Introduction
Les questions soulevées par cet ouvrage qui intéressent de prime abord la sociolinguistique appartiennent aussi à d’autres domaines d’études, tels que le droit, les relations interethniques, la vie politique intérieure ainsi que, plus largement, la science politique. C’est ainsi dans ce cadre élargi que se situe ainsi notre contribution. Cette approche est encore plus appropriée dans la mesure des liens entre les langues minoritaires et les questions de l’ethnicité en Russie dont la situation est, à cet égard, si complexe (182 peuples en Fédération de Russie parlent 239 langues et dialectes principaux) que, depuis deux décennies, une nouvelle discipline, l’« ethnopolitologie », émerge au croisement de diverses sciences (Tishkov & Shabaev 2011).
Dans ce chapitre, nous nous attacherons à illustrer comment des questions liées à la nomination des langues minoritaires et de leurs variétés ou dialectes sont résolues dans la République de Mordovie en comparaison avec deux autres régions de la Fédération de Russie (également « Fédération » ou « Russie », ci-après) bien différentes du point de vue de leurs diversités linguistiques : le kraï de l’Altaï et la République du Daghestan. Ce sujet peut susciter une attention accrue du fait qu’il sera examiné à travers la possibilité d’application de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (ci-après, la Charte) en Russie et qui fut étudiée dans les années 2010 à partir d’une l’évaluation dans les régions en question.
En effet, en 2009-2012, le Programme conjoint Les minorités en Russie : promouvoir les langues, la culture, les médias et la société civile (également, Programme, ci-après)1 du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne avec la participation du Ministère du Développement Régional de la Fédération de Russie, a été mis en place dans la Fédération de Russie. L’une de ses questions centrales était la possibilité pour la Russie de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée par la Russie en 2001 mais non ratifiée depuis2. Au fur et à mesure de l’avancement de ce programme conjoint, et sur la base des études et des documents recueillis, cette question a été reformulée à travers celle de l’applicabilité de la Charte en Russie3. Un autre trait innovant du Programme était la présence d’une partie prévoyant la conception d’un modèle d’application de la Charte dans certaines entités fédérales du pays. Cette innovation était motivée à la fois par la grande diversité ethnolinguistique mais aussi par la complexité technique du suivi de la mise en pratique (monitoring) de la Charte, qui représente en fait une caractéristique particulière de cette convention internationale. La République de Mordovie, le kraï de l’Altaï et la République du Daghestan furent alors sélectionnés en vue d’une « simulation » de l’application préliminaire de la Charte, en accord avec la partie russe. Les résultats de cette simulation présentèrent un état de la situation sociolinguistique réelle dans les territoires sélectionnés et, en même temps, comme nous le présentons en suivant, mirent en évidence un certain nombre de problèmes liés à la fois à la nomination des langues minoritaires concernées et à la dynamique historique du « rapprochement » ou de la « distanciation » de certaines langues par rapport à leurs variantes.
République de Mordovie
Du point de vue de l’identification des langues concernées, la République de Mordovie était a priori un cas assez peu problématique : les deux langues mordves, l’erzya et le mokcha, et le tatar relèvent de la définition des « langues régionales ou minoritaires » de la Charte (Conseil de l’Europe 1992 : § 18). En outre, conformément aux amendements à la Constitution de la République de Mordovie (1995) et à la loi Relative aux langues d’État de la République de Mordovie (1998), l’erzya et le mokcha ont acquis le statut de « langues d’État » supplémentaires de la République de Mordovie (langues d’État ou langues de la République) avec le russe, langue officielle fédérale comme dans tous les autres sujets de la Fédération. Les experts du Conseil de l’Europe formulèrent un certain nombre de recommandations spécifiques pour renforcer le soutien à ces langues dans l’esprit de la Charte. Le choix de recommandations en vue de retenir éventuellement des dispositions de la Partie III non obligatoire de la Charte (protection des langues choisies dans différents domaines) était différent pour chaque langue en Mordovie car il prenait en considération la situation sociolinguistique réelle de chacune des trois langues propres à cette république.
