Pour Fabbri (1999), les monuments sont des « signes zéro », des symboles dont l’équivalence a été à peu près oubliée. Ces symboles vides, affranchis de l’événement qui a motivé leur érection, peuvent être « remplis » à travers des opérations de monumentalisation et, plus fréquemment, de démonumentalisation, comme l’a montré l’actualité récente (Beyaert-Geslin, Chatenet, Okala 2019). Monumentalisation et démonumentalisation se fondent alors sur la même sémiose qui associe des interventions sur l’axe de la verticalité au plan de l’expression, à une affirmation ou, au contraire, un reniement des valeurs, au plan du contenu. Dresser ou ériger revient en effet à édifier, verbe qui revêt le sens moral de « porter à la vertu ». La monumentalisation inscrit des valeurs dans la pierre pour instruire l’avenir : c’est donc un document au sens de Fabbri (1999) qui s’efforce d’instruire le passant1 et, via une efficacité symbolique (Lévi-Strauss, 1949 et 1962), de le transformer. Or, si l’actualité a montré comment les deux gestes contraires donnent sens aux monuments, elle a aussi révélé leur reformulation dans un édifice alternatif, la barricade. Un air de famille (Rosch, 1978) réunit le monument et la barricade, qui mobilise les dimensions kinesthésique et posturale associées à la verticalité : tout comme le monument, celle-ci se dresse et, dans le texte que constitue la ville, monumentalise le geste énonciatif de verticalisation caractéristique du bâti, qui est continument renouvelé dans l’énonciation urbaine. La verticalité s’oppose ainsi au processus de sédimentation et d’horizontalisation de la ville, à son « devenir-terre » (Ingold 2017, p. 170) ou devenir-couche. Confrontée à l’inexorabilité de la stratification, la verticalité de l’architecture apparaît à nouveau comme un défi lancé au temps qui passe. Mais les ressemblances s’arrêtent là, car un faisceau de différences2 oppose aussi la barricade au monument.
Dans cet article, nous souhaitons montrer comment la barricade (dans ses formes passées et actuelles) est un monument-geste qui embrasse la contemporanéité en manifestant un déséquilibre social, une discorde politique, mais aussi un espoir collectif. Pour cela, nous commencerons par définir la barricade relativement au monument en mobilisant les cadres théoriques de la sémiotique puis, avec le concours de l’anthropologie et du design, nous nous concentrerons sur les particularités de la barricade. Une première étude prendra alors appui sur un corpus illustratif tiré de l’Histoire de France et du cycle de romans Les Misérables de Victor Hugo3 pour reconstituer un prototype de la barricade, puis nous concentrerons l’attention sur ses variantes récentes et, en particulier, celle des Gilets jaunes.
Une typologie des monuments
Définissons tout d’abord le monument en prolongeant une recherche collective consacrée aux deux mouvements de la (dé)monumentalisation (Beyaert-Geslin, Chatenet et Okala, 2019). Un carré sémiotique peut être élaboré qui oppose le monument héroïque et le contre-monument tels des contraires. Pour le premier, le monument élevé à la mémoire des morts de la guerre 1914-1918 est un bon exemple. Le contre-monument correspond à un monument « arrêté » ; c’est typiquement une ruine figée dans le temps et laissée in situ, sur les lieux de l’événement, comme c’est le cas pour l’Église du Souvenir de Berlin (Kaiser Wilhelm Gedächtniskirche). Sur le principe de la contradiction, le monument héroïque est renié par celui qu’on pourrait appeler anti-monument, marqué par l’horizontalisation caractéristique des monuments de la Shoah (Beyaert-Geslin, 1998). Le contre-monument est lui aussi renié par le monument éphémère constitué de bougies, de fleurs et de messages déposés par des passants à la suite d’un attentat.
Cette représentation laisse certes de nombreux éléments de discussion en suspens, mais restitue la « logique d’inter-monumentalité » par laquelle Violi (2019) définit la relation qu’entretiennent les monuments contemporains entre eux et leur signification qui se construit relativement : il s’agit d’assumer la posture héroïque, d’affirmer les valeurs ou, au contraire, de « parler contre », de les renier, ce qui est le cas le plus fréquent aujourd’hui. Les valeurs « se disent » via un axe vertical. Par l’édification, le monument exemplifie le geste énonciatif de la ville et le théâtralise en y inscrivant une présence singulière qui interpelle le passant par l’évocation du souvenir des absents. De la sorte, le monument héroïque tend plus ou moins à le « regarder de haut », à le « toiser ». Au contraire, l’inversion de la verticalité ou l’horizontalité caractéristiques de l’anti-monument (Beyaert-Geslin, 1998) rejoint le geste de la sculpture du XXe siècle qui, jetée à terre, se fait fouler aux pieds4. Entre le monument et le passant, le rapport d’admiration se trouve alors inversé.
