Pendant que ce texte (livré en 2016) était en attente de publication, j’en ai présenté une version légèrement différente au séminaire “Antiquité territoire des écarts”, à Paris, le 14 novembre 2019, à l’invitation de Carole Boidin, Tristan Mauffrey, Maxime Pierre et Antoine Pietrobelli, avec Florence Dupont comme discutante. Je tiens à les remercier vivement des échanges très fructueux auxquels cette séance a donné lieu. Je me suis efforcée d’en tenir compte dans la version révisée de mon texte, en décembre 2020.
Dans Les ressuscités ou le pêcheur, qu’il publie dans les années 160 de notre ère, Lucien de Samosate raconte l’histoire d’un certain Parrhèsiadès qui n’est autre que l’un des nombreux masques de l’auteur lui-même1. L’intrigue est simple : irrités par les calomnies que Parrhèsiadès (“Monsieur Parler-Vraiˮ), alias Lucien, a proférés contre eux, les philosophes reçoivent la permission de revenir sur terre pour le punir. Pour imaginer cette situation cocasse, Lucien s’est inspiré des modèles de la Comédie Ancienne, en particulier d’Aristophane, tout en entremêlant allègrement les références, comme il a coutume de le faire. Le chœur vengeur des grands philosophes du passé finit par statuer que leur adversaire doit être soumis à un procès en bonne et due forme. Présidé par Philosophie en personne, le jury, qui comprend aussi Vérité, Justice et tous les philosophes “ressuscitésˮ, juges et parties du procès, s’adresse à Parrhèsiadès pour l’interroger sur sa patrie. Voici comment il répond :
Je suis Syrien, Philosophie, riverain de l’Euphrate. Mais qu’importe ? Je sais que certains de mes adversaires ici présents ne sont pas moins barbares de naissance (to genos) que moi. Mais le comportement (tropos) et la culture (paideia) n’ont rien à voir avec le fait d’être habitants de Soles, Chypre, Babylone ou Stagire. Quoi qu’il en soit ce ne serait pas un handicap à tes yeux d’être barbare par la langue (phônè) si l’on a manifestement le jugement (gnômè) droit et juste2.
Le Syrien riverain de l’Euphrate, qui revendique son appartenance à la paideia et sa capacité à parler vrai, c’est évidemment Lucien en première instance. Son œuvre est traversée d’allusions à ses origines syriennes et à son intégration dans l’Empire “gréco-romainˮ3. Selon ses habitudes, Lucien s’amuse même, dans les Histoire vraies, de son “handicapˮ, selon un renversement dont il a le secret ; il en vient ainsi à faire d’Homère un Babylonien nommé Tigrane4. La Seconde Sophistique, il est vrai, marque l’épanouissement d’une paideia cosmopolite qui tend à brouiller les paramètres identitaires : qu’importe si l’on est Syrien ou Chypriote, qu’importe si l’on est barbare de naissance, ce qui compte, désormais, par-delà la voix que l’on émet, c’est le comportement, la culture, le jugement qui permettent de qualifier une personne. Le texte de Lucien semble opposer, d’une part, des données de “natureˮ (le lieu où l’on naît, le genos auquel on appartient, la langue dans laquelle on s’exprime) et, d’autre part, des données de “cultureˮ (le tropisme, le jugement, la culture), pour mieux dépasser cette opposition résumée en une brève apostrophe : alla ti touto ? Que faire de ces schémas archaïques ? Une telle interrogation n’est pas propre à Lucien et plonge ses racines dans l’époque hellénistique, lorsque, suite aux conquêtes d’Alexandre, un new deal culturel se met progressivement en place au Proche-Orient5. L’œuvre de Méléagre de Gadara, un Syrien lui aussi, qui vécut longuement à Tyr, avant de s’établir en Grèce s’inscrit dans cette dynamique. Son parcours, ses écrits donnent à voir un poète cosmopolite, capable d’utiliser la langue et la culture grecques comme une caisse de résonnance pour les références issues de son milieu d’origine. Il va donc nous permettre d’approcher ces transformations et d’appréhender le multilinguisme comme paramètre central de l’émergence de nouvelles identités.
Méléagre dans son environnement
Située au-delà du Jourdain, à une centaine de kilomètres de la côte phénicienne, Gadara (actuellement Umm Qeis en Jordanie) est une des dix cités de la Décapole. Située aux confins de la Transjordanie, Gadara n’en a pas moins produit des intellectuels de renom, au point qu’on en dressait la liste6. Outre Méléagre, dont il va être question ci-dessous, on signalera le cas de Théodore, le précepteur de Tibère, l’un des spécialistes de rhétorique les plus appréciés de son temps, auteur d’un traité en trois volumes Sur des questions de prononciation (phônais) et d’un autre, en deux volumes Sur la similarité des dialectes et sa démonstration, des ouvrages qui donnent à voir une extraordinaire appropriation de la langue grecque et de toutes ses ramifications et finesses de la part d’un Syrien de la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère. Gadara est aussi la cité natale de Philodème, le célèbre philosophe épicurien, né vers 110 a.C., donc pratiquement contemporain de Méléagre7, qui quitta sa cité natale pour suivre les enseignements de l’épicurien Zénon de Sidon à Athènes, avant de rejoindre Rome et la Campanie. Ménippe, le philosophe cynique, si cher à Lucien, qui avait été esclave, est également un enfant de Gadara, au IIIe siècle a.C.8. Lui aussi aurait quitté sa Syrie natale pour exercer ses talents en divers lieux, notamment à Thèbes. On mentionnera encore Oinomaos de Gadara, philosophe cynique du milieu du IIe siècle de notre ère, ainsi qu’Apsinès le rhéteur, au siècle suivant9. Avec des orientations très différentes et des itinéraires personnels très variés, ces intellectuels issus de Gadara donnent à voir une sorte de pépinière, au-delà du Jourdain. L’approche prosopographique des milieux intellectuels syro-palestiniens mise en œuvre par J. Geiger confirme le fait que ces marges de l’Empire romain faisaient pleinement partie de l’“hellénismeˮ, entendu au sens d’une koinè culturelle qui implique la langue, les genres littéraires, le style, les références et modèles, bref tout l’arsenal de la paideia. Pourtant, comme nous allons le voir pour Méléagre, certains de ces outsiders avaient grandi en parlant araméen ou phénicien, ce qui n’empêchait pas ces pepaideumenoi syriens ou palestiniens, comme ce fut le cas de Théodore, d’intégrer les grands circuits de mobilité intellectuelle et d’y exceller. Ils se déplaçaient avec aisance et succès depuis leur région d’origine en direction d’Athènes, Rome, Alexandrie, Tyr ou Antioche. Cette adhésion résolue à l’horizon cosmopolite d’une culture partagée n’interdit nullement d’entretenir un sentiment d’appartenance et même de fierté par rapport à la “petite patrieˮ, pour reprendre l’expression de Plutarque au sujet de Chéronée, d’où l’on provient et rayonne. Un patriotisme “localˮ s’exprime dans leurs écrits, qui s’avère parfaitement compatible avec la culture “globaleˮ dominante. L’articulation entre ce niveau global et les micro-identités, comme les décrit Tim Withmarsh10, semble même un enjeu majeur.