En même temps, il y avait une vision différente sur les processus dynamiques de la coexistence des deux langues mordves (chacune d’elles comprend de 3 à 5 dialectes) qui existent depuis près d’un siècle. La partie russe partait du constat de l’existence d’une tendance à établir une langue littéraire moderne unifiée de Mordovie valable à la fois pour l’erzya et le mokcha, tandis que les experts du Conseil de l’Europe partaient de celui de l’existence de deux langues différentes bien qu’intercompréhensibles et préconisaient « d’étendre l’utilisation » de ces deux langues historiques des minorités mordves et de mettre en adéquation le statut formel et la position réelle de chacune de chacune d’elles4. Il est clair que ce problème, même s’il s’agit de deux langues génétiquement liées dont le début de la formation remonte au XIIIe siècle, comprend un caractère extra-linguistique et prend une dimension sociologique et politique. En outre, il est à noter que deux tiers des locuteurs de ces langues vivent en dehors de la Mordovie, principalement dans les régions voisines, dont 20 % au Bachkortostan.
Statut de la langue tatare dans la République
de Mordovie au regard de la Charte
Compte tenu de l’accent mis dans cet ouvrage sur les problèmes des langues des peuples de la moyenne Volga, il serait utile d’examiner plus en détail la situation de la langue tatare dans la République de Mordovie, telle qu’elle ressort dans le rapport résultant du Programme conjoint d’un groupe d’experts indépendants internationaux du Conseil de l’Europe.
Selon le recensement de 20025 dans cette République, 46 261 personnes appartiennent à la minorité tatare. Ces données ont été confirmées par des Organisations non gouvernementales représentant la minorité tatare. Le tatar est vivant en Mordovie où il est une langue territoriale. Il est principalement parlé dans le raïon de Liambirski (32 % du total), mais aussi dans les raïons de Romodanovski (19,3 %), Kadochkinski (18,6 %), Temnikovski (7,7 %), Elnikovski (5,9 %), Atiourevski (5,4 %), Torbéevski (3,5 %), Tchamzinski (2,1 %), Insarski (2 %) et dans la ville de Saransk (5,1 %) (Hofmannova & Moring 2012 : 4). En réalité, la langue tatare en Mordovie est souvent utilisée dans la communication familiale et est transmise des parents aux enfants (80 %) (ibid.). Enfin, la majorité des élèves tatars (environ 70-80 % du nombre total d’élèves appartenant à ce groupe ethnique) ont la possibilité d’apprendre le tatar comme matière. Les 20 % restant sont estimés être linguistiquement assimilés (ibid.). Par ailleurs, les locuteurs de tatar, comme tous ceux d’autres langues minoritaires de la Fédération, parlent couramment le russe.
Un examen plus approfondi de la situation de la langue tatare en Mordovie fut effectué par les experts du Conseil de l’Europe en termes de correspondance ou non entre la situation actuelle avec les options prévues par les articles de 7 à 14 de la Charte. Il est à rappeler que la Charte donne la possibilité aux États engagés dans le processus de ratification de choisir parmi les dispositions de la partie III de la Charte, des engagements concrets en fonction de la situation sociolinguistique réelle de chaque langue minoritaire.
L’enseignement – de l’école maternelle à l’enseignement supérieur – est l’une des parties les plus essentielles de la Charte des langues. Selon l’avis des autorités de Mordovie, l’éducation préscolaire relève du domaine public, ce qui n’exclut pas l’existence des d’écoles maternelles privés. L’utilisation du tatar dans ces écoles est limitée (moins de 40 % en tatar) (ibid. : 33) et il n’est pas obligatoire. 80 % des enfants tatars d’âge préscolaire fréquentent ces jardins d’enfants, et les représentants de la minorité tatare se sont prononcés sur la nécessité de faire augmenter à moyen terme le taux d’utilisation de leur langue dans les jardins d’enfants de la République.
