La première partie de cette étude a permis de mettre en évidence comment le texte figuéroen en exploitant la labilité des frontières entre les sources et les influences s’inscrit dans un ‘entre-deux’ générique. Dans le deuxième grand volet de ce travail, un intérêt tout particulier a été porté au traitement du cadre spatio-temporel mais aussi aux personnages afin de déceler comment l’espace textuel oscille entre tradition et innovation. Il a également été montré, dans les deux premiers chapitres de cette dernière partie, comment ces oscillations perpétuelles ne compromettent nullement la cohérence et la continuité de l’ensemble. L’étude des différents ponts qui sous-tendent le texte a permis l’identification de techniques d’écriture qui contribuent à instaurer des connexions tout au long de l’œuvre. Le but de ce dernier chapitre est de montrer comment l’utilisation systématisée de ces techniques d’écriture assure le statut pasajero du texte de Figueroa.
Renvois, réitérations et autres formes de ‘l’entre-deux’
Diverses formes de la réitération et de l’opposition
Les reprises lexicales se doublent souvent d’un système d’oppositions dont l’utilisation est très fréquente dans la littérature du Siècle d’Or. Par sa forme dialoguée, l’espace textuel favorise la confrontation de points de vue souvent contraires. Qui plus est, les figures antithétiques assument indéniablement une fonction déterminante car elles sous-tendent l’essentiel du discours sociétal. Celui-ci, faut-il le rappeler, a une coloration éminemment critique. Toutefois, comme on l’a vu, la valorisation d’autres modèles (les Italiens, les Anciens et les Turcs notamment) alimentent aussi par contraste la mise en évidence des travers de la société espagnole de l’époque. Ces techniques, courantes dans les passages consacrés au mérite, ne se sont pas pour autant exclues lorsqu’il est question d’une autre thématique comme la littérature par exemple. L’étroitesse des liens entre discours sociétal et discours littéraire dans El Pasajero justifie pleinement cette utilisation de techniques d’écriture communes. Ces jeux d’oppositions sont également observables, dans des extraits essentiellement narratifs comme le récit de Juan. Cette utilisation dévoyée de l’indolence de l’aubergiste n’avait pas échappé à Monique Joly qui faisait remarquer de manière très pertinente que :
Il n’est pas sans intérêt de voir que dans l’épisode de El Pasajero tout entier construit sur le contraste entre la vision extérieure et la vision intérieure de l’aubergiste, la signification négative de la corpulence (corpulence = paresse) soit évoquée immédiatement avant le contraste positif (corpulent mais diligent).1
Il en va de même pour le traitement de l’amour dans l’alivio V notamment qui reprend le modèle classique du dialogue didactique. C’est ce qui ressort de l’extrait ci-dessous notamment :
Ahora, con vuestra licencia, quiero proponer las que se me ofrecieren, para que con la acostumbrada agudeza absolváis sus dudas. Deseo saber cuál sea más eficaz muestra del poder del amor: hacer al hombre de loco sabio, o de sabio loco.2
Ce passage fait sans doute partie des exemples les plus éloquents de cette pratique d’écriture et qui s’inscrivent dans la stratégie globale de ‘l’entre-deux’ qui sous-tend El Pasajero. La cohésion de l’œuvre passe par la réitération de termes appartenant au même champ lexical voire par la réutilisation à l’identique d’un même terme comme dans le passage ci-dessous :
Don Luis. Paréceme que tenéis razón; y así, paso a nueva pregunta. ¿Cuál es mayor dificultad: adquirir la gracia de la amada, o mantenerse en la misma?
Doctor. Sin duda el mantenerse, por adquirirse cualquier cosa con más facilidad que se conserva.
Don Luis. Antes no. Un padre de familias más dificultad hallará en granjear hacienda que en conservarla. En la primera operación le convendrá poner industria y fatiga; será la de la segunda ligerísima y de poco momento; y así, tengo por más difícil aquello que esto.