Comme le suggère l’alternative monumentalisation/démonumentalisation, cette construction se conçoit avant tout comme un geste d’édification. Le monument éphémère et le contre-monument exemplifient au demeurant les deux opérations fondatrices de la sculpture, l’addition et la soustraction (Klee, 1956) qu’Alberti associait déjà à l’ajout et l’enlèvement de matière (Bätschman et Arib, 2011, pp. 55-56). Ce qui les caractérise, c’est la suspension du geste, l’inachèvement qui porte la marque existentielle de l’inaccompli. Cette suspension introduit l’idée d’un complément à apporter et donc d’un manque qui réclame un « plus » ou un « moins » potentiel. La forme laissée ouverte souligne le geste, le faire et le défaire.
Ces données peuvent-elles être conservées pour la barricade ? Certaines ressemblances particulières avec le contre-monument et le monument éphémère s’imposent à l’attention. En premier lieu se manifeste une ressemblance existentielle. Parce qu’elle n’est jamais achevée, réalisée, la barricade évoque l’inaccompli, ce qui pourrait être sa principale caractéristique. Elle se laisse décrire plus largement sous l’angle de la temporalité. Comme l’explique Victor Hugo, les insurgés s’efforcent de la « faire durer ». Pourtant, cette durée s’inscrit dans une temporalité spécifique, qui s’oppose à celle du monument héroïque puisqu’au lieu de se mesurer en décennies ou en siècles, elle se compte en jours, en semaines ou en mois. Opposer la temporalité micro de la barricade à celle, macro, du monument revient à admettre qu’elle est faite « pour ne pas durer », contrairement à celle du monument. Cette brièveté accentuée par l’idée de surgissement qui caractérise la révolte – et qui évoquerait le mode d’efficience du survenir (Zilberberg, 2011 et 2016) tend à souligner le geste de la monumentalisation, à le radicaliser et à le théâtraliser. La barricade est un monument-geste.
Cette dimension temporelle est avant tout narrative : la barricade se laisse narrer plutôt que décrire. Victor Hugo raconte comment s’érige celle de 1832 à Paris. Dans une sorte de vaste mouvement inchoatif, un bric-à-brac est réquisitionné et emporté par un rythme haletant et un tempo survolté :
Tiens ! cette porte ! cette grille ! cet auvent ! ce chambranle ! ce réchaud brisé ! cette marmite fêlée ! Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout ! C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, de la malédiction (Victor Hugo, [1859] 2015, p. 11)5.
La barricade et le groupe
Des ressemblances énonciatives s’imposent à l’attention. En toute première approximation, la barricade réfère, tout comme le monument, à une énonciation impersonnelle, à un « nous » à définir, que le monument héroïque associe communément à la patrie ou la nation (Fontanille, 2020). La particularité de la barricade tient cependant à son rapport à un groupe dont la présence est non seulement présupposée, mais dont la durée de vie entre la « prise » et la dissolution (Beyaert-Geslin, 2021) conditionne aussi celle de la barricade, ce qui en fait une équivalence, une symbolisation du groupe. Celui-ci se laisse décrire comme un actant collectif parce qu’il est constitué autour d’un faire. La définition du dictionnaire de sémiotique est sur ce point explicite : « à partir d’une collection d’acteurs individuels, [l’actant collectif] se trouve doté d’une compétence modale commune et/ou d’un faire commun à tous les acteurs qu’il subsume » (Greimas et Courtés, 1993, p. 43). Ce faire commun se conçoit en outre comme une action, qu’Arendt (2004, p. 231) définit par opposition au travail : c’est une action parce qu’elle est précisément bornée dans le temps et traversée par une parole imposant la présence d’un sujet. C’est cette parole des insurgés pour ainsi dire matérialisée qui, précisément, confirme le statut d’acte de langage de la barricade : elle se définit comme un acte collectif qui vise l’expression de soi et d’un affect. Mais un acte de langage pourrait-il être individuel ? Pour Arendt, l’action et la parole réclament nécessairement un groupe et « veulent être entourées de la présence d’autrui », car « être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir » (2004, p. 246). Si on la suit, toute action serait forcément collective.
Si l’énonciation de la barricade est nécessairement marquée du sceau du collectif et plus spécifiquement, du groupe, dans le récit des barricades parisiennes fait par Victor Hugo, celle-ci semble néanmoins – dans un premier temps au moins – individualisée. L’écrivain dépeint chaque barricade comme une quasi personne et brosse le portrait de celles qui furent érigées en juin 1848 dans deux faubourgs parisiens : l’une est « un dragon », l’autre « un sphinx », écrit-il, et toutes deux sont des personnages précisément caractérisés.
Cette barricade était forcenée ; elle jetait dans les nuées une clameur inexprimable ; à certains moments, provoquant l’armée, elle se couvrait de foule et de tempête (…) elle attaquait au nom de la Révolution (…) Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l’effarement, le malentendu, l’inconnu (p. 12-13).
Hugo désigne les barricades par le nom de leurs architectes et non par l’instance collective que constitue le groupe des insurgés. « Chacune d’elles était l’image de celui qui l’avait bâtie », écrit-il (p. 15). Les traits physiques des bâtisseurs sont attribués à leurs barricades respectives : « Cournet était un homme de haute stature ; il avait les épaules larges, la face rouge, le poing écrasant », de même que des traits moraux – « (…) le cœur hardi, l’âme loyale, l’œil sincère et terrible. Intrépide, énergique irascible, orageux ; le plus cordial des hommes » (ibid). Pour caractériser les barricades et les humains, Hugo puise dans le même registre : tous les adjectifs sont accentués et positifs. Ainsi esquisse-t-il une semi-symbolicité à deux niveaux qui, tout en contrastant les forteresses, leur attribue les propriétés physiques (constituant le plan de l’expression) et morales (le plan du contenu) de leurs bâtisseurs.
