Introduction
Les maladies chroniques, chronicisées et invalidantes (incluant les cancers et les maladies rares), et leurs traitements invasifs, ont de réels effets tant physiques que psychologiques et sociétaux sur les adolescents et jeunes adultes (AJA) qui en sont atteints (Dugas et al., 2022). Pourtant, peu d’études scientifiques sont réalisées pour expérimenter et tester l’impact de ces altérités singulières, visibles et invisibles, sur le bien-être et le bien-devenir de ce public cible. Qui plus est, l’accompagnement de l’expérience vécue de ces maladies n’est guère investigué alors qu’il mériterait d’être étudié au prisme des trajectoires individuelles (Ménoret, 1999). C’est tout l’intérêt de récentes recherches de terrain (Rollin, 2021 ; Sivilotti, 2022) – associées ou insérées dans le projet financé « EMELCARA »1 –, qui confirment que les adolescents et jeunes adultes (AJA) concernés ont un chemin de vie entravé par les effets de la maladie. Par exemple, ils sont les plus concernés par l’exigence de devoir répéter leurs difficultés et expriment le désir de bénéficier d’un relai de confiance pour expliquer, entre autres, leurs besoins. Ainsi, accompagner l’émancipation des élèves et étudiants nécessiterait de co-construire avec tous les acteurs concernés, internes et externes à une structure de soins. Or, si des dispositifs sont créés au sein d’hôpitaux (consacrés le plus souvent à un seul type de maladies), peu d’entre eux conjuguent les problématiques des transitions plurielles liées aux structures de soins, au passage à l’âge adulte, à l’autonomie, à la scolarité, à l’insertion professionnelle, à la vie quotidienne ou encore à la famille, et ce, dans une approche systémique.
Ces AJA doivent alors faire face à des situations qui les mettent en difficulté et vont créer la situation de handicap. Notamment les maladies et leurs traitements entravent spécifiquement leur parcours de vie et celui de leur entourage (Rollin, 2016). Nombre d’entre eux apprécient d’ailleurs de se mettre à distance de leur maladie pour mener une vie pleine et entière de citoyen, ce qui supposerait un accompagnement dans un lieu de transition, neutre et rassurant, non médicalisé, pluriprofessionnel, comme le confirment les recherches d’EMELCARA (FSE, 2016-2022).
C’est dans ce contexte que nous allons, à travers ce chapitre, présenter le métier innovant « d’accompagnatrice en santé » et ses spécificités en faveur des AJA atteints de cancer. Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur l’expérience professionnelle d’une des deux auteures (Karyn Dugas), accompagnatrice en santé depuis plus de 15 ans auprès des jeunes atteints de cancer. Elle travaille aujourd’hui auprès de ce public au CHU de Bordeaux au sein du service MARADJA (Maison Aquitaine ressource pour les adolescents et jeunes adultes atteints de cancer) que nous présenterons dans les pages suivantes. Au cœur du projet EMELCARA 2 (2019- 2022), elle a pu transmettre son expérience durant presque deux ans à Camille Helleu, seconde auteure, qu’elle a ainsi formé à ce métier novateur. Ce duo « formant/formée » va ainsi témoigner d’une réflexivité professionnelle issue de cette dynamique interactionnelle.
Après avoir circonscrit le contexte régional aux prises avec le cancer (public cible et la structure MARADJA), nous présenterons le métier innovant d’accompagnateur en santé en sciences humaines et sociales (dénuée de prescriptions ou d’obligations médicales) en relation avec les disparités des AJA ciblés. Enfin, nous nous pencherons sur une étude de cas
Contexte et état des lieux
Selon l’Institut de veille sanitaire (InVS), en Europe, une maladie est dite rare si elle ne touche pas plus d’une personne sur 2 000. Dans le monde, 8 000 maladies rares sont recensées aujourd’hui. On en découvre cinq nouvelles par semaine avec, en moyenne, 30 000 personnes malades par pathologie. Dans la population française, environ trois millions de personnes sont atteintes d’une maladie rare, soit 4,5 % de la population. Malgré une forte médiatisation depuis plusieurs années, les maladies rares restent mal connues, que ce soit par le grand public ou par les professionnels de santé. Concernant les cancers, ils représentent 800 nouveaux cas par an chez les jeunes adultes (de 18 à 25 ans). Or, en raison de leur grande diversité et de leur origine souvent méconnue, la plupart de ces cancers sont considérés comme des maladies rares. Concernant les cancers, en France, environ 1500 jeunes de 15 et 24 ans en sont nouvellement atteints chaque année (Desandes et al., 2013). Très récemment, on relève en France qu’un cancer atteint environ 1 700 nouveaux jeunes de moins de 18 ans par an.
Quelle que soit la pathologie, on recense dans bien des cas un sentiment d’isolement et d’impuissance, surtout au cours d’une hospitalisation. Les traces de la maladie peuvent accentuer le sentiment d’effraction, de stigmatisation et perturber le processus d’« inclusivité sociale et scolaire » (Dugas, 2023). L’inclusivité est définie par Éric Dugas comme « l’aptitude à s’intégrer et être inclus dans un effort partagé et accepté » (ibid. : 192). Autrement dit, selon l’auteur, « chacun(e) s’intègre selon ses moyens et est inclus(e) selon ses besoins […] [dans une] dynamique réciproque, solidaire et équitable impulsée » (ibid. : 196).
La gestation du métier d’accompagnatrice SHS en santé a débuté à l’Institut Gustave-Roussy dans lequel un espace de rencontres et d’information (ERI) pédiatrique est créé. Effectivement à la suite des états généraux des malades du cancer (organisés par la Ligue contre le cancer, 1998), les patients « avaient notamment réclamé l’accès à une meilleure information au sein même des établissements de soins » (Philippe Bergerot, radiothérapeute et vice-président de la Ligue). Effectivement, les usagers ont exprimé leurs doléances en demandant à avoir accès dans les hôpitaux à des lieux neutres, c’est-à-dire des lieux extraterritoriaux des lieux de soins2, animés par des professionnels non soignants. Les ERI se sont ainsi créés et développés dès 2001 sur le plan national. Ces lieux « neutre », à distance du parcours de soins, sont animés par un accompagnateur en santé, spécialement formé pour accueillir et informer. Un endroit, un accompagnement qui fait débat, questionne :
À Villejuif, Gérard Nitenberg (directeur médical exécutif de l’IGR) déclare dans le journal La Croix (22 décembre 2009) : « Nous étions quelques-uns à ne pas comprendre pourquoi une personne que nous ne connaissions pas allait venir dans l’établissement donner une information que les médecins et les soignants étaient à nos yeux parfaitement capables de délivrer ». Puis, poursuit-il, l’idée a fait son chemin : « Nous avons compris que l’objectif n’était pas de remplacer la parole des médecins, mais de donner une information complémentaire, sans aborder de manière précise la situation thérapeutique de tel ou tel patient ».
