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La mise en scène du philologue : Adrien Turnèbe dans les paratextes de ses éditions

Lecteur royal de grec à partir de 1547, puis de philosophie grecque et latine à partir de 1561, imprimeur royal pour le grec de 1552 à 1555, Adrien Turnèbe (1512-1565) est une figure centrale de l’humanisme parisien des années 1550. Des travaux récents permettent enfin de mieux appréhender ce personnage et l’ampleur de son apport à l’hellénisme du milieu du XVIsiècle1. Éminent philologue, Turnèbe prépare des textes pour les donner à l’imprimerie : il ne manie pas directement les presses et laisse la tâche d’édition matérielle à son associé, Guillaume Morel (1505-1564), qui lui succède officiellement en 15552. Nommé « typographe royal » dans les livres qui paraissent à son adresse de 1552 à 1555, Turnèbe y joue plutôt le rôle de l’éditeur scientifique, voire commercial.

Typographe royal, Turnèbe est, comme Robert I Estienne (1503-1559) avant lui ou Morel après lui, dépositaire d’une autorité incontestable. Nous verrons que la production imprimée avec les caractères royaux sous sa direction se répartit en deux pôles : d’un côté, les éditions royales que tout inscrit sous l’égide du pouvoir royal, de l’autre, des livres qui sont le fruit d’un travail plus personnel et qui se veulent de moins grande ambition (traduction, commentaire ou support d’un enseignement). Dans les premières, probablement destinées à former une collection de référence sur le modèle des éditions aldines, le philologue disparaît derrière sa fonction et rien ne semble devoir distinguer les personnages qui s’y sont succédés – l’humaniste en est absent3. Dans les secondes au contraire, l’auteur, commentateur, traducteur, professeur, philologue s’exprime plus directement.

Les paratextes (page de titre, épîtres dédicatoires, listes de variantes) sont alors utilisés différemment : le philologue y revendique son autorité ou bien au contraire sa voix semble réduite au silence. Nous faisons l’hypothèse que de telles différences s’expliquent tantôt par le projet dans lequel s’inscrit le travail éditorial, tantôt par la dimension polémique de certaines publications, obligeant l’éditeur à affirmer sa position.

Nous commencerons par adopter une vue d’ensemble sur les livres imprimés à l’adresse de Turnèbe pour montrer ce qui distingue ces deux catégories d’éditions. Ensuite, nous examinerons trois cas dans lesquels les paratextes servent au philologue à valoriser son travail d’éditeur savant.

Absence et présence de l’éditeur

De 1552 à 1555, vingt-neuf éditions paraissent à l’adresse d’Adrien Turnèbe. Nous ne nous intéresserons qu’aux textes classiques grecs ou latins, ce qui correspond à vingt-huit éditions – nous laissons donc de côté l’éloge du juriste François Connan (1508-1551) par Louis Le Roy (1510?-1577) (BP16_1143624). Dans chacune d’elles, le typographe-philologue se met en scène – plus ou moins discrètement – et ce, dès la page de titre5. Le nom d’Adrien Turnèbe y figure toujours au moins dans l’adresse bibliographique – apud Adrianum Turnebum ou bien ex officina Adriani Turnebi – le nom de Turnèbe est toujours suivi de son titre : typographus Regius (« Imprimeur royal »). L’imprimeur royal est choisi sur consultation de savants proches du pouvoir6 : il est donc reconnu par ses pairs. La précision de cette charge officielle et honorifique assure donc la qualité du travail éditorial (philologique) mis en œuvre pour réaliser l’édition. Les lettres patentes qui nomment l’helléniste Conrad Néobar (14..?-1540) premier imprimeur du Roi pour le grec exigent de l’imprimeur qu’il mentionne son titre, ce qui permet au pouvoir royal de souligner sa politique culturelle :

les livres que Néobar imprimera porteront la mention expresse qu’il est notre Imprimeur pour le grec, et que c’est sous nos auspices qu’il est spécialement chargé de la typographie grecque7.

Adrien Turnèbe signale donc dès l’entrée son titre : il y est certes contraint, mais c’est aussi une façon de rappeler qu’il a été choisi parmi d’autres pour occuper cette position.

Cette constante mise à part, la présence du philologue dans la page de titre de ses éditions varie. La différence la plus frappante est la présence ou l’absence de la marque des imprimeurs du Roi pour le grec (fig. 1 et 2). Cette marque était utilisée avant lui par Robert Estienne et elle le sera après lui par Guillaume Morel. Sur les vingt-huit éditions de Turnèbe, quinze possèdent la marque royale, et donc treize ne l’ont pas : aucune marque ne figure sur leur page de titre. Deux groupes se dessinent donc, et la présence de la marque contribue à l’effacement du philologue. En voici la liste, avec les liens vers les notices correspondantes dans la base BP16 :

 Éditions « sans marque »Éditions « avec marque »
1552Cicéron, Traité des Lois (texte latin + com.) [BP16_114336] Cicéron, Du destin (texte latin + com.) [BP16_114335] Plutarque, Du froid primitif (texte grec + trad. latine) [BP16_114351] Plutarque, De la procréation de l’âme (trad. latine) [BP16_114346] Théophraste, Du feu (texte grec) [BP16_114352]Eschyle, Tragédies (texte grec) [BP16_114327] Philon, Œuvres (texte grec) [BP16_114333] Psaumes (trad. en grec par Apollinaire de Laodicée) [BP16_114328]
1553Théophraste, Du feu (trad. latine) [BP16_114353] Platon, Phédon (texte grec) [BP16_114363] Cicéron, Academiques (I) (texte latin + com.) [BP16_114365] Cicéron, Pour Rabirius (texte latin + com.) [BP16_114366]Grégoire Palamas (texte grec + trad. latine) [BP16_114361] Sophocle, Tragédies (texte grec) [BP16_114347] Héphestion, Manuel de métrique (texte grec) [BP16_114354] Synésios de Cyrène, Sur la royauté (texte grec) [BP16_114364 Théognis et. al., Élégies (texte grec) [BP16_114360]
1554Philon, Vie de Moïse (trad. latine) [BP16_114373] Siculus Flaccus, Les conditions des terres (texte latin) [BP16_114368] Turnèbe, Apologia ad librum primum Ciceronis De legibus (texte latin) [BP16_114367]Arétée de Cappadoce, Des maladies aiguës (texte grec) [BP16_114369] Rufus d’Éphèse, Des maladies des reins (texte grec) [BP16_114374] Aristote, Éthique à Nicomaque (texte grec) [BP16_114370] Traités hermétiques (texte grec) [BP16_114372] Homère, Iliade (texte grec) [BP16_114371]
1555Aristote, Éthique à Nicomaque (texte grec + trad. latine) [BP16_114375]Clément, Homélies (texte grec) [BP16_114377] Oppien, Halieutiques et Cynégétique (texte grec) [BP16_114376]
Philon d’Alexandrie, Opera, Paris : Adrien Turnèbe, 1552, page de titre (exemplaire conservé à la Bibliothèque municipale de Besançon.
Fig. 1. Philon d’Alexandrie, Opera, Paris :
Adrien Turnèbe, 1552, page de titre (exemplaire conservé à la Bibliothèque municipale de Besançon.
Cicéron, Pro Rabirio, Paris : Adrien Turnèbe, 1553, page de titre (exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich).
Fig. 2. Cicéron, Pro Rabirio, Paris :
Adrien Turnèbe, 1553, page de titre (exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich).

