Introduction1
Dans la comédie ancienne, les vêtements constituent un élément indispensable de la mise en scène et du jeu des acteurs : costumes et accessoires (masques, rembourrages, phallus postiches) devaient permettre aux spectateurs d’identifier immédiatement les personnages sur scène et de reconnaître leur nature comique2. Cet usage du vêtement ne naît certes pas avec le théâtre attique : dans la poésie épique et lyrique d’époque archaïque, il est possible de repérer plusieurs exemples où la tenue vestimentaire d’un personnage est révélatrice de son identité et de son statut3. Or, si l’on examine les différentes fonctions des vêtements dans la comédie ancienne, il est inévitable de se confronter à un certain nombre d’écueils, inhérents aux spécificités du texte théâtral et aux conditions mêmes de transmission des œuvres dramatiques dans l’Antiquité4. Outre la nature lacunaire de la tradition, qui nous a transmis seulement onze pièces entières d’Aristophane sur un corpus comique beaucoup plus vaste, il faut mentionner la pénurie de sources contenant des informations sur les typologies de costumes et leurs utilisations scéniques. En effet, à l’exception du témoignage tardif de l’Onomasticon de Pollux (IIe s. p.C.)5, nous ne disposons que de références éparses issues des pièces elles-mêmes et, parfois, de témoignages iconographiques. De plus, lesdites traces textuelles ne correspondent qu’à une minorité de cas particuliers, à savoir ceux où la présence et la manipulation d’un vêtement ou d’un accessoire sont verbalisées pour attirer l’attention des spectateurs. À cela, il faut ajouter l’écart entre la parole de l’acteur et la réalité de la scène : les indications fournies par un personnage sur sa propre tenue vestimentaire ou sur celle d’un autre personnage correspondent-elles à une description fidèle ou bien à une déformation de la réalité ?
Ces problèmes herméneutiques sont plus que jamais présents lorsque l’on se penche – comme ce sera le cas dans cette étude – sur des extraits de comédies d’Aristophane caractérisés par la présence de figures de poètes contemporains de l’auteur et connus du public de ses comédies. Dans ces contextes, l’habillement du personnage acquiert un statut particulier, à la fois scénique et métapoétique, puisqu’il s’agit non seulement de transformer un poète réel en un personnage dramatique, mais aussi de mettre l’accent sur les spécificités de son œuvre dont on veut exploiter les ressorts comiques. À travers l’examen de deux passages emblématiques, concernant les poètes Euripide et Agathon, nous verrons comment l’emploi métapoétique du vêtement chez Aristophane contribue à véhiculer la parodie littéraire des poètes portés sur scène et à mener une réflexion plus large sur la nature et les objectifs de la création poétique. Notre analyse visera, dans un premier temps, à mettre en lumière la façon dont l’objet vestimentaire s’intègre aux techniques parodiques mises en œuvre par Aristophane dans la construction du portrait des poètes. Nous nous efforcerons ensuite d’explorer l’arrière-plan théorique de ces usages métapoétiques du vêtement, en parcourant les attestations de l’image vestimentaire en relation à la composition littéraire et en mettant en relief ses liens avec la notion de mimesis artistique dans les sources grecques du Ve et IVe s. a.C.
Vêtir les poètes : vêtements et parodie littéraire chez Aristophane
Euripide dans les Acharniens (v. 383-444)
Rappelons brièvement le contexte de la scène. Pour avoir conclu une paix individuelle avec les Lacédémoniens, Dicéopolis suscite les violentes représailles du chœur des Acharniens, qui accusent le personnage de traîtrise et s’apprêtent à le châtier à coups de pierre. Dicéopolis prend alors en otage un sac de charbon et menace de l’éventrer, en parodiant une scène célèbre du Télèphe d’Euripide qu’Aristophane reprendra aussi dans les Thesmophories (v. 689-764). Apeurés, les choreutes cèdent et se déclarent prêts à écouter Dicéopolis, lequel, avant de parler, souhaite néanmoins “revêtir l’habit le plus misérable qui soit” (ἐνσκευάσασθαί μʼοἷον ἀθλιώτατον, v. 384), pour susciter la pitié de ses auditeurs. Le chœur propose alors à Dicéopolis d’emprunter la coiffure d’Hiéronymos (v. 389-390) :
λαβὲ δʼ ἐμοῦ γʼἕνεκα παρʼ Ἱερωνύμου
σκοτοδασυπυκνότριχά τινʼ6 Ἄϊδος κυνῆν
“Prends, je le veux bien, moi, une coiffure empruntée à Hiéronymos, une tignasse aux poils sombres, épais et serrés, sorte de casque d’Hadès”. (trad. de Van Daele modifiée)
Ce personnage est identifié par les scholies aux v. 348-349 des Nuées comme le poète dithyrambique, fils de Xénophantès, qu’Aristophane raille pour ses penchants pédérastiques et sa pilosité7. La coiffure d’Hiéronymos est désignée par l’adjectif composé σκοτοδασυπυκνόθριξ, un hapax imitant le style dithyrambique, comme on en trouve souvent chez Aristophane8. Le terme inclut les notions d’obscurité (σκότος), de pilosité (δασύς), de densité (πυκνός) : la chevelure d’Hiéronymos est tellement hirsute qu’elle est capable de dissimuler les traits du visage, tout comme le casque d’Hadès a le pouvoir de rendre le dieu invisible9. Dans ce long composé, il est aisé de lire une référence moqueuse non seulement à l’apparence physique du poète, mais aussi aux caractéristiques de son style poétique : la coiffure d’Hiéronymos est à l’image d’un style boursouflé et d’une poésie obscure, dense, prolixe. L’accessoire que le chœur conseille à Dicéopolis a donc une double valeur, à la fois scénique et métapoétique : par la chevelure hirsute et le style obscur d’Hiéronymos, Dicéopolis pourra se rendre méconnaissable et inintelligible à ses adversaires.
Toutefois, la proposition du chœur ne rencontre pas la faveur du personnage, qui décide de se rendre directement chez Euripide afin d’emprunter le costume de l’un de ses héros tragiques. Se faisant rouler sur l’eccyclème (v. 408), Euripide fait son apparition sur scène. La première réaction de Dicéopolis contient une remarque signifiante sur l’attitude et la tenue vestimentaire du poète (v. 410-414) :
ἀναβάδην ποιεῖς,
ἐξὸν καταβάδην. οὐκ ἐτὸς χωλοὺς ποιεῖς.
ἀτὰρ τί τὰ ῥάκιʼ; εἰς10 τραγῳδίας ἔχεις
ἐσθῆτʼ ἐλεινήν; οὐκ ἐτὸς πτωχοὺς ποιεῖς.
“Tu composes les pieds en l’air, alors que tu pourrais les garder par terre. Ce n’est pas pour rien que tu crées des boiteux. Mais qu’est-ce que c’est que ces haillons ? C’est pour tes tragédies que tu portes cet habit pitoyable ? Ce n’est pas pour rien que tu crées des mendiants”.