La substanciation de la barricade
Le critère de la verticalité permet de cerner une autre caractéristique de la barricade, à savoir le lien qui peut être fait entre le geste de verticalisation et le devenir des insurgés. On pourrait avancer, dans un premier temps, que l’acte de langage de la barricade s’oppose au passage du temps sur la ville, qui s’exprime par l’horizontalisation, l’aplatissement des édifices et la sédimentation (Ingold, 2017). Il s’agit de défier le temps : cet enjeu est partagé avec le monument héroïque ! Pourtant, l’effondrement de la barricade qui rejoint le processus d’horizontalisation introduit aussi l’idée de la finitude, en suggérant l’homologation de l’opposition verticale/horizontale avec le contenu vie/mort. La barricade dressée « signifie » la vie, mais effondrée, témoigne au contraire du passage de la mort. Si elle peut paraître abstraite, cette amplification de la signification prend consistance dès lors qu’on assimile la barricade au corps collectif des insurgés. Dans le roman de Victor Hugo, en même temps que la barricade s’effondre, percée de toutes parts, les insurgés meurent l’un après l’autre. La mort de la barricade est aussi la leur. C’est comme si les deux substances se confondaient dans un devenir commun, comme si les corps humains composaient celui, matériel, de la barricade.
Cette substanciation par le corps collectif retient toute notre attention. Aucune transmission intergénérationnelle ne convertit le « nous » qui prend la décision d’ériger un monument en un « nous » légataire qui le reçoit en héritage. En cela, la barricade déroge aux principes de délégation et de transmission énonciatives qui sont l’apanage des monuments. C’est le même « nous » qui demeure et reste actif jusqu’à confondre sa substance charnelle avec la sienne. La barricade récuse toute médiation et revendique une co-présence active du groupe. Elle ignore la transmission et seuls les historiens et les écrivains en conservent la mémoire, en reconstituent la généalogie à la façon de Hugo.
Pour décrire l’inscription de la barricade dans la ville, sa participation à l’énonciation urbaine, une référence à la tactique (de Certeau, 1990) s’avère précieuse. Elle permet de localiser un « propre » qui s’oppose à la stratégie en place, celle de l’institution représentée par les « forces de l’ordre ». Victor Hugo décrit la façon dont les barricades parisiennes se placent perpendiculairement aux voies de circulation, « en travers » de la ville. Une première construction barre d’un angle à l’autre la vaste embouchure du Faubourg Saint-Antoine, c’est-à-dire trois rues ; la seconde masque une profondeur de plusieurs rues et des meurtrières, écrit-il. Elles bloquent la circulation et empêchent la ville de « fonctionner », ce qui pourrait correspondre à une dépropriation, autrement dit une opération de séparation de la ville et de son propriétaire. Pour les manifestants, la ville est en effet la propriété de l’institution. Il ne s’agit donc pas simplement de reconnaitre cette altérité et d’y inscrire ses propres marques en suivant la procédure commune de l’appropriation (Basso Fossali et Le Guern, 2019), mais bien de dénier le « propre » de l’institution, pour prendre totalement la ville à soi, en faire son « propre » absolu. La coupe spatiale et urbanistique opérée par la barricade se conçoit donc comme une coupure des liens de propriété et un déni de l’autorité énonciative de l’institution.
La barricade biface
Précisons la tactique. Marquée par l’antagonisme, la barricade est biface : un versant contre l’autre, un versant pour le groupe. Cette orientation détermine ses valeurs d’usage et y modalise précisément l’action. Le versant positif est le véritable « propre » (de Certeau, 1990), un lieu presque stabilisé et déterminé par la coexistence des objets : on peut s’y installer, échanger et refaire le monde à la façon des protagonistes du roman. Barthes (2002) y verrait un « repaire », le refuge du groupe. Suivant Ingold (2013, p. 209), on y apercevrait à la fois la protection de la niche6 qui autorise le repos, celle de la hutte7 qui abrite des intempéries, mais aussi celle d’une maison, parce que son élaboration l’affecte à divers programmes d’usage quotidiens (se restaurer, dormir, etc.). Véritable lieu de vie, cette face protégée concentre le pouvoir faire : elle est « résidentielle » (Ingold, 2013). Pour les insurgés, l’autre représente au contraire l’impossibilité (ne pas pouvoir faire) exposant au risque de la mort. C’est sur cette face exposée que Gavroche est tiré à la carabine comme un petit oiseau. Insurrection ou protection, la langue française conserve du reste ce double sens lorsqu’elle utilise le substantif « barricade » pour désigner l’édifice érigé devant l’autre, et le verbe pronominal « se barricader » qui indique au contraire un souci de se protéger derrière une clôture matérielle8.