Quant aux écoles primaires concernées, le tatar y est enseigné comme partie intégrante du programme. Dans certaines écoles primaires, le tatar est proposé comme matière facultative. L’enseignement facultatif de cette langue concerne 38,5 % (ibid : 34) des élèves des écoles primaires dans les raïons d’habitat compact des Tatars. Lors des réunions avec les experts européens, les représentants de la minorité tatare soulignèrent que le niveau actuel de l’enseignement du tatar devrait être maintenu à court terme, mais qu’il devrait être obligatoire dans les zones d’habitat compact de locuteurs du tatar.
Hormis cela, selon les autorités de Mordovie, le tatar n’est pas représenté dans les établissements d’enseignement secondaire technique et professionnel. Des représentants de la minorité tatare demandèrent que l’enseignement du tatar soit introduit dans ces établissements-là, alors que c’est le cas dans certains établissements de l’enseignement supérieur en Mordovie. Une chaire d’enseignement de la langue tatare existe, en effet, à l’Université pédagogique d’État de Mordovie M. E. Evsev’ev. Dans le domaine de l’éducation pour adultes et dans le système de la formation continue, il existe des cours pour adultes et des cours de formation continue pour le tatar.
Concernant la justice (article 9 de la Charte), selon les autorités de la République, il n’existe aucune tradition d’utilisation de la langue tatare dans les tribunaux de Mordovie. Les Tatars ne sont pas habitués à un tel usage, cela est également lié à un manque de juges et d’avocats parlant la langue tatare et connaissant la terminologie juridique nécessaire. Néanmoins, les tribunaux disposent d’interprètes capables d’assurer à la fois la traduction et l’interprétation du et vers le tatar. On a pu observer que, dans le cadre de l’application de ce programme conjoint, selon les experts européens, les membres des ONG de la minorité tatare acceptent généralement cette situation.
L’utilisation de la langue minoritaire en relation avec les « Autorités administratives et services publics » (article 10 de la Charte), selon les autorités de Mordovie, les autorités territoriales de l’État fédéral en Mordovie ainsi que les autorités régionales de la République utilisent également la langue tatare tant dans l’organisation interne de leur travail, parallèlement aux langues d’État de la République, que dans leurs relations avec le public tatarophone. Pourtant, selon les experts européens, l’utilisation de la langue tatare par les autorités compétentes n’est pas considérée comme étant prioritaire pour les locuteurs de cette langue. Cette approche a souvent été exprimée en ce qui concerne également d’autres dispositions de cet article, malgré les possibilités offertes par la Charte.
En revanche, les dispositions relatives à l’utilisation de la langue tatare dans les médias ont suscité un grand intérêt de la part des représentants de la minorité tatare (article 11 de la Charte). Selon les autorités de Mordovie, il existe des émissions en tatar diffusées par la radio publique (1,5 heure par semaine) et par la télévision publique. Les autorités de Mordovie soutiennent financièrement un hebdomadaire dont le contenu principal est écrit en tatar (80 %) avec le tirage de 1 000 exemplaires (en tant qu’hebdomadaire, ce type de document correspond à la notion de « journal » prévu par la Charte). Lors des rencontres avec des experts, les représentants de la minorité tatare déclarèrent que toutes les possibilités liées au soutien de leur langue en vue de l’utilisation dans les médias (la radiodiffusion, la production de médias du format audio et vidéo, la formation des journalistes) présentent pour eux une grande importance. Ils exprimèrent d’ailleurs une opinion similaire à propos de l’article 12 (Activités et équipements culturels) de la Charte à propos du soutien aux langues minoritaires dans le domaine culturel qui prévoit un nombre important de dispositions.