La représentation d’Euripide entretient des liens significatifs avec le portrait de Socrate dans les Nuées11 : ces ressemblances – que nous ne pouvons pas détailler ici – apparentent le poète tragique à des figures d’outsiders, d’intellectuels hors normes. En outre, tout comme le passage sur Hiéronymos, on voit se profiler ici l’idée de la nécessaire correspondance entre les habitudes vestimentaires du poète et les personnages qu’il crée. En ce sens, l’étrange posture d’Euripide, défiant les hiérarchies spatiales, est à l’image du renversement de valeurs que le poète opère dans ses pièces : les pieds en l’air, alors qu’il pourrait les tenir par terre, Euripide ravale ses personnages tragiques au rang de boiteux et de misérables mendiants12.
En reprenant le même terme ῥάκιον, qu’il avait déjà employé au pluriel au v. 413 pour décrire l’accoutrement d’Euripide13, Dicéopolis explicite la raison de sa venue au v. 415 : il demande au poète tragique de lui donner la loque d’une pièce précise, mais dont il ne sait pas dire le titre (δός μοι ῥάκιόν τι τοῦ παλαιοῦ δράματος), pour prononcer une longue tirade (ῥῆσιν μακράν, v. 416) devant le chœur. La corrélation entre vêtement et production verbale est de nouveau mise en avant. Ainsi, le terme ῥῆσις, qui désigne de manière générale le discours et, plus spécifiquement, la tirade au théâtre, se charge de résonances métathéâtrales : en acquérant la loque de Télèphe, Dicéopolis veut se faire personnage euripidéen.
La requête de Dicéopolis est le point de départ d’un dialogue serré entre les deux personnages (v. 416-434), dialogue dans lequel, avec un effet comique de surenchère, Euripide fait étalage des guenilles ayant appartenu à différents héros éponymes de ses tragédies. Sont ainsi mentionnés, dans l’ordre, Œnée, Phénix, Philoctète, Bellérophon, jusqu’à arriver à Télèphe, le héros mendiant par excellence, dont Dicéopolis revendique le misérable costume. Non content d’avoir obtenu la guenille tant convoitée, le personnage demande de surcroît le bonnet mysien du héros, en accompagnant sa requête par une citation issue du Télèphe d’Euripide (v. 440-441). Les vers qui concluent la réplique de Dicéopolis sont révélateurs de la dimension métalittéraire de son nouvel accoutrement : en rompant momentanément l’illusion théâtrale, Dicéopolis fait écho aux vers du Télèphe déjà cités, pour insister sur la connaissance supérieure dont les spectateurs disposent par rapport au chœur (v. 442-444) :
τοὺς μὲν θεατὰς εἰδέναι μʼ ὅς εἰμʼ ἐγώ,
τοὺς δʼ αὖ χορευτὰς ἠλιθίους παρεστάναι,
ὅπως ἂν αὐτοὺς ῥηματίοις σκιμαλίσω.
“Les spectateurs savent qui je suis, tandis que les membres du chœur ici présents sont assez sots pour se faire duper par mes petites phrases”.
Si la réelle identité du personnage ne peut échapper au public avisé, le chœur des charbonniers acharniens, qui n’a pas assisté à son travestissement, pourra en revanche se laisser berner par les “petites phrases” de Dicéopolis déguisé en nouveau Télèphe14. Ces vers sont d’autant plus saisissants que Dicéopolis est le seul personnage qui parle souvent au nom d’Aristophane à l’intérieur de la pièce15. En outre, le diminutif ῥημάτια (v. 444) fait écho au terme ἐπύλλια, employé plus haut au v. 399 par le serviteur d’Euripide pour désigner les “versiculets” composés par son maître. Le travestissement de Dicéopolis en Télèphe est donc associé à l’acquisition d’une habileté verbale subtile, captieuse et manipulatrice, suggérée par la connotation péjorative du diminutif.
Il est donc possible de déceler une double dimension dans l’usage des loques euripidéennes par Aristophane. D’une part, la guenille de Télèphe acquiert une utilité dramaturgique dans l’intrigue de la pièce, puisque c’est dans ce déguisement que Dicéopolis parviendra à vaincre son adversaire Lamachos. D’autre part, les haillons d’Euripide et de ses héros deviennent un outil efficace de la caricature et de la parodie littéraires, en incarnant l’essence de l’art du poète tragique, consistant à déclasser ses héros au rang de mendiants et à réduire le style de la tragédie à des “versiculets” emplis de subtilités. La tendance d’Euripide à représenter des héros vêtus de haillons pour accentuer le pathos de ses pièces sera de nouveau pointée du doigt par Aristophane dans les Grenouilles16.
Agathon dans les Thesmophories (v. 130-167)
Commençons par rappeler brièvement le contexte de la scène. Au début de la pièce, Euripide, accompagné du Parent, se rend à la maison du poète tragique Agathon, dont sont connues les allures et les mœurs efféminées, afin de le persuader de se déguiser en femme et de s’introduire subrepticement au temple des Thesmophories, où se célèbrent les mystères en l’honneur des déesses Déméter et Perséphone, réservés uniquement aux femmes. Euripide espère ainsi qu’Agathon pourra intercéder en sa faveur lors de l’assemblée qui se tiendra dans le temple, au cours de laquelle les Athéniennes participant à la célébration des Thesmophories statueront sur le destin du poète tragique, accusé de médire des femmes dans ses pièces. De même qu’Euripide dans les Acharniens, Agathon fait son apparition sur scène en se faisant rouler sur l’eccyclème, sans sortir de sa maison : orné d’habits et d’accessoires féminins, le personnage chante un chœur tragique amébée, dans lequel, d’après les scholies au passage, il joue alternativement les rôles du coryphée et du chœur, composé de jeunes Troyennes (v. 102-129).
Le chant d’Agathon, caractérisé par des mètres ioniens, traditionnellement associés à une poésie molle et lascive17, suscite l’immédiate réaction du Parent, qui ne cache pas son excitation (v. 130-133). Ce dernier engage un dialogue avec Agathon, dans lequel les questions insistantes sur l’aspect physique du poète s’accompagnent d’avances et d’allusions obscènes (v. 134-145.). Les questions du Parent sur l’identité sexuelle d’Agathon sont immédiatement placées sous le signe de la paratragédie, puisque le personnage affirme vouloir interroger le poète à la manière d’Eschyle dans sa Lycurgie (v. 134-135)18. Cette tétralogie, comprenant les tragédies Édoniens, Bassarides, Neaniskoi et le drame satyrique Lycurgue, portait sur l’introduction du culte de Dionysos en Thrace, auquel tenta vainement de s’opposer Lycurgue, roi de la tribu thrace des Édoniens. Dans une scène fragmentaire des Édoniens, qui est citée par le Parent au v. 13619, Lycurgue faisait arrêter Dionysos et l’interrogeait sur son étrange apparence. La référence tragique a donc pour effet de favoriser une association immédiate entre Agathon et Dionysos, représenté comme un dieu androgyne dès la seconde moitié du Ve siècle20. Cela laisse supposer que la tenue d’Agathon ressemble à celle portée par Dionysos dans la scène des Édoniens.