Dans les éditions qui portent la marque, le nom de l’éditeur disparaît derrière sa charge officielle : l’autorité royale, sous l’égide de laquelle il publie ce livre envahit toute la page de titre. Outre la marque, la figure royale peut être convoquée dans les mentions d’un privilège royal (ex priuilegio Regis), de l’utilisation des caractères royaux (typis Regiis) ou d’un manuscrit de la bibliothèque royale (ex bibliotheca Regia). Toutes ces précisions supplémentaires – et même la présence de la marque – sont en réalité redondantes : elles ne font que redire ce qui est implicitement contenu dans le titre de typographe royal. En effet, les lettres patentes de 1538 accordent à l’imprimeur royal un privilège général8 ; une politique volontariste d’acquisition de manuscrits grecs est mise en place par le pouvoir concomitamment avec la nomination des lecteurs et des imprimeurs royaux. C’est également au même moment que François Ier charge Claude Garamont (1499?-1561) et Ange Vergèce (1505-1569) de réaliser les fameux « Grecs du Roi »9. Mettre ainsi en valeur la figure royale au seuil de ses éditions est une façon pour le typographe de se cacher derrière sa charge officielle et derrière l’institution qu’elle représente – ce qui augmente son autorité.

Le critère de la langue semble être le principal élément discriminant entre les deux groupes. Les quinze éditions qui portent la marque présentent toujours le texte grec ; deux sont bilingues (texte grec et traduction latine), treize comportent le texte grec seul. Parmi les treize éditions sans marque, seules deux ne sont qu’en grec ancien et onze sont au moins en partie en latin : deux éditions bilingues, trois traductions latines et six textes latins. Tout cela peut sembler logique : sa charge est d’imprimer des textes grecs.

Dans les éditions sans marque, qui sont donc pratiquement toutes des traductions latines ou des textes latins, Adrien Turnèbe sort en quelque sorte de son rôle officiel. Il réalise alors ces éditions en son nom propre et les pages de titre lui accordent plus de place. Son nom figure en effet dans le titre de neuf d’entre elles10, et pas uniquement à l’adresse. Il y apparaît comme traducteur (« interpres ») ou auteur du commentaire (« auctor »). L’Apologie composée par Turnèbe pour défendre son commentaire du livre I du Traité des Lois de Cicéron est un cas limite : le nom de Turnèbe y figure en majuscules à la première ligne du titre et les caractères utilisés sont aussi bien plus grands que tous les autres de la page (fig. 3). C’est une mise en page stratégique qui doit pour être comprise être mise en relation avec la dimension polémique de ce texte. Mettre en valeur son nom est une façon de placer son traité sous l’autorité d’une figure reconnue : cette disposition fonctionne comme un argument. Sans aller jusqu’à une telle mise en avant, le nom de Turnèbe figure au titre de huit autres éditions sans marque11. Dans ces huit pages de titre, son nom est mis en valeur par sa position – sur la dernière ligne du titre, juste avant l’espace laissé blanc du fait de l’absence de marque.

Adrien Turnèbe, Apologia ad librum primum Ciceronis De legibus, Paris : Adrien Turnèbe, 1554, page de titre (exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich).
Fig. 3. Adrien Turnèbe, Apologia ad librum primum Ciceronis De legibus, Paris : Adrien Turnèbe, 1554, page de titre (exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich).

Cette distinction entre, d’un côté, des éditions qui comportent un caractère officiel et, de l’autre, des éditions qui reflètent une démarche plus individuelle transparaît également dans les épîtres dédicatoires qui figurent parfois au seuil des ouvrages. Parmi les quinze éditions avec marque, six n’ont pas d’épître dédicatoire et trois éditions sont précédées d’une épître dédicatoire d’un autre éditeur que Turnèbe : en 1554, Jacques Goupyl (1525?-1564?) et Ange Vergèce (1515-1569) dédicacent respectivement les éditions d’Arétée de Cappadoce et du corpus hermétique à Lancelot de Carle (1508-1568) ; la même année, l’Éthique à Nicomaque est éditée par l’humaniste italien Piero Vettori (1499-1585) qui la fait précéder d’une adresse à ses concitoyens qui étudient les lettres grecques12. Adrien Turnèbe paraît donc pratiquement absent de ces neuf éditions et la pluralité des autorités sous lesquelles sont inscrites certaines d’entre elles dilue encore davantage la présence du typographus Regius. L’édition d’Oppien de 1555 ne présente pas non plus d’épître dédicatoire, mais une brève adresse au lecteur placée à la fin de l’ouvrage, et le nom de Turnèbe n’y est pas explicitement mentionné. Seules cinq éditions possèdent une épître dédicatoire signée par Turnèbe : en 1552, l’édition d’Eschyle est envoyée à Michel de L’Hospital (1507?-1573) et celle de Philon d’Alexandrie, à Charles de Lorraine (1524-1574) ; en 1553, celle de Sophocle, à Aimar de Ranconnet (14..?-1559) et celle de Synésios de Cyrène, à Lancelot de Carle ; en 1555, celle de Clément d’Alexandrie, au théologien Nicolas Maillard (14..?-1565). S’il est difficile d’expliquer pourquoi seulement cinq de ces éditions sont dédicacées par Turnèbe en personne, ce faible nombre traduit une tendance de sa part à la mise en retrait.