C’est vers le milieu du IIe siècle a.C. que Gadara voit naître Méléagre. Avec lui, nous nous situons donc à l’époque hellénistique, à un moment où, en Méditerranée orientale, la présence de Rome se renforce et le pouvoir des héritiers d’Alexandre, Séleucides et Lagides, sans cesse en guerre, n’en finit pas de s’affaiblir. La fragilité du cadre politique n’empêche nullement ces régions de rayonner sur le plan culturel bien au-delà de leurs propres frontières. Le père de Méléagre est connu sous le nom grec d’Eukratès, mais cette information seule ne nous apprend pas grand-chose sur le milieu dans lequel Méléagre a grandi puisque la pratique des noms doubles est bien connue dans le Proche-Orient hellénistique. À l’époque, la ville de Gadara est aux mains des Séleucides depuis soixante-dix ans environ, et elle a pris le nom grec de Séleucie. Quelques années après la naissance de Méléagre, en 102 a.C., après un long siège, elle est conquise par Alexandre Jannée, le grand-prêtre de Jérusalem, promoteur d’un plan d’extension territoriale et de judaïsation des confins de la Judée porté par la dynastie hasmonéenne11. Cette politique, marquée par l’appropriation des terres, les exils forcés et même la réduction de certains habitants à l’esclavage, fit probablement fuir une partie de l’élite de Gadara12. Méléagre et Philodème furent de ceux qui s’éloignèrent alors de Gadara. La ville chrèstomousia, “qui cultive les Musesˮ13, selon les termes de Méléagre, vit donc son poète partir pour Tyr, où il séjourna sans doute longuement et se forma dans des cercles poétiques locaux, avant qu’il ne se rende ensuite à Cos où il finit ses jours. Le reste de sa biographie et de ses activités littéraires demeurent dans l’ombre14. Il est surtout connu pour avoir pratiqué une poésie amoureuse qu’il regroupa dans la célèbre Couronne ou Guirlande (Stephanos), que l’on date de 100 a.C. environ et qui contient 132 épigrammes en langue grecque. Il ne me revient pas, dans le cadre de cette étude, de m’attarder sur les qualités intrinsèques de la poésie de Méléagre – les travaux de K. Gutzwiller font autorité en cette matière – mais plutôt de m’interroger sur l’image du multiculturalisme qu’elle renvoie. Car, à travers des références à son propre itinéraire comme par le biais d’allusions aux horizons dans lesquels s’inscrit idéalement son œuvre, Méléagre apporte un témoignage très intéressant, original et éclatant, sur les questions d’affiliation, d’appartenance et d’identité15.
Méléagre ou l’hellénisation en question
L’élégie initiale explique que le recueil est une “couronne tressée de poètesˮ, pas moins de quarante-six, chacun représenté par une fleur, un fruit ou une plante. C’est bien une anthologie de poèmes grecs que nous propose Méléagre, dont la démarche poétique allie tradition et création. Les plus anciens des poètes retenus remontent, en effet, au VIIe siècle a.C., tandis que les plus récents sont de “jeunes poussesˮ, y compris les “perce-neigeˮ (leukoia) de Méléagre lui-même, fleurs précoces, fragiles et audacieuses. Son entreprise connut un succès considérable et servit ensuite de modèle à l’Anthologie Palatine. Méléagre tresse, au sein de sa guirlande, divers fils poétiques et diverses traditions pour produire un objet littéraire bariolé, une synthèse dont l’éclectisme est pleinement assumé. Faut-il y voir la métaphore de sa propre expérience culturelle ? Élevé dans un milieu multilingue, entre l’araméen de Palestine, le phénicien de Tyr, l’hébreu des Hasmonéens et le grec des Séleucides, sans oublier le latin de Pompée qui, en 63 a.C., rendit à Gadara une relative autonomie – Pompée avait un affranchi, Démétrios, originaire de cette ville16 –, Méléagre a logiquement choisi le grec pour sa production littéraire, sans pour autant renoncer à son propre héritage culturel. Il ne gomme pas les détours et les aspérités de son parcours, en particulier dans les quatre épitaphes qu’il rédige pour lui-même17. Leur valeur récapitulative, l’affichage identitaire qu’elles impliquent, la dialectique paradoxale qu’elles instaurent avec un lecteur imaginaire semblent particulièrement révélatrices d’un paysage culturel d’une grande subtilité et complexité, un paysage “tresséˮ dans lequel la langue grecque, véhicule d’une macro-identité, apparaît dans le même temps comme un medium mis au service des micro-identités locales.