L’intimité de la barricade et des habitations est telle, explique Hugo, que sa hauteur se mesure en étages d’immeubles, en tenant compte des maisons écroulées, et qu’elle s’approprie les fenêtres pour en faire des meurtrières. Adossée aux habitations, elle peut communiquer souterrainement avec la ville. Si elle « bloque » la ville institutionnalisée, elle redistribue néanmoins des points de passage selon ses besoins, manifestant ainsi sa prise de contrôle. Les insurgés délocalisent et relocalisent les pratiques urbaines. Ce faisant, ils redéfinissent le sens des lieux. Ainsi l’auberge attenante à la barricade dans Les Misérables se trouve-t-elle convertie en salle d’armement et de délibération, sa cuisine en infirmerie, la salle en prison pour le policier Javert et en morgue pour les héros, Maboeuf et Gavroche. Cette auberge est le cœur de la forteresse et, lors de l’assaut final, son étage devient l’ultime refuge des insurgés : « La barricade était le rempart, le cabaret était le donjon », résume Hugo (p. 69). Des sorties vers la ville sont préservées à travers les maisons voisines, par lesquelles quelques insurgés parviennent à s’échapper.
Parce qu’elle est une coupe franche, l’inscription de la barricade dans la ville tend à opposer deux mondes : un de ses versants se laisse décrire comme un mur, clôture matérielle dont l’intégrité doit être défendue, qui proscrit les échanges ; l’autre, une membrane qui les localise et les renégocie. Un versant hostile, un autre amical ; un dehors et un dedans : la barricade enclot, par cette délinéation axiologique, une ville dans la ville, une « ville pour “nous” » contre « eux », mise à distance dans l’énonciation. Cette structure biface qui permet de se dresser tout en se construisant une protection qui convient à la stratégie de provocation (Greimas, 1983) mise en place, elle est une manipulation qui impose à l’autre à la fois l’obligation de riposter (devoir faire) et son impossibilité (ne pas pouvoir faire) en marquant l’opposition physique par le retrait derrière le mur. Dans ce scénario, la barricade est donc le pivot stratégique censé assurer la liquidation du conflit, et c’est ce qui détermine sa forme.
Cette dichotomisation de l’énonciation (« nous autres » vs « eux autres ») est une autre dérogation de la barricade au modèle du monument : non seulement elle exige la co-présence active d’un groupe, mais elle en fonde deux, qu’elle situe sur ses versants respectifs. L’axiologie révise du reste le schéma actantiel qui donne sens au monument : l’édification du modèle héroïque y revient à une institution représentative du peuple (Fontanille, 2020) et la démonumentalisation à des manifestants qui en sont d’autres représentants. Dans la barricade au contraire, la monumentalisation est à l’initiative des insurgés et c’est l’institution qui, à travers les « forces de l’ordre », procède à la démonumentalisation.
Pourrait-on dire que rien ne réunit, après tout, ces deux versants de la barricade ? D’un côté ou de l’autre, il s’agit pourtant de toucher le matériau, fût-ce pour ajouter ou soustraire, se dresser ou détruire la barricade. Sur ce point à nouveau, elle s’oppose au monument (Pezzini, 2019) qui, tel un objet d’art (Beyaert-Geslin, 2012) ou sacré, ne doit pas être touché, et définit un observateur maintenu à distance. La barricade qui demande à être touchée est donc un monument désacralisé, agi et donc profane, animé par le feu des émotions humaines et assumant leur brusquerie.
Une telle définition s’accorde au demeurant à la représentation tensive de cette passion9, et s’oppose à celle du monument caractérisé par un sentiment. Le sentiment exprime de manière distincte la compétence des sujets et, par sa présence durative, introduit un contretemps dans l’énonciation urbaine indéfiniment répétée, itérative. Interférant dans le rythme énonciatif de la ville, le monument qui l’énonce y inscrit, comme un point de résistance anachronique, le temps long de l’histoire, même si la durée l’offre, tout comme le sentiment qu’il symbolise, à l’érosion et l’expose au risque d’un désaveu futur. L’émotion de la barricade est au contraire un « pur hapax » qui caractérise une présence irréductiblement singulière et produit une fracture ponctuelle dans l’énonciation urbaine. Elle « compacifie » (Fontanille et Zilberberg, 1998, p. 227) la compétence et les valeurs des sujets au risque de les rendre illisibles : c’est une sorte de « brouillon » du monument qui introduit pourtant la vitalité du collectif et la persévérance du vivant.
Le design de la barricade
La comparaison avec les monuments a permis de saisir quelques caractéristiques de la barricade rassemblées autour du prototype dépeint par Victor Hugo. Il est temps de mobiliser le cadre disciplinaire du design pour porter sur elle un regard plus spécifique et caractériser ses variantes contemporaines.