Les avis et les conclusions des experts européens mentionnés ci-dessus, y compris les opinions découlant des contacts avec les représentants de la minorité linguistique tatare de Mordovie, paraissent révéler en commun avec les autres minorités nationales et linguistiques de la Fédération de Russie une configuration particulière. Il semble qu’elles soient plus orientées vers les réalités sociolinguistiques existant en Fédération de la Russie et notamment envers les conditions du multilinguisme existant réellement et ses conséquences budgétaires et financières, ainsi que par rapport aux pratiques établies dans la société depuis déjà longtemps, que vers de nouvelles opportunités qu’offrirait la Charte (évidemment en cas de ratification par la Russie, ce qui n’est toujours pas le cas).
Kraï de l’Altaï
À première vue, la situation concernant l’évaluation des langues minoritaires et la simulation d’un « outil de ratification » pour le kraï de l’Altaï ne semblait pas, non plus, poser beaucoup de problèmes : les locuteurs d’origine allemande (environ 2 % de la population totale), kazakhe (0,3 %) et koumandine (0,1 %), ces derniers pratiquant des langues turciques, y sont historiquement stables, hormis le départ important d’Allemands vers l’Allemagne dans les années 1990). Néanmoins, un type d’habitat de ces minorités présente une certaine particularité. Si les locuteurs des deux premières langues – bien qu’avec un nombre sensiblement différent de ses locuteurs natifs – vivent de façon compacte sur le territoire de l’Altaï, les Koumandines habitent par groupes compacts mais éloignés les uns aux autres. Vu la dimension du kraï de l’Altaï, qui représente 38 % du territoire de la France, et compte tenu du développement insuffisant des infrastructures dans la région, il est à souligner que cela crée des difficultés considérables pour la communication entre les locuteurs.
Il en résulte également des différences dans les tâches identifiées par les experts pour chaque langue : alors que les tâches pour l’allemand (avec un soutien substantiel de l’Allemagne) et le kazakh (avec le soutien de la République de Kazakhstan voisine) sont claires, une tâche urgente pour le koumandin est la standardisation et la normalisation de cette langue aussi bien que le développement de programmes urgents en vue de sa revitalisation. La standardisation du koumandin, outre sa dimension proprement linguistique, a également des effets d’ordre sociolinguistique qui engagent la question de la nomination proprement linguistique. Du fait de difficultés de la part des locuteurs de cette langue (variété linguistique ou, sociolinguistiquement, langue par élaboration) décrite, du point de vue génétique, comme l’un des dialectes de l’altaïen septentrional, à accepter une forme standard et normalisée centrée sur une de ses variétés, il demeure cependant clair qu’une réévaluation linguistique et sociolinguistique de cette situation devrait pouvoir contribuer à une poursuite positive de ces débats.
République de Daghestan
Enfin, le dernier des trois cas retenus par le Programme conjoint fut celui de la République du Daghestan, il s’est avéré le plus problématique avec des résultats inattendus6. En guise d’introduction au sujet, il conviendrait selon moi de faire au moins un bref rappel de la situation ethnolinguistique de cette République, décrite par tous les experts internationaux, sans exception, comme étant « d’une difficulté sans précédent » du point de vue de l’applicabilité de la Charte. Nous nous limiterons ici à quelques conclusions générales faites par des chercheurs russes qui étudient le modèle multilingue de la politique linguistique dans cette république (Kolesnik 2015). Avec une population d’environ 3 millions d’habitants et un territoire grand comme quatre à cinq départements français, cette République de la Fédération de Russie compte, selon une estimation généralement admise, environ 35 langues différentes, dont 14 sont reconnues comme les « langues d’État » selon la constitution de cette République. Le russe, avec une population russe (ethnique) d’environ 3,5 %, fait partie de cette liste, comme dans les autres Républiques de la Fédération. L’article 11 de la Constitution de la République du Daghestan garantit à tous les peuples habitant sur son territoire le droit de préserver leur langue maternelle et de bénéficier des conditions favorables à leur apprentissage et à leur développement (Konstituciâ Respubliki Dagestan 2003). On a là une reprise de l’article 68, paragraphe 3, de la Constitution de la Fédération de Russie (Konstituciâ Rossijskoj Federacii 1993), la mise en application pratique des dispositions de cet article variant en principe selon les sujets de la Fédération de Russie en fonction des situations sociolinguistiques. En même temps, l’image formelle de la situation ethnolinguistique dans la République du Daghestan décrite ci-dessus ne rend guère compte des tendances particulières dans le développement des politiques et aménagements linguistiques depuis ces dernières décennies, et aussi des situations sociolinguistiques très diverses dans les différentes régions de cette république. On notera en particulier les problèmes suivants :
l’absence dans la République du Daghestan, en termes juridiques russes, de la « nation titulaire » c’est-à-dire la nation ou groupe ethnique nettement majoritaire et par conséquent de la langue éponyme « daghestanaise ». C’est ainsi que l’histoire l’a décrété bien avant que l’on ne commence à essayer de déterminer, sans résultat d’ailleurs, une « langue principale » de tout le Daghestan.
