La commune girondine de Langoiran abrite dans la plaine inondable de la Garonne, au lieu-dit le Castéra, les vestiges d’un site fossoyé qui fut sans doute le premier château de Langoiran abandonné dans le courant du XIIIe siècle au profit d’une nouvelle forteresse édifiée sur les coteaux dominant la vallée. Les fouilles en cours depuis 2007 confirment les données des sources écrites qui mentionnent l’existence d’un castrum à Langoiran dès la première moitié du XIIe siècle1. Ces différentes campagnes de fouille ont permis la mise au jour du mobilier classique des résidences aristocratiques de cette époque : objets liés à l’équipement du cheval, à la guerre, à la chasse ou encore au jeu2. L’analyse complète des restes fauniques a fait l’objet d’une étude spécifique dont les résultats sont présentés dans ce volume3.
C’est dans l’un des espaces bâtis de l’enclos castral (PCE 1125, Fig. 1), et plus précisément dans l’US 1279 appartenant à la phase 3a, plus ancienne phase d’occupation du site repérée à ce jour et attribuée au XIIe siècle, qu’a été découvert un pion de trictrac en matière dure animale à décor figuratif (obj-1279-01). Nous suivons ici les conclusions des travaux de Luc Bourgeois4 sur le sujet qui propose d’associer ce type de pion au jeu de trictrac plutôt qu’à un jeu de mérelle, ce que semble confirmer la découverte, sur le site, de fragments de flèches décorées appartenant à un tablier de trictrac. Les différentes découvertes de pions de jeu connues sont réalisées à partir de bois de cerf, de mandibules de bœuf et d’ivoire d’éléphants et de morses. Le diamètre de ces objets varie de 20 à 60 mm5. Plusieurs types de décors sont observés sur ces pions : les décors figuratifs représentant un bestiaire réel ou fantastique6, des signes du zodiaque7, des représentations bibliques8 ou mythologiques9, ou encore des scènes de la vie quotidienne10. Des décors géométriques sont également identifiés sous la forme gravures de rosaces4, de séries d’ocelles11 ou de cercles concentriques4.
Le pion du Castéra, sculpté en réserve, porte un décor inédit relevant d’un bestiaire réaliste représentant deux quadrupèdes adossés cernés par une bordure de trois lignes concentriques, et dont l’identification reste ouverte.
Ce pion de trictrac et l’ensemble du mobilier en matière dure animale découvert à Langoiran a fait l’objet d’une modélisation 3D afin d’observer avec une plus grande finesse leurs décors et les traces laissées par les étapes de la fabrication de ces objets mais aussi d’en obtenir une représentation 3D permettant de disposer d’une image virtuelle et de limiter leur manipulation (Fig. 2). La virtualisation du matériel archéologique peut être réalisée de plusieurs manières, en fonction de l’objectif de recherche associé. La méthode retenue pour ce jeton a été la modélisation par photogrammétrie, qui possède plusieurs avantages pour ce type de travail : une grande flexibilité de précision, un équipement minimal pour l’acquisition, une flexibilité logicielle permettant la création d’un modèle optimisé pour chaque objectif (analyses de reliefs, visualisation web, orthophotographie).
Le jeu de 122 photographies utilisé pour réaliser le modèle 3D du jeton a été acquis avec un appareil Nikon D7200, un objectif Micro Nikkor 105 mm. L’acquisition a été optimisée, d’abord en créant un contexte lumineux homogène, ensuite en utilisant un format d’image spécifique (ayant subi moins de traitements numériques que le format standard jpeg), et enfin en utilisant un trépied et une commande à distance (pour éviter le flou inhérent à la photographie macro sur de longs temps de pose). Le modèle 3D, réalisé avec le logiciel Agisoft Photoscan, a été par la suite modifié pour une utilisation dynamique en ligne12. Dans le cas du pion aux “lévriers”, le modèle 3D réalisé montre avec précision la finesse de la sculpture. Les différents jeux de lumières disponibles permettent d’apprécier les moindres détails de l’objet ainsi que les différentes profondeurs des incisions (Fig. 2).