Avant d’entrer dans l’analyse des textes autobiographiques de Méléagre, clarifions brièvement quelques présupposés de cette enquête et plus généralement de mon approche du Proche-Orient hellénistique, que j’ai abordé, voici quelques années, par le biais du cas phénicien18. La conquête de ces régions par Alexandre le Grand, à partir de 334 a.C., ne constitue pas, à mes yeux, une rupture nette, même si le récit qu’en donnent les sources grecques et latines amplifie l’effet de mutation dû à l’apport culturel des Grecs, chargés de porter la “civilisationˮ aux Barbares. Dans les faits, les évolutions culturelles, l’ouverture vers le monde grec et vers un horizon cosmopolite étaient sensibles dès l’époque perse, voire avant, étant donné la projection méditerranéenne qui caractérise les royaumes phéniciens dès l’époque archaïque. Par ailleurs, les logiques d’interaction culturelle qui sont à l’œuvre en Phénicie comme en Syrie à l’époque hellénistique ne peuvent être ressaisies dans le cadre étroit d’une “hellénisationˮ ou “acculturationˮ, comme s’il s’agissait d’un processus unilatéral, uniforme et généralisé, subi passivement par des populations locales conquises. Dans le sillage des travaux de Marshall Sahlins, Serge Gruzinski et Richard White19, notamment, j’ai défendu l’idée que la réception et l’appropriation de nouveaux “produitsˮ culturels, même dans un cadre d’impérialisme politique, ce qui est bien le cas avec Alexandre, n’affaiblissent que temporairement les cultures indigènes et contribuent, une fois les chocs métabolisés, à l’émergence de paysages culturels inédits, fruits de négociations, compromis et stratégies. Une telle analyse, qui insiste sur le “travail culturelˮ et sur le rôle actif, créatif, des diverses parties en présence, a le mérite de souligner la centralité de l’action humaine (agency), même dans un cadre de domination politique et militaire qui limite son autonomie. Dans ces processus, les élites sociales jouent un rôle majeur de passeurs entre les différentes propositions culturelles, en activant des stratégies ostentatoires de médiation et de distinction sociale qui recourent aux produits de la “modernitéˮ comme marqueurs de statut et de rang, et qui les transmettent pour redynamiser les échanges entre les différents groupes en présence. Même si personne ne peut totalement s’affranchir des contraintes sociales en particulier de l’autorité étatique, certains individus ou groupes enclenchent des processus de résilience qui remodèlent les identités et débouchent sur un new deal culturel. Dans ces processus, la mètis, l’artifice, la manipulation, le jeu trouvent aisément leur place. Le cas de Méléagre va nous en apporter la preuve. Nous nous concentrerons sur les quatre textes qu’il a rédigés pour dire, après sa mort, ce qu’il fut, quelle identité ou ethnicité un poète originaire de Gadara, qui a vécu à Tyr et qui est décédé à Cos, veut donner à voir à la postérité. Quels paramètres culturels a-t-il choisi d’afficher pour dire qui il a été ? Examinons successivement les quatre formulations.
Variations sur le thème de l’identité
AP VII 416
“Méléagre, fils d’Eukratès, je contiens, Étranger, celui qui à l’Amour
et aux Muses mêla les Grâces au doux langage.ˮ
Chargé de nombreuses années, j’ai gravé ceci sur une plaque devant ma tombe,
car celui qui est voisin de la vieillesse n’est pas loin d’Hadès.
Mais, si tu m’adresses un salut à moi le vieux babillard,
puisses-tu de même atteindre la vieillesse babillarde !ˮ
Εὐκράτεω Μελέαγρον ἔχω, ξένε, τὸν σὺν Ἔρωτι
καὶ Μούσαις κεράσανθ᾽ ἡδυλόγους Χάριτας.
πουλυετὴς δ᾽ ἐχάραξα. τάδ᾽ ἐν δέλτοισι πρὸ τύµβου:
γήρως γὰρ γείτων ἐγγύθεν Ἀίδεω.
ἀλλά µε τὸν λαλιὸν καὶ πρεσβύτην προτιειπὼν
χαίρειν εἰς γῆρας καὐτὸς ἵκοιο λάλον.
L’apostrophe lancée au xenos, l’étranger de passage pris à témoin par le défunt ou par la tombe elle-même, est habituelle dans les épitaphes20, mais on va voir qu’elle autorise, dans les textes suivants, un jeu subtil sur l’identité culturelle. Ici, le poète se contente de souligner son affiliation aux Charites et au doux langage de la poésie. La seconde épigramme est plus riche pour les problématiques qui nous occupent.
AP VII 417
“Une île est ma nourrice : Tyr ; pour patrie attique,
j’ai eu Gadara chez les Assyriens ;
fils d’Eukratès, moi Méléagre, j’ai éclos avec les Muses,
rival d’abord des Grâces Ménippées.
Si je suis Syrien, quoi d’étonnant ? L’unique patrie, étranger, c’est le monde
que nous habitons ; un seul Chaos a engendré tous les mortels.ˮ
Nᾶσος ἐµὰ θρέπτειρα Τύρος: πάτρα δέ µε τεκνοῖ
Ἀτθὶς ἐν Ἀσσυρίοις ναιοµένα, Γάδαρα:
Εὐκράτεω δ᾽ ἔβλαστον ὁ σὺν Μούσαις Μελέαγρος
πρῶτα Μενιππείοις συντροχάσας Χάρισιν.
εἰ δὲ Σύρος, τί τὸ θαῦµα; µίαν, ξένε, πατρίδα κόσµον
ναίοµεν: ἓν Θνατοὺς πάντας ἔτικτε Χάος.