Chemin faisant, Olivier Hartmann (chef du service d’oncologie pédiatrique, IGR) accepte que Karyn Dugas expérimente un ERI spécifique et unique au cœur du service d’oncopédiatrie. Il permet donc la création d’une médiation interventionnelle non soignante de proximité, et spécialisée dans ces altérités graves au profit des AJA. Cette expérience pilote en pédiatrie débuta en 2006 (sachant qu’il existe des « ERI adultes » sur toute la France depuis 2001). Effectivement, l’augmentation de la demande d’information de la part des parents et le manque d’offre pour y répondre ont poussé le département des cancers de l’enfant et de l’adolescent à ouvrir en 2006 son propre ERI au sein duquel les AJA et leur entourage ont eu recours à ce dispositif unique en France (La Croix, 2012). Ce lieu unique permet d’oser poser les questions qui n’arrivent pas à trouver leur place dans la consultation avec le médecin, ainsi qu’à oser dire ce qu’ils n’ont pas compris. En résumé, c’est un lieu d’écoute, de soutien, d’information et de pause : « il arrive que nous soyons confrontés à des personnes en situation de révolte ou de forte détresse. Et nous pouvons être amenés de temps en temps à jouer un rôle d’alerte auprès des médecins et des soignants » (interview de Karyn Dugas, La Croix, 2012). Au fil du temps, Karyn Dugas constate que « certains parents viennent dès l’annonce du diagnostic. Mais beaucoup arrivent plus tard, quinze jours ou un mois après. Ce qui est souvent plus constructif, car ils ont alors passé la phase de sidération et ont retrouvé la capacité à se réapproprier l’information qu’on va leur donner » (La Croix, février 2012).
Forte de cette expérience, Karyn Dugas arrive sur Bordeaux en 2012 pour raisons personnelles. Dans le même temps, la structure MARADJA – espace innovant à proximité de l’hôpital et non plus dans l’hôpital – est créée par le Pr Yves Pérel (chef de service pédiatrique, CHU de Bordeaux). Il recrute Karyn Dugas qui peut reconduire son accompagnement au carrefour des acteurs et professionnels intervenant auprès des AJA atteints de cancer, notamment dans les collèges et lycées.
C’est dans ce contexte que l’accompagnement SHS en santé pour ce public singulier s’est donc consolidé à MARADJA et que le métier de professionnelle experte non-soignante (formée au niveau master dans le domaine des sciences humaines et sociales/aide à la personne) a pris son essor.
Au regard des recherches réalisées au sein notamment du projet EMELCARA (FSE, 2016-2022), prendre soin de cette population, et notamment celles et ceux accompagnés à MARADJA, demande quelques ajustements : 1. accroitre l’offre disponible pour répondre aux besoins spécifiques de ce public cible ; 2. augmenter, diversifier et mutualiser les ressources humaines apportant des soins de support en santé, par une équipe transversale pluriprofessionnelle de santé soignante et non soignante ; 3. et le tout dans un lieu tiers, « neutre », à proximité de l’hôpital (et non dans l’hôpital), autrement dit un « lieu tiers » entre les services de soins et la vie quotidienne des AJA ciblés.
Le métier émergent d’accompagnateur en santé à MARADJA
Si le concept d’accompagnant est polysémique, protéiforme et est une notion guère stabilisée, comme souligné par Maela Paul (2012) : « L’accompagnement tel qu’il se met en place dans tous les secteurs depuis une vingtaine d’années doit sans doute sa popularité au fait qu’il résulte d’un mixte de problématiques et de logiques imbriquées […]. C’est ce qui lui permet l’ajustement à toute situation ». Elle ajoute qu’« en se répandant comme nouvelle modalité de relation à autrui en situation professionnelle dans les secteurs de l’aide, de la protection et du soin entre autres, l’accompagnement a effectivement brouillé les repères ». Quant à Aurélie Damamme (2020), en s’appuyant sur les réflexions de Stiker, Puig et Huet (2014), elle trouve important de relever « les spécificités de l’accompagnement par rapport à d’autres notions utilisées pour qualifier des activités de soutien à des personnes qui en font la demande ou qui en sont l’objet » (Damamme, 2020). Dans une perspective du care, elle fait donc le distinguo entre ce qui relève du soin et de l’accompagnement en s’appuyant sur ces auteurs : « L’autre différence essentielle entre la relation de soin et celle d’accompagnement tient à la finalité poursuivie. Le soin vise ce que l’on pourrait appeler la viabilité. […] En tant que tel et de ce point de vue, le soin ne s’adresse pas d’abord à la personne, mais à un facteur pathogène. La relation est thérapeutique. La relation d’accompagnement est bien davantage dans l’aide apportée à la personne globale, de l’ordre éthique, que de l’ordre thérapeutique » (Stiker et al., 2014 : 26, cité par Damamme, 20202).
Quant à notre accompagnement à MARADJA, il a demandé une formation de l’accompagnateur en santé se situant avant tout dans le champ des sciences humaines et sociales. Cette formation permet, aux accompagnateurs en santé, une méthodologie, ainsi qu’un regard sur le parcours de ces jeunes, qui divergent d’un accompagnement exclusivement médical en venant en complémentarité d’avec celui-ci.
Le métier d’accompagnateur en santé prend ici en charge tous les aspects de la vie des jeunes qui ont été affectés par la maladie. Il vient en soutien pour essayer de diminuer le produit de l’écart entre une trajectoire médicale aiguë et une trajectoire de vie la plus normalisée possible. Du fait de la tranche d’âge, il existe dans notre travail une grande focale sur la scolarité. Mais ce métier n’est pas que l’accompagnement à la scolarité, c’est un rôle d’écoute active qui s’intéresse à tous les sujets en rapport avec le projet de vie. L’accompagnement va alors consister à coordonner le parcours de vie et à faire du lien et du liant avec différents professionnels, avec les parents, avec la fratrie, avec les conjoints, les amis, tous les acteurs qui ont, de près ou de loin, un rapport avec les préoccupations du jeune. Il s’agira alors de centraliser et d’élaborer avec le jeune les actions visant à l’aider, à le légitimer, à le rassurer, etc.