Dans la série d’interrogatives qui suit (v. 137-142), le Parent insiste sur les détails de l’accoutrement d’Agathon, en nous fournissant ainsi une description indirecte du personnage, destinée à mettre en relief le brouillage sexuel suggéré par son aspect physique21. Cette confusion est symbolisée par l’assemblage inaccoutumé et presque contre nature – cf. v. 137 τίς ἡ τάραξις τοῦ βίου “quel est ce bouleversement de la vie ?” – d’objets et accessoires masculins et féminins dans la même personne, énumérés par couples antithétiques – un objet ou accessoire masculin avec un objet ou accessoire féminin – afin d’accentuer leur incongruité. Ainsi, la βάρβιτος, instrument à cordes proche de la lyre, est associée au κροκωτός (tunique jaune safran portée par les femmes à l’occasion de cérémonies ou de rencontres amoureuses) ; la λύρα22 au κεκρύφαλος (résille qui servait à cacher les cheveux) ; la λήκυθος (fiole à huile, utilisée par les athlètes pour s’oindre le corps) au στρόφιον (bandeau pour soutenir le sein) ; le κατόπτρον (miroir, accessoire féminin par excellence) au ξίφος (épée, attribut viril). Les vers conclusifs du Parent (v. 144-145) contiennent in nuce les principes esthétiques qui seront énoncés par Agathon dans la réplique suivante : face au silence du poète, les caractéristiques de son chant sont les indices les plus fiables pour pouvoir reconnaître son identité sexuelle.
La réplique d’Agathon aux v. 146-152 élude l’agressivité sexuelle du Parent en déplaçant le débat sur le terrain de la création poétique :
Αγ. ὦ πρέσβυ πρέσβυ, τοῦ φθόνου μὲν τὸν ψόγον
ἤκουσα, τὴν δʼ ἄλγησιν οὐ παρεσχόμην·
ἐγὼ δὲ τὴν ἐσθῆθʼ ἅμα γνώμῃ φορῶ.
χρὴ γὰρ ποιητὴν ἄνδρα πρὸς τὰ δράματα
ἃ δεῖ ποιεῖν, πρὸς ταῦτα τοὺς τρόπους ἔχειν.
αὐτίκα γυναικεῖʼ ἢν ποιῇ τις δράματα,
μετουσίαν δεῖ τῶν τρόπων τὸ σῶμʼ ἔχειν.
“Ô vieillard, vieillard, j’ai entendu le blâme de l’envie, mais la souffrance, je ne l’ai pas ressentie. Pour ma part, je porte le costume qui va avec mon esprit. Car il faut qu’un poète ait des manières conformes aux pièces qu’il compose. Par exemple, si l’on compose des pièces pour femmes23, il faut que le corps participe de leurs manières”.
Aristophane prête au personnage d’Agathon un ton proche de celui du vrai poète : la formulation alambiquée qui ouvre sa réplique aux v. 146-147 parodie le style du poète tragique, connu pour ses antithèses et ses obscurités de langage proches du style dithyrambique24. Dans les vers qui suivent, Agathon s’adonne à une apologie de son apparence : loin d’être contre nature, sa tenue s’avère être la plus appropriée pour quelqu’un qui, comme lui, compose des pièces ayant trait aux femmes. Agathon expose ainsi une conception artistique qui repose sur une étroite correspondance entre, d’une part, l’apparence physique et l’esprit (ἑσθής et γνωμή) du poète et, d’autre part, sa production poétique et ses manières (δράματα et τρόποι). Cette conformité est une condition essentielle pour que le poète puisse se mettre à la place des personnages représentés sur scène, aussi bien physiquement que mentalement (v. 149-152)25.
Agathon poursuit son explication : lorsque les qualités intrinsèques du poète ne suffisent pas à le rendre conforme à l’objet de sa poésie, celui-ci doit essayer d’atteindre le plus possible cette conformité en se servant de la μίμησις (v. 156) :
ἃ δʼ οὐ κεκτήμεθα, μίμησις ἤδη ταῦτα συνθηρεύεται
“Ce que nous ne possédons pas, c’est par la mimesis que nous pouvons l’attraper”.
Le substantif μίμησις, qui n’est pas attesté dans la tragédie, apparaît ici pour la première fois dans un contexte lié à la création dramatique26. Quel que soit le sens à attribuer à ce terme dans le passage, la tenue vestimentaire d’Agathon devient ici un instrument de la mimesis : pour composer des pièces à femmes, il faut revêtir des habits féminins27.
En vertu de ces principes, continue Agathon, ce serait en contradiction avec l’art des Muses (cf. ἄμουσος au v. 159, litt. “étranger aux Muses”, donc “dissonant, discordant”) qu’un poète soit “grossier” et “velu” (ἀγρεῖον… καὶ δασύν, v. 160)28. Pour démontrer cela, Agathon s’appuie sur des références poétiques illustres : sont ainsi cités en exemples les poètes lyriques Ibycos de Région (VIe s. a.C.), Anacréon de Téos (VIe s. a.C.) et Alcée de Mytilène (VIIe-VIe s. a.C.), ainsi que le poète tragique Phrynichos (début Ve s. a.C.). La représentation de ces poètes, donnée au v. 163, est conforme aux principes qui viennent d’être exposés : Ibycos, Anacréon et Alcée ἐμιτροφόρουν τε καὶ διεκλῶντʼ Ἰωνικῶς “portaient la mitre et avaient une allure gracieuse, à l’ionienne” (v. 163). Le verbe μιτροφορέω, attesté uniquement dans ce passage, se rattache à la μίτρα, terme désignant un bandeau pour la tête typiquement ionien, considéré comme un signe d’élégance. Quant à l’adverbe Ἰωνικῶς, comme l’indique la scholie au passage, il faut ici l’entendre au sens d’ἁβρῶς, “mollement”, ce qui confirme l’association traditionnelle de l’Ionie à l’idée de raffinement et de mollesse. Dépeints comme des poètes aux allures et aux mœurs efféminées, Ibycos, Anacréon et Alcée sont cités comme des auteurs de poésie homoérotique, ce qui ne concerne qu’une partie de leur œuvre29. Par ailleurs, la mention conjointe des trois poètes est attestée par d’autres sources, qui citent également Ibycos, Anacréon et Alcée en tant qu’auteurs d’éloges de jeunes garçons30. Quant au poète tragique Phrynichos, Agathon se limite à mentionner la beauté de son physique et de son costume, naturellement reflétée par la beauté de ses pièces.
Agathon conclut sa tirade en exposant un dernier principe théorique : ὅμοια γὰρ ποιεῖν ἀνάγκη τῇ φύσει “il est nécessaire de composer des pièces semblables à sa propre nature” (v. 167). Dans ce passage, les commentateurs ont remarqué un glissement logique peu clair par rapport aux vers qui précèdent : si, auparavant, il était dit que le poète devait se conformer le plus possible, par son apparence physique et ses manières, aux personnages de ses pièces, maintenant on affirme que c’est la nature individuelle du poète qui doit fournir le modèle auquel conformer ses compositions. Il y a donc un renversement du principe de la correspondance entre auteur et œuvre, probablement dans un but comique31.