Doctor. Cometéis yerro. Es semejante comparación diferente de la demanda propuesta. Uno es adquirir la gracia de quien se ama; otro granjear hacienda y acumular dineros.3
La répétition du verbe conservar et de ses synonymes tels que mantener, “granjear” ou “adquirir” est symptomatique. En quelques lignes sont concentrées pas moins de sept occurrences de verbes sémantiquement très proches. Une telle concentration ne saurait être fortuite compte tenu de la diversité lexicale du style figuéroen. Le maître mot du discours amoureux du Docteur est la conservation, le maintien4 ; une conception que le texte revendique via la réitération. Cette dernière est également observable dans le recours systématique au tutoiement dans les diatribes les plus mordantes comme celle de l’alivio V adressée à la noblesse. Il figure aussi dans le dernier alivio où le Docteur exprime sa désapprobation de certains comportements:
Tonto el que lo haces así, ¿no consideras que provocas risa en cuantos te escuchan? Si no, dime: ¿qué simpatía puede haber en tan crecida desigualdad? Tú, pobre, y por suerte lejos de virtud y nobleza, desvalido y sin poder, ¿cómo te podrás ajustar ni unir en voluntades con quien por la mayor parte abunda de lo en que tú padeces penuria? El poderoso, el nobilísimo, el emparentado con la mejor sangre, el con estremo rico y de ordinario ceñido de regalos y olores, ¿no quieres se desdeñe por instantes de comunicar familiarmente con quien muere de hambre, con quien, si trae cuello, puede ser le falte camisa, y zapatos si tiene medias? Pues entender que por necesitado te han de cobrar amor, engáñaste. No hay cosa que tanto aborrezcan como al menesteroso y deslucido, por imaginar que los ha de embestir, si no hoy, mañana.5
Le tutoiement, associé dans l’alivio V comme dans l’alivio X à des formes impératives mais aussi à des questions rhétoriques, devient l’outil de la mise en accusation formulée par le personnage. Ces extraits prennent des accents de scansion, d’incantation et rappellent le style oratoire de l’avocat, un style en accord total avec le statut du Docteur. À noter que le “vos” refait son apparition dans l’espace textuel du moment où la teneur des échanges redevient plus cordiale voire amicale :
Ganancia, pues, será no entremeterse con príncipes; mas si ellos (que puede ser) se quisieren entremeter con vos, no olvidéis los artificios y ardides con que debéis mantener su amistad peligrosa.6
Par ce simple changement de pronom personnel s’opère un basculement et la teneur des propos redevient nettement plus courtoise. L’opposition “vos” VS “tú” assure un glissement dans la nature des déclarations et participe de l’écriture de ‘l’entre-deux’. Là où le tutoiement était généralement7 plutôt de mise dans des échanges entre des personnes partageant une forme d’intimité8, le texte de El Pasajero spécialise le “tú” dans la mise en accusation.
Les reprises lexicales participent de la construction du sens par la répétition, une méthode assez répandue à l’époque et qui est amplement mobilisée dans les interventions du Docteur. Elles ne sont néanmoins pas les seules à assurer la fonction structurante des motifs du passage et de ‘l’entre-deux’ dans El Pasajero. Au-delà de l’étroit réseau sémantico-lexical que tisse le jeu sur la réutilisation de certains vocables ou expressions, des corrélations peuvent être décelées entre certains passages narratifs. La narration autobiographique du Docteur, compte tenu de son extension, permet de mieux les apprécier et le lecteur peut notamment deviner des renvois d’une anecdote à l’autre, par des références qui viennent se loger dans des indices parfois très infimes. Aussi, le letrado déclare-t-il, se confiant à l’un de ses proches venu lui rendre visite après son emprisonnement à Cuéllar, fruit de ses déboires avec un muletier9 :
– ’Es mentira – repliqué –; mas quizá Dios permite padezca mi ánimo esta perturbación por otras culpas; y así, en ella no perderé sufrimiento y paciencia (…)’.10
L’expression “por otras culpas” serait-elle une référence à l’épisode de la vendeuse de pêches à la suite duquel le délit du Docteur est resté impuni ? Il est d’autant plus tentant de faire une telle lecture que le muletier et la vendeuse de pêches intègrent des narrations situées dans le chapitre VI. Il n’est pas rare de voir des éléments introduits plus tôt dans le cours de l’œuvre être repris et confirmés dans un autre extrait assez proche, le plus souvent au chapitre suivant. Un tel procédé tend donc à réaffirmer l’existence et la prégnance d’un étroit réseau de connexions et l’importance du motif du passage dans l’espace textuel. Ainsi, certains éléments des anecdotes viennent-ils corroborer la caractérisation des personnages. C’est le cas notamment pour l’inclusion d’éléments qui viennent confirmer l’expérience passée de juge du personnage :
Constóle asimismo había sido juez algunos años, y casi daba muestras de corrido por la molestia dada con tan ligera ocasión.11
De la même manière, plus loin dans son récit autobiographique, le Docteur évoquant sa détresse au moment de la perte de sa bien-aimée déclare :
Basta que por su ausencia llegué al estremo del vivir ; y, sin duda, feneciera del todo, si no me libraran de la muerte las cuerdas persuasiones del varón religioso.12
Or, l’objet de cette première conversation entretient un lien étroit avec une autre étape de son récit, l’histoire de Jacinta dont il a été question quelques pages auparavant13. En effet, Jacinta, faut-il le rappeler, périt à la suite de ce qu’on pourrait appeler, de manière quelque peu anachronique, un chagrin d’amour.