Le début du poème met en place une géographie toute personnelle qui entrelace plusieurs réalités expérimentées par Méléagre, comme si la vie du poète était elle-même une “tresseˮ. Tyr, qu’il place en tête, contre la chronologie, l’a nourri sur le plan culturel puisque c’est là qu’est éclos le poète. On notera que Tyr n’était plus une île depuis la conquête d’Alexandre en 332 a.C. et le terrible siège imposé par le Macédonien, soit deux siècles auparavant. Sa puissante et farouche identité insulaire s’était cependant imposée dans les mémoires, même après la construction du môle et le rattachement au continent21. Désormais presqu’île, Tyr cultivait, avec Méléagre, le souvenir prestigieux de sa gloire passée, celle du “Rocherˮ (tel est le sens de Ṣr, “Tyrˮ, en phénicien) primordial, ce “navire de toute beautéˮ qui domina les mers selon le somptueux témoignage d’Isaïe et d’Ezéchiel22. Gadara, quant à elle, est qualifiée de “patrie attique chez les Assyriensˮ (avec le rapprochement délibéré entre Atthis et en Assyrois). Gadara est donc comparée à Athènes, pour mieux souligner son rayonnement culturel, mais aussi sa capacité à assimiler les modèles grecs, à s’inscrire dans une prestigieuse tradition qui imprègne toute la koinè intellectuelle, du Proche-Orient séleucide à l’Égypte lagide. On sent poindre un certain orgueil dans cette qualification : elle a beau être située aux confins de l’Empire, au-delà du Jourdain, elle n’en est pas moins un centre culturel qui compte et qui, grâce à ses artistes et ses penseurs, s’est élevé à la hauteur d’Athènes elle-même, la référence par excellence. Trois lignes plus bas, Méléagre se définit cependant comme Syrien, ce qui pourrait sembler contradictoire avec la localisation de Gadara “chez les Assyriensˮ23. Par-delà les facilités métriques, N. Andrade a bien montré que Méléagre utilise “Assyrienˮ, comme le font généralement les sources séleucides, pour distinguer les Syriens araméophones (Assyroi) des Syriens descendants des colons grecs (Syroi). En d’autres termes, même si Gadara est bien une cité sémitique, peuplée de personnes parlant araméen (“assyrienneˮ), Méléagre, pour sa part, en se désignant comme “Syrienˮ, revendique une appartenance à l’hellénisme et même à l’atticisme, combinant ainsi identité (native) et ethnicité (construite).
C’est précisément le patronage des Muses, qu’il mentionne juste après avoir évoqué Gadara assyrienne et attique, qui lui permet de clamer son appartenance à un hellénisme universel, référence partagée par tous les pepaideumenoi de l’époque hellénistique et romaine, par-delà les origines et les localismes. Mais cette appartenance, précisément, donne lieu, dans la suite du poème à un échange sur le mode interrogatif, avec le passant destinataire du message. Comme si, après avoir affirmé sa pleine adhésion à l’hellénisme, Méléagre imaginait les objections que cela pourrait susciter. “Si je suis Syrien, quoi d’étonnant ?ˮ, ti to thauma, lance Méléagre, dont Lucien, dans le passage cité en ouverture, semble s’inspirer. Faut-il s’étonner, en d’autres termes, du tressage d’identités, de cultures et de langues, que les quatre premiers vers évoquent si brillamment ? Le terme de thauma, “merveilleˮ, “miracleˮ, mais aussi “stupeurˮ24, permet à Méléagre, le temps d’une interrogation percutante, d’endosser le rôle d’un xenosimaginaire qui lit son épitaphe et est stupéfait de ce qu’il découvre. Par cette apostrophe (ti to thauma), Méléagre se met en quelque sorte dans la peau d’un “vraiˮ Grec, pourtant qualifié de xenos, surpris de tant d’habileté poétique loin de la Grèce, étonné de l’existence d’une Attique assyrienne, déconcerté par un Syrien ami des Muses. Méléagre, par sa question, qui crée un effet de mise en abyme, s’étonne à son tour de l’étonnement du xenos grec, preuve s’il en est qu’on est bien dans un subtil jeu de miroirs identitaire. Le monde n’est plus, comme jadis, divisé entre Grecs et Barbares ; les anciens cadres de pensée ont sauté et sont désormais obsolètes. Avec des accents dignes du stoïcisme, auquel se rattachait notamment Philodème de Gadara, Méléagre proclame le dépassement des frontières, le cosmopolitisme du “citoyen du mondeˮ, l’appartenance à un univers partagé. Dans la formule de Cicéron25, le cosmopolitisme se définit, en ces termes : “Il faut regarder tout ensemble le monde comme une cité unique appartenant en commun aux dieux et aux hommesˮ. Les Cyniques eux aussi, en particulier Diogène, ont défendu une vision cosmopolite du monde, mais kata phusin, et non kata nomon, c’est-à-dire en dehors du cadre civique fait de conventions, donc de contraintes26. La suite du texte de Méléagre révèle de fait son adhésion à une vision cosmique de la raison universelle27. Reprenant les mêmes mots que ceux qu’il a, quelques vers plus haut, utilisés pour Gadara, le poète décrit sa nouvelle patrie et utilise la première personne du pluriel pour souligner les effets du jeu d’échelle : je suis né à Gadara, nous habitons le même monde. Le kosmos est devenu la patrie de tous les mortels, quel que soit l’horizon d’où ils proviennent, quelle que soit l’ethnicité dont ils se réclament. Or, pour que ces hommes venus de diverses patries se comprennent, pour qu’ils se rencontrent, ils ont besoin du grec, des Muses, de la poésie, véhicule et caisse de résonnance d’une koinè sans frontières, dans laquelle la qualification même de xenosperd son sens et se fond.
Pour ces vers d’une virtuosité rare, Méléagre s’est certainement inspiré de Zénodote le Stoïcien, probablement disciple de Diogène, qui vécut au IIIe siècle a.C. et qui, dans l’épigramme qu’il consacra à Zénon de Kition, le fondateur du stoïcisme, écrivait ceci28 :
“Si ta patrie est phénicienne, où est le mal ?