Pour mener à bien son travail, il est très important pour l’accompagnateur en santé de construire une réelle relation de confiance avec les jeunes. Cela passe notamment par la prise de nouvelle régulière du jeune, même si celui-ci n’a pas fait état d’un besoin particulier. C’est en étant en contact régulièrement avec lui que la parole va pouvoir se libérer et que des besoins vont potentiellement émerger ; c’est en proposant une offre adaptée qu’ont créée la demande.
En plus de la fréquence, un élément important de la relation est la question du temps. L’accompagnateur en santé est disponible sans rendez-vous afin que le temps des échanges ne soit pas borné. La parole n’est donc pas sous contrainte ; c’est le jeune qui décide quand et ce qu’il veut dire. La subtilité de cette posture est d’être dans la proaction et l’anticipation par rapport à cette tranche d’âge, et donc de faire adhérer ces jeunes dans cet accompagnement non obligé. Le regard porté sur le jeune est également important. Au cœur de la relation, le jeune est regardé comme un citoyen et non pas comme un patient, un élève ou, un étudiant, ce qui le renverrait à ses difficultés. De plus, la relation d’aide est favorisée, car ce métier ne suppose pas de porter un quelconque diagnostic. En effet, il n’y a pas dans cette relation de rapport soignant/soigné. Il n’y a pas d’enjeux sur le soin. L’absence de blouse blanche est un élément qui complète la panoplie de l’accompagnateur.
Enfin, accompagner, c’est tenir compte de chaque singularité. Il est essentiel de ne pas catégoriser, c’est-à-dire d’associer à une maladie grave des effets attendus. Il n’y a pas de biologisation possible. Une maladie fait effraction dans la vie d’un individu et entre en résonance avec une histoire singulière, des ressources qui sont propres à chacun, une famille, une fratrie, une culture, etc. On ne peut pas réduire le jeune à une pathologie X ou Y ; il est nécessaire de prendre en compte tous les aspects de la vie/le contexte de vie de X (Xavier) ou de Y (Yolande) [Dugas, 2023].
Les adolescents et jeunes adultes
Qui sont les AJA en contexte ? Âgés de 15 et 25 ans, ils connaissent une phase de maturation et de transition dans divers domaines (intellectuel, psychologique, physique et sexuel). La survenue de la maladie dans cette période charnière de leur vie a un impact tout particulier venant perturber leur processus d’autonomisation et de maturation.
Il y a une grande subtilité à jouer dans l’accompagnement de ces jeunes : il faut savoir qu’ils veulent être reconnus comme à la fois quelqu’un, mais aussi quelconque. Pour être plus clairs, ils veulent être vus et reconnus comme une personne singulière avec un parcours particulier, et en même temps, quel que soit leur parcours, ils veulent être comme les autres.
La maladie ou les effets secondaires des traitements peuvent mettre l’élève ou l’étudiant en situation de handicap par rapport à sa scolarité. Ces élèves vont exprimer certaines difficultés : par exemple, des problèmes neurocognitifs, de concentration, de mémorisation, une certaine lenteur, des douleurs et, majoritairement, une grande fatigabilité. Ces séquelles sont très souvent invisibles et peuvent altérer fortement la scolarité.
Il est important d’insister sur la question de la fatigabilité. La fatigue liée à certaines maladies (quasi systématique en cancérologie, mais qui se retrouve dans beaucoup d’autres pathologies) n’est pas à mettre au même niveau que celle liée à une activité ou à une sur sollicitation. Il s’agirait plutôt d’évoquer l’épuisement. Elle est décrite comme une sensation d’épuisement physique, cognitif et émotionnel. Cette fatigue a ceci de particulier qu’elle n’est pas soulagée par le repos ni par le sommeil, qu’elle perturbera profondément la qualité de vie et qu’il n’est guère envisageable de la quantifier. De plus, ces élèves ou étudiants, qui témoignent d’une fatigabilité résiduelle, vont déployer de l’énergie pour se conformer à la norme, faire comme s’ils ne faisaient pas l’expérience d’une altérité, tentant de reprendre une scolarité normale. Or, cette énergie mobilisée à se conformer à la norme, à ne rien montrer, se rajoute à cette fatigabilité résiduelle et peut renforcer cette situation d’épuisement. Ils sont dans un cercle vicieux et il est délicat d’en sortir sans accompagnement et soutien.
Cependant, il existe des disparités au sein de cette tranche d’âge : si entre 15 et 18 ans, on retrouve des problématiques adolescentes, de 18 à 25 ans, les problématiques sont celles de jeunes adultes. Pour les adolescents, la question de la non-demande est cruciale. Comme les jeunes nous le répètent souvent : « t’inquiète, au calme, je gère », ils ne formulent pas vraiment de demande particulière, mais ce n’est pas pour autant qu’ils n’ont pas de besoin. Les parents soutenants dans cette tranche d’âge sont ceux auprès de qui nous nous appuyons pour que le jeune adhère à l’accompagnement. Il faut travailler non pas sans la demande, mais avec la « non-demande ». Ce travail interactionnel implique donc d’être présent, disponible et proactif, ce qui favorisera par la suite la relation de confiance.
Globalement dans cette tranche d’âge, la poursuite de la scolarité priorise de rester et d’appartenir au groupe de pair. Être malade à l’école et demander des aménagements compensatoires peut être délicat. Effectivement, ces aménagements peuvent être qualifiés (ou ressentis) de privilèges, alors que les parents viennent plutôt demander des mesures compensatoires. De plus, si les aménagements sont mis en place sans transmettre d’informations aux équipes et aux camarades, la stigmatisation se voit renforcée.
Par ailleurs, selon les milieux sociaux, tous les parents ne sont pas à égalité devant les démarches à réaliser pour assurer la continuité scolaire. Concernant les parents les plus éloignés de l’univers scolaire, la connaissance du fonctionnement de l’institution, de ses coulisses et les démarches associées sont loin d’être évidentes.
En lien avec le type de cursus, la maladie grave et/ou chronique vient en tension avec les impératifs de l’orientation. On peut évoquer ici la question compliquée des jeunes voulant par exemple intégrer la Police ou l’Armée, professions incompatibles avec la très grande majorité des maladies rares.
Nous constatons également un manque de formation des enseignants sur les situations de handicap, particulièrement lorsqu’elles sont invisibles, voire invisibilisées. Aussi, il existe de grandes difficultés à mettre en place une pédagogie différenciée pour des populations à besoins spécifiques pour diverses raisons : manque de formations des enseignants de l’école ordinaire, d’un projet commun au sein de l’établissement, multiplication du nombre de jeunes à besoin spécifique par classe, etc.