Commençons par détailler ses matériaux. Si, comme nous l’indique Hugo, la barricade élevée en mars 1871 boulevard Puebla lors de la Commune de Paris était constituée de pavés, fûts, fascines et grilles d’arbres, celle de Mai 68, boulevard Saint-Michel, ajoutait aux pavés des voitures retournées, des plaques métalliques et des planches de bois, notamment. Celles des manifestants de Hong Kong, en août 2019, se sont saisies de barrières en plastique utilisées pour la circulation et de tiges de bambous tirées d’échafaudages. Celles des Gilets jaunes en décembre 2019 utilisaient surtout du matériel de chantier et du mobilier urbain à Paris, mais aussi des palettes de planches sur les ronds-points des villes de province. La barricade « fait flèche de tout bois » et se caractérise à travers ses matériaux.
Comment s’édifie-t-elle ? La hâte restituée dans le roman de Hugo récuse tout apprentissage, ce qui l’oppose au modèle de l’artisanat où l’on apprend en faisant, comme l’explique Sennett (2008), quitte à contredire le schéma narratif canonique élaboré par la sémiotique où une compétence « présupposée » anticipe la performance (Greimas et Courtés, 1993, p. 248). Au contraire, dans l’action, la compétence peut accompagner la performance et en être même le résultat, indique Sennett (ibid.). Vis-à-vis de l’artisanat et de la fabrication, une autre particularité s’impose, son rapport au groupe : l’édification est ici résolument collective.
Marquée par un élan caractéristique, l’édification de la barricade pourrait évoquer un design spontané si l’expression ne contenait pas un oxymore. En effet, comme l’a souligné Boutinet, les « deux sens voisins de dessein intériorisé et de dessin extériorisé se retrouvent confondus dans l’italien disegno comme dans l’anglais design » (Boutinet, 1990, p. 116). Ceci laisse penser que l’édification de la barricade récuse le dessein qui réfère à un temps de conception, mais sollicite le dessin pour autant qu’il désigne l’acte de construire. Une proposition d’Ingold autorise un pas supplémentaire pour caractériser le design de la barricade. À diverses reprises (Ingold, 2000, 2013 et 2017), l’anthropologue conteste la conception hylémorphique de la construction héritée d’Aristote, selon laquelle un projet sous-jacent déterminerait la forme de l’extérieur, pour ainsi dire. Pour lui, elle émerge du mouvement même de la construction. Il évoque donc « une autotransformation progressive du système de relations à l’intérieur duquel l’artefact apparaît » (2018, p. 289). Un modèle peut certes être posé initialement, mais il établit les paramètres du processus sans préfigurer véritablement la forme (2018, p. 288). Ses propositions rejoignent celles de Deleuze et Guattari (2009, p. 509) pour qui la matière est « en mouvement, en flux, en variations et ne peut être que “suivie” ». Dans la continuité de cette proposition, manifestants et matériaux uniraient leurs forces pour conduire le mouvement de construction. L’édification serait en somme plus générative que génétique. Si un « modèle mental » de barricade existe bien, ce qu’Ingold appelle une forme-type, il est seulement convoqué pour marquer la fin du processus de construction : le mouvement d’édification s’achève lorsque la forme actualisée correspond à la forme-type conservée dans la mémoire collective10. Le modèle fonctionne donc ex post plutôt qu’ex ante et seulement comme un repère.
Quel modèle doit être reconnu a posteriori ? Victor Hugo met en avant des critères de hauteur et de résistance : la barricade doit être la plus haute, mais aussi la plus résistante possible. La première, « monstrueuse », était haute de trois étages et large de sept cents pieds, écrit-il. La seconde, « une chose terrible », atteignait au deuxième étage des façades. Hauteur et résistance étant des propriétés morales autant que physiques, elles ennoblissent doublement le corps collectif symbolisé11 et font des deux forteresses des objets de fierté pour les manifestants, d’admiration pour leurs attaquants12 et le narrateur lui-même. Ce qui retient en particulier l’attention, c’est la précision de la construction : « C’était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. Il y avait là de la science et des ténèbres. (…) le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre », souligne Hugo (ibid., p. 14).
Précisons ce modus operandi. Situant la construction entre des interactants humains et non humains (les matériaux), on évoquerait la figure de l’alea (Landowski, 2005) qui met en lumière l’irrégularité, les accidents avec lesquels il faut composer. L’édification répond plus précisément à deux procédures complémentaires : l’improvisation, par laquelle les manifestants recourent aux matériaux les plus divers en portant l’attention sur les accidents de la forme, et l’abduction qui les amène à suivre ces matériaux, à composer avec leurs particularités, à expertiser le point d’équilibre de la construction avant d’ajouter sa pierre. Tout doit se tenir pour répondre à une logique stéréotomique (Ingold, 2017) et c’est comme si les mains, s’unissant aux matériaux, « cherchaient le sens », l’équilibre de la barricade.