Dans les treize éditions sans marque royale, la tendance est inverse. Quatre éditions se trouvent sans épître dédicatoire (dont les deux éditions grecques de Théophraste et Platon). L’édition de Siculus Flaccus de 1554 est dédicacée par Pierre Galland (1510?-1559) à Charles de Lorraine – mais l’épître mentionne bien le travail de Turnèbe13. Le Pour Rabirius (1553) et l’Éthique à Nicomaque bilingue (1555) sont précédés d’une adresse au lecteur14. Adrien Turnèbe signe les épîtres dédicatoires des six éditions restantes : en 1552, les deux traductions latines de Plutarque sont envoyées à Pierre de Montdoré (1505?-1570) et Pierre Galland, l’édition du Traité des Lois, à Odet de Châtillon (1517-1571) ; en 1553, la traduction de Théophraste, à Étienne Poncher (14..?-1553) ; en 1554, la traduction de Philon, à Odet de Châtillon et l’Apologie, à Lancelot de Carle.

La répartition linguistique des éditions se retrouve dans les épîtres dédicatoires : les cinq épîtres de Turnèbe des éditions avec marque sont en grec ancien (seule la brève adresse finale au lecteur de l’Oppien est en latin) et les huit seuils des éditions sans marque sont en latin. En grec, la lettre paraît plus officielle, voire solennelle ; en latin, plus personnelle.

Entre ces éditions « royales », en grec ancien, inscrites sous le signe du pouvoir royal et les traductions latines ou commentaires latins qui reflètent un travail personnel, tout concourt à la construction de postures différentes pour le philologue. D’un côté, une position modeste de mise en retrait : le philologue s’efface derrière le texte qu’il reproduit et surtout derrière sa fonction et l’institution qu’il représente. De l’autre, une attitude plus affirmée : le philologue est davantage mis en avant dans les paratextes et sa responsabilité est soulignée. Entre les deux, la frontière est parfois poreuse, certains éléments peuvent infléchir la dimension officielle ou personnelle d’une édition – par exemple la présence ou l’absence d’une épître dédicatoire signée par le philologue, ou bien une adresse discrète au lecteur située en fin de volume.

Les listes de variantes philologiques sont le dernier lieu où apparaît la figure du philologue. Ainsi, quatorze des quinze éditions avec marque comportent une liste de variantes et treize d’entre elles sont situées à la fin de l’édition15. Il est possible d’y voir un geste discret de mise en valeur du travail philologique de l’éditeur, en fin de volume. Ces listes de variantes attestent toutes que le travail philologique fourni ne se réduit pas à la transcription fidèle d’un manuscrit, aussi prestigieux soit-il. Même pour les éditions fondées sur un manuscrit de la Bibliothèque royale (Ex bibliotheca Regia), l’éditeur a comparé plusieurs manuscrits et/ou éditions imprimées. Ce geste est moins fréquent dans les éditions sans marque – ce qui s’explique par le fait que ce sont des traductions ou bien des éditions commentées16 : les variantes philologiques sont alors insérées dans le commentaire. À cette disparité s’ajoute une autre différence qui tient dans la manière dont sont exposées et formulées ces variantes. Les listes de variantes qui figurent dans les éditions avec marque sont entièrement en grec, elles ne sont pas commentées. Le philologue indique simplement la page, éventuellement la ligne, puis la variante. Ce laconisme17 est orchestré et semble encore augmenter la dépersonnalisation du travail philologique mis en œuvre pour ces éditions18. À l’opposé, nous avons les commentaires philologiques qui accompagnent parfois les éditions sans marque : ces corrections sont le plus souvent commentées en latin, à la première personne. Par exemple, à la fin de l’édition bilingue du De primo frigido de Plutarque (1552), Turnèbe écrit (f. F4vo) :

itaque legendum putem ἔνστασις ἢ παρέμπτωσις, id est occursus et interuentus ex lib[ro] Galeni contra Erasistratum.

Je pourrais donc penser qu’il faut lire ἔνστασις ἢ παρέμπτωσις, c’est-à-dire occursus et interuentus d’après le livre de Galien contre Érasistrate.

ἀνορύττειν Aldus habet, et infra, ἀναῤῥύσεις. alii ἀναῤῥίπτειν et ἀναῤῥίψεις. uerissimam puto scripturam, ἀναρύττειν et ἀναρύσεις, quam secutus sum in interpretatione.

Alde a ἀνορύττειν, et plus bas, ἀναῤῥύσεις. D’autres, ἀναῤῥίπτειν et ἀναῤῥίψεις. Je pense que la véritable leçon est ἀναρύττειν et ἀναρύσεις, que j’ai suivie dans ma traduction.

κλίττα in Aldo legitur male. in quodam manuscripto, στύγα ἑστίαν, legendum putaui.

On lit κλίττα chez Alde, c’est une erreur. Dans un manuscrit, j’ai pensé qu’il fallait lire στύγα ἑστίαν.

Le ton est très personnel et met bien en valeur le iudicium du philologue (legendum putem, uerissimam puto scripturam, legendum putaui). À cela s’ajoute la mention des sources de son travail philologique : lib[er] Galeni contra Erasistratum, Aldus, alii, quidam manuscriptus. Le philologue, alors sorti de sa fonction officielle de typographe, prend plus de liberté et exprime son jugement philologique. Sa charge d’imprimeur royal, précisée sur la page de titre, rappelle qu’il est un philologue reconnu par ses pairs. Elle lui sert donc ici d’argument d’autorité pour asseoir son jugement.

Ainsi, deux représentations du philologue transparaissent à travers les paratextes des éditions de Turnèbe (pages de titre, épîtres dédicatoires et notes philologiques). La présence quasi systématique d’une liste de variantes à la fin des éditions « royales » semblait opérer une mise en valeur du travail du philologue, mais le contraste avec les éditions « personnelles » n’en est en réalité que plus grand. La posture de typographus Regius, certes impersonnelle, grâce à la reconnaissance qu’elle suppose, peut lui servir toutefois d’argument d’autorité, surtout lors de querelles qui l’opposent à d’autres humanistes.