Concernant les jeunes adultes, le métier d’accompagnateur devient un véritable rôle de coordonnateur de parcours de vie : lorsque la maladie se déclare après 18 ans, le jeune est considéré au sein de la société comme un être socialement autonome, devant donc y arriver sans ses parents. Par exemple, dans le cadre des études supérieures, l’étudiant doit se préoccuper de sa trajectoire médicale et de sa trajectoire scolaire. Il devient son propre coordonnateur de parcours de soin et de vie. Dès lors, la surcharge mentale associée est parfois synonyme de décrochage, et c’est dans cette période que l’accompagnateur vient soutenir le jeune dans ses démarches, en faisant du lien et du liant entre les acteurs de différentes institutions. Car il est difficile pour lui de se retrouver seul et à être le seul interlocuteur face aux épreuves de la vie quotidienne et universitaire (Sivilotti, 2022). Tout comme il est difficile aussi pour eux de concevoir que le processus de grandir ne s’accompagne pas d’une « autonomie » à 100 %.
Nous voudrions préciser ici les difficultés liées à la notion de handicap. La question du handicap et de se reconnaitre dans la terminologie sont complexes pour ces AJA. Sur le positionnement identificatoire, leur positionnement est très ambivalent : certains se sentent en situation de handicap, peuvent le revendiquer, d’autres non (Revillard, 2020). Ils alternent entre se confondre à la norme et faire valoir des différences. Certains jeunes peuvent, en effet, témoigner de difficultés scolaires importantes du fait de la maladie, souligner leur décalage entre leurs vécus et celui de leurs camarades, mais refuser la mise en place d’aménagements. Par rapport à ces besoins, une proportion assez réduite d’étudiants malades bénéficie d’une reconnaissance administrative de leur situation, que ce soit auprès des services handicap des universités ou de la maison départementale des personnes handicapées (34,7 % d’entre eux sont reconnus auprès de la MDPH et moins de la moitié ont déjà sollicité un service d’accompagnement universitaire [Sivilotti, 2019]).
La reconnaissance de handicap dépend donc du fait que les jeunes se sentent concernés par le service handicap : beaucoup ne se reconnaissent pas dans le terme « handicap », car ils se décrivent comme « malades ». Elle dépend aussi de leurs besoins sur le moment : beaucoup de jeunes vont faire la démarche de demande d’aménagement uniquement au moment où ils seront confrontés à une difficulté spécifique (par ex. pour passer un concours).
Pourtant, depuis deux décennies, il est promu une politique volontariste sur l’ensemble du territoire, notamment depuis l’impulsion de la Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. À l’université, l’accueil des étudiants en situation de handicap est placé sous la responsabilité des établissements conformément à l’article 20 de ladite loi. Cette volonté est renforcée par deux chartes successives (2007 et 2012) qui incitent à une politique affirmée du handicap à l’université (entre autres par la mise en place d’un schéma directeur handicap3), puis confortée et amplifiée par la loi Fioraso du 22 juillet 2013. Cette dernière stipule que le conseil d’administration « adopte le schéma directeur pluriannuel en matière de politique du handicap proposé par le conseil académique ». Néanmoins, les droits sont vulnérables pour les personnes en situation de handicap (Revillard, 2020). En effet, il existe une zone d’entre deux entre le prescrit (les droits énoncés) et le réel ; et les personnes en situation de handicap rapportent souvent devoir « se battre » pour faire valoir leurs droits (ibid).
Pour notre population ciblée, malgré des avancées certaines, la complexité des situations vécues par cette tranche d’âge en études supérieures est palpable, et exprime le besoin d’un potentiel relai supplémentaire sur leur vie quotidienne (à et hors l’université) comme synthétisé dans l’encadré suivant.
Les résultats saillants de la recherche EMELCARA (2016-2019)* Les résultats sont issus d’une méthodologie mixte, avec : 1. une enquête par auto-questionnaire auprès d’étudiants (n = 8 155) dont 117 atteints d’une maladie rare ; 2. des professionnels de l’enseignement supérieur, enseignants-chercheurs et personnels administratifs (n = 2 769) ; 3. une enquête par entretiens semi-directifs auprès de professionnels (n = 14), de lycéens et étudiants porteurs d’une pathologie rare (n = 32) et de leurs parents (n = 5) ; 4. une recherche-intervention : mise en place d’un dispositif de médiation auprès de quatre jeunes adultes (suivi ethnographique de l’intervention de la médiatrice). Principalement, les résultats estudiantins révèlent que 65 % de ceux présentant un problème de santé (et 73,6 % de ceux atteints d’une pathologie rare) estiment que la difficulté à gérer le temps consacré à leurs études a été amplifiée du fait de leurs soucis de santé. Le manque de temps oblige à prioriser les besoins physiques par rapport aux besoins psychiques. Ainsi, les étudiants suivis pour des évènements de santé connaissent des situations estudiantines plus complexes que les autres. Cette situation se voit aggravée pour les cancers et les maladies rares. Les étudiants suivis pour une pathologie rare ou une maladie chronique sont : 1. les plus concernés par l’exigence de devoir répéter leurs difficultés ; 2. et ceux qui expriment le désir de bénéficier d’un relai pour expliquer leurs besoins : accompagner l’émancipation des étudiants, la nécessité de co-construire avec tous les acteurs, créer un lien de confiance dans les espaces informels. Quant aux professionnels interrogés, les difficultés principales rencontrées proviendraient d’un manque de coopération entre professionnels et d’une méconnaissance du handicap requérant une formation spécifique. Ce manque d’information et de formation est d’autant plus constaté lorsqu’il est question des maladies rares, par rapport auxquelles seulement 19,6 % des professionnels de l’enseignement supérieur se considèrent comme suffisamment formés et informés. Les résultats révèlent les difficultés rencontrées, les transitions compliquées tant sur le plan scolaire (de l’école à l’université) que sur le plan médical (du service pédiatrique au service adulte). * Pour aller plus loin sur les méthodologies de la recherche appliquée, les résultats obtenus auprès de ces AJA, nous vous conseillons trois lectures :
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Effectivement, certains établissements du supérieur disposent d’une véritable équipe, d’autres, simplement d’un seul professionnel. Relevons surtout que les établissements du supérieur ne se limitent pas aux seules universités. Ils concernent aussi bien des établissements privés, des grandes écoles, que des classes préparatoires, etc. ; cette variété creuse les inégalités d’accessibilité au sens universel du terme. Globalement, la première difficulté invoquée est aussi le manque de visibilité du service santé ou handicap. Certains étudiants malades nous font part du fait que ces services ne leur correspondent pas, car ils ne se sentent pas en situation de handicap. Deuxièmement, plus l’établissement est grand et la formation anonyme, et plus les étudiants interrogés ont besoin de formaliser leurs aménagements (Sivilotti, 2019). Effectivement, un étudiant en BTS pourra faire part de sa situation à ses professeurs, car la taille des promotions leur permet de connaître personnellement leurs étudiants. Un professeur d’université qui fait cours à une promotion de plusieurs centaines d’élèves ne pourra pas retenir toutes les situations spécifiques, raison pour laquelle, dans ces établissements, un service handicap permet de formaliser ses demandes. De plus, lorsque des aménagements sont préconisés, il est parfois difficile de les légitimer auprès de tous les enseignants. Ce contexte augmente potentiellement la possibilité de voir certains d’entre eux se sentir le droit de les refuser. A contrario, dans des formations à effectif réduit, des aménagements informels sont très souvent réalisés, car l’équipe enseignante est dans une relation de proximité avec les étudiants. Enfin, les étudiants peuvent ressentir un sentiment d’isolement dès lors qu’il s’agit de faire valoir leurs droits, du fait que leurs parents se sentent moins légitimes de les accompagner dans les établissements d’enseignement supérieur, alors même qu’ils peuvent réaliser de façon effective un travail d’accompagnement en coulisses.