Les matériaux ainsi additionnés – pavés, grilles d’arbres, branches, etc. – sont en fait les protagonistes d’une narration singulière. Métonymies de l’environnement urbain, ils en ont été soustraits à proximité du lieu d’édification. Si, dans le récit de Hugo, certains artefacts semblent avoir conservé leur intégrité, une isotopie insiste sur l’arrachage, l’extraction et la négation (« Démantelez, défoncé, dépaillée, etc. », op. cit) en indiquant qu’un geste de destruction précède en fait la construction. Une proposition d’Heidegger (1980, p. 196) permet de mettre en cohérence ces gestes opposés. Elle se fonde sur la définition de la chose comme un rassemblement de matériaux en mouvement par opposition à l’objet qui est autonome. Or si les choses sont avec nous, les objets sont contre nous, commente le philosophe, ce que confirme l’étymologie objectum (jeté à la tête, jeté contre)13. Ceci laisse penser que l’extraction permet de déconstruire un environnement d’objets considérés comme contre soi, pour le « prendre à soi », avec soi, avant de construire un autre objet collectivement, susceptible d’être dirigé contre l’autre. La sémiotique préciserait cette esquisse en introduisant une intentionnalité : l’objet, « c’est quelque chose qui sert à quelque chose » (Barthes, 1994, p. 66 ; Fontanille, 2002) et transforme le monde à travers la factitivité (Greimas, 1983 ; Deni, 2003 ; Beyaert-Geslin, 2012). En somme, la barricade procèderait au détournement de l’intentionnalité de l’objet. Un pas supplémentaire pourrait encore être fait pour évoquer, là où l’on apercevait seulement une ouverture des choses, leur fermeture sur un second objet à travers une conversion modale de l’accompli (l’objet 1) en inaccompli (les choses) puis en accompli (l’objet 2). Un geste local a d’abord désobjectivé l’environnement pour « libérer » des choses et les prendre avec soi, puis un geste global les a rassemblées pour construire un objet de la dimension d’un maxiobjet (Moles, 1972, p. 27) susceptible d’être à son tour « jeté contre » les forces de l’ordre.
Une esthétique modulaire pour l’invention des pratiques
Cette négation du sens des objets confirme l’apparence « ouverte » de la barricade, marquée par l’inachèvement et l’inaccompli. Les objets collectés (pavés, grilles d’arbres, panneaux de chantier ou palettes) sont considérés comme des modules qui, suivant l’esthétique de l’inaccompli, ne sont ni scellés ni articulés, mais simplement superposés ou juxtaposés, assemblés sans « finition » ni matériau de jointure. Si la barricade est un dessin, celui-ci est fait « à mains levées », par autant de gestes fluides et volontaires, une esquisse qui peut être complétée, rectifiée pour être solidifiée.
L’appropriation des objets de construction est notamment rendue possible par leur caractère « banal », leur forme simple se laisse saisir aisément par tout un chacun. Les objets passent de mains en mains, se perçoivent comme autant de briques que tout le monde peut venir ajouter à la barricade. La mécanique qui est à l’œuvre dans la construction des barricades fait écho à celle déployée dans les jeux de construction : les objets niés deviennent des « éléments zéro » d’une construction plus grande qui sera négociée à l’échelle du groupe et permettent aux individus de s’énoncer sans qu’aucune compétence particulière ne soit nécessaire.
L’esquisse n’est pas celle qui se dessine sur le papier, mais dans l’espace : elle rend possibles beaucoup de manières de « faire corps » avec le milieu. L’investissement corporel que demande la construction de la barricade instaure un autre rapport au monde, à la fois individuel et collectif. Individuel, en premier lieu, car il s’agit de confronter son corps au matériau, de prendre à soi l’objet, de le faire tourner, de l’agencer, de le découper ou de le fixer – il s’agit de faire une proposition à l’échelle de soi et de son corps tout entier. Collectif, ensuite, car la barricade établit un rapport au monde par l’entremise de plusieurs corps et de leurs relations. Les objets sont réarrangés au fur et à mesure de la construction et leur utilité propre est renégociée en même temps que la barricade elle-même se reformule : là, on retire une clôture, ici, on ajoute une porte, à cet endroit on choisit de créer un banc… Les manifestants dessinent de concert, sans planification ; ils mettent en œuvre une intelligence en essaim, à la manière des fourmis qui, sans se concerter (mais en tenant compte des traces laissées par leurs congénères) œuvrent à creuser les galeries de leur fourmilière pour lui donner son aspect final (Bertelle et Olivier, 2017). Par petites touches et ajouts d’objets, les manifestants expérimentent de nouvelles manières de faire place à leurs corps, individuellement, interpersonnellement et collectivement. Leur barricade est alors en constante redéfinition : elle peut être un refuge lorsque les objets s’assemblent pour accueillir les corps des manifestants, elle peut aussi être un bouclier lorsqu’elle s’interpose entre les insurgés et leurs opposants, elle peut également être un lieu de partage lorsque sa forme se prolonge et fait émerger du mobilier. La créativité dont il s’agit n’est pas une créativité d’objets, mais bien une créativité de pratiques.
La barricade ouverte pour un renouvellement du politique
Aucun dessin ne peut tout à fait préfigurer la forme de la barricade, car celle-ci est un monument en actes dont la dimension symbolique est portée par son mode d’assemblage (collectif) et sa temporalité (fluctuante). Faut-il se barricader, faire lieu commun ou simplement créer ? Quelle ampleur prendra la barricade, aura-t-elle des sœurs, combien de temps veut-on qu’elle dure ? Quels messages porte-t-on, pour quelles luttes se bat-on, est-ce contre quelqu’un en particulier ? Malgré le caractère désorganisé de la barricade, son existence même manifeste un élan idéologique au creux duquel viennent se façonner des devenirs politiques.
