multicolore de la foule, des bals, des cafés, de la fête (le sonnet est l’anti-fête) – est le truchement par lequel il exprime son mépris des vaines activités des hommes, de la « multitude vile » – et sa résignation (à défaut de nirvana). Dans la forme sonnet, dans la maisonnette ambulante, le piéton Laforgue ne voit rien de tout ce qui survient dehors autour de lui. Il respire sonnet ; et dans la plupart de ceux qu’il produit en 1880, il n’y a qu’un seul personnage, c’est moi qui connaît (le fin mot) ; par ce savoir se sépare de la masse ; et se lamente dans des alexandrins désespérément 6-6 et désespérément (délibérément, nécessairement, systématiquement, misérablement, aristocratiquement et fatalement banals). Le florilège qu’on en proposerait reviendrait assez facilement à la totalité de la production de Laforgue en ces mois-là :
Trente siècles d’ennui pèsent sur mon épaule
Tout est fini pour moi je n’espère plus rien
Comme la vie est triste ! Et triste aussi mon sort.
Dire qu’on ne sait rien ! et que tout hurle en chœur
L’homme entre deux néants n’est qu’un jour de misère
Chaque jour qui s’écoule est un pas vers la mort
Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau.
Et machinalement sur la vite ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie
Etc. et ad. lib.
Plaisir morbide, sans doute, à dégainer cet alexandrin toujours même et vain contre ce que le poète, de son poste nul et non avenu, regarde comme le remue-ménage vain du monde, la cohue – ou à le dégainer invariablement contre une espèce de paralysie, incapacité (à trouver une forme esthétique).
Quelques mois plus tard, disons à partir de 1882 – Laforgue est toujours aussi spleenétique et pessimiste – mais c’est devenu un pessimisme joyeux : il a décidé (sa correspondance montre que c’est une décision ou une « stratégie ») d’être clownesque et original. L’alexandrin a cessé d’être un 6-6 – il est constamment désarticulé – c’est un pantin, un funambule. Et la forme du poème ne sera plus jamais le sonnet. Laforgue est guéri du poison sonnet – du « pharmakon » sonnet. Et sa voix cesse de s’exclure et de se séparer : elle entre dans le chœur, elle accueille et répercute (dans Les Complaintes, dans L’Imitation) toutes les rumeurs, toutes les musiques, toutes les paroles – de la rue – du café-concert – des fêtes publiques etc. Mais je reviens à 1880 : quelques mots encore sur la demi-centaine de sonnets – sonnets mornes, morts-nés. Oui, mais le sizain, dont je n’ai pas parlé ? Le sizain qui, dans le sonnet régulier, présente, du point de vue des rimes, une certaine débandade, un certain relâchement, une sortie hors de la clôture du a-a. Le sizain en arrivant – Laforgue le sait bien – apporte du nouveau, du « neuf » avec le vers neuf. Que fait Laforgue de ce trait, de ce requisit de la forme : la « volte », le « retournement » ? Je prends un seul exemple, le sonnet « Spleen ». Son premier vers, déjà cité dans la galerie d’alexandrins plats (ci-dessus), dit : « Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau ». Ennui. Il s’étire sur tout le huitain. Mais le vers 8 dit : « Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau. » C’est la perspective de neuf qui s’annonce avec le sizain : je sors (du sanctuaire, du « fanum »), je quitte le huitain, je cours le risque (ou la chance) du sizain, du profane, de la rue. Mais le vers 9 dit : « Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne. » Confirmation du morne : rien ne sert de sortir (de quitter le lucide poste d’observation philosophique). « Personne » est caractéristique – des sonnets ; alors que les Complaintes grouillent de monde et de vie. Laforgue n’aura pas pensé à défaire ou à habiter plus librement et plus personnellement la forme sonnet, comme Baudelaire l’a fait qui, après les abba abba de sa jeunesse, a expérimenté avec les rimes, les a mélangées ; à sa suite Verlaine et Rimbaud.
Reste une question. Dans la perspective de cet ouvrage, c’est, concernant les sonnets de Laforgue, la question principale : quel est le degré de sérieux de Laforgue, dans ses sonnets « philosophiques » ? Est-ce sans rire qu’il les appelle « philosophiques », ou serait-ce, avant les Complaintes, déjà une désignation fumiste, funambulesque, narquoise, gouailleuse ? Un seul exemple, encore une fois (la question ne sera pas épuisée !) : le sonnet Apothéos :
En tous sens, à jamais, le Silence fourmille
De grappes d’astres d’or mêlant leurs tournoiements.