Méthodologie
La méthodologie sur laquelle nous nous sommes appuyés pour rédiger ce chapitre est principalement celle de la recherche interventionnelle. Albert David (2000) estime que la recherche-intervention peut constituer un « cadre général dans lequel peuvent s’inscrire de nombreuses pratiques de recherche en sciences de gestion » où « la place du chercheur et les conséquences de la recherche pour l’action sont explicitement prises en compte, non pas dans l’optique de “biais” qu’il faudrait limiter, mais, au contraire, comme principe même d’intervention et de génération de connaissances scientifiques» (cité par Sonntag, Vieille-Grosjean, 2016). En effet, nous sommes avant tout des professionnelles de terrain. Nous rencontrons donc les jeunes dans un premier temps pour un entretien durant lequel nous évaluons leurs demandes, besoins et/ou difficultés. À la suite de ces entretiens, nous réalisons des transmissions écrites à leur médecin référent (pour chaque jeune, un médecin spécialiste est en charge de son suivi et est donc son référent) ainsi qu’à l’ensemble de l’équipe paramédicale. Ces transmissions sont également consignées dans des fiches patients. De fait, à partir de ce recueil des données in situ, à l’appui des années d’expérience au sein de MARAdJA de Karyn Dugas, ainsi que de son importante file active (presque 250 jeunes), il nous a été possible d’en extraire des schémas récurrents des parcours AJA.
De plus, Camille Helleu, au travers de sa formation par Karyn Dugas au sein du projet de recherche ELMACARA, a tenu un journal de type ethnographique lui permettant de raconter son expérience en tant qu’accompagnatrice en santé en formation. Au sein de ce journal, il s’agissait de relater jour après jour son expérience de terrain comme défini par Catherine Berger : « C’est-à-dire de l’enquête effectuée par un chercheur, généralement seul, qui s’installe pendant une période assez longue en immersion dans une population ou un milieu particulier. On parle à ce propos d’observation participante, car le chercheur n’est plus extérieur à ce qu’il observe […]. » (Berger, 2012).
Elle a pu suivre durant cette formation une file active de 100 jeunes atteints de maladies rares. Ce journal a permis aussi de documenter ce métier dans le contexte concret d’une intervention PAS CAP 4au lycée (cf. annexe : extrait du journal ethnographique de Camille Helleu décrivant une intervention PAS CAP).
Les pages suivantes vont illustrer le métier d’accompagnatrice en santé au travers d’une étude de cas révélant ainsi, chemin faisant, les problématiques liées aux transitions que peuvent rencontrer les adolescents et jeunes adultes atteints de maladie chronique. Une transition de vie est « un passage d’un état à un autre, d’une situation à une autre […], qui peut être vécu comme une adaptation progressive ou une rupture majeure. Elle se traduit souvent par une remise en cause identitaire, sociale, culturelle qui induit des questionnements, des remises en question, des pertes de repères et l’effritement des modes d’actions » (Favro, 2014). Or, les 15-25 ans font face à différentes transitions de vie, à commencer par celle de l’âge. Cependant, comme le montre Nicoletta Diasio : « Passer d’un âge à l’autre n’implique pas un changement majeur qui l’emporterait sur les autres, mais une constellation de transitions qui se croisent sans se superposer : les passages scolaires, l’entrée dans la majorité sexuelle, les métamorphoses du corps, les transformations de style de vie, la géographie affective et relationnelle » (Diasio, 2021). La maladie vient ajouter des transitions supplémentaires à celle que tous les jeunes traversent : « La maladie chronique s’engouffre dans ce rapport spécifique au temps du grandir. Elle vient bouleverser ce qui est conçu comme normal, en transformant le pathologique dans une condition d’existence. Elle fait rejaillir la complexité de la construction des âges entre catégorisations socioculturelles, arrimage au biologique, expériences biographiques. La temporalité basée sur une succession linéaire et prévisible d’évènements laisse la place à des alternances de crises et de stabilisations, d’avancées et de reculs. Aux passages habituels, par exemple celui scolaire ou physiologique, s’ajoute la transition entre services de soin, de la pédiatrie aux prestations pour adultes. » (Diasio, 2021).
Étude de cas : l’exemple de Léa
Léa est une jeune suivie à MARADJA par Karyn depuis 2018.
Nous sommes en juin 2018, Léa va avoir 18 ans, est en terminale et s’apprête à terminer ses épreuves d’un BAC S. Ses vœux sur Parcoursup sont saisis depuis longtemps, elle s’est inscrite à PACES pour faire médecine. À ce moment on lui diagnostique une tumeur cérébrale, pour laquelle elle est opérée dans le service de neurochirurgie à l’hôpital Pellegrin. Début juillet, elle sort de l’hôpital avec ses parents avec un diagnostic de « médulloblastome de la fosse postérieure » et un rendez-vous est prévu en radiothérapie pour fin juillet. Avant de partir, l’infirmière leur évoque l’existence de MARADJA.
Pour terminer le contexte médical, Léa est bientôt majeure aux yeux de l’hôpital (la pédiatrie concerne les jeunes jusqu’à l’âge de 15 ans), mais pour autant elle développe une tumeur « pédiatrique » (plus fréquente chez les jeunes enfants), donc le meilleur protocole pour la guérir est un protocole dit « pédiatrique ». Au vu de son âge, elle sera orientée vers l’oncologie adulte et le service de greffe « adultes » qui vont s’appliquer à mettre en place ce protocole.
