On eut pu craindre que le laboratoire d’archéologie de l’École normale supérieure ne s’intéressât qu’aux vestiges les plus glorieux de l’Antiquité classique, l’Athènes de Périclès, l’Alexandrie ptolémaïque, la Rome d’Auguste. C’eut été ignorer l’histoire de cette institution, qui forma des générations de jeunes chercheurs au regard décalé par rapport à celui des historiens classiques : Alexandre Bertrand, le premier directeur du Musée des Antiquités Nationales ; Henri Hubert, qui développa une approche anthropologique du monde celtique ; Christian Peyre, qui créa le laboratoire “Archéologies d’Orient et d’Occident” en réunissant tous ceux qui avaient eux-mêmes un regard décalé sur l’Antiquité, qu’ils soient hellénistes en Afghanistan, romanistes au Maghreb, étruscologues dans l’Italie républicaine ou celtisants radicaux dans la Gaule romaine.
Parmi ces derniers, Olivier Buchsenschutz eut une place particulière, non seulement parce qu’il dirigea la composante celtique du laboratoire de 1989 à 2001, mais surtout parce qu’il promut une approche résolument archéologique, protohistorique, anthropologique et scientifique dans un milieu où la tentation d’un primat de l’Histoire de l’art, de la Méditerranée classique, de l’Histoire ancienne et des Humanités pouvait surgir à chaque coin de couloir. Il introduisit les pratiques et les problématiques de la jeune archéologie internationale développée depuis les années 1960 à l’Institut d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris I dans une institution qui ne lui était pas foncièrement hostile mais qui, sans lui, serait sans doute restée longtemps peu réceptive aux manières de faire de l’archéologie pré- et protohistorique initiées par André Leroi-Gourhan à Pincevent, puis dans la vallée de l’Aisne pour le Néolithique ou à Levroux pour l’âge du Fer et qui enfin imprimèrent leur marque sur la nouvelle archéologie préventive française.
Le terrain d’Olivier Buchsenschutz, c’est l’Europe moyenne, dont il révèle les constantes : la prégnance millénaire d’un monde rural fortement structuré, dont il faut faire l’histoire à travers l’archéologie des territoires, des techniques, de l’économie agricole, disciplines trop peu enseignées qui demandent des outils spécifiques d’enregistrement automatisé des données, d’analyse spatiale à différentes échelles, d’études pluridisciplinaires de l’environnement ; l’art de la construction en bois et en terre, qui est à l’origine d’une grande tradition architecturale méconnue ; le caractère instable et changeant des formations urbaines, qu’il faut étudier sans a priori, dans une optique d’histoire urbaine élargie affranchie de modèles trop étroits.
Le domaine celtique constitue un observatoire privilégié pour étudier ces différents phénomènes historiques, mais il n’est qu’une partie d’un monde plus large qui s’étend jusqu’à l’Atlantique et à l’Europe du nord et définit un pôle historique qui se place en contrepoint du monde méditerranéen et de ses marges. Dans l’Antiquité, les relations entre ces deux ensembles ne doivent pas être considérées systématiquement en termes de dépendance culturelle, mais plutôt de confrontation de modèles concurrents, d’archéologie et d’histoire comparées. Cette conception a d’ailleurs sans doute été à l’origine d’un certain nombre de grandes avancées dans le domaine de l’archéologie classique dans les dernières décennies : pour comparer les situations terme à terme, il a fallu constituer pour le monde méditerranéen des référentiels qui n’existaient pas, avec les problématiques, les méthodes et les outils de l’archéologie protohistorique centre-européenne, dans un retournement de points de vue qui a été salutaire – et qui a été et reste au cœur des préoccupations du laboratoire AOROC.
Comprendre un monde, comme celui de l’Europe moyenne pré-romaine, c’est également en promouvoir une vision encyclopédique. C’est une des choses importantes que j’ai retenues des enseignements d’Olivier Buchsenschutz : récupérer et objectiver toute la documentation disponible pour en tirer des tableaux synthétiques d’ensemble ; exploiter toutes les données, spectaculaires ou modestes qu’elles apparaissent ; publier et lire toutes les publications, en quelque langue qu’elles aient été écrites et sans se soucier du degré d’autorité académique de leurs auteurs ; connaître toutes les écoles de pensée, les tendances de la recherche, dans sa discipline comme dans toutes celles qui peuvent lui être utiles, sans céder aux modes trop envahissantes ; donner à voir des cartes claires, des schémas comparés, donner à lire des conclusions accessibles, pour jeter les bases d’une encyclopédie anthropologique et historique de l’Europe tempérée avant sa “méditerranéisation” – si toutefois celle-ci a jamais eu lieu. Bref, une exigence intellectuelle qu’il est le seul à pouvoir maintenir sérieusement, mais qui reste sans doute en arrière-plan de la pratique de la Protohistoire européenne des générations d’élèves qu’il a formées à l’Université, à l’École, à Bibracte, à Levroux, à Bourges et dans toute l’Europe celtique.