Des tendances contradictoires sont présentes dans l’auto-identification linguistique au sein des langues nakho-daghestaniennes (une des trois familles de langues caucasiennes) : inclusion en ce qui concerne les dialectes de la langue avar (environ 30 % de la population de la République) et dissociation dans le cas des dialectes du darguine (environ 20 % de la population du Daghestan).
- Les locuteurs de certains groupes ethniques appartenant à la catégorie des peuples numériquement faibles (moins de 50 000 de locuteurs), selon la terminologie russe, s’interrogent au sujet de leur propre « identification linguistique » qui va de la reconnaissance de leur langue en tant que langue indépendante à part entière au lieu d’un dialecte ou jusqu’à l’attribution de leur dialecte à la langue d’un autre groupe.
- La spécificité, conflictuelle ou non, de la coexistence séculaire sur un territoire compact de locuteurs de nombreuses langues avec formes et statuts divers – langues écrites, sans écriture, langues d’« aoul »7, etc. – rend la situation singulièrement complexe ou plus que particulière.
- Les « petits peuples » du Daghestan et leurs langues, qui cohabitent souvent à proximité les uns des autres, donc en contact direct et constant avec les villages de montagne voisins, peuvent s’identifier à des entités linguistiques différenciées. En même temps, il y a aussi des « petits peuples » du Daghestan qui se sont retrouvés, après l’effondrement de l’URSS, dans la situation de groupes ethniques transfrontaliers avec des prolongements dans l’État voisin d’Azerbaïdjan. De plus, certains groupes ethnolinguistiques voudraient se déplacer au sein même du Daghestan vers un lieu d’habitation différent et se séparer ainsi de leurs voisins.
Les résultats de la simulation effectuée dans le cadre du Programme conjoint susmentionné furent contrastés. Si l’évaluation de la situation et les recommandations pour la République de Mordovie et le kraï d’Altaï ont été généralement accueillies avec compréhension par les autorités de ces entités, le Daghestan a, en revanche, marqué sa différence. Il fut décidé, en conséquence, à ne pas publier les résultats et les recommandations des experts européens concernant cette République afin d’éviter, selon les autorités daghestanaises, des réactions aiguës de la part de certaines minorités linguistiques. Le point le plus controversé des discussions, comme on pouvait s’y attendre, fut celui du statut de certaines langues : langue d’un peuple numériquement faible, dialecte d’une langue d’un autre groupe ethnique, ou une langue indépendante, avec les problèmes de dénominations linguistiques qui pouvaient en découler. Or, selon les dispositions de la Charte, les experts européens n’avaient pas autorité et n’étaient pas en position pour résoudre ces désaccords sur place, surtout en un temps aussi limité et en travaillant à distance.