Polémiques philologiques

Dans les conflits qui l’ont opposé à d’autres humanistes, Turnèbe utilise toutes les ressources fournies par les paratextes pour appuyer sa position. Nous étudierons successivement trois cas, certes différents par leur portée, mais qui illustrent les différentes façons dont les paratextes – dont nous élargissons ici l’acception pour y inclure les commentaires d’une œuvre – servent à Turnèbe à mettre en avant son travail et à discréditer celui d’autrui.

Dénoncer un plagiat

À la fin de son édition d’Oppien de 1555, le philologue s’adresse au lecteur pour littéralement reprendre possession de son travail que quelqu’un lui a volé :

LECTORI
SEPTEM abhinc annis leviter emendaueram Oppianum de Venatione, partim animi coniectura, partim libri ueteris ope. Eas emendationes quidam usurpauit, et sibi donauit, quas tamen non putabam tanti, ut in furtiuis rebus esse deberent. eas a nobis uindicatas et recuperatas esse nemo conqueri debebit. Nam rerum furtiuarum lege aeterna est auctoritas. Non me latet adhuc multos esse locos maculosos, quos aliis emendandos relinquo. quasdam etiam lectionis uarietates, quorundamque errorum emendationes praescribere uisum est
19.

AU LECTEUR.
Voilà désormais sept années que j’avais légèrement corrigé la Cynégétique d’Oppien, en partie d’après mes propres conjectures, en partie d’après des anciens livres. Ces corrections, quelqu’un les a dérobées et les a données pour siennes, même si je ne les estimais pas intéressantes au point de faire l’objet d’un larcin. Personne ne devra se plaindre qu’elles soient réclamées et récupérées par nous. En effet, on a le droit de revendiquer éternellement les choses volées. Il ne m’échappe pas qu’il reste encore de nombreux passages corrompus, je laisse à d’autres pour qu’ils les corrigent. En outre, il m’a paru bon de mentionner quelques différences de leçons et les corrections de quelques erreurs.

Adrien Turnèbe, par des termes très forts (usurpauit, furtiuis, furtiuarum), accuse ici l’humaniste Jean Bodin20 (1530-1596) de l’avoir volé pour la traduction commentée de la Cynégétique qu’il publie en 1555 chez Michel de Vascosan (1500?-1577). Cette attaque n’a pas échappé aux contemporains et Isaac Casaubon (1559-1614) écrit à la main dans la marge de son exemplaire : « cette personne est Jean Bodin, qui nie cela et accuse Turnèbe en retour. Mais moi je sais que Turnèbe dit la vérité »21. Turnèbe souligne son travail philologique (avec le polyptote emendaueram, emendationes, emendando et emendationes), qui se fait à la fois ope ingenii et ope codicum (partim animi coniectura, partim libri ueteris ope). Il consiste à la fois en la collecte de variantes (uarietates lectionis) et en la correction de certains passages (quorundam errorum emendationes). L’immense tâche que représente cette entreprise est également soulignée : elle est infinie et Turnèbe ne saurait prétendre l’avoir achevée.

La présence de la marque royale et la mention du privilège royal sur la page de titre servent ici à augmenter l’autorité de Turnèbe. C’est un savant reconnu qui dénonce ici l’usurpation de son travail. La démarche n’est cependant pas toujours aussi explicite, comme le montre l’édition de l’Éthique à Nicomaque.

Éditer Piero Vettori

Adrien Turnèbe et son associé Guillaume Morel donnent plusieurs éditions de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote22. Ils mettent en valeur leur travail philologique ou matériel.

L’édition de 1554 présente uniquement le texte grec. Ce texte a été édité par Piero Vettori23 qui en a donné une édition imprimée à Florence en 1547 chez les Giunti24. L’édition parisienne de 1554 reprend sans grande modification le texte de 1547, ainsi que les paratextes de l’édition florentine – épître dédicatoire de Vettori et liste des variantes qu’il a collationnées, précédée d’une adresse au lecteur. Seulement, #cette dernière change de place dans le livre imprimé en 1554 : elle précède alors le texte d’Aristote, alors qu’en 1547, elle le suivait. Ce déplacement est significatif car il permet à l’éditeur parisien, Adrien Turnèbe, d’insérer à la toute fin de son ouvrage sa propre liste de variantes. Elle est précédée d’une brève adresse au lecteur en latin :

Codices ueteres, quibus in Aristotelis libris de Moribus, excudendis, usi sumus, ut plurimum consentientes cum Victorianis ita nonunquam dissidentes deprehendimus. Quae igitur aliter scripta nostri habuerunt, hic in studiosorum gratiam adscribenda duximus.

Les anciennes éditions, dont nous nous sommes servi pour imprimer ces livres de l’Éthique d’Aristote, sont le plus souvent d’accord avec l’édition de Vettori, mais nous avons parfois repéré des cas de désaccord. Par conséquent, les leçons différentes que possèdent nos éditions, nous avons jugé bon, pour le service des lettres, de les écrire ici.

Le ton de Turnèbe se comprend probablement par la rivalité qui oppose alors les écoles philologiques italienne et française25. Aux quatre-vingt-trois variantes collationnées par Vettori, Turnèbe en ajoute cent-dix-neuf. Cette rivalité est davantage perceptible dans les sources convoquées par Turnèbe. Vettori explique avoir eu recours, en plus de différents codices, aux trois traductions qui circulaient le plus26 : une traduction anonyme, la traduction de Jean Argyropoulos (1410?-1480?) et celle de Leonardo Bruni (1370-1444). Cette dernière s’appuie toutefois selon Vettori sur un mauvais texte grec, aussi ne s’en est-il pas servi. Turnèbe convoque astucieusement dans sa liste de variantes les mêmes sources que le philologue florentin, comme pour souligner l’incomplétude de sa collation. Il cite en outre les variantes tirées de la traduction de Bruni, alors que celles-ci ont été sciemment laissées de côté. Pour une fois, Turnèbe a ici détaillé a minima les sources de ses corrections, précisément dans un contexte polémique. Ainsi, alors que le philologue semblait se contenter de reproduire humblement un texte édité par un autre, un examen plus attentif de ce paratexte final nous permet de voir une mise à distance du travail de Vettori. Cette mise à distance s’accompagne d’une valorisation in extremis quoique discrète de son propre travail. Son statut est ici encore utilisé pour asseoir son autorité.