On dirait des jardins sablés de diamants,
Mais, chacun, morne et très-solitaire, scintille.
Or, là-bas, dans ce coin inconnu, qui pétille
D’un sillon de rubis mélancoliquement,
Tremblotte une étincelle au doux clignotement :
Patriarche éclaireur conduisant sa famille.
Sa famille : un essaim de globes lourds fleuris.
Et sur l’un, c’est la terre, un point jaune, Paris,
Où, pendue, une lampe, un pauvre fou qui veille :
Dans l’ordre universel, frêle, unique merveille.
Il en est le miroir d’un jour et le connaît.
Il y rêve longtemps, puis en fait un sonnet.4
Sonnet cosmique, loin, très loin d’ici : du tumulte des rues, des cabarets, du chahut, du Chat noir. Silence éternel des espaces infinis. Sonnet-télescope : il permet de voir (c’est l’époque où Camille Flammarion « popularise » l’astronomie) plus loin ou plus profond que la plus lointaine étoile – puisqu’il permet de voir le vouloir-vivre lui-même : astres aussi fourmillants que les passants dans les rues ; mais chacun scintille égoïstement, solitairement, c’est-à-dire : pas de fêtes, de rassemblements, de joie communicative. Tous ces pluriels (« grappes », « astres », « jardins », « diamants ») rentrent dans le néant, le silence ; c’est comme « Dimanches », le nom ironiquement mais douloureusement mis au pluriel en titre de beaucoup de poèmes des Fleurs de bonne volonté ; le -s interdit de revenir au Seul, à Dieu, dim-, dom-. Au second quatrain, on aura reconnu (le télescope cherche moins loin) le soleil, et sa famille : les planètes du système solaire. Dans le premier tercet : la terre, « nous autres » ; un poète : Paul Bourget5 ? Laforgue ? Un poète. Lui, le point, le « frêle », lui seul connaît l’immense ; la référence est à Pascal : au « roseau pensant » pour l’adjectif « frêle » (pensée 347 de l’édition Brunschvicg), et à la pensée 348 : « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. »6 Le point final, le nom « sonnet », cloue le bec au « silence éternel des espaces infinis ». Dignité insigne du sonnet ? Seul le sonnet « connaît » ? « Apothéose » du sonnet : est-ce cela que le titre indique ? Sonnet, dieu de Laforgue ? Le nom « sonnet », rime à « connaît », est posé in extremis comme avec désinvolture et comme si le sonnet avait été composé en un tournemain, négligemment : sonnet, point fait par un point (puisque l’homme n’est lui-même qu’un « point » au regard de la nature) ; pourtant, ce « point de point » boucle le cercle de l’univers, comme s’il avait manqué au tout, ou comme s’il était la seule chose valable et sérieuse que l’homme puisse faire pour ponctuer la « journée » à quoi se résume son passage (son « coucou ») dans le monde ; ou alors le sonnet, néant de néant, se détache (« apo- » de « Apothéose » dans ce sens-là ?) du monde, s’en détourne avec indifférence ? Le sonnet « Apothéose » devient-il fantaisiste dans son dernier hémistiche seulement – comme un pied de nez ? Ou est-il fumiste d’un bout à l’autre ? Ou sérieusement « philosophique » d’un bout à l’autre ? Que tirerait-on de la comparaison entre « Apothéose » et le sonnet, cosmique aussi, de Mallarmé, « Quand l’ombre menaça etc. » ? Sonnet sérieux, le sonnet de Mallarmé : cela paraît au-dessus de tout doute (ce n’est pas ici le lieu de parler du Mallarmé malicieux…) ; « profession de foi » dit Paul Bénichou dans son Selon Mallarmé. Le sonnet de Laforgue ne se fait guère prendre pour une profession de foi – ou alors en faveur de la forme sonnet ? En ce cas, Laforgue perdra vite cette foi-là. « Quand l’ombre… » fait ce que ne fait pas « Apothéose » : il met en scène une lutte, corps à corps, torsions. Je ne « rêve » pas schopenhaueriennement, ne fait pas un sonnet par dérision ou pour « comprendre » (enfermer et néantiser) l’univers absurde et morne ; je (du sonnet de Mallarmé) allume le quinquet du sonnet, ce n’est pas la « lampe » d’un « pauvre fou », c’est « fête » sur terre (« Que s’est d’un astre en fête allumé le génie »), c’est « oui », deux fois « oui » (« ébloui », « Oui, je sais… »), plutôt que « bah » (« Bah ! sortons… »).