Elle ne rencontrera aucun enseignant de l’hôpital puisqu’elle est suivie dans le service adulte. Au total, Léa a eu une intervention chirurgicale avec séquelle motrice liée à sa tumeur, deux autogreffes, et au service adulte à Haut-Lévêque, elle doit être traitée avec de la radiothérapie pendant six semaines tous les jours. À ce jour, elle a des séquelles motrices, une fatigabilité importante, des troubles de la concentration, de la mémorisation et une certaine lenteur.
- Le parcours médical de Léa et ses différents « temps »
Orientée par l’infirmière sur MARADJA, Karyn rencontre la maman début juillet dans un temps médical qu’on appelle le temps d’annonce, et qui est pour elle le temps de la sidération.
On lui a parlé d’un rendez-vous en radiothérapie, mais elle ne se doute pas de la lourdeur du traitement. Elle est inquiète pour les dernières épreuves du BAC, et pour la première année de médecine. Elle doit à la fois assimiler les informations délivrées par les médecins et être dans une démarche active pour l’école, sans se douter du protocole de traitement et des séquelles qui vont suivre. Nous sommes tant sur le plan médical, que sur le plan scolaire dans un temps accéléré qu’est l’urgence, et dans un temps psychique qui ne s’y prête pas.
Le rôle de Karyn va donc être de les accompagner. Avec sa formation « médicale » reçue initialement, indispensable pour exercer ce métier, elle se doute bien que le traitement ne va pas se réaliser en quelques séances de radiothérapie, mais qu’il y a aura au moins une autogreffe (elle en aura deux sur deux mois et demi), suivie d’une radiothérapie qui finira fin février.
Elle tente d’aller au rythme de la maman et des informations qu’elle a, en prenant en considération l’urgence scolaire. Elle l’aide aussi à préparer sa prochaine consultation avec le radiothérapeute, puis avec l’oncologue adulte, lui parle des choses nécessaires à demander comme par exemple le bilan neuropsychologique à réaliser avant la radiothérapie et six semaines après.
Par analogie, Karyn est comme un GPS. Elle essaie de les emmener dans la bonne direction en connaissant tout le périple qu’il reste à faire (eux ne le connaissent pas encore), en parfaite contradiction avec son projet d’étude supérieure qu’est la médecine.
Karyn avance à leur rythme ; elle parle ici de leur assimilation des différentes informations, les guide vers une probable réorientation universitaire qui serait plus appropriée avec un tel traitement. Tout au long de cet accompagnement, elle essaie de les guider et de les ramener toujours dans la bonne direction.
Pour finir, Karyn prend attache avec le rectorat, avec l’accord de Léa, pour rectifier ses vœux sur « Parcoursup », et pour mettre son vœu numéro (Langue étrangère appliquée) comme vœu numéro 1. Elle appelle le référent « parcoursup » au collège santé de l’université (là où elle devait intégrer « médecine ») pour les sensibiliser à la situation de Léa, qui va refuser un vœu pourtant accordé, y compris pour tenter qu’elle puisse avoir une place l’année d’après. Elle se rapproche ensuite du service handicap de l’université où elle fera sa rentrée en LEA pour mettre en place des aménagements afin de pallier les absences longues de Léa.
Pendant quatre ans, Karyn accompagne Léa tout au long de ses études supérieures. À chaque rentrée, ensemble, elles font le point sur ses aménagements et Karyn fait le lien avec le référent handicap et avec Léa.
- Transitions familiales et du parcours estudiantin
Aujourd’hui, Léa est en master 1 pour devenir enseignante ; elle découvre une nouvelle formation, un nouveau lieu, de nouveaux enseignants et camarades.
Dans ce même temps, fort du relai de Karyn, sa maman a pu prendre de la distance vis-à-vis de la gestion des parcours de sa fille. Lorsque Léa est rentrée en rémission de sa maladie, il a fallu l’accompagner dans tout ce travail d’autonomisation, mis à mal par la maladie.
Ces aller-retour entre « situations de dépendance » versus « autonomie » ne se sont pas faits sans heurts pour Léa, entraînant par voie de conséquences, des va-et-vient entre « conflits » avec ses parents (comme il se passe à l’adolescence) et « culpabilité » avec toute la reconnaissance qu’elle éprouvait à leur égard et pour tout ce qu’ils subissaient.
Dans ces moments de transition cruciaux, le travail de Karyn a été, par l’écoute active, de légitimer ces ambivalences, expliquant à Léa et sa maman que la maladie engendre chez les jeunes adultes malades un « syndrome régressif » et que les bénéfices acquis par le travail adolescent, notamment « identitaire » et d’« autonomisation », ont été altérés du fait de la maladie, entraînant, entre autres, une situation de dépendance.
Par conséquent, la situation de rémission nécessite de la part des jeunes adultes que ce travail soit à nouveau remis en place, et, comme à l’adolescence, cela ne se fait pas sans heurt ni conflit.
Les jeunes pensent souvent qu’après les traitements aigus, ils vont récupérer leur vie là où ils l’avaient laissée. Comme si les conséquences psychologiques inerrantes à cette maladie grave et associées à l’annonce d’un tel diagnostic (la vie menacée, la perte de cheveux, un corps à réparer, une identité à reconstruire, etc.) étaient des dommages collatéraux qui disparaîtraient une fois le traitement terminé. Mais il n’en est rien ; au contraire, ces dommages collatéraux s’expriment une fois les traitements terminés, quand ces jeunes reprennent leur vie, justement, là où ils l’avaient laissée.
En conclusion, le temps de l’hôpital n’est pas le temps des parents ni celui de l’école, et réciproquement. S’il est vrai qu’il prime dans un premier temps, il ne doit pas nuire pour autant aux autres temps. En ce sens, l’accompagnement et la guidance sont essentiels dans ce contexte.
- Un lieu de transition au service des AJA et de leur entourage
L’espace dans lequel nous évoluons n’est pas anodin. « Les lieux dans lesquels nous vivons, apprenons et travaillons ne sont-ils pas de simples décors (Moser, 2009), et conditionnent nos manières d’être et nos comportements (Fischer, 2011) » [Dugas, Hébert et Nakas, 2022 : 105] ». Or, MARADJA, comme espace neutre, extraterritorial, et animé par une équipe de professionnels dédié à l’accompagnement (psychologue, chargée de l’accompagnement scolaire et de la coordination, enseignante en activité physique adaptée, socio-esthéticienne) joue un rôle fondamental dans « ces temps » complexifiés par la maladie grave.