En 1555, Turnèbe et Morel font imprimer une édition bilingue de ce texte d’Aristote. Dans cette belle édition in-folio, texte grec et traduction latine sont en regard, sur deux colonnes. Le texte grec est celui de 1554, et donc celui de 1547. Le travail philologique n’est donc en rien nouveau et c’est alors la prouesse de la mise en page et le travail de l’imprimeur qui sont ici mis en avant. En effet, dès le titre, on peut lire :

Ita Graecis interpretatione recenti cum Latinis coniunctis, ut ferme singula singulis respondeant, in eorum gratiam qui Graeca cum Latinis comparare uolunt.

Les textes grecs et latins grâce à une traduction récente ont été réunis de sorte à ce que chaque terme <grec> corresponde précisément à un terme <latin>, pour ceux qui veulent comparer le grec avec le latin.

L’adresse au lecteur souligne encore la prouesse technique de la composition. Le mérite en est explicitement attribué à Guillaume Morel par le colophon :

Excudebat et cum graecis latina coniungebat Guil[ielmus] Morelius. M.D.LV. Cal[endas] Martias.

Guillaume Morel l’a imprimé et a relié le latin avec le grec, le 18 février 1555.

La virtuosité de la composition est soulignée et Morel est donc mis à l’honneur – c’est ici la figure de l’imprimeur qui fait autorité27. Dans l’édition de 1554, c’est le philologue qui est mis en avant par les paratextes de l’édition. En particulier, c’est le travail philologique de Turnèbe qui est valorisé parce qu’il améliore celui de Vettori. En 1555, la figure d’autorité n’est plus le philologue, mais l’imprimeur – et Vettori est doublement mis à distance. Les différends qui opposent Turnèbe à Pierre de La Ramée28 (1515-1572) sont bien plus ouverts et se ressentent dans leurs ouvrages.

Polémiquer avec Pierre de La Ramée

Les éditions des travaux de Turnèbe sur Cicéron sont présentées comme étant le fruit d’un travail plus personnel, mais elles s’inscrivent surtout dans une querelle qui oppose leur auteur à Pierre de La Ramée (Ramus). Le conflit entre les deux humanistes a déjà été étudié29. Nous pouvons suivre la montée de la tension à travers les modifications des éditions de Cicéron par Turnèbe. L’autorité du philologue est mise en scène et permet à Turnèbe d’appuyer ses positions pour leur donner plus de poids. Le cas du Traité des Lois, dont Turnèbe a donné plusieurs éditions et commentaires, est à ce titre exemplaire. Voici la liste chronologique des travaux de Turnèbe sur ce dialogue de Cicéron :

1538 – In M. T. Ciceronis De legibus libr. III scholia et castigationes, Paris : Jean Loys, (commentaire seul, le texte semble avoir été publié séparément comme l’indique la note finale30 mais aucun exemplaire n’a été retrouvé) [BP16_108787]

1541 – M.T. Ciceronis De legibus libri III. Adiectis scholiis in eosdem viri eruditissimi. Editio II, Paris : Jean Loys, (texte de Cicéron seul contrairement à ce qui est annoncé au titre ; le commentaire a peut-être été imprimé séparément) [BP16_110176]

1543 – M.T. Ciceronis De legibus Libri III. Adjectis scholiis in eosdem viri eruditissimi. Editio II, Paris : Jean Loys, Jean de Roigny (réédition du texte de 1541 ; texte seul sans commentaire) [BP16_111062]

1545 – Marci Tul. Ciceronis De Legibus libri III. Adiectis scholiis in eosdem viri eruditissimi, Paris : Jean Loys (texte de Cicéron seul) [BP16_112002]

1552 – M. T. Ciceronis De leg. lib. III. In eosdem Commentarii, Adr. Turnebo auctore, Paris : Adrien Turnèbe (texte et commentaire)

1554 – Adr. Turnebi Apologia adversus quorundam calumnias, ad librum primum Ciceronis de Legibus, Paris : Adrien Turnèbe (réponse de Turnèbe au commentaire du livre I du De legibus de Cicéron écrit la même année par Pierre de La Ramée et dirigé contre l’édition de 1552)

1557 – M. T. Ciceronis De legibus lib. III. In eosdem commentarii, Adr. Turnebo auctore, Paris : Guillaume Morel (réédition augmentée de 1552) [BP16_114568]

Les quatre premières éditions de cette liste n’ont pas été imprimées à l’adresse de Turnèbe, mais chez Jean Loys (15..?-1547). Le nom de Turnèbe est absent des titres et même des pages de titre mais se cache derrière l’expression uir eruditissimus du titre31. Plus explicite est le poème de Léger Duchesne (15..?-1588), situé au verso de la page de titre de l’édition de 1538 : le nom de Turnèbe y figure en acrostiche (Adriano Turnebus, [sic]). Il faut attendre 1552 pour qu’il apparaisse explicitement sur la page de titre de son édition : il y figure à l’adresse bibliographique, et surtout au titre, en tant qu’auteur du commentaire (In eosdem Commentarii, Adr. Turnebo auctore). Entre 1545 et 1552, deux événements importants ont renforcé la position qu’il occupe dans le champ des humanistes : en 1547, Turnèbe est nommé lecteur royal pour le grec et en 1551, il est nommé imprimeur royal pour le grec. Ces deux charges prestigieuses attestent de la reconnaissance dont il jouissait, reconnaissance du pouvoir royal qui traduit celle du monde érudit. En 1552, c’est en tant que savant renommé et reconnu qu’il publie une nouvelle édition. C’est d’ailleurs la seule fois où les deux titres de Turnèbe sont précisés dans son adresse :

Ex officina Adr[iani] Turnebi, Graecarum literarum professoris et typographi Regii.

Par l’officine d’Adrien Turnèbe, professeur de lettres grecques et imprimeur royal.

Le nom de l’auteur figure aussi dans l’épître dédicatoire à Odet de Châtillon. Cette publication consacre donc le prestige de son auteur. Elle s’inscrit surtout dans un contexte polémique.