Le pion est confectionné à partir d’un bois de cerf, prélevé au niveau de la meule (Fig. 3). On peut encore distinguer des restes de pierrures sur ses bords et, sur sa face inférieure, de la spongiosa est apparente. Le pion décrit un cercle quasi parfait avec un diamètre variant de 47,7 mm à 49,0 mm, pour une épaisseur de 6,1 mm à 6,3 mm et un poids de 13,6 g.
Seule la face supérieure est décorée, le revers du jeton est lisse. Deux carnivores sont représentés en bas-relief, de profil et adossés, en contact au niveau du garrot. La présence de colliers fait immédiatement penser à des chiens, probablement de chasse, bien que le côté tacheté fasse penser à un léopard. En effet, de la broderie de Bayeux au livre de chasse de Gaston Fébus, l’iconographie médiévale représente la plupart du temps le chien de chasse équipé d’un collier. Les deux individus sont en position soumise avec la tête basse, les pattes semi-fléchies et la queue entre les pattes arrière. Les nombreux détails représentés – dessin de l’œil, creux de l’oreille, taches du pelage, doigts des pattes – (Fig. 4) témoignent de la précision et de la finesse d’exécution de l’objet dont le décor rappelle l’importance de certains types de chiens dans la vie aristocratique. Il est vrai que plusieurs exemples de pions de trictrac sont confectionnés avec une grande finesse, entre autres les exemplaires conservés au Victoria & Albert Museum de Londres, au Metropolitan Museum de New-York ou encore au Louvre10, mais ce sont majoritairement des scènes bibliques ou mythologiques. Des quadrupèdes figurent bien sur des pions du castrum d’Andone13, du château de Mayenne14 ou encore du Calvaire de Poitiers15, mais ils ne présentent pas autant de détails anatomiques que sur le pion du Castéra. Bien que notre exemplaire s’inscrive dans le corpus des pions de trictrac au décor d’un bestiaire réaliste, en l’état de nos recherches, nous n’avons trouvé aucun motif comparable parmi les différents pions déjà publiés.
L’identification spécifique de l’animal représenté est plus délicate. La robe tachetée, la forme des oreilles et la longueur de la queue sont des arguments pour l’attribution au léopard, d’autant que sa présence est attestée dans les ménageries princières au Moyen Âge16. Néanmoins, le profil crânien et la longueur du cou diffèrent des critères morphologiques de cette espèce. De plus, la panthère est un animal puissant et musculeux alors que le profil du bas-relief montre plutôt un animal svelte. Nous avons donc orienté nos recherches vers les chiens de chasse. Si la forme du museau, le profil du corps ainsi que les taches du pelage rappellent celui d’un braque, la longueur du cou et surtout de la queue, de même que la forme des oreilles, ne concordent pas. En revanche, le profil général de l’animal, la forme des oreilles, la longueur du cou et de la queue, font penser à un lévrier, chien de chasse très prisé des élites médiévales. Par ailleurs, l’angulation très marquée au niveau du coude et du talon de l’animal, l’extrémité recourbée de la queue, ainsi que la morphologie de la tête, est assez courante dans la représentation de ce type de chien au Moyen Âge (Fig. 5). Seule la robe mouchetée pouvait poser un problème mais il s’avère que ce type de pelage, bien qu’assez rare, soit présent dans l’éventail des robes de cette race canine (Fig. 6) ; il est possible que la rareté de cette caractéristique ait volontairement été choisie par le sculpteur, rajoutant ainsi une note fantastique à l’animal de ce pion.
Le fragment d’un second exemplaire d’un pion très comparable et partiellement brûlé, a été découvert dans la cour de l’enclos castral (cou1156, obj-1008-06) (Fig. 7). Le support utilisé – le bois de cerf –, la courbure, les dimensions et le mode de façonnage, sont identiques à ceux du pion précédent. Deux têtes animales et une main humaine sont représentées en bas-relief (Fig. 7). La spongiosa y est également visible en face inférieure. Le diamètre estimé est de 48 à 49 mm, pour une épaisseur de 5,9 à 6,0 mm.
Au vu du caractère fragmentaire de ce pion il est impossible à ce jour de proposer une identification précise des animaux représentés même si les têtes visibles rappellent, surtout pour celle de gauche, les représentations du pion précédent.