Par exemple, Léa et sa famille ont vu trois assistantes sociales (car suivie dans trois services différents) et trois psychologues dans chaque service.
Karyn a donc fait de MARADJA, pour Léa et sa famille, un lieu de « hameçonnage », pour favoriser la prise en charge scolaire, sociale et psychologique, mais aussi un lieu de transition entre le parcours médical aigu, et le retour à la vie la plus normalisée possible.
Un lieu de lien et de liant entre la vie quotidienne, la vie scolaire, familiale, mais aussi entre les professionnels qui interviennent dans ce parcours de vie chaotique ; un lieu où les réévaluations sont possibles. En effet, nous savons que le parcours de rémission n’est pas lisse et qu’il est souvent nécessaire de réajuster les choses en accord avec le jeune, ses besoins et son acceptation de la situation.
À ce jour, Léa et sa famille ont construit leur dossier social avec une assistante sociale et Léa vient tous les mercredis s’entretenir avec nous.
Nous avons souhaité, autour de cet exemple, illustrer qu’un lieu « neutre » comme celui de MARADJA doit être développé et bénéficier aux autres AJA atteints de maladies rares chroniques et invalidantes, pour assurer au mieux l’accompagnement vers les transitions, qu’elles soient médicales, scolaires ou psychosociales.
Conclusion
Pour conclure, l’accompagnement en santé passe d’abord par l’établissement d’un lien de confiance avec le jeune. Ce lien ne peut être créé que par la mise en place de point régulier, y compris quand tout va bien. C’est uniquement lorsque cette relation est établie qu’émergent des difficultés et des besoins. Ces difficultés (scolaires, sociales, psychologiques, etc.) peuvent être résolues par l’accompagnateur en santé de bien des manières : par des liens avec des professionnels et institutions, mais aussi avec des associations ou avec des pairs par exemple. L’importance de la scolarité dans l’accompagnement en santé est liée à la tranche d’âge et non au métier. Cela se vérifie d’autant plus pour les jeunes adultes qui sont considérés et décrétés comme autonomes dès « 18 ans et un jour » par les institutions et qui, finalement, se retrouvent bien seuls face aux difficultés. Nous agissons dès lors sur de la coordination de parcours de vie. Nous sommes face à un citoyen rencontrant des difficultés dans son parcours de vie du fait de la maladie et non pas seulement dans son parcours de ? « patient ». Notre fonction et rôle est d’accompagner un citoyen et non pas uniquement, comme trop souvent, un patient. Dans ce face-à face au sens de Goffman (1963, 1973 et 1974)5, notre statut de non-soignant est primordial.
Pour autant, on observe chez certains jeunes que, malgré les difficultés rencontrées, ils ne font pas appel à nous. En effet, à la sortie de la maladie, l’un de leurs objectifs majeurs est de (re)devenir autonome à 100 %. Ils se sont retrouvés durant la durée des traitements en situation de grande dépendance et ont besoin d’en sortir. Ils font alors souvent face à des difficultés auxquelles ils n’étaient pas préparés : effectivement les effets secondaires des traitements les mettent en situation de handicap invisible. La rémission devient un chapitre supplémentaire de la maladie auquel ils ne s’attendaient pas. Face à cela, le travail de l’accompagnateur en santé est donc subtil : les guider en étant proactif tout en leur laissant la place de regagner leur autonomie.
Annexe : extrait du journal ethnographique de Camille Helleu décrivant une intervention PAS CAP
J’ai pu assister aujourd’hui à ma première intervention PAS CAP avec Bruno et Karyn dans une classe de seconde du lycée général de [ville]. Après notre arrivée, il nous a fallu trouver la salle, ce qui peut s’avérer compliqué en raison de la taille des lycées. Karyn et Bruno m’ont expliqué que la professeure principale les avait prévenus qu’une alarme incendie couperait en plein milieu l’intervention. Ils ont donc réfléchi à adapter leur intervention en conséquence. Cependant, en arrivant, la professeure d’espagnol qui devait nous accompagner en première heure nous a indiqué qu’en plus de l’alerte incendie, il y aurait la récré. Karyn et Bruno ont donc dû réorganiser rapidement leur intervention pour qu’elle passe de 2 h à 1 h 30. Cette classe de 2de est présentée comme fragile par la professeure principale et particulièrement sensible à la question du cancer, car deux élèves ont récemment perdu un de leur parent de cette maladie. D’ailleurs, durant l’intervention, une va sortir, car elle ne se sent pas bien et une va faire un malaise vagal durant l’alarme incendie.
Pour l’intervention en elle-même, elle débute par une présentation de Karyn et Bruno. Puis, Bruno demande si la classe connaît le jeune dont ils viennent parler. En effet, vu que nous sommes assez proches de la rentrée, il est possible que ses camarades de classe ne l’aient quasiment jamais vu. Karyn et Bruno demandent ensuite si certains d’entre eux connaissent des gens qui ont un cancer, la quasi-totalité de la classe lève la main. Ils précisent ensuite que c’est un sujet qui peut être particulièrement difficile pour certains et que s’ils veulent sortir, cela était possible. Ils lancent ensuite le diaporama et c’est Karyn qui débute la première partie en demandant à chacun d’écrire deux mots qui leur viennent à l’esprit quand on leur parle de cancer. Puis, un élève ramasse les papiers et Karyn les lit pendant que Bruno les inscrit au tableau. Bruno leur demande ensuite s’ils trouvent pour chaque mot qu’il a une connotation négative ou positive et les souligne de couleurs différentes en fonction. Ensuite, Karyn fait sa présentation : elle donne d’abord quelques chiffres sur le cancer, notamment le fait que le taux de guérison du cancer était beaucoup plus élevé que chez les adultes. Débuter ainsi permet de rassurer les élèves et de casser les préjugés « cancer = mort ». Elle dessine ensuite pour expliquer ce qu’est un cancer. Elle commence par demander par quoi nous sommes composés, un certain nombre de réponses fusent dont organe, sang, etc. Karyn explique qu’il existe dans notre corps des solides (les organes) et des liquides (le sang et la lymphe). Et que le point commun entre les deux est d’être composé de cellules. Elle dessine ensuite un rond qui symbolise un poumon, elle explique que si l’on découpe celui-ci, il est composé de milliards de cellules. Elle dessine ensuite une cellule qu’elle décrit comme une petite usine avec un programme. Cette cellule a une durée de vie limitée, mais avant de mourir, elle va créer deux autres cellules identiques. Mais parfois, pour une quelconque raison, le programme dysfonctionne et elle ne meurt pas. Elle donne donc naissance à deux autres cellules qui dysfonctionne également et ne meurt pas non plus et ainsi de suite : on appelle cela une tumeur. Une tumeur peut être bénigne ou maligne, si elle est bénigne, c’est un kyste, si elle est maligne, c’est un cancer. Si c’est un cancer, les cellules sont capables de se détacher de la grappe qui compose la tumeur et de partir dans le sang ou la lymphe et de se déposer ailleurs : c’est ce qu’on appelle les métastases. Si des métastases se déposent dans différents organes, on parle de cancer généralisé.