Entre 1552 et 1557, les seuils ne sont pas modifiés, sinon l’adresse bibliographique, car c’est désormais Morel qui a la charge d’imprimeur royal. Le commentaire évolue entre 1538, 1552 et 1557. D’une manière générale, il s’étoffe au fil des trois éditions – en particulier, de nombreuses remarques polémiques sont ajoutées.

En prenant l’exemple de deux extraits du livre I des Lois (I, V, 15 et 16), il est possible de suivre l’évolution du commentaire dans les trois éditions. Voici le premier des deux passages :

Atticus : sic enim fecisse uideo Platonem illum tuum, quem tu admiraris, quem omnibus anteponis, quem maxime diligis.

Marcus : Visne igitur, ut ille cum Crete Clinia et cum Lacedaemonio Megillo, aestiuo, quemadmodum describit, die, in cupressetis Gnosiorum, et spatiis syluestribus crebro insistens, interdum acquiescens, de institutis Rerumpublicarum, ac de optimis legibus disputat : sic nos inter has procerissimas populos in uiridi opacaque ripa inambulantes, tum autem residentes, quaeramus isdem de rebus aliquid uberius quam forensis usus desiderat ? [I, V, 15 ; 1552 : f. B4vo-C1ro ; 1557 : f. C4ro]

Atticus : c’est ainsi, je vois, qu’a procédé Platon, ce Platon qui fait l’objet de ton admiration, que tu préfères à tous et auquel tu voues ton amour le plus grand.

Marcus : Tu voudrais donc qu’à son exemple, tel qu’il se dépeint, en compagnie du crétois Clinias et du Lacédémonien Mégille, par un jour d’été dans les cyprès de Gnosse et les promenades boisées, bien souvent s’arrêtant, parfois même prenant du repos, il discute sur les institutions des États et les lois les meilleures, nous aussi, parmi ces peupliers à la taille si haute, marchant le long de la rive verte ombragée, puis ensuite assis, nous nous mettions à rechercher sur les mêmes points quelque chose de plus nourri que ce qu’exige la pratique courante du forum32 ?

En 1538 et 1552, seule l’expression Visne igitur (en gras) fait l’objet d’un commentaire. En 1557, six autres expressions sont également commentées (nous les avons soulignées). Dès 1538, Turnèbe écrit :

VIS NE IGITUR : Locus ex primo νομοθεσίας Platonis, quanquam paulo post non disputans, sed disputat legendum est. (f. a4vo).

La référence est tirée du premier <livre> des Lois de Platon ; un peu après, il faut lire disputat et non pas disputans.

En 1552, Turnèbe édite aussi le texte de Cicéron33 : il n’a plus besoin de le corriger et la partie philologique de la note disparaît. Le commentaire devient alors :

VIS NE IGITUR : Locus ex primo νομοθεσίας Platonis. Ita Cicero hospitem qui disputat, Platonem esse intellegit.

La référence est tirée du premier livre des Lois de Platon. Ainsi Cicéron comprend que l’étranger qui débat <dans les Lois> est Platon.

Ce commentaire n’évolue pas en 1557. Dans cette nouvelle édition, Turnèbe ajoute des notes pour six autres expressions. La première (Platonem) s’attache à souligner à la fois l’admiration de Cicéron pour Platon et ce qui l’en éloigne :

Platonem maxime admirabatur Cicero, adeo ut quendam philosophorum deum quodam loco uocet : Atticus autem Epicureus erat. Ita nunc exemplo Platonis de Legibus scribit : quae tamen de lege disseret, ea esse stoica docebo paulo post multis clarisque argumentis. Intelligo enim in maximo errore nonnullos uersari, qui hanc de lege disputationem Platonicam esse censeant. (f. C4vo).

Cicéron admirait Platon le plus, à tel point qu’il le nomme en quelque endroit dieu des philosophes ; quant à Atticus, il était épicurien. Ainsi donc il a écrit Les lois à l’exemple de Platon. Mais, les propos qu’il tiendra au sujet de la loi, je montrerai peu après qu’ils sont stoïciens par des arguments nombreux et clairs. Je m’aperçois que beaucoup commettent la plus grande erreur, quand ils pensent que cette dissertation sur la loi est platonicienne.

Avec la dernière phrase, le ton de Turnèbe devient polémique et sa cible est clairement identifiable : Ramus. C’est en effet tout ce passage des Lois de Cicéron (I, V, 15) que cite Ramus dans la préface de son commentaire de 155434 pour montrer que Cicéron imite Platon35. Dans l’argument qui précède son édition de Cicéron en 1552, Turnèbe a déclaré que le point de départ de Cicéron, pour les Lois, est le stoïcisme :

Cuius disputationis principium repetit ex Stoicorum philosophia. (f. A1ro)

Le fondement de cette discussion remonte à la philosophie des stoïciens.

Cet argument a évolué entre 1538 et 1552 : les modifications insérées en 1552 visent précisément à mettre en valeur la dette de Cicéron à l’égard du stoïcisme. C’est de fait sur ce point que s’opposent ici les deux humanistes.

Les cinq autres nouveaux points commentés en 1557 par Turnèbe l’ont déjà été en 1554 par Ramus ; ils citent le texte de Platon dont s’inspire Cicéron. Le ton polémique de Turnèbe est particulièrement perceptible dans la remarque qui porte sur spatiis syluestribus. En 1554, Ramus commente :

Quarti libri initio describitur Creta τραχυτέρα, καὶ πεδινωτέρα, asperior et agrestior. (f. D2vo)

Au début du livre 4 <des Lois36 de Platon>, la Crète est décrite plutôt montagneuse et plutôt champêtre.

En 1557, Turnèbe attaque directement Ramus en écrivant :

Qui scribit apud Platonem Cretam describi τραχυτέραν καὶ πεδινωτέραν, & πεδινωτέραν interpretatur agrestiorem, Platonem corrumpit, & verba non intelligit. Scribit enim Plato, ἢ πεδινωτέραν, id est, ut ita dicam, quam campestriorem. (f. C4vo-D1ro).