De là Cadmos aussi était originaire, grâce à qui la Grèce possède une page d’écriture.ˮ
Eἰ δὲ πάτρα Φοίνισσα, τίς ὁ φθόνος ;
Ἧς καὶ ὁ Κάδµος κεῖνος ἀφ’ οῦ γραπτὰν Ἑλλὰς ἔχει σελίδα.
Le “reprocheˮ teinté de jalousie ou d’envie, le phthonos adressé au Phénicien de Chypre qu’était Zénon, a fait place à la “stupéfactionˮ mêlée d’admiration, le thauma, mais le message est similaire : la culture n’est plus, et en fait n’a jamais été, l’apanage de la Grèce. Que serait la culture sans l’écriture, don des Phéniciens, voisins des Syriens ? Le renversement de perspective est éloquent.
C’est donc un jeu d’échelles et de rôles complexe que met en scène le texte de Méléagre, une cartographie identitaire paradoxale dans laquelle “Athènes n’est plus dans Athènesˮ pour parodier la célèbre expression de Corneille dans Sertorius (1662 : “Rome n’est plus dans Rome ; elle est toute où je suisˮ). En brouillant les identités, les repères et les frontières, Méléagre parle d’un monde nouveau dont il est activement partie prenante et au sein duquel les cartes ont été redistribuées. Le cosmopolitisme dont le poète de Gadara et de Tyr se revendique passe par l’hellénisme, car c’est bien la langue grecque qui permet le “miracleˮ (thauma) dont il est question. Le lecteur d’aujourd’hui, comme celui d’hier, reste étourdi face au dialogue imaginaire entre un xenos, qui est en fait un Grec, et un véritable étranger, un xenos assyrien et syrien à la fois, totalement hellénophone, qui maîtrise à la perfection l’outil qui ouvre les portes du kosmos. Ce jeu époustouflant sur les identités en dit long sur un univers que la qualification moderne d’“helléniséˮ appauvrit irrémédiablement. Certes le grec s’y impose comme une référence incontournable, certes Athènes est l’horizon ultime, mais l’un et l’autre sont dilués dans un Empire au sein duquel les marges revendiquent la même dignité culturelle que le centre.
Dans la troisième épigramme funéraire, Méléagre utilise en partie les mêmes ingrédients : Gadara, sa ville natale, “première patrieˮ, Tyr, citée sacrée et hospitalière, mais il ajoute Cos qui lui attribue une citoyenneté supplémentaire29, tandis que les Muses et les Grâces font de lui un être d’exception. La maîtrise du grec apparaît comme un outil qui permet à la fois le partage et l’élection, l’universalisme et la distinction30.
AP VII 418
“L’illustre ville de Gadara fut ma première patrie.
Ma vie d’homme s’est écoulée dans la cité hospitalière et sacrée de Tyr.
Lorsque je parvins à la vieillesse, c’est Cos, la nourrice de Zeus,
qui m’a élevé comme un fils adoptif des Méropes.
Les Muses, avec quelques élus, m’ont paré moi, Méléagre, fils d’Eukratès,
des Grâces Ménippées !ˮ
πρώτα µοι Γαδάρων κλεινὰ πόλις ἔπλετο πάτρα,
ἤνδρωσεν δ᾽ ἱερὰ δεξαµένα µε Τύρος:
εἰς γῆρας δ᾽ ὅτ᾽ ἔβην, ἁ καὶ ∆ία θρεψαµένα Κῶς
κἀµὲ θετὸν Μερόπων ἀστὸν ἐγηροτρόφει.
Μοῦσαι δ᾽ εἰν ὀλίγοις µε, τὸν Εὐκράτεω Μελέαγρον
παῖδα, Μενιππείοις ἠγλάισαν Χάρισιν.
La quatrième et dernière épigramme en l’honneur et en souvenir de Méléagre va nous permettre d’observer plus concrètement encore le multilinguisme et le multiculturalisme à l’œuvre dans sa poésie.
AP VII 419
“Marche doucement, étranger : chez les gens de bien le vieillard
repose et dort d’un sommeil mérité,
le fils d’Eukratès, Méléagre, qui l’Eros aux douces larmes,
et les Muses aux Grâces riantes assembla.
Tyr , la divine infante, a fait de lui un homme et la terre sacrée de Gadara
mais c’est l’aimable Cos des Méropes qui, sur le tard, nourrit sa vieillesse.
Maintenant, si tu es Syrien, salam ; si tu es Phénicien,
naidios ; et si tu Grec, chaire. Et réponds de même.ˮ31
ἀτρέµας, ὦ ξένε, βαῖνε: παρ᾽ εὐσεβέσιν γὰρ ὁ πρέσβυς
εὕδει, κοιµηθεὶς ὕπνον ὀφειλόµενον,
Εὐκράτεω Μελέαγρος, ὁ τὸν γλυκύδακρυν Ἔρωτα
καὶ Μούσας ἱλαραῖς συστολίσας Χάρισιν
ὃν θεόπαις ἤνδρωσε Τύρος Γαδάρων θ᾽ ἱερὰ χθών
Kῶς δ᾽ ἐρατὴ Μερόπων πρέσβυν ἐγηροτρόφει.
ἀλλ᾽ εἰ µὲν Σύρος ἐσσί, Σαλάµ: εἰ δ᾽ οὖν σύ γε Φοῖνιξ,
Ναίδιος: εἰ δ᾽ Ἕλλην, Χαῖρε: τὸ δ᾽ αὐτὸ φράσον.