Comme nous pouvons le constater, le motif du vêtement est central dans cette scène, à plusieurs égards. D’abord, il permet de construire le portrait poétique d’Agathon, en insistant sur l’ambiguïté sexuelle du personnage et sur sa propension à composer des pièces pour femmes. L’insistance sur les habits féminins d’Agathon est bien sûr liée à leur importance dramaturgique : l’intrigue de la pièce va reposer sur le déguisement féminin du Parent, emprunté à Agathon. Dans le même temps, Agathon fait de sa tenue vestimentaire la démonstration même du principe du mimétisme artistique, en s’appuyant sur d’autres exemples de poètes lyriques (Ibycos, Anacréon, Alcée) et tragiques (Phrynichos). L’évocation élogieuse des mêmes poètes dans d’autres extraits d’Aristophane32 laisse entendre que la cible principale de la parodie demeure ici Agathon, raillé pour ses mœurs efféminées et son style artificieux. Le portrait d’Alcée, Ibycos et Anacréon fourni par le poète est certes orienté et instrumentalisé pour servir les propos du personnage ; dans le même temps, cette représentation devait s’appuyer sur des éléments facilement reconnaissables par le public de l’époque. À cet égard, les critiques ont souligné les correspondances entre le portrait d’Agathon dans les Thesmophories et la représentation d’Anacréon dans plusieurs vases attiques du Ve siècle, où le poète figure en habits ioniens dans un contexte symposiaque33. Cela suggère qu’Aristophane reprend des éléments préexistants de la réception des poètes lyriques à Athènes au Ve siècle, qu’il contribue à renouveler et à répandre.
Les nombreuses analogies entre les deux scènes des Thesmophories et des Acharniens n’ont pas échappé à l’attention des commentateurs, qui ont mis en évidence les ressemblances dans la construction des portraits d’Euripide et Agathon et dans le rôle crucial de pourvoyeurs du déguisement du héros comique joué par les deux personnages34. Comme nous l’avons vu, l’habillement des poètes est aussi le signe extérieur illustrant le postulat de l’interchangeabilité entre l’auteur et son œuvre. Aristophane fait des vêtements des poètes un instrument fécond pour réfléchir sur la nature, les ressources et les objectifs de la création poétique. Cette réflexion a des échos dans d’autres sources d’époque classique : en effet, non seulement l’idée de mimesis apparaît indissociable de la création artistique entre le Ve et IVe s. a.C.35, mais aussi – comme nous allons le voir – l’image vestimentaire est souvent appliquée au domaine esthétique et devient le vecteur d’une réflexion sur les pouvoirs de la parole.
“Dévêtir la parole” : vêtements et création littéraire entre le Ve et IVe siècle
Pseudo-Épicharme, fr. 280 K.-A.
L’association entre image vestimentaire et poésie est présente dans le fr. 280 K.-A. (= fr. 23 B 6 D.-K.), un texte attribué dans l’Antiquité au poète comique sicilien Épicharme (VIe-Ve s. a.C.), mais placé par les éditeurs modernes parmi les Pseudepicharmeia, en raison d’un passage d’Athénée (14.648d) qui mentionne “des hommes qui composèrent les poèmes attribués à Epicharme”, en donnant une liste d’auteurs et de titres36. Dans le fragment en question, la persona loquens emploie la métaphore vestimentaire pour envisager la postérité qui sera réservée à ses vers (v. 3-5) :
καὶ λαβών τις αὐτὰ περιδύσας τὸ μέτρον ὃ νῦν ἔχει,
εἷμα δοὺς καί πορφυροῦν, λόγοισι ποικίλας καλοῖς
δυσπάλαιστος αὐτὸς ἄλλους εὐπαλαίστους ἀποφανεῖ
“Quelqu’un prendra [mes paroles], les dévêtira du mètre qu’elles ont aujourd’hui, leur donnera un vêtement de pourpre brodé de beaux mots et, désormais imbattable, révélera la faiblesse des autres en les battant aisément”.
Comme on peut le voir, le mètre est conçu comme un habit dont un sujet anonyme dévêtira les paroles du locuteur pour leur donner une nouvelle enveloppe formelle, un “vêtement de pourpre” (εἷμα πορφυροῦν), qui désigne vraisemblablement les ornements stylistiques, comme le suggère la métaphore de la broderie (cf. le verbe ποικίλλω au v. 4). Doté d’un tel discours, le locuteur deviendra invincible : l’antithèse δυσπάλαιστος αὐτὸς ἄλλους εὐπαλαίστους au v. 5 transpose une image issue du pugilat à la compétition rhétorique, souvent conçue comme un sport de combat37. Si le fragment était authentique, nous aurions ici l’une des premières attestations de la métaphore vestimentaire appliquée à la composition littéraire. Si, au contraire, l’on suit l’hypothèse de l’inauthenticité et de la datation post-platonicienne du fragment, les noms des imitateurs d’Épicharme et les titres des Pseudepicharmeia cités par Athénée laissent supposer que la composition de ce texte ne soit pas postérieure à la fin du IVe s. a.C.38. Quoi qu’il en soit, on peut remarquer une application du motif du vêtement en contexte comique qui diffère des passages d’Aristophane que nous avons examinés : si, dans ces derniers, l’image vestimentaire était associée à l’idée de la conformité du poète à son œuvre, ici elle se spécialise dans un sens rhétorique et stylistique, en désignant les embellissements formels de la poésie et de la prose.
Gorgias, Platon, Isocrate
La spécialisation de l’image vestimentaire à la structure formelle et rythmique de la poésie caractérise plusieurs prosateurs du Ve et IVe siècle. Dans la plupart de ces sources, cette image s’inscrit dans une opposition entre la poésie et la prose, souvent destinée à la valorisation de cette dernière.
Ainsi, dans l’Éloge d’Hélène de Gorgias, la célèbre définition de la poésie comme “discours ayant un mètre” (λόγον ἔχοντα μέτρον, §9) n’est pas sans rappeler le τὸ μέτρον ὃ νῦν ἔχει du v. 3 du fr. 280 K.-A. Cette définition apparaît au moment où Gorgias décrit le logos comme un souverain absolu, qui parvient à persuader l’âme en suscitant des émotions irréfrénables sur son auditoire. Le mètre “porté” par le logos fait donc partie de l’ensemble des ornements qui confèrent à la parole poétique le pouvoir incantatoire qui lui est propre.