Alors que la barricade décrite par Victor Hugo est le lieu d’une opposition entre « nous » et « eux », des exemples plus récents de barricades offrent une voie de négociation pour celui qui souhaite « choisir son camp » et rejoindre la lutte en cours – se joindre au design de la barricade. Le mouvement des Gilets jaunes qui s’est tenu en France entre 2018 et 2019, par exemple, a bénéficié d’une double visibilité permettant de bousculer la frontière entre les partisans et les opposants de cette lutte. Dans un premier temps, le gilet – qui correspond à une norme européenne contre laquelle s’insurgeaient les manifestants – rend l’identification au « nous » plus aisée. Se démarquant par sa couleur, l’habit peut facilement être saisi par tout un chacun qui en possède dans son véhicule. Plus manifeste encore, le rond-point, choisi pour ériger les barricades, permet au mouvement de se montrer. Les manifestants y partagent volontiers un repas, un café, une discussion. Ces barricades ont une nature quelque peu différente de celles décrites par Victor Hugo. Si elles ralentissent bien la ville en réduisant ou en fermant les voies de circulation, elles ne « séparent » pas tout à fait l’espace. En se situant au centre des voies de circulation, les Gilets jaunes invitent, au contraire, toute personne à se joindre à leur groupe. L’individu « Gilet jaune » s’oppose généralement aux élites politiques, mais il peut être de tout bord politique (Bendali, Challier et Della Sudda, 2019). Il cherche avant tout à refaire du politique, à reconfigurer les communautés et à prendre le temps d’échanger avec les autres14 : il prône des valeurs d’égalité (ibid.).
L’espace du rond-point, généralement relégué à l’urbanisme (ou servant parfois de support à l’identification de la ville15) devient ainsi l’espace de l’humain – d’espaces identifiés comme étant des non-lieux, ils deviennent des lieux ou choses de pouvoir (El Haïk‑Wagner, 2020). Les Gilets jaunes, par le geste de la barricade, se remettent au centre de leur ville. Ils ne se sont pas tout à fait barricadés et ne se sont pas « opposés » simplement à l’institution, ils font la proposition d’un nouveau lien social. Nous avons identifié d’autres barricades qui ressemblent en partie à celles des Gilets jaunes. Celles qui ont été construites à Notre-Dame-des-Landes ont dessiné les contours d’une « ZAD » (zone à défendre) au sein de laquelle l’espace protégé est devenu un lieu d’expérimentation. Celles produites dans le cadre du mouvement « Rue sans voitures » s’accaparent les rues et les places de parking et promeuvent d’autres manières de vivre la ville (là, un jardin temporaire, ici, une aire de jeu, plus loin, une zone de pique-nique…).
Ces exemples récents redessinent les manières de « faire du politique16 » par l’expérimentation in situ : un ensemble de propositions politiques se voient renégociées par un mode de faire politique qui valorise l’ajustement et le faire collectif. Les barricades deviennent ainsi des monuments-gestes à la gloire du débat. Elles sont des propositions de modes de vie qui s’argumentent d’elles-mêmes – on peut les tester, les adopter ou les refuser. Aussi, de tels exemples ne s’érigent pas en imposant des pratiques, mais en donnant à ces dernières toute liberté d’exister17. Il s’agit d’un « essai d’être au monde » collectif qui affirme sa faisabilité.
De la barricade à l’expérimentation en design
On pourrait répertorier les barricades selon les lieux, les époques et les révoltes qui ont eu lieu. Chacune a des spécificités propres au collectif à partir duquel elles ont été construites. Pourtant, elles sont l’écho du passé dans le présent, elles inspirent les futures barricades qui s’élèveront plus tard. De la même manière, nous pouvons tirer une inspiration de ces barricades pour nos futurs modèles urbains.
Les barricades actuelles sont des scènes ouvertes qui appellent à partager des pratiques, à participer à un projet commun ; elles sont des lieux de regroupements avant d’être des lieux privatisés. Aussi, elles ont beaucoup à offrir sur les plans esthétiques, organisationnels et politiques. Elles ouvrent des mondes possibles et manifestent alors la relation des individus à leur milieu. Il s’agit d’expérimentations sans cadre – ou sans autre cadre que les relations que nous nous devons d’entretenir les uns avec les autres, dans lesquelles chacun essaie de faire « sa petite place » à côté de ses voisins.
Nous souhaitons nous saisir de la relation de contemporanéité qui existe entre cette nouvelle sensibilité politique (Ogien et Laugier, 2014) manifestée dans les barricades et le design collaboratif. Celui-ci démontre des qualités en matière de communication et doit, pour ce faire, être incité à renouveler ses méthodes (Catoir-Brisson, 2022). Sous beaucoup d’aspects, les chantiers participatifs (moyens du design collaboratif) ressemblent à ces barricades : ils valorisent le réemploi des matériaux, ils investissent temporairement un espace de la ville pour le réinventer et partagent le même souci de visibilité. En effet, les chantiers participatifs ne sont pas « barricadés » derrière des panneaux de construction, mais sont montrés aux passants afin que ces derniers puissent les observer, voire même y prendre part. Pourtant, et c’est là que s’arrête la comparaison avec les barricades actuelles, les chantiers participatifs ne sont pas accessibles à tout le monde, ils ne sont pas spontanés, mais planifiés par des institutions et ils servent des objectifs et des échéances déjà fixées.