L’étude des différents systèmes de renvois et d’oppositions qui jalonnent le texte figuéroen permet de réaffirmer la prégnance de la notion ‘d’entre-deux’ dans El Pasajero. Si Figueroa pousse cette technique à l’extrême, il convient toutefois de signaler que la forme même dialoguée de l’œuvre favorise indubitablement les jeux de renvois qui sont déployés tout au long de l’espace textuel. C’est précisément leur utilisation en cascade qui rend la stratégie particulièrement efficace d’autant qu’y participent également les différentes formes d’enchâssement et de mise en abyme dont est constellé le texte figuéroen.
Les enchâssements et mises en abyme : une autre manifestation de ‘l’entre-deux’
Une précision liminaire s’impose quant au statut qu’il convient de donner à la mise en abyme. Celle-ci n’est pas une figure du passage ; c’est plutôt une figure close qui repose sur un système spéculaire. Sa présence, dans cette étude, se justifie néanmoins pleinement non seulement parce qu’elle participe de manière indéniable de la rigueur de la construction de l’œuvre mais aussi par qu’elle s’inscrit dans le mouvement perpétuel d’oscillation entre deux pôles qui structure le discours de ‘l’entre-deux’.
Une fois ces quelques nuances apportées, il convient de souligner que le texte figuéroen déploie une série d’enchâssements qui construisent une fois de plus une sorte de poétique du discontinu. Les enchâssements, dans El Pasajero, prennent des formes très variées. Leur forme la plus évidente est celle des récits qui viennent s’insérer à l’intérieur d’autres récits dont les exemples par excellence sont les récits de Juan et de l’ermite. Le récit de Jacinta en offre lui aussi une déclinaison intéressante à l’alivio VIII dans la mesure où le personnage du Docteur relate à ses compagnons le récit qui lui avait été rapporté par un proche, lors de sa convalescence :
Para confirmación desto, me refirió cierta persona, cuya piedad casi jamás desamparó mi almohada mientras duró el rigor del accidente, haber muy poco que en la misma ciudad, sólo de amor, sin conocérsele por ningún caso otra enfermedad, había muerto una doncella llamada Jacinta.14
De fait, la référence à l’homme d’église se trouve donc aussi bien au début qu’à la fin du débat sur la mort d’amour ; dès lors, la réflexion mais aussi les épisodes qui y sont rattachés semblent se fermer sur eux-mêmes. La forme dialoguée favorise, certes, l’insertion de ces narrations qui s’emboîtent les unes dans les autres. De surcroît, l’écriture de ‘l’entre-deux’ trouve un terrain particulièrement fertile dans El Pasajero qui tient aux multiples références à la conversation qu’enserre le texte. L’époque de rédaction de El Pasajero coïncide avec une période qui voit fleurir les artes de conversar dans la mesure où la conversation est en quelque sorte érigée en véritable art de vivre. Le texte de El Pasajero comporte un ensemble de remarques sur le comportement qu’il convient d’adopter dans le cadre d’une conversation :
Será bien ser desenvuelto en las conversaciones, así de hombres como de mujeres. Estiman mucho al decidor, al que apoda y moteja, si bien adquiriendo odios. Al callado y compuesto tienen por encogido y para poco.15
La construction de cet extrait ouvre des perspectives d’analyse intéressantes, les déclarations du Docteur n’étant pas dénuées d’une pointe d’ironie pour ne pas dire de cynisme16. Les conseils du letrado tendent à donner la primeur à des comportements inadéquats sur le plan moral. Comme faire preuve de réserve (cf. “compuesto”) est mal perçu, il est préférable de reproduire le comportement de ceux dont les propos peuvent être blessants. Outre ces conseils pratiques, l’œuvre propose aussi un éloge de la conversation assurant ainsi une forme d’auto-promotion puisque cet hommage rendu à la conversation se situe précisément dans le texte d’une œuvre qui se présente sous la forme d’un échange. Ce n’est pas seulement la parole qui est à l’honneur mais aussi, son pendant, le silence. Ce même mécanisme est déployé à plusieurs niveaux dans l’espace textuel. De la même manière que El Pasajero propose un éloge de la conversation, le texte instaure un jeu autour du processus de création littéraire. Ce dernier est fictionnalisé dans l’œuvre puisque certains personnages sont caractérisés comme des créateurs littéraires. C’est particulièrement frappant dans le cas du Docteur. En fin de compte, El Pasajero est un livre sur comment écrire un livre17. L’enchâssement ne s’arrête pas là puisque les conseils de lecture qui sont distillés dans le texte sont, grosso modo, les mêmes que ceux dont il s’abreuve. Là encore, la prégnance de ces rapports entre parole et littérature mais aussi en quelque sorte entre réalité et fiction est relayée par le double enchâssement qui affecte le