Le motif du vêtement en relation aux aspects rythmiques et stylistiques de la poésie apparaît à plusieurs reprises chez Platon. Dans l’œuvre platonicienne, la métaphore vestimentaire se lie à la polémique contre la poésie, en traduisant la dichotomie entre le caractère flatteur et mensonger de la parole poétique et la vérité du logos. Ainsi, dans le Gorgias, lorsque Socrate énumère à Calliclès toutes les activités qui visent uniquement à flatter la foule, il inclut dans son énumération la poésie citharodique, la poésie dithyrambique et la tragédie, dont le seul but est de procurer du plaisir aux spectateurs en se servant de la musique, du rythme et du mètre, pour faire oublier la banalité de leur contenu (502c) :
εἴ τις περιέλοι τῆς ποιήσεως πάσης τό τε μέλος καὶ τὸν ῥυθμὸν καὶ τὸ μέτρον, ἄλλο τι ἢ λόγοι γίγνονται τὸ λειπόμενον;
“Si l’on ôte à toute poésie le chant, le rythme et le mètre, ce qui reste, n’est-ce pas rien d’autre que des paroles ?”
Dans ce passage, le verbe περιαιρέω, “retirer”, “enlever”, est employé pour désigner l’action de dépouiller la poésie de son enveloppe musicale et métrique. De façon provocatrice, Socrate rapproche le résultat de cette opération de déshabillage poétique à la rhétorique : dévêtue du mètre et du rythme, la poésie devient une δημηγορία, un discours adressé au peuple39. Dans la suite du dialogue, il s’agira de questionner la prétendue capacité des orateurs de rendre les citoyens meilleurs par leurs discours. Comme on peut le voir, l’action de déshabillage de la poésie constitue une opération préliminaire indispensable à toute discussion concernant l’utilité du logos.
L’image vestimentaire apparaît également dans la discussion sur la mimesis littéraire que l’on trouve au livre X de la République. Dans cette section de l’œuvre, Platon poursuit la réflexion qu’il avait déjà menée au livre III, où il avait exposé le rôle de la mimesis dans la création poétique : le poète fait preuve de mimesis en adaptant sa voix et ses attitudes aux personnages qu’il représente. Ainsi, au chant I de l’Iliade, lorsque Chrysès s’adresse à Agamemnon, Homère s’identifie au personnage, en parlant comme s’il incarnait véritablement le prêtre troyen (Resp., 393a-b). Au livre X, la notion de mimesis est traitée non plus du point de vue du poète, mais de l’objet représenté à travers l’acte mimétique : il s’agit de démontrer l’impossibilité pour le destinataire d’une telle représentation de parvenir à une véritable connaissance de l’objet représenté. S’adressant à Glaucon, Socrate compare la poésie à la peinture, en les considérant toutes les deux comme des formes de mimesis qui ne peuvent pas atteindre l’essence de ce qu’elles représentent. Le caractère mensonger des œuvres poétiques, dissimulé par leur charme formel, peut néanmoins facilement être démasqué si on les prives de leurs ornements (Resp.,601a) :
ἐπεὶ γυμνωθέντα γε τῶν τῆς μουσικῆς χρωμάτων τὰ τῶν ποιητῶν, αὐτὰ ἐφ᾽ αὑτῶν λεγόμενα, οἶμαί σε εἰδέναι οἷα φαίνεται
“Car, si on dépouille les ouvrages des poètes des couleurs de l’art des Muses, et qu’on en retient juste les mots pour ce qu’ils sont, je pense que tu sais à quoi ils ressemblent”.
L’action d’ôter aux œuvres des poètes leurs ornements est ici désignée par le verbe γυμνόω, “mettre à nu”, “dépouiller”, qui a pour effet de personnifier ces mêmes œuvres, comme le suggère la comparaison suivante avec les jeunes personnes dépourvues de beauté, qui perdent le charme de leur jeunesse en vieillissant (601b) : mettre à nu les œuvres poétiques, c’est donc montrer que leur beauté n’est qu’apparente et qu’elles ne peuvent aucunement instruire et édifier les hommes.
Isocrate exprime des idées similaires dans le prologue de l’Évagoras, lorsqu’il s’agit de présenter la nouveauté de son entreprise littéraire, consistant à composer un éloge en prose. Afin de justifier son choix, le rhéteur s’adonne à une comparaison entre les différents moyens expressifs dont disposent les poètes et les orateurs (§9-10). Ainsi, par rapport aux maigres ressources stylistiques de la rhétorique, les œuvres poétiques peuvent bénéficier d’une pléthore d’ornements, et notamment du mètre et du rythme, dont elles tirent tout leur pouvoir de séduction (§11) :
Γνοίη δ’ ἄν τις ἐκεῖθεν τὴν δύναμιν αὐτῶν· ἢν γάρ τις τῶν ποιημάτων τῶν εὐδοκιμούντων τὰ μὲν ὀνόματα καὶ τὰς διανοίας καταλίπῃ, τὸ δὲ μέτρον διαλύσῃ, φανήσεται πολὺ καταδεέστερα τῆς δόξης ἧς νῦν ἔχομεν περὶ αὐτῶν
“On peut reconnaître la puissance [des œuvres poétiques] à ceci : si, des poèmes célèbres, on garde inchangés les mots et les pensées, mais qu’on en délie le mètre, ils apparaîtront très inférieurs à l’opinion que nous avons maintenant à leur égard”.
Si la métaphore vestimentaire est ici moins explicite, l’affinité avec les passages de Gorgias et de Platon déjà cités est indéniable40. Comme pour Platon, il s’agit pour Isocrate de mettre en avant la supériorité du contenu sur les embellissements du style, afin d’instruire les hommes. Selon le rhéteur, relever le défi de l’éloge en prose apporte un bénéfice moral, puisque cette entreprise esthétique nouvelle incite l’auteur à avoir une plus grande maîtrise de lui-même et encourage les auditeurs à l’émulation (cf. §80). Bien sûr, cette affirmation d’orgueil repose sur une conscience accrue des ressources stylistiques de la prose41.
Aristote et Chaméléon
Chez Aristote, la dichotomie entre vers et prose semble s’estomper : dans la Poétique, le philosophe explique que le rythme et l’harmonie constituent des ressources de la mimesis poétique (Poet., 1.1447a22) qui, à elles seules, ne sont pas suffisantes pour établir une distinction entre la poésie et l’histoire (Poet., 9.1451b29 sqq.). Au chapitre 17 du même traité, Aristote théorise une conception du mimétisme artistique analogue à celle incarnée par Agathon dans les Thesmophories d’Aristophane et exprimée par Platon au livre III de la République42. Pour être persuasif, le poète ne doit pas seulement achever ses récits en soignant l’expression, mais aussi adhérer le plus possible à l’état émotionnel de ses personnages, en ressentant les mêmes émotions qu’il entend représenter (Poet.,17.1455a22-34) :
ὅσα δὲ δυνατὸν καὶ τοῖς σχήμασιν συναπεργαζόμενον· πιθανώτατοι γὰρ ἀπὸ τῆς αὐτῆς φύσεως οἱ ἐν τοῖς πάθεσίν εἰσιν, καὶ χειμαίνει ὁ χειμαζόμενος καὶ χαλεπαίνει ὁ ὀργιζόμενος ἀληθινώτατα
“Il faut également que le poète achève autant que possible ses récits par la représentation des attitudes des personnages. En effet, les poètes les plus persuasifs sont ceux qui vivent réellement les passions, justement parce qu’ils ont la même disposition naturelle qu’ils représentent : celui qui est troublé sait troubler et celui qui est irrité sait susciter l’indignation de la manière la plus véridique”.