Ces deux pions appartiennent à un ensemble de 12 pièces travaillées en os ou bois de cerf directement lié au jeu, composé de cinq pions, cinq dés et de deux probables fragments de flèche et de placage de table de jeu17 (Fig. 8). Les trois autres pions découverts sont en os et présentent sur leur face supérieure un décor géométrique. L’objet 1077-03 propose un décor composé de deux cercles concentriques. L’espace situé entre les deux cercles est paré d’un motif à chevrons. À l’intérieur du cercle central est tracé, un semblant de rosace et des segments en chevrons dans l’espace séparant les boucles (Diam. = 44,4 à 45,6 mm ; Ép. = 6,3 à 8,3 mm). Un exemplaire très proche a été découvert à Pineuilh18.
L’objet 1007-03, altéré en surface et dont un fragment est manquant, présente un décor très similaire à l’objet précédent : deux cercles concentriques entre lesquels sont gravés des motifs à chevrons. Le dessin central de la rosace est plus abouti que sur le pion précédent (Diam. = 43,2 à 43,8 mm ; Ép. = 4,2 à 5,1 mm).
Le dernier pion de jeu (obj-1021-33) est orné d’une frise de 18 ocelles, comprise entre deux cercles concentriques, rappelant les exemplaires d’Andone13 (Diam. = 33,5 à 34,6 mm ; Ép. = 2,1 à 5,1 mm).
Les deux probables fragments de flèches de table de jeu sont confectionnés à partir d’une côte de bœuf. Ces éléments de placage qui présentent des perforations permettant leur fixation par des rivets portent un décor de chevrons très bien visible sur l’exemplaire 1224-09 (L = 78,8 mm ; l = 17,6 mm ; Ép. = 1,7 à 2,1 mm) et très difficile à déterminer car en partie effacé sur l’objet 1025-09 (L = 109,4 mm ; l = 14,0 mm ; Ép. = 1,7 à 2,1 mm). Il existe plusieurs exemplaires de comparaison dont ceux du château de Mayenne14 et de Saint-Denis19. Sur l’élément de placage (obj-1025-09), le décor, moins marqué, est constitué de segments au motif en “vague” et de segments positionnés en chevrons, dont deux rejoignent un trou de rivet (L = 109,4 mm ; l = 14,0 mm ; Ép. = 1,7 à 2,1 mm).
Une série de 5 petits dés à jouer cubique en os complètent le corpus des objets liés au jeu. Ce sont des dés “vrais” (1 opposé au 6, 2 au 5 et 3 au 4) sur lesquels la ponctuation est constituée d’ocelles doubles20.
Bien que nous n’ayons pas encore trouvé d’éléments de facture totalement similaire aux deux pions présentant le décor d’un bestiaire réaliste, notre corpus semble s’inscrire dans celui des pions de jeu découverts majoritairement en contexte castral entre les XIe et XIIe siècles21. Le décor inédit du pion aux lévriers nous renvoie à l’omniprésence du chien dans les sociétés aristocratiques médiévales et à son association à la chasse.
Bibliographie •••
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- Béal, J.-C. et Dureuil, J.-F. (1996) : La tabletterie gallo-romaine et médiévale. Une histoire d’os. Catalogue d’art et d’histoire du musée Carnavalet, tome XI, Paris.
- Bourgeois, L. (2001-2002), “Pièces de jeu et milieu aristocratique dans le Centre-Ouest de la France (Xe-XIIe siècles)”, Aquitania, 18.
- Bourgeois, L. (2009) : Une résidence des comtes d’Angoulême autour de l’an Mil : le castrum d’Andone (Villejoubert, Charente), publication des fouilles d’André Debord, 1971-1995, Caen.
- Buffière, É. (2015) : Vivre dans une résidence aristocratique au XIIIe s, Étude du petit mobilier du site du Castéra, Langoiran (33), mémoire de master 2 d’archéologie, sous la direction de Sylvie Faravel, Université Bordeaux Montaigne, 2015.
- Buquet, T. (2011) : “Le guépard médiéval, ou comment reconnaître un animal sans nom”, Reinardus, 23, 12-47.