Nous pouvons supposer que les informations mêmes sur la simulation de l’application de la Charte au Daghestan, y compris les études portant sur la situation des différentes langues minoritaires ont poussé les militants, principalement ceux qui représentaient les « petits peuples » évoqués plus haut, à faire part de leurs revendications au sujet du statut de leurs langues. Leur mobilisation est allée jusqu’à leur participation de facto aux réunions du groupe d’experts à côté des représentants invités des autres langues minoritaires. En fin de compte, face à cette situation difficile à laquelle les experts européens furent confrontés au Daghestan, il convient de rappeler que, parmi les pays qui ont ratifié la Charte, certains estiment ne pas avoir de langue minoritaire ou connaitre ce problème8, alors que, dans les autres pays membres où la Charte s’applique, il y a au moins d’une à six langues régionales ou minoritaires désignées par les gouvernements pour leur protection au moyen de la Charte. Dans le cas de Daghestan, les experts décidèrent de limiter le nombre des langues à examiner en accord avec l’article 2, paragraphe 2, et l’article 3, paragraphe 1 de la Charte à une douzaine ayant une forme écrite (Wicherkiewicz 2012 : 57) : agul, avar, azerbaïdjanais, tchétchène, darguine, koumyk, lak, lezghien, nogaï, routoul, tabassaran, tat, tsakhur9. En fin de compte, cette décision des experts a été une raison principale pour laquelle les autorités du Daghestan, et, par la suite, le Comité Directeur du Programme conjoint, s’engagèrent à ne pas diffuser le rapport qui devait en procéder afin d’éviter une réaction négative des locuteurs des langues minoritaires non listées dans leur rapport.
Conclusion
Il convient de noter que la situation du multilinguisme des minorités nationales en Russie est présentée dans cet article comme l’un des exemples récents des tentatives de contribuer à répondre à la question posée par la nomination de certaines langues minoritaires dans la pratique, avec des caractéristiques propres à la situation russe. La reconnaissance juridique de nombreuses langues des minorités nationales en Russie en tant que langues coofficielles territoriales ou de « petits peuples » au sein des différents sujets de la Fédération de Russie y contribue en effet au moyen de choix de nomination d’expressions linguistiques désignées comme langues destinées à être éligibles aux droits linguistiques découlant de l’application de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ou, d’ailleurs, en son absence aussi. De fait, le statut des langues minoritaires, entrainant la question de la nomination des langues et des dialectes, des langues minoritaires écrites et plus ou moins standardisées se pose dans l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe. Il existe des exemples concrets de passages de dialectes de langues minoritaires (rappelons que, selon la Charte, les dialectes d’une langue d’État ne sont pas inclus dans la notion de « langue minoritaire ») au statut de « langue » qui figurent ainsi dans la liste de celles régies par la Charte dans les instruments de ratification des États membres (Kozhemyakov 2014, 2015 ; Viaut 2006).
À la fin, on peut rappeler que, selon la lettre et la pratique de la Charte, la question de la nomination d’une langue minoritaire ainsi que la reconnaissance d’une langue comme relevant de la Charte est laissée au choix de l’État membre qui formalise une telle décision dans son instrument de ratification. Le Comité d’experts de la Charte, comme l’expérience du suivi du modèle dans la République du Daghestan l’a clairement montré, n’a pas compétence pour le faire. Toutefois, à la faveur du suivi régulier de cette convention dans chaque pays-membre, le Comité d’experts de la Charte peut proposer dans ses recommandations au gouvernement concerné d’envisager telle ou telle nomination d’une langue minoritaire, voire d’un de ses dialectes (en supposant qu’un travail d’expertise approprié ait été effectué à ce sujet). Ce qui précède et notre propre expérience nous inclinent à considérer qu’il est particulièrement important d’affiner les méthodologies linguistiques et sociolinguistiques de nomination des langues et de leurs variantes car cela peut sans doute concourir à résoudre dans de nombreux cas les problèmes liés à la dimension politique de ce problème.
Bibliographie
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- Wicherkiewicz, Tomasz (2012). « Results of the Situation of the Implementation of the Charter in the Pilot Regions », in : Kozhemyakov, Alexey S. et Sokolovsky, Sergei V. (éd.) (2012). European Charter for Regional or Minority Languages in the Russian Federation. Research, reports, recommendations made in the framework of the JP «Minorities in Russia: Developing Languages, Culture, Media and Civil Society», 2009-2012. Moscow : Framework of the Joint Programme of the Council of Europe, European Union and the Ministry of regional Development of the Russian Federation, p. 55-66.