Cette théorie de l’identification sera élevée au rang de méthode biographique et herméneutique par le péripatéticien Chaméléon. Disciple d’Aristote qui a vécu au IVe s. a.C., Chaméléon est l’auteur de traités consacrés aux genres littéraires et à différents poètes de l’époque archaïque et classique (Homère, Hésiode, Sappho, Stésichore, Simonide, Pindare, Eschyle), dont il nous reste un certain nombre de fragments transmis par la tradition indirecte. Les critiques ont souligné le mérite de Chaméléon dans la systématisation de la méthode dite “de l’identification”, une méthode inductive consistant à utiliser les œuvres d’un auteur pour reconstruire des traits de sa personnalité, ainsi que son parcours biographique et artistique43. Le fr. 40 W., transmis par Athénée et issu du traité perdu Sur Eschyle, en est un exemple éloquent. D’après Chaméléon, Eschyle aurait introduit en premier des personnages ivres sur scène ; ce choix dramaturgique est justifié par la propension de l’auteur à la boisson :
ἃ δ’ αὐτὸς ὁ τραγῳδοποιὸς ἐποίει, ταῦτα τοῖς ἥρωσι περιέθηκε· μεθύων γοῦν ἔγραφε τὰς τραγῳδίας. διὸ καὶ Σοφοκλῆς αὐτῷ μεμφόμενος ἔλεγεν ὅτι· ‘ὦ Αἰσχύλε, εἰ καὶ τὰ δέοντα ποιεῖς, ἀλλ’ οὖν οὐκ εἰδώς γε ποιεῖς’
“Le poète tragique prêta à ses héros les comportements que lui-même adoptait ; car c’était bien dans l’ivresse qu’il écrivait ses tragédies. C’est pourquoi Sophocle, pour le blâmer, disait : ‘Ô Eschyle, même si tu composes tes pièces comme il faut, tu le fais sans le savoir’”.
On voit quelle est la démarche de Chaméléon : l’érudit péripatéticien reconstruit un élément de la biographie d’Eschyle à l’aide d’une de ses pièces et corrobore ensuite cette donnée par une anecdote, en interprétant tendancieusement la phrase de Sophocle comme une allusion à l’ivresse d’Eschyle. L’œuvre du poète est le reflet de sa vie, et inversement.
Nous avons vu qu’Aristophane exploite les ressorts comiques de la mimesis artistique pour construire l’image des poètes qu’il introduit sur scène. Or, ces mêmes portraits comiques deviendront des sources pour les érudits comme Chaméléon, qui y puiseront des anecdotes et des curiosités afin d’agrémenter leurs récits biographiques et nourrir l’exégèse des auteurs étudiés44.
Conclusion
Chez Aristophane, les vêtements concourent à la parodie littéraire, en contribuant à brosser le portrait des poètes représentés sur scène : les costumes portés par Euripideet Agathon deviennent le reflet des spécificités thématiques et formelles de leurs œuvres. De tels portraits comiques ont pour corollaire le principe du mimétisme littéraire, qui repose sur une étroite correspondance entre l’apparence physique du poète et les œuvres qu’il crée. Le vêtement devient ainsi pour Aristophane un outil métapoétique pour exprimer des jugements esthétiques sur les poètes, mais aussi, plus amplement, pour stimuler une réflexion sur les fondements et les objectifs de la poésie. Un examen des textes d’époque classique révèle que l’image vestimentaire est souvent rattachée à la composition littéraire. Dans certaines sources, la métaphore du vêtement se spécialise pour indiquer l’enveloppe métrique et stylistique de la poésie, en opposition à la prose. Chez Aristote, cette image demeure en filigrane dans le principe d’identification du poète à ses personnages. Cette théorie est à l’origine d’une méthode biographique et herméneutique qui, née en milieu péripatéticien, connaîtra une fortune durable dans la tradition exégétique antique. Aristophane n’est certes pas l’inventeur de cette approche théorique ; néanmoins, la centralité de la notion de mimesis et le fréquent usage métalittéraire du vêtement dans les sources d’époque classique confirment, une fois de plus, l’important rôle de détecteur et collecteur des tendances esthétiques et intellectuelles contemporaines joué par la comédie ancienne entre le Ve et le IVe siècles45.
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Notes
- Les comédies d’Aristophane sont citées dans l’édition Wilson 2007 ; les fragments des comiques, d’après Kassel et Austin 1983-2001 ; l’Éloge d’Hélène de Gorgias, dans l’édition Donadi 2016 ; le Gorgias de Platon, d’après Dodds 1959 ; la République de Platon, d’après Slings 2003 ; l’Évagoras d’Isocrate, d’après Alexiou 2010 ; la Poétique d’Aristote, d’après Tarán & Gutas 2012 ; les fragments de Chaméléon dans l’édition Wehrli 1969. Les traductions proposées sont personnelles, sauf indication contraire. Je tiens à remercier Christine Hunzinger pour sa relecture et ses remarques.
- Pour les masques et les costumes employés dans la comédie ancienne, voir Webster 1970, 55-73.
- Le paradigme épique par excellence est l’Ulysse de l’Odyssée : le déguisement en mendiant du personnage accompagne la reconquête progressive de son identité. Cf. e.g. Hom., Od., 4.244-248 ; 5.372 sqq. ; 6.128-129 et 214 ; 13.399-400 ; 14.199 sqq. et 395-400 ; 16.173-174 et 466-467 ; 19.165 sqq. et 225-243 ; 22.1 ; 23.93-95 et 152-155. Dans la poésie lyrique, et notamment iambique, certains détails vestimentaires peuvent contribuer à définir la persona poétique : on peut citer à cet égard le célèbre autoportrait brossé par Hipponax dans le fr. 42 Degani (= fr. 32 West), où le poète, tremblant de froid, supplie Hermès de lui donner des vêtements chauds et de l’argent. Les vêtements d’un personnage peuvent aussi devenir un instrument de l’invective iambique : c’est le cas du fr. 388 PMG d’Anacréon (cf. fr. 372 PMG), où la description riche en détails de la tenue d’Artémon, construite autour de l’opposition entre un πρίν (v.1) et un νῦν (v.10), devient l’emblème d’un changement radical de condition sociale et du passage du statut de pauvre à celui de nouveau riche. De ce même personnage, figure topique de parvenu, se souviendra aussi Aristophane (Ach., 850).
- Cf. Compton-Engle 2015, 3-4.
- Le livre IV de l’Onomasticon, consacré aux édifices, aux pratiques et aux équipements théâtraux, a souvent été utilisé comme une source d’informations sur le théâtre attique. Cette utilisation n’est toutefois pas exempte de difficultés : pour les problèmes posés par l’œuvre de Pollux, cf. Mauduit et Moretti 2010.