Karyn explique ensuite les facteurs internes et externes qui peuvent être responsables de l’apparition d’un cancer. Les facteurs externes leur permettent de faire de la prévention sur les dangers du tabac, de la drogue et de l’alcool, mais aussi de l’exposition au soleil ou aux ondes (ne pas dormir avec son téléphone portable) et l’alimentation. Ils ajoutent également qu’un virus peut être responsable du cancer : le papillomavirus, ils demandent ensuite si les jeunes sont vaccinés contre. Cependant, ils expliquent que pour les cancers des jeunes, ce sont les facteurs internes qui sont en jeu : le système immunitaire et les facteurs génétiques. Ils en viennent ensuite au traitement contre le cancer. C’est une partie que Karyn a dû traiter rapidement en raison du temps qui manquait. Tout d’abord, elle demande s’ils connaissent des traitements contre le cancer, c’est la chimiothérapie qui revient le plus. Elle leur demande s’ils savent comment cela fonctionne, une jeune répond que ce sont des médicaments qu’on donne pour supprimer la tumeur. Karyn demande ensuite s’ils savent comment sont ces médicaments : solide ou liquide. Elle explique ensuite qu’on les injecte en intraveineuse le plus souvent, mais que dans de rares cas, il arrivait que ce soit sous forme de médicaments solides. Elle explique cependant que la méthode la plus efficace pour traiter le cancer restait la chirurgie puisqu’elle consiste à enlever la tumeur, mais qu’on utilisait souvent la chimiothérapie en complément pour éviter les métastases. La chimiothérapie ne fait pas la différence entre les cellules saines et malades, elle supprime juste celles qui se divisent très rapidement ; ce qui est le cas des cellules tumorales, mais également des cellules des cheveux et sourcils, ce qui explique notamment pourquoi les malades les perdent. Un autre traitement possible est la radiothérapie qui est un traitement par rayon, c’est un traitement local comme la chirurgie et à l’inverse de la chimiothérapie qui est régionale.
Ces traitements entraînent un grand nombre d’effets secondaires dont le plus courant est la fatigue. La fatigue est un handicap invisible qui entraîne pourtant des conséquences bien visibles comme des difficultés de concentration, de la lenteur ou de l’irascibilité.
Karyn explique qu’ensuite à la fin du cancer, on ne parle pas de guérison, mais de rémission, et demande pourquoi. Les jeunes trouvent assez vite l’explication et Karyn rajoute que c’est pour cela qu’il y a une surveillance régulière dans les années suivant la fin d’un traitement.
Elle explique ensuite qu’actuellement, Donovan est encore en traitement et qu’après ses séances de chimiothérapie, il ne reviendra pas immédiatement à cause de l’aplasie6. Elle explique qu’une des catégories de cellules saines auxquelles la chimiothérapie s’attaque est celle de la moelle épinière. Ces cellules sont chargées de la production des globules rouges, blancs et des plaquettes ; or, si l’on peut transfuser des globules rouges et des plaquettes, c’est impossible avec des globules blancs. Or ce sont les globules chargés de nous défendre contre les maladies et sans elles, nous sommes vulnérables. Les jeunes en aplasie sont donc placées en section protégées pour éviter tout risque de contamination.
On passe ensuite aux questions des jeunes sur la partie médicale et ils demandent s’il y a beaucoup de cancers chez les jeunes. Karyn leur explique que cette maladie est considérée comme rare chez les jeunes, car on ne compte que 2500 cas en France de 0-25 ans sur une année.
On passe ensuite à la partie du film avec Bruno. Celui-ci fait reprendre aux jeunes la chronologie du film en le commentant et en leur faisant faire le lien avec la situation de Donovan. Il insiste particulièrement sur l’importance d’être des camarades aidants en n’ayant pas pitié de lui, en évitant les questions indiscrètes et en évitant toute violence verbale ou physique. Il revient aussi sur la question de la fatigue et l’importance de ne pas être trop bruyant en classe, car cela peut être source de fatigue pour Donovan. Cette partie est un peu écourtée, car il y a eu l’alarme incendie. Nous finissons la journée donc assez rapidement. Lors de notre sortie de la classe, nous revenons sur la complexité de mettre en place ce type d’intervention dans des conditions de lycée par toujours optimale. Il faut donc savoir s’adapter à toutes les situations.
Bibliographie
Notes
- Le projet EMELCARA, financé par le Fonds social européen (2016-2019 ; 2019-2022) est porté par Eric Dugas avec une équipe pluridisciplinaire : Boujut, Ducros-Passebois, Guerchet, Hébert, Ridremont, Rollin, Rubi, Sivilotti, Veretout, etc.
- Ce sont des lieux qui sont sur le campus de l’hôpital, mais en dehors des lieux de soins.
- La loi 2013-660 du 22 juillet 2013 impose à chaque établissement de se doter d’un schéma directeur pluriannuel du handicap, adopté en Conseil d’Administration et dont le bilan d’exécution est présenté chaque année. Il définit la politique menée par les établissements en termes d’accueil, d’accompagnement et d’inclusion des personnes en situation de handicap.
- PAS CAP est un dispositif d’aide au retour en classe mis en place par Karyn Dugas avec un enseignant spécialisé du centre scolaire du CHU de Bordeaux. C’est un programme d’accompagnement personnalisé qui permet d’informer et de sensibiliser les professionnels de l’éducation et les élèves sur la maladie grave du jeune patient concerné. Ces interventions favorisent et préparent au mieux le retour en classe de l’élève malade, par des aménagements adaptés pour améliorer ses conditions de scolarité.
- L’importance des relations en public dans les interactions sociales : les comportements varient selon le regard de l’autre (Goffman, 1973).
- L’aplasie correspond à une « forte diminution des globules blancs, accompagnée d’une baisse des autres composants du sang (globules rouges et plaquettes). C’est un effet secondaire temporaire de certains médicaments de chimiothérapie. » (Institut national du cancer, s. d.).