Les barricades évoquées ont pour qualité de repenser la temporalité et les schémas organisationnels liés à l’invention de la ville : le dessin sert le dessein – récusant l’ordre proposé par Boutinet (1990). Comme l’« analyse de la matérialité des supports » permet de prendre en compte les « enjeux communicationnels de circulations des messages dans lesquels se construisent nos représentations sociales et politiques » (Mabi et Zacklad, 2021, p. 8), l’analyse des pratiques attenantes à la matérialité de la barricade permet de repenser nos manières d’expérimenter la ville – de mettre en œuvre un design de la ville. Il s’agirait, pour le design, d’inverser ses modèles et de mettre le dessin au service du dessein et de penser le chantier participatif comme moyen de la conception plutôt que comme une évaluation de cette dernière.
Conclusion
Les barricades érigées par les Gilets jaunes, mais également les infrastructures temporaires que les manifestants leur ont associées (abris pour se regrouper, déjeuner, débattre) ont privilégié les palettes et exemplifié ce que pourrait être un design palettes suivant le terme de Charbonneau (2020). Dans ce type de design, le matériau des palettes permet d’aménager des espaces urbains en friche avec « la légèreté du temporaire » (ibid., p.157). Leur mise en œuvre offre plus particulièrement une perspective aux expérimentations en design. D’une part, le geste collectif improvisé génère de nouvelles formes, à la marge de l’existant ; d’autre part, l’accessibilité des matériaux utilisés permet une rapidité de l’action (du dessin lui-même), répondant aux besoins de l’instant, tout en laissant la possibilité d’un ajustement (Landowski, 2005), autrement dit d’une relation sensible, esthésique avec la construction en cours. Cette esquisse tridimensionnelle, appliquée à la vie collective, permet d’éprouver les formes des constructions, mais également les formes de relations sociales qui résultent de leur usage. De la même manière que l’organisation Herkes Icin Mimarlik (signifiant « l’architecture pour tous ») a répertorié les formes des constructions réalisées par les manifestants lors de l’occupation du parc Gezi en Turquie (2013) afin d’amener les architectes à repenser leurs productions, le design pourrait s’inspirer de la mise en œuvre des barricades pour envisager différemment son rapport à l’expérimentation. Le design doit se penser dans sa relation contemporaine aux modes d’agir politique. Dans cette perspective, il ne s’agirait pas uniquement de consigner les formes produites, mais également les gestes dont elles découlent afin d’imaginer un nouveau type d’« expérimentation concrète de la vie collective », à laquelle invite Charbonneau (op. cit., p. 157).
Bibliographie
Notes
- Le mot document vient de docere, apprendre quelque chose.
- « Le structuralisme proprement dit commence quand on admet que des ensembles différents peuvent être rapprochés non pas en dépit, mais en vertu de leurs différences qu’on cherche alors à ordonner » (Pouillon 1975, p. 15-16).
- Voir en particulier Les misérables, Tome 3, Éditions Pocket, [1959] 2015.
- On pense ici aux dalles de métal de Carl André sur lesquelles l’observateur est invité à marcher.
- On note ici la contribution de l’impératif au mouvement inchoatif.
- Ingold la réfère à l’animal.
- Référée à l’être humain.
- Ainsi les articles de presse publiés lors des manifestations des Gilets jaunes indiquaient-ils « Paris se barricade » pour désigner les protections que les commerçants appliquaient sur leurs vitrines et non les barricades élevées par les manifestants.
- Voir Fontanille et Zilberberg (1998, p. 221 et sv.) qui placent l’émotion et le sentiment aux deux extrémités du paradigme des manifestations affectives où ils encadrent l’inclination et la passion.
- Relatant un séminaire conviant ses étudiants à tisser des paniers au bord de la mer à partir des végétaux trouvés sur place, Ingold explique que la question « quand faut-il s’arrêter ? » est posée, à laquelle les étudiants répondront d’eux-mêmes : quand l’objet tissé ressemble à un panier (Ingold 2017, p. 112).
- Sennett (2008) évoque de même la richesse métaphorique de la brique qui la dote de propriétés morales.
- « Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un frémissement – comme c’est bâti ! disait-il à un représentant. Pas un pavé ne déborde l’autre. C’est de la porcelaine » (p. 15).
- Voir pour ce point Beyaert-Geslin (2012).
- Cet aspect est d’ailleurs confirmé par la large revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) par la plupart des Gilets jaunes.
- Ici, nous faisons référence au fait que les ronds-points sont souvent des « lieux » où l’on écrit le nom de la ville avec des fleurs, où l’on met des sculptures, etc.
- Nous faisons appel à la distinction entre la politique et le politique de Laugier et Ogien (2014).
- Elles font donc émerger de nouvelles manières de « faire la ville » ; la barricade en tant que monument-geste devenant un monument à la vie politique des citoyens.