- Au v. 390, τιν’(α) est une émendation de Brunck par rapport à la leçon manuscrite τήν : cette correction permet de restaurer l’exacte responsion avec le v. 363 et d’établir un lien de ressemblance, et non pas de possession, entre la coiffure d’Hiéronymos et le casque d’Hadès. Voir à ce propos Olson 2002 ad loc.
- Cf. Σ Aristoph., Nub., 349b.
- Cf. Aristoph., Nub., 332-333 ; Pax, 831 ; Av., 1385. Pour la parodie du style dithyrambique chez Aristophane, voir Ieranò 1997, 299 et Trédé 2003, 171.
- Cf. Hom., Il.,5. 845 ; Hes., Sc., 226-227 ; Pherec., FGrHist 3 F 11 ; Plat., Resp., 612b ; Apollod., Bibl., 1.6.2.
- εἰς est une conjecture de Richards. Les manuscrits ont ἐκ. Si l’on accueille la leçon manuscrite, τραγῳδίας doit être interprété comme un génitif singulier et la construction ἐκ + gén. comme un syntagme exprimant la cause originelle du style vestimentaire d’Euripide : “c’est à cause de ta tragédie que tu portes cet habit pitoyable ?”. Si l’on accepte εἰς, τραγῳδίας est un accusatif pluriel et la construction εἰς + acc. désigne plutôt le but : “c’est pour tes tragédies (= en vue de les composer en t’identifiant à tes personnages), etc.”.
- Cf. Aristoph., Nub.,222-227.
- Cela suppose d’interpréter ἀναβάδην comme un adverbe signifiant “les pieds en l’air”. Pour d’autres interprétations de ce terme, voir Olson 2002 ad 398-400.
- Pour une étude approfondie du lexique vestimentaire dans ce passage, nous renvoyons à la communication de N. Assan-Libé dans le présent volume.
- Cf. Saetta Cottone 2004, 4.
- Cf. v. 377-382 et 497-516 : Dicéopolis parle de lui comme d’un poète comique qui a subi les attaques de Cléon à cause de ses pièces. Cf. aussi la parabase (v. 630-632), où l’on affirme que le poète a fait pour la cité ce que le public a vu faire à Dicéopolis sur scène, et le dénouement de la pièce, où la victoire de Dicéopolis dans la compétition de boissons est mise en parallèle avec la victoire du poète dans la compétition dramatique. Voir Compton-Engle 2015, 93-94.
- Cf. Aristoph., Ran., 842, où Euripide est qualifié de πτωχοποιός et ῥακιοσυρραπτάδη, “faiseur de mendiants” et “repriseur de haillons”, et aussi la section de l’agôn de la comédie (v. 1058-1068), dans laquelle Eschyle, après avoir énoncé la théorie de la nécessaire conformité de la tenue vestimentaire et de l’expression des personnages à leur rang (v. 1060-1061 κἄλλως εἰκὸς τοὺς ἡμιθέους τοῖς ῥήμασι μείζοσι χρῆσθαι / καὶ γὰρ τοῖς ἱματίοις ἡμῶν χρῶνται πολὺ σεμνοτέροισιν “D’ailleurs, il est naturel que les demi-dieux utilisent des paroles plus élevées, de même qu’ils portent des habits beaucoup plus riches que les nôtres”), déplore les effets néfastes des choix dramaturgiques euripidéens sur la conduite des riches citoyens athéniens.
- L’αὔλησις d’Agathon était d’ailleurs devenue proverbiale pour sa μαλακία, “mollesse” (cf. Agat., TrGF 39, T20 Snell).
- Au v. 134, la plupart des éditeurs préfèrent l’émendation ἥτις εἶ (“quelle femme tu es”), déjà proposée dans l’édition de Gelenius, à εἴ τις εἶ, leçon du manuscrit R. Cette correction permettrait de restaurer l’allusion malicieuse au caractère efféminé d’Agathon. Toutefois, la leçon de R εἴ τις εἶ, “si tu en es un”, permet aussi d’exprimer le doute sur l’identité sexuelle du personnage : elle peut être interprétée comme une incise, probablement un aparté du Parent. Elle est maintenue par Coulon 1928.
- Aristoph., Thesm.,136 ποδαπὸς ὁ γύννις; τίς πάτρα; τίς ἡ στολή “D’où vient l’homme-femme ? Quelle est sa patrie ? Quel est cet habit ?”. Cf. Aesch., TrGF III, fr. 61 Radt.
- Pour les témoignages iconographiques sur Dionysos, voir Gasparri 1986 et notamment p. 414-415 (note introductive de Veneri) pour les éléments féminins de l’habillement du dieu. Le portrait de Dionysos dans les Bacchantes d’Euripide (Eur., Bacch.,353 ; cf. Aristoph., Ran.,46 et Crat., fr. 40 K.-A.) témoigne de la popularité de cette représentation : cf. Dodds [1944] 1960 ad 453-459.
- Les critiques ne sont pas unanimes quant à l’interprétation de ce passage : selon Muecke 1982, 49-50, l’interrogatoire d’Agathon par le Parent ne doit pas être pris au pied de la lettre : Agathon n’est pas vraiment habillé en femme ; la parodie d’Eschyle signalée par le Parent suggérerait la volonté d’exploiter le thème de l’ἀνόμοια présent dans l’extrait des Édoniens pour exagérer l’effet comique de l’incohérence sexuelle dans l’accoutrement d’Agathon. Dans son commentaire à la pièce, Sommerstein 2001, 166-168, en rapprochant cette scène de l’apparition d’Euripide dans les Acharniens, a soutenu au contraire que l’interrogatoire du Parent devait être pris comme une description fiable de l’accoutrement d’Agathon, où chaque détail compte et est porteur de sens, puisqu’il contribue au portrait du poète. Nous partageons cette analyse.
- La plupart des éditeurs modernes préfèrent émender λύρα, en considérant comme peu vraisemblable qu’à Agathon fussent attribués deux instruments musicaux à cordes ayant à peu près la même forme et la même fonction. Roscher proposa l’émendation δόρα, “peau”, désignant un attribut masculin de Dionysos. Mais, comme le font remarquer Sommerstein 2001 et Prato 2001 ad loc., λύρα et βάρβιτος ne sont pas nécessairement des synonymes et, en tant qu’instruments à cordes, ils peuvent tous les deux faire partie de l’attirail d’Agathon. À la différence de la λύρα, utilisée pour les performances publiques, la βάρβιτος avait une caisse de résonance plus petite et convenait plutôt à des contextes d’exécution plus restreints, tels que les banquets.
- γυναικεῖ(α)… δράματα est à entendre ici au sens de “pièces ayant pour protagonistes des personnages féminins”, et non pas comme “pièces ayant des chœurs féminins”, comme le soutient la scholie au passage : cf. référence à Phèdre au v. 153 et le commentaire de Prato 2001 ad loc.
- Cf. Aristoph., fr. 341 K.-A. ; Plat., Symp., 198c ; Ath. 5.187c (= Agat., TrGF 39, T16) ; cf. Agat., TrGF 39 fr. 6.11–12, 14 Snell.