Notes
* Alexey S. Kozhemyakov : Ancien Chef du Département du Secrétariat Général du Conseil de l’Europe (Strasbourg, 1997-2014). Les opinions exprimées dans cet article représentent le point de vue de l’auteur et n’engagent pas la position officielle du Conseil de l’Europe. Compte tenu du fait que depuis mars 2022, la Russie a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe, le contenu de ce chapitre doit être considéré uniquement dans la perspective d’une recherche universitaire, sans lien pratique avec les actions concrètes du Conseil de l’Europe ou de la Fédération de Russie.
- https://www.coe.int/fr/web/european-charter-regional-or-minority-languages/promoting-ratification-in-russia (consulté le 24/03/2024).
- Quoi qu’il soit, dans la logique du Programme conjoint, un groupe de travail commun fut mis en place pour « débattre des aspects juridiques, politiques et interethniques ». Des experts indépendants proposèrent un projet d’instrument de ratification qui a fait l’objet de discussions lors des réunions du groupe de travail commun en 2011 avant d’être publié (https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=09000016806d4699, consulté le 08/09/2021).
- Selon les experts russes, une des caractéristiques de la situation ethnolinguistique dans la Fédération de Russie repose sur le principe selon lequel il faut s’appuyer sur « la confiance en l’initiative positive des minorités nationales provenant d’elles-mêmes » plutôt que sur « l’approche paternaliste » envers des minorités nationales vues comme un « objet de protection », ce qui était caractéristique de l’Europe d’après-guerre. Le terme « minorités » lui-même est perçu négativement dans la conscience publique dans certains groupes de minorité nationale en Russie.
- À ce propos, un problème similaire (et peut-être plus compliqué) se pose dans la République de Mari El de la Fédération de Russie : la langue mari y est divisée en mari « des prairies » et mari « des collines ». Les avis évidemment diffèrent quant à savoir s’il s’agit de deux dialectes de la langue mari ou de deux langues indépendantes. Il convient de noter que la Charte ne réglemente pas ces questions en les laissant à la compétence du pays participant à la Convention, sous réserve de l’analyse des résultats du suivi pratique et régulier prévu par la Charte.
- Le Programme a commencé à être mis en place en 2009, avant le recensement suivant de 2010.
- Tout d’abord, il convient de noter que, sur recommandation du Conseil de l’Europe, et compte tenu de la situation globale au Caucase du Nord, les experts européens n’ont pas pu visiter le territoire du Daghestan pour participer à des rencontres avec des représentants des minorités linguistiques, ce qui est d’usage dans le cadre du suivi régulier (une fois tous les trois ans) de l’application de la Charte. En conséquence, les réunions ont eu lieu dans la région voisine.
- Nom d’origine turque donné aux villages fortifiés de montagne dans le Caucase.
- Le Liechtenstein et le Luxembourg effectuèrent ainsi une ratification « par solidarité » avec les objectifs de la Charte. Dans sa déclaration de pays ratifiant de 1997, le Liechtenstein déclare ainsi : « La Principauté de Liechtenstein déclare conformément à l’article 2, paragraphe 2, et conformément à l’article 3, paragraphe 1, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du 5 novembre 1992, qu’il n’y a pas de langues régionales ou minoritaires au sens de la Charte sur le territoire de la Principauté de Liechtenstein au moment de la ratification ».
- Il convient de noter les arguments et les facteurs qui ont été utilisés pour cet échantillon : la diversité des situations sociolinguistiques, le niveau de menace existant pour l’existence de la langue, l’existence d’une écriture standardisée, la taille de la communauté linguistique et sa localisation plutôt que la « relation génétique » des langues. Il convient de noter qu’aucun de ces facteurs n’est directement lié à leur prise en compte linguistique (en termes de nomination) appropriée, en supposant que celle-ci est déjà décidée au niveau des locuteurs natifs et des autorités publiques.