Celui qui écrit que chez Platon la Crête est décrite τραχυτέραν καὶ πεδινωτέραν, et traduit πεδινωτέραν par agrestiorem corrompt <le texte> de Platon et ne comprend pas ses mots. Platon écrit en effet ἢ πεδινωτέραν, ce qui signifie, pour ainsi dire plus que champêtre [i. e. plus montagneuse que champêtre].

Turnèbe dénonce chez son adversaire une mauvaise compréhension du texte platonicien, basée sur un travail philologique peu scrupuleux.

Un autre passage du texte de Cicéron, situé immédiatement après, est commenté dès 1538. Le texte de l’expression en caractères gras est problématique, voici la leçon adoptée en 1552 et 1557 par Turnèbe :

nam sic habetote, nullo in genere disputando honeste patefieri, quid sit homini a natura tributum

car soyez bien convaincus qu’il n’y a aucune espèce de débat qui mette correctement en lumière les dons que l’homme a reçus de la nature.

Dans le commentaire de 1538, Turnèbe écrit :

Vulgatam adprobo lectionem quae habet, nullo in genere disputandi magis honesta patefieri. (f. a4vo).

J’approuve la leçon habituelle, qui a nullo in genere disputandi magis honesta patefieri.

Le jeune éditeur de Cicéron commence par suivre le textus receptus. Mais ce n’est plus ce texte qui est imprimé en 1552 et 1557 : il a alors trouvé d’autres leçons. Et le philologue aguerri de commenter en 1552 :

Ex uestigiis scripturae legendum puto, disputationis sic patefieri. Attingit autem capita disputationis : rationem et cogitationem tributas natura homini intelligo : uim rerum optimarum, inchoatas intelligentias et semina uirtutum : munus cuius colendi causa nati sumus, iustitiam. (f. C1vo).

Je pense, en me fondant sur les traces d’une écriture qu’il faut lire disputationis sic patefieri. Il atteint alors le sommet de la discussion : je comprends que la raison et la pensée sont données à l’homme par la nature : la force des plus grandes choses, les commencements de l’intelligence, les prémices de la vertu : don à cause duquel nous sommes nés pour pratiquer la justice.

Ce passage évolue encore en 1557 pour devenir :

Ex uestigiis ueteris huius scripturae legendum puto, disputationis sic patefieri. Alii contra fidem ueterum librorum, magis honesta patefieri, nimis audacter et licenter legunt. Attingit autem capita disputationis huius primi lib. rationem et cogitationem tributas natura homini intelligo : uim rerum optimarum inchoatas intelligentias et semina uirtutum : munus cuius colendi causa nati sumus, iustitiam, et ut alii aliis participemus. Qui haec aliter interpretantur, facile refelluntur Ciceronis uerbis, quae in interpretatione usurpaui.

Je pense, en me fondant sur les traces de cette vieille écriture, qu’il faut lire disputationis sic patefieri. D’autres, contre le témoignage des vieux livres, lisent : magis honesta patefieri – avec trop d’audace et de licence. Il atteint alors le sommet de la discussion de ce premier livre. Je comprends que la raison et la pensée sont données à l’homme par la nature : la force des plus grandes choses, les commencements de l’intelligence, les prémices de la vertu : don à cause duquel nous sommes nés pour pratiquer la justice, et pour que nous participions aux autres. Ceux qui expliquent ces mots différemment sont facilement réfutés par les mots de Cicéron, dont je me suis servi dans mon explication.

Ramus suit dans son édition de 1554 la lectio uulgata mentionnée par Turnèbe en 1538 (nullo in genere disputandi magis honesta patefieri). Dans le commentaire, aucune mention n’est faite du problème textuel, ce que lui reproche implicitement notre philologue.

L’évolution formelle de cette édition, les modifications apportées au commentaire traduisent à la fois l’évolution de la querelle entre Ramus et Turnèbe et la transformation de la position de Turnèbe dans le champ humaniste entre 1538 et 1557. En 1561, il est nommé lecteur royal de philosophie grecque et latine, quand Ramus reste lecteur royal d’éloquence latine.

Conclusion

En prenant l’ensemble des livres imprimés à l’adresse d’Adrien Turnèbe entre 1552 et 1555, deux modèles se dégagent. Les textes édités et imprimés par l’imprimeur du roi (et son équipe), dans lesquels l’homme Turnèbe disparaît derrière son statut officiel, constituent une sorte de collection scientifique prestigieuse et subventionnée par le pouvoir royal. Des éditions plus personnelles permettent à l’humaniste de mettre davantage en avant son propre travail. C’est dans celles-ci que Turnèbe affirme sa position dans le champ de l’humanisme philologique. Dans les éditions royales, l’éditeur du texte adopte une posture de mise en retrait, qui doit parfois être nuancée par sa présence discrète en fin de volume. La construction de l’éthos du philologue peut se suivre au fil des éditions, elle est nettement renforcée par l’obtention de la charge officielle d’imprimeur du roi en 1551.