Le triptyque Gadara, Tyr, Cos se retrouve ici affiché pour résumer le parcours du poète que la sollicitude divine accompagne à chaque étape. L’interlocuteur du poète disparu est un xenos, un “étrangerˮ, effrayé sans doute par l’ultime destination du poète itinérant, le royaume des morts, destination finale de tous les êtres humains. Méléagre le rassure en plaçant son existence sous le signe des Muses et des Grâces, et en se plaçant parmi ceux qui méritent le titre d’eusebès. La fin du poème souligne son cosmopolitisme à travers une formule de salutation tout à fait originale. C’est en effet en trois langues que le passant est apostrophé : en syrien (entendre : araméen), phénicien et grec, les trois langues qui ont marqué l’itinéraire et construit l’identité de Méléagre. Le xenos qui lit l’épitaphe est invité à faire de même, c’est-à-dire à s’exprimer dans sa ou ses langues32. Gadara, Tyr et Cos, les trois étapes majeures de la vie de Méléagre, sont aussi trois cultures, trois langues qu’il s’est appropriées et qu’il utilise, si l’on peut dire, jusqu’à son dernier souffle. Ces différentes identités culturelles, symbolisées chacune par un mot dans la langue du “cruˮ, ces différentes patries et affiliations sont parfaitement cumulables. Elles ont même produit, en la personne de Méléagre, un ami des Muses, un protégé des dieux. Dans le cadre d’un monde qui, sur le plan cultuel aussi, en vertu des ressources plurielles des polythéismes, est habitué à combiner, à “tresserˮ ou “tisserˮ plutôt qu’à choisir ou opposer, les paramètres anciens de la paideia, qui conduisaient à opposer Grecs et Barbares, sont définitivement révolus. Les Muses sont partout : à Athènes et Cos, certes, mais aussi à Gadara et Tyr. Elles inspirent les poètes grecs, mais aussi syriens, assyriens, phéniciens qui saluent dans leur langue native et composent dans un grec élégant et subtil. Si, au IIe siècle a.C., l’araméen et le phénicien sont en recul, il ne fait pas de doute que ces langues étaient encore connues et pratiquées entre Gadara et Tyr33. On se souviendra, par exemple, du fait que le corpus épigraphique d’Oumm el-Amed, un bourg situé à une vingtaine de km au sud de Tyr, corpus dédicatoire et funéraire daté du IIIe-IIesiècle a.C., est entièrement en phénicien34. Même si le grec semble s’imposer largement parmi les élites urbaines – comme le révèle la fameuse inscription de Diotimos de Sidon vers 200 a.C.35 –, on recourt encore au phénicien, quoique maladroitement, au gymnase d’Arados, à côté du grec, pour vénérer Hermès et Héraclès, en 25/24 a.C.36 Dans l’île de Cos, en outre, où Méléagre a terminé sa vie, on connaît plusieurs inscriptions bilingues, dont la célèbre dédicace à Aphrodite-Astarté émanant de Diotimos, le fils du roi de Sidon Abdalonymos, et datant du dernier quart du IVe siècle a.C.37. La même île a livré une inscription bilingue en grec et nabatéen, ainsi qu’une autre inscription en grec et palmyrénien, l’une et l’autre publiées dans les années 30 du siècle dernier par G. Levi della Vida et datées du Ier siècle a.C.38. Le plurilinguisme était donc une réalité à chaque étape du parcours de Méléagre.
Rien ne me semble donc s’opposer à envisager, dans le chef de Méléagre, en accord avec son épitaphe, un trilinguisme et un triculturalisme, reflet de son itinéraire personnel autant que du kosmos dans lequel il inscrivait son activité de poète. L’affichage de sa triple compétence linguistique, comme le montre en particulier la deuxième formulation de son épitaphe, va bien au-delà d’une simple donnée biographique : elle dessine un programme, un credo culturel et même philosophique, celui d’un universalisme dans lequel les identités locales, loin de se dissoudre, sont amplifiées, exaltées, comme chaque instrument au sein d’une symphonie. Du reste, en invitant le passant à répondre sur le même mode, Méléagre ne prétend pas que tout le monde soit en mesure de s’exprimer en plusieurs langues, mais plutôt que chacun, avec son propre bagage linguistique et culturel, adhère au nouveau modèle de “citoyen du mondeˮ. La guirlande des tropismes, des idiomes, des accents sert à couronner une patrie nouvelle et partagée, dont l’hellénisme est en quelque sorte l’espéranto et la caisse de résonnance39. Le chœur des langues et des cultures conflue dans la koinè, le grec de tous, qui sert à transcrire, tant bien que mal, le salut au passant en syrien et en phénicien : salam et naidios. Le grec bénéficie donc d’un statut particulier – et en ce sens on peut parler d’“hellénisationˮ –, au sein d’un monde métissé et, aux yeux de certains en tout cas, fier de l’être. C’est sans doute pour cette raison que Méléagre et son père Eukratès portent des noms grecs, de même que, dans la petite colonie d’émigrés orientaux de Cos, on rencontre Nikè d’Antioche, Nikandros et Isidora de Tyr, Damas et Drimon de Sidon. En filigrane de ces noms grecs, on croit parfois deviner des stratégies d’équivalence avec le phénicien, mais il n’empêche que, dans l’affichage public, y compris dans la dimension mémorielle et éminemment sociale du sèmafunéraire, on opte pour ces noms bien grecs, qui permettent de se fondre dans le grand kosmos partagé, dans la patrie universelle, sans pour autant renoncer à vanter les mérites des “petites patriesˮ successives où l’on a grandi.