« Apothéose » : fumiste, sérieux : je ne sais si Laforgue lui-même prendrait parti, saurait le faire : je laisse la question indécidée : dans ces mois-là (disons les dix premiers mois de l’année 1881) de sa brève vie, il hésite et piétine au carrefour. Il n’a pas trouvé sa voix, son dialogisme, sa polyphonie ; il n’a pas considéré le sonnet comme polyphonique, il est seul à y parler, il n’y est pas encore le bateleur apostrophant des Complaintes et de L’Imitation. D’ailleurs, dans les sonnets, il ne parle pas : seul le silence est grand ; connaître (connaître le vrai du vouloir de la nature), c’est se taire. Le sonnet se tait, comme Dieu le dimanche (les dimanches). Laforgue a bien vite fini par s’ennuyer dans la forme sonnet, comme à l’église. Mais à partir des Complaintes il parle à tout, à tous, devient public, bouffonne. Les sonnets de 1879-1881 méritent-ils l’étude et l’attention ? C’est : du Laforgue non-Pierrot ? Le Laforgue d’après (de peu après) se dessine pourtant déjà dans quelques-uns – et surtout, je crois, dans celui-ci que je mettrais volontiers dans une anthologie du sonnet français du XIXe siècle ; c’est déjà par avance et miraculeusement le Laforgue des années 1882 et suivantes ; et c’est le plus « petit » des sonnets de cette époque 1879-1881, puisque le seul (si j’ai bien vu) à n’être pas écrit en alexandrins : Petite chapelle7
Peuples du Christ, j’expose,
En un ostensoir lourd,
Ce cœur meurtri d’amour
Qu’un sang unique arrose.
Ardente apothéose,
Mille cierges autour
Palpitent nuit et jour
Dans une brume rose.
Ainsi que, jour et nuit,
Se lamentent vers lui,
Comme vers leur idole,
Les cœurs crevés venus
Pour ces maux inconnus
Dont rien, rien ne console.
C’est un abba abba, la césure ou volte des vers 8-9 est on ne peut plus « classique » : « Ainsi… » ; mais si le vers est plus court (divisé par deux), c’est sans doute parce que la posture est apostrophante ; boniment : il a quelque chose à vendre (quelque chose d’autre que la « résignation ») : c’est lui-même, c’est son cœur, son « Sacré-Cœur8 ». Même adjectif « unique » que dans « Apothéose », v. 12, mais cette fois-ci comme argument commercial, pour rendre le pèlerinage le plus fréquenté possible : venez, accourez à mon cœur-chapelle, à mon sonnet « petite chapelle ». Gouaille et mysticisme intriqués : le sonnet s’est rendu plus petit, de poche, mais il n’est plus, comme la plupart des autres de ces mois « philosophiques », cette scène vide, ce « rien à voir », ce néant pour un néant : il veut faire salle comble, ou chapelle comble, il est tout ensemble – parodiant, implorant, et faisant la réclame, l’article – sanctuaire et chambrette du cœur, autel et cabaret, temple, foire et scène de carrefour, vente sauvage : superbe et solitaire, il s’étale dans les rues et ne fuit plus les foules.
Notes
- Jules Laforgue, Œuvres Complètes I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, p. 622.
- Op. cit., p. 558.
- Lettre à Gustave Kahn, fin 1880 : « Je fais toujours mon volume de philosophiques. J’ai une partie complète : vingt-cinq sonnets », op.cit.., p. 253.
- Op. cit., p. 355-356.
- Un manuscrit du sonnet comporte cette dédicace : « (à P. Bourget, / ce serait son apothéose) », op. cit., p. 356.
- Blaise Pascal, Pensées, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 1972.
- Op. cit., p. 424.
- Voir « Complaintes-litanies de mon Sacré-Cœur », dans Les Complaintes, p. 612.