Notes

  1. Barral-Baron 2020 ; Lewis 1998.
  2. D’abord correcteur chez l’imprimeur Jean Loys à partir de 1540, Guillaume Morel commence à imprimer à son compte en 1548 ; voir Barral-Baron 2020.
  3. Mouren 2014a : 23.
  4. Pour les éditions parisiennes du XVIe siècle, nous donnons les références des notices de la base BP16 (Bibliographie des éditions parisiennes du 16e siècle) de la Bibliothèque nationale de France : https://bp16.bnf.fr/. On y trouvera, pour chaque notice, une description détaillée de l’édition, la localisation des exemplaires encore conservés ainsi que des liens vers les éventuelles numérisations.
  5. Sur les usages de la page de titre, voir Gilmont.
  6. Voir les lettres patentes du 17 janvier 1539 (nouveau style), éditées et traduites dans Crapelet 1836 : 31.
  7. Crapelet 1836 : 35.
  8. Cinq ans pour les textes nouvellement imprimés et deux ans pour les rééditions.
  9. Sur la mise en place de la Bibliothèque royale, voir Coron 1998. Sur les caractères de Garamont, voir Jimenes 2020 et surtout Jimenes 2022. Sur la politique de François Ier, voir Azadian 2020.
  10. Nous pouvons ajouter la partie latine de l’édition bilingue du traité de Plutarque Sur le froid primitif (1552).
  11. Le nom de Turnèbe est donc absent des titres de quatre éditions : Théophraste (1552), Platon (1553), Siculus Flaccus (1554), Aristote (1555), ainsi que de la partie grecque de l’édition de Sur le froid primitif. Dans ces cinq pages de titre, il n’est mentionné qu’à l’adresse bibliographique – comme sur les éditions avec marque. Quatre de ces éditions sont au moins partiellement en grec ancien.
  12. Petrus Victorius ciuibus suis graecarum artium studiosis, f. a2ro.
  13. Cette édition est le fruit d’un travail commun des deux humanistes.
  14. Dans l’édition de Cicéron, Adrien Turnèbe est explicitement présent : Adrianus Turnebus Lectori (f. *2ro).
  15. Seules les variantes de l’édition de Rufus d’Éphèse sont placées au début de l’ouvrage, f. *2vo.
  16. Certaines corrections apportées à la traduction latine en fin de volume peuvent en réalité masquer des corrections textuelles apportées au texte grec, comme dans l’édition de la traduction de Sur la création de l’âme de Plutarque en 1552 (Azadian 2022).
  17. Pour qui veut identifier les sources des corrections, il faut alors procéder au cas par cas et, pour chaque variante, trouver un manuscrit ou un texte imprimé où Turnèbe aurait pu la trouver – il faut aussi tenir compte du nombre fréquent de corrections réalisées ope ingenii.
  18. Deux éditions avec marque présentent une liste de variantes commentées en latin : l’édition bilingue de Grégoire Palamas (1553) où les variantes du texte grec sont situées après la traduction latine et l’édition de l’Éthique à Nicomaque (1554). Dans le premier cas, ce choix s’explique probablement par la présence de la traduction latine entre le texte grec et la liste des variantes. Dans le second cas, cela est dû à la dimension polémique de l’édition, nous allons y revenir plus loin.
  19. Oppien (1555), f. Dd3vo.
  20. Magistrat et philosophe français, Jean Bodin s’est en particulier occupé de philosophie politique. Sur cet humaniste et son œuvre, voir Couzinet 1996 ainsi que Zarka 1996.
  21. Is est Io[annes] Bodinus, qui tum hoc negat et de Turnebo conqueritur. Ego Turneb[um] uero scio loqui. Cet exemplaire est conservé à la British Library (832.h.12.(1.)).
  22. Ce texte a fait l’objet de nombreuses éditions et traductions à la Renaissance, voir Cranz 1984. Pour une mise au point sur la réception de ce texte sur le plan philosophique, voir Lines 2012. Sur Aristote à la Renaissance, voir Schmitt 1992 et Gandillac 1976.
  23. Éminent philologue et professeur, Piero Vettori (1499-1585) consacré une grande partie de son œuvre à l’édition des auteurs classiques, en particulier Aristote, Cicéron, Eschyle et Euripide. Sur cet humaniste, voir les travaux de Raphaële Mouren, notamment Mouren 2014b.
  24. Pour une description détaillée de cette édition, voir : CNCE 2922.
  25. Grafton 1983 : 83-100. Les cas de Scaliger et de Muret ont été évoqués lors de ce colloque.
  26. Aristote (1547), f. ****ro.
  27. Turnèbe n’est présent dans cette édition qu’à la page de titre (à l’adresse bibliographique) et le colophon indique bien qu’il n’a pas joué le rôle d’imprimeur pour ce texte. Sur les éditions qui portent le nom de Turnèbe au titre et celui de Morel au colophon, voir Azadian 2022. Elles montrent bien que Turnèbe n’imprimait pas lui-même ses éditions.
  28. Humaniste français, Pierre de La Ramée s’est en particulier occupé de philosophie, d’éloquence et de mathématiques. Principal du collège de Presles à partir de 1545, il fut nommé lecteur royal d’éloquence et de philosophie en 1554.
  29. Voir Demonet 2004.
  30. In hisce quam libet leuibus obseruatiunculis, codicem, quem summa fide parique diligentia Ioannes Lodoicus uiri doctissimi opera adiutus caeteris emendatiorem excudit, secutus sum : « Dans ces petites annotations légères à loisir, j’ai suivi le texte que Jean Loys, avec la plus grande fidélité et un zèle non moins grand, aidé par l’œuvre d’un homme très docte, a imprimé plus correct que les autres. »
  31. Deux arguments attribuent de façon décisive ces éditions à Turnèbe : le poème de Léger Duchesne qui figure en tête de l’édition de 1538, ainsi que la proximité de cette édition avec celle de 1552.
  32. Nous suivons la traduction dans Cicéron 1991. Nous la modifions légèrement car le texte édité par Turnèbe ne correspond pas toujours à celui de Plinval.
  33. Nous n’avons pas encore pu consulter d’exemplaires des trois éditions parues chez Loys (en 1541, 1543 et 1545) pour savoir si le texte y était déjà corrigé par Turnèbe.
  34. BP16_114543, f. A2vo.
  35. Et explicationis nostrae progressio declarabit quod non solum similis, sed eadem plerunque Platonis et Ciceronis sit oratio (f. A3ro) : « et la progression de notre commentaire montrera que l’exposé de Platon et celui de Cicéron ne sont pas seulement semblables, mais pratiquement identiques ».
  36. Platon, Lois, IV, 704d2.
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EAN html : 9791030010848
ISBN html : 979-10-300-1084-8
ISBN pdf : 979-10-300-1083-1
ISSN : 2743-7639
Posté le 25/10/2024
15 p.
Code CLIL : 3387; 4024 ; 3345
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Comment citer

Azadian, Philippine, « La mise en scène du philologue : Adrien Turnèbe dans les paratextes de ses éditions », in : Barrière, Florian, Bastin-Hammou, Malika, Ferrand, Mathieu, Paré-Rey, Pascale, dir., Princeps philologorum. L’autorité du philologue dans les éditions de textes anciens à la Renaissance, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, collection S@voirs humanistes 4, 2024, 67-82, [en ligne] https://una-editions.fr/la-mise-en-scene-du-philologue-adrien-turnebe-dans-les-paratextes-de-ses-editions [consulté le 25/10/2024].
10.46608/savoirshumanistes4.9791030010848.8
Illustration de couverture • Tragoediae Senecae cum duobus commentariis, Filippo Pinzi, Venise, 1510 (montage : S.V.).
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