Salam renvoie certainement à une forme nominale (plutôt que verbale) dérivée de la racine šlm (shelam/shalam),qui était utilisée en araméen pour les formules de salutation dans les documents épistolaires, comme c’est déjà le cas à Éléphantine au VIe-Ve siècle a.C.40 Elle signifie “Paix !ˮ, comme Shalom en hébreu. La version syriaque de l’Évangile de Matthieu (Mt 26,49) traduit le grec khaire par šlm, en utilisant la même équivalence que le texte de Méléagre. L’emploi de šlm est banal dans les formules de salutation des défunts gravées sur les tombes nabatéennes, soit avant la mention du nom, soit à la fin du texte41. Dans l’inscription RÉS 1401, le lecteur de l’épitaphe est béni lui aussi : “Paix à X, fils d’Y, et devant Dushara et tous les dieux, (évoqué) pour le bien ! Paix pour le lecteur !ˮ Le tombeau devient en quelque sorte un lieu de communication et d’échange entre le défunt et celui qui lui rend visite : en évoquant la bonne mémoire du mort, le passant reçoit à son tour la bénédiction des dieux et la paix. C’est le même cercle vertueux que Méléagre invoque, en s’inspirant peut-être de formules sémitiques familières au natif de Gadara. Chaire n’est pas à proprement parler une traduction de šlm, mais un équivalent tout à fait pertinent. Quant au phénicien naidios, il s’avère plus intrigant et est apparu très tôt comme une crux pour les éditeurs. Transcrit ναὶ διός par certains éditeurs (“par Zeusˮ), ce qui est absurde pour une salutation en phénicien, il est interprété comme Ἀυδονίς, c’est-à-dire un syntagme signifiant “que mon Seigneur viveˮ42. En vérité, le passage doit être corrompu et rend impossible l’accès à la forme phénicienne. Les formules funéraires phéniciennes, qui sont assez stéréotypées, ne comprennent pas d’interlocutions typiques qui, à l’instar de šlm, permettraient au mort et à son visiteur de communiquer pour le plus grand bien de chacun43. Il est à craindre que le troisième terme de l’équation invoquée par Méléagre reste à jamais inconnu.
En guise de conclusion
Méléagre, à travers sa Guirlande, ouvre une fenêtre aussi séduisante qu’intéressante sur l’univers multiculturel et polyglotte dont il se revendiquait, entre expérience vécue et fiction littéraire. Dans le colophon du dernier poème de son Anthologie, il proclame, avec une fierté non dissimulée, qu’il a “établi son trône aux bornes de la cultureˮ : σύνθρονος ἵδρυµαι τέρµασιν εὐµαθίας44. Les terres syro-phéniciennes, cet espace liminal dans la vision traditionnelle, hellénocentrée, de l’ethnographie grecque, cet espace barbare jusqu’à ce qu’Alexandre y apporte la “civilisationˮ, règnent désormais, elles aussi, souverainement sur l’eumathia. Tyr, jadis qualifiée par Isaïe de “dispensatrice de couronnesˮ45, est, au IIe siècle, après avoir connu la fureur de la conquête gréco-macédonienne, la plus belle fleur de la guirlande que tresse Méléagre, le siège d’une royauté nouvelle, d’un humanisme souverain qui n’a rien à envier à la Grèce. Par la voix de Méléagre, les Syriens et les Phéniciens, les “Orientauxˮ de tout poil, revendiquent crânement leur affiliation à la koinè hellénistique et une place légitime dans le concert des nations cultivées, héritières du lignage de Cadmos, l’inventeur de l’écriture46. Si, dans le cadre que le poète de Gadara et Tyr nous donne à voir, les notions de centre et de périphérie sont complètement repensées, il n’empêche qu’en adoptant l’hellénisme comme outil de création et de communication, Méléagre adhère à la culture dominante et s’intègre dans une matrice qui le valorise, sans le dénaturer. Par sa démarche anthologique, il s’inscrit dans la prestigieuse chaîne poétique grecque, initiée par les Muses, mais il en transgresse les frontières géographiques et chronologiques.
Une telle attitude trouvera des prolongements dans l’universalisme romain et dans le mouvement intellectuel que l’on appelle la seconde sophistique. C’est précisément dans ce cadre qu’un autre Syrien, Lucien de Samosate, met en scène Parrhèsiadès, le Syrien des bords de l’Euphrate, demandant à la Philosophie si son origine est un argument contre lui : “Mais où est le problème ?ˮ (ἀλλὰ τί τοῦτο;), dit-il, si je suis Syrien, et il poursuit : “que t’importe que l’on ait un accent barbare, pourvu que la doctrine soit conforme à la raison et à la justice.ˮ
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Notes
- Pour une présentation de l’œuvre, voir la notice de la CUF : Lucien, Œuvres. Opuscules 26-29, 2008, 109-122. Sur les références à la Comédie ancienne, voir Orfanos 2005, 25-33.
- Lucien, Les ressuscités ou le pêcheur 19-20, traduction de J. Bompaire (CUF) : Σύρος, ὦ Φιλοσοφία, τῶν Ἐπευφρατιδίων. ἀλλὰ τί τοῦτο; καὶ γὰρ τούτων τινὰς οἶδα τῶν ἀντιδίκων µου οὐχ ἧττον ἐµοῦ βαρβάρους τὸ γένος· ὁ τρόπος δὲ καὶ ἡ παιδεία οὐ κατὰ Σολέας ἢ Κυπρίους ἢ Βαβυλωνίους ἢ Σταγειρίτας. καίτοι πρός γε σὲ οὐδὲν ἂν ἔλαττον γένοιτο οὐδ´ εἰ τὴν φωνὴν βάρβαρος εἴη τις, εἴπερ ἡ γνώµη ὀρθὴ καὶ δικαία φαίνοιτο οὖσα.
- Veyne 2005.
- Histoires vraies, 2.20. Cf. Courrent 2011, 21-34.
- Sur cette notion et son application en particulier au paysage religieux de la Phénicie hellénistique, voir Bonnet2014.
- Cf. Strabon 16.2.29. Seule Ascalon a donné lieu à une liste similaire. Sur l’importance de ces creusets d’hellénisme en Orient, voir récemment Geiger 2014, en particulier 58-59 et 70. Sur les limites géographiques que Geiger assigne à son étude (la Palestine ainsi que Gadara), voir p. 11.