- Chandevau F. (2002) : “La motte castrale de Boves (Somme). Tabletterie et petits artefacts (Xe-XVIe siècles)”, RAP, 1-2, 25-71.
- Chandevau F. (2007) : “La tabletterie”, in : Prodéo, F., dir., Pineuilh (33) ‘La Mothe’, vol 2B – Zones 1a et 1b, RFO, Inrap Grand Sud-Ouest.
- Faravel, S. (2014) : “Le site du Castéra, commune de Langoiran (Gironde)”, in : Bourgeois, L. & Rémy, C., dir., Demeurer, défendre, paraître. Orientations récentes de l’archéologie des fortifications et des résidences aristocratiques médiévales entre Loire et Pyrénées. Colloque organisé par le CESCM et le SRA Poitou-Charentes, et la ville de Chauvigny, Chauvigny, 14-16 juin 2012, Chauvigny, 351-367.
- Faravel, S., dir. (2015) : Le castrum du Castéra (commune de Langoiran, Gironde). Rapport de fouille programmée 2014, SRA Aquitaine.
- Goret, J.-F. (1997) : “Le mobilier osseux travaillé découvert sur le site du ‘Vieux-Château’ de Château-Thierry (Aisne). IXe-XIIe siècles”, RAP, 3-4, 101-136.
- Goret, J.-F. et Poplin, F. (2016) : “Les pièces de jeu médiévales découvertes sur le site du château de Mayenne”, Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 192-203.
- Grandet, M. et Goret, J.-F., dir. (2012) : Échecs et trictrac. Fabrication et usages des jeux de tables au Moyen Âge, Catalogue de l’exposition présentée du 23 juin au 18 novembre 2015 au musée du château de Mayenne, Paris.
- Grappin, S., Grappin, H. et Rollier, G. (1980-1981) : “Les recherches à Saint-Romain : archéologie, histoire, ethnologie”, Mémoires de la Commission des Antiquités du Département de la Côte-d’Or, 32, 100-108.
- Jonquay, S. (2012) : “Archéologie du jeu de tables”, Histoire et images médiévales, 28, 46-54.
- Meyer-Rodrigues, N. et Wyss, M. (1991) : “Un jeu de tables du XIIe siècle provenant de Saint-Denis”, Archéologie médiévale, 21, 103-113.
- Stewart, I. J. et Watkins, M. J. (1984) : “A 11th-Century bone tabula set from Gloucester”, Notes and News, Medieval Archaeology, 28, 185-190.
Notes
- Sous la direction de Sylvie Faravel, cf. notamment Faravel 2014 et 2015.
- Aubourg & Josset 2003 ; Béal & Dureuil 1996 ; Bourgeois 2009 ; Chandevau 2002 ; Grappin et al. 1980-1981.
- Cf. Renou et al. 2020.
- Grandet & Goret 2012.
- Id.
- Bourgeois 2001-2002 ; Goret & Poplin 2016.
- Stewart & Watkins 1984.
- Bourgeois 2001-2002 ; Jonquay 2012 ; Stewart & Watkins 1984.
- Jonquay 2012 ; Stewart & Watkins 1984.
- Jonquay 2012.
- Bourgeois 2009 ; Goret 1997.
- http://ausonius.u-bordeaux-montaigne.fr/services/ausohnum-annuaire/hn3d?langoiran_jeu.
- Bourgeois 2009.
- Goret & Poplin 2016.
- Bourgeois 2001-2002.
- Buquet 2011.
- Buffière 2015.
- Chandevau 2007.
- Meyer-Rodrigues & Wyss 1991.
- Objet 1037-03 : L = 5,8 mm ; l = 5,7 mm ; H = 5,5 mm ; Objet 1037-04 : L = 6,4 mm ; l = 6,2 mm ; H = 6,1 mm ; Objet 1067-05 : L = 7,7 mm ; l = 7,6 mm ; H = 6,6 mm ; Objet 1021-34 (brisé) : L = 7,0 mm ; l = 8,8 mm ; Objet 1025-03 : L = 7,6 mm ; l = 7,5 mm ; H = 7,4 mm.
- Voir en particulier Bourgeois 2001-2002 ; Grandet & Goret 2012.