- C’est le principe qu’Horace appellera plus tard ὁμοπάθεια (Ars,102-5). Cette théorie sera aussi familière aux orateurs : cf. Cic., De or., 2.189 et Quint., Inst.,6.26 (pour être convaincant, un orateur doit ressentir les mêmes émotions qu’il entend susciter). Aussi bien Quintilien que Cicéron comparent l’orateur à un acteur mû par les émotions qu’il doit représenter sur scène, et Cicéron relie ce phénomène à l’état de possession poétique (mania) dont parle Platon dans le Phèdre (245a) et dans l’Ion (533a-535b). Dans l’Ion, le rhapsode s’identifie aux poètes dont il récite les œuvres (535c). Voir Muecke 1982, 52-53.
- Le sens du terme μίμησις fait débat. Pour un état de la question, voir Muecke 1982, 54-55, et Saetta Cottone 2004, 446 n. 1. Contrairement aux critiques qui voient dans ce passage la première attestation de la conception du mimétisme artistique, Muecke note que le manque de preuves concernant l’existence d’une théorie générale de la mimesis au Ve siècle doit mettre en garde contre une interprétation esthétique du terme ; plus concrètement, selon la chercheuse, le substantif ferait ici référence à l’action de revêtir un costume de femme et d’imiter le caractère féminin. Cette interprétation s’appuie sur les attestations de μίμησις et μιμεῖσθαι au Ve siècle, analysées par Else 1958. Issus du substantif μῖμος, ces termes désigneraient le fait d’imiter l’apparence physique, les paroles ou les comportements de quelqu’un : cf. e.g. Aesch., Cho., 564 ; [Eur.], Rhes.,211. ; Aristoph., Ran., 109 ; Eccl.,278, 545 ; Plut., 291, 302 et 312.
- En se rattachant à l’étymologie déjà proposée par Else, Muecke voit dans le terme μίμησις employé au v. 156 des Thesmophories une référence au mime : le mot désignerait l’action de disguising himself as a mime actor (p. 55), ce qui suppose l’identité entre poète, acteur et personnage. Halliwell [1986] 1998, 114 suggère qu’Aristophane confond délibérément l’usage ordinaire du terme, impersonation or dramatic enactment, avec une application de la mimesis au statut fictif de la poésie dramatique. Selon Saetta Cottone 2003, 460 : “La grande originalité de la théorie d’Agathon réside dans le fait que, pour la première fois, la notion de μίμησις est appliquée à la poésie ; mais cela n’est possible que parce qu’il joue sur l’ambiguïté de son rôle. Étant donné que, sur la scène comique, il est poète et acteur – il a même explicité sa position en interprétant le chant qu’il composait –, il peut attribuer à sa poésie une définition qui est en principe appropriée au travail de l’acteur”. La même théorie sera parodiée par le Parent déguisé en femme aux v. 850-851 : ἐγᾦδα· τὴν καινὴν Ἑλένην μιμήσομαι. / πάντως <δ’> ὑπάρχει μοι γυναικεία στολή, “Je sais ; je vais contrefaire sa récente Hélène. En tout cas, j’ai un costume de femme” (trad. de Saetta Cottone).
- Ces adjectifs sont à entendre au sens physique et esthétique : pour ἀγρεῖον, littéralement “grossier”, “vilain”, cf. Aristoph., Nub., 655 ; Alcm., fr. 16.1–2 PMG. Pour δασύς, cf. supra le composé σκοτοδασυπυκνόθριξ qui qualifie Hiéronymos dans Ach.,389.
- Cf. Calame 2019, 115-116.
- Cf. Philodem., Mus., 4, col. 14.8 sqq. ; Σ Pind., Isthm., 2.1b ; Cic., Tusc., 4.33.71.
- Cf. Saetta Cottone 2003, 463, selon laquelle ce renversement sert à mettre en relief la nature contradictoire de la tragédie, qui crée des fictions pour donner une illusion de réalité. Pour Muecke 1982, 53 ces vers constituent une réponse aux questions pressantes du Parent et confirment la nature féminine d’Agathon.
- Alcée est mentionné dans un fragment des Banqueteurs (fr. 235 K.-A. = fr. 30 Cassio), où le père demande au fils de chanter des skolia d’Alcée. La reprise du fr. 372 PMG d’Anacréon dans Ach.,850 montre qu’Aristophane connaissait aussi la production satyrique et iambique du poète. Le pathos de la poésie érotique d’Anacréon est parodié dans le chant attribué au poète dithyrambique Cinésias dans Av.,1372. Pour des mentions élogieuses de Phrynichos, cf. Vesp., 219 et 269.
- Cf. Snyder 1974, 242-246 qui étudie les parallèles entre la tenue d’Agathon dans les Thesmophories et la représentation d’Anacréon dans les vases attiques d’époque classique. Pour une analyse des témoignages iconographiques sur Anacréon, cf. Bernsdorff 2020, 584-585.
- Saetta Cottone 2004 a mis en évidence les relations profondes entre l’intrigue des Acharniens et des Thesmophories, en comparant notamment l’utilisation de la parodie du Télèphe dans les deux pièces. Compton-Engle 2015, 90-102 décèle une opposition entre les deux pièces en ce qui concerne la manière dont la représentation de l’identité sexuelle du personnage (masculine pour Dicéopolis, féminine pour le Parent) et la maîtrise du déguisement qu’il acquiert influent sur l’issue de son entreprise comique (victoire de Dicéopolis vs. échec du Parent).
- Cf. Arrighetti 1987, 152-159.
- Ce témoignage a induit plusieurs chercheurs à considérer le fragment comme un faux datant d’une époque post-platonicienne : cf. Ford 2002, 229 n. 1. En faveur de l’authenticité du fragment, Demand 1971, 455-458, qui attribue ce texte à une pièce dans laquelle Épicharme mettait en scène le rhéteur Gorgias.
- Cf. e.g. Aristoph., Nub.,1229 et Plat., Euthyd.,227.
- Cf. Pickard-Cambridge 1962, 240.
- Cf. Giuliano 2005, 235.
- Cf. aussi l’image de la broderie présente au §9 πᾶσιν τοῖς εἴδεσιν διαποικῖλαι τὴν ποίησιν “broder la poésie de tous les ornements”, bien que le verbe ποικίλλω puisse être entendu aussi dans un sens artisanal plus large.
- Cf. Perlman 1964, 159.
- Cf. aussi Aristoph., fr. 694 K.-A. et Eur., Suppl., 180-183.
- Cf. Arrighetti 1987, 141-148.
- Que les poètes comiques représentent des sources fiables pour l’enquête biographique et herméneutique sur les tragiques est d’ailleurs affirmé explicitement par Chaméléon dans le fr. 41 W. : περὶ τοῖς κωμικοῖς ἡ περῖ τῶν τραγικῶν ἀπόκειται πίστις “C’est chez les poètes comiques qu’on trouve des informations fiables sur les tragiques”.
- Cf. Bakola et al. 2013, 4.