- Fitzgerald 2004, 343-397.
- Cf. Geiger 2014, 29.
- Ibidem, respectivement 29-30 et 15-16.
- Sur cette notion et les jeux d’échelle qu’elle permet d’observer, voir Whitmarsh 2010.
- Voir Flavius Josèphe, AJ, 13.356, 14.75 ; BJ, 1.86 et 155.
- Cf. Weber 1996.
- Peek, GVI, 1, 1070, 3.
- Gutzwiller 1997, 1998, 1998a, 2013, 2014, 2015.
- Voir en particulier Gutzwiller 2013, sur les enjeux liés à l’“ethnicityˮ.
- Flavius Josèphe, AJ, 14.4.75.
- Sur ces textes, voir Rashed 2013. Je remercie Florence Dupont pour cette référence.
- Bonnet 2014.
- Pour le détail, voir Bonnet 2014.
- On la trouve même dans l’épigraphie de Gadara comme le note déjà Luz 1988, avec la mention d’un dierchomenos. Luz voit en Callimaque et Léonidas de Tarente des modèles possibles pour Méléagre dans l’usage de cette convention pour introduire dans l’épigramme des éléments autobiographiques.
- Bonnet 2020.
- Is 23 ; Ez 27-28.
- Andrade 2014.
- Voir notamment Hunzinger 2001. On doit à cette auteur plusieurs travaux sur la notion de thauma, ainsi qu’une thèse soutenue en 1997 sur le thème “Thauma : l’étonnement et l’émerveillement dans l’épopée grecque archaïqueˮ (Paris IV, sous la direction de J. Jouanna).
- De legibus, 1.23.
- Sur le cosmopolitisme stoïcien et cynique, voir Gonzales 2018.
- Rashed 2013, 62-63, voit, dans la référence au chaos, une pointe d’épicurisme.
- AP, VII, 117, 5-6. Sur ces textes : Höschele 2013, 19-32. Sur Zénodote le Stoïcien, voir RE X/A, 1972, col. 49.
- Sur la communauté d’expatriés orientaux à Cos et les traces épigraphiques de leur présence, voir Sherwin-White 1978, 246-247 et Luz 1988, 225-226.
- Ici aussi Rashed 2013, 60, propose une traduction un peu différente : “mais ce sont les Muses qui, avec quelques élus, moi Méléagre fils d’Eucratès parèrent comme leur enfant des Grâces ménippées”. Dans ce cas, comme dans le précédent, Rashed croit identifier une pointe d’anti-hellénisme, ce qui s’approche de mon interprétation. Et il ajoute à bon escient : “Encore ce terme est-il déjà presque trop fort. Il s’agit plutôt, à chaque fois, de rabattre gentiment le caquet des Grecs, si enflés de naïves certitudes.”
- Rashed 2013, 59, traduit un peu différemment. Il estime en effet que “le dernier δ’ est pourvu d’une forte valeur adversative et ne se réfère pas à l’ensemble du distique, mais seulement au membre de phrase qui précède immédiatement, où Méléagre salue le Grec de Cos. Méléagre veut bien dire ‘bonjour’ au Grec dans sa langue, mais à condition que celui-ci lui ait la politesse de lui répondre en lui rendant son χαῖρε.ˮ. Il suggère donc la traduction suivante : “Allons ! si tu es Syrien, salam, si tu es Phénicien, audonis ; si tu es Grec, enfin, je te donne le bonjour – mais rends-le moi !ˮ. J’avoue préférer m’en tenir à la traduction initiale, sans rompre l’unité que forment les trois salutations.
- Voir Luz 1988, 222-231.
- Pour l’évolution du phénicien à l’époque hellénistique et romaine, et ses derniers témoignages, voir Briquel-Chatonnet 1991 et 2012.
- Cf. Bonnet 2014, 307-326. Voir Nouveau choix d’inscriptions grecques, Paris 2005, n° 35, p. 174-177.
- Ibidem (avec toutes les références).
- IGLS VII 4001.
- Cf. ΚΑΙ 5 (2002), n 292 ; SEG 36, 758 ; IG XII/4, 546. Voir récemment Amadasi Guzzo 2013, 163-176, en part. p. 153-158.
- Levi della Vida 1938-1946, 139-148 ; Id. 1939, 883-886.
- Cette idée est très bien exposée par Bowersock 1990, 7, au sujet de l’hellénisme de l’Antiquité tardive, en Orient : “Hellenism was a language and culture in which peoples of the most diverse kind could participate. That is exactly what makes it remarkable. (…) It was a medium not necessarily antithetical to local or indigenous traditions. On the contrary, it provided a new and more eloquent way of giving voice to them.ˮ
- Cf. Crawford 1992 ; Schwiderski 2000, 130-137, 142-145, 164-173 ; Doering 2012, en particulier pour les documents d’Éléphantine : 29-44.
- Cf. Healey 2009, 58-59 ; Répertoire d’épigraphie sémitique (RÉS) III, 1380, 1384, 1387, 1388, 1392, 1395, 1401-8, 1417, 1422, 1425-7, 143I, 1433, 1435, 1444, 1446-8 (avant le nom) ; 1393, 1396 (à deux reprises), 1397, 1398, 1409, 1414-6, 1430 (82), 1438, 144 (à la fin). Sur le contexte religieux, voir Healey 2001 ; Alpass2013.
- Interprétation proposée déjà par Scaliger qui s’inspirait audacieusement d’un passage du Poenulus de Plaute, 3.22. Sur toutes ces options, voir Luz 1988.
- Sur ces formules, voir Pucciarini 1993 ; Ribichini 2004.
- Anthologie Palatine XII, 257.
- Is 23.8.
- Sur l’importance du personnage de Cadmos et des réseaux de parenté qui relient Phéniciens et Grecs à travers lui, voir Bonnet 2014.