traitement de l’Italie. Les descriptions qui sont proposées des paysages italiens relèvent de l’expérience du personnage du point de vue de la fiction mais en réalité, on le sait, il s’agit d’une reprise d’écrits d’un auteur… italien. Le texte cite des écrits produits par un auteur italien au sujet de l’Italie et ces écrits viennent s’insérer au sein d’un développement consacré, sur le plan de la fiction, à l’Italie. Ce mécanisme trouve un prolongement dans la conversation avec le duc d’Alburquerque qui, reprend les grandes lignes de l’exposé proposé dans le chapitre initial. On ne saurait négliger la géographie textuelle de ces citations. La transcription de l’échange avec le noble titré se situe à l’alivio VI. Mais l’Italie est aussi un espace ‘début’ et un espace ‘fin’ à la fois puisque c’est sur lui que s’ouvre le texte et se clôt. L’étroitesse des relations entre ces trois thématiques est telle que le trinôme qu’il constitue traverse tout l’espace textuel. Ainsi l’Italie fait-elle l’objet des premières descriptions et du premier développement d’envergure du Docteur et c’est encore elle que l’on retrouve, bien que de manière plus allusive dans les dernières lignes du texte à travers l’emploi du terme “partida” :
Habiéndome, pues (lejos de toda presunción, sólo con intento de obedecer), tocado el apuntar las precedentes advertencias, será forzoso ponerles fin, por la presteza con que se ordena nuestra partida, pidiendo se escusen las faltas y se admitan los deseos de acertar, siquiera en alguna cosa.18
Par ailleurs, le moment où nos voyageurs arrivent à Barcelone avant d’embarquer pour l’Italie coïncide avec une réflexion autour du dialogue. Le texte se termine sur des considérations esthétiques et morales autour de la conversation en général ce qui referme le texte sur lui-même et l’érige à son tour en espace auto-suffisant. Ainsi au détour des dernières pages de l’ouvrage est offerte une sorte de mise en abyme du dialogue puisque Figueroa conclut son ouvrage – un dialogue – en abordant un sujet qui n’avait pas été traité amplement jusqu’alors – le dialogue – :
Mas, sin duda, me ha tocado en estas conversaciones el oficio de hablador, pues se han remitido a mi lengua casi todas las partidas de los asuntos que se han ofrecido. Aseguro ser mi intención aprender de los que más saben; causa de ceder con mucha voluntad, dándoles lugar para que me enseñen. Sé decir yerran muchos hablando; callando, pocos; y así, como más acertado, es más raro esto que aquello.19
La relation entre le dialogue et l’Italie se situe dans le fait que l’espace Italie, dans El Pasajero, est le terme d’un voyage qui n’arrive jamais à son but. Il s’alimente indéfiniment de lui-même puisque c’est le voyage d’un dialogue, à l’instar du texte qui se nourrit de lui-même. L’Italie n’est donc pas traitée comme un espace réel avec référent comme cela aurait pu être le cas dans un véritable récit de voyage. L’Italie est avant tout entendue comme sujet de conversation mais aussi comme matière littéraire. Italie, dialogue et littérature sont donc étroitement liés dans l’espace textuel et les différents niveaux d’enchâssement mentionnés permettent d’assurer ces transitions, ou pour filer la métaphore figuéroène, qui assurent le passage de l’un à l’autre.
Le texte repose sur une construction où les notions de renvois et d’enchâssement jouent une fonction décisive. L’écriture de ‘l’entre-deux’ se décline dans El Pasajero dans la tension entre tradition et innovation littéraires. Les stratégies d’écriture déployées par Figueroa ne sont pas forcément toutes novatrices dans la mesure où, on le sait, El Pasajero s’abreuve de différentes traditions profondément ancrées dans la pratique littéraire hispanique. En revanche, la manière dont ces influences diverses se déclinent tout au long du texte atteste de la maestria de l’auteur. L’efficacité remarquable de son écriture lui permet, là encore, de mettre en application une véritable poétique du passage et de la discontinuité. Pour ce faire, Figueroa reprend certes des topiques mais en les soumettant à un minutieux travail de réélaboration. L’œuvre, érigée par son titre même en lieu de passage, devient donc le théâtre tout indiqué de ces modifications qui ne concernent pas seulement ce qui est raconté mais aussi et surtout la manière dont cette matière est retravaillée.
Le motif du passage et ses différentes déclinaisons
La suite de ce chapitre se propose de montrer comment le passage affecte également le traitement des thématiques abordées dans l’œuvre en instaurant des va-et-vient entre érudition et expérience. On perçoit particulièrement bien l’ampleur de ce phénomène à travers le traitement qui est fait de la matière amoureuse dans l’ensemble de l’œuvre. La thématique amoureuse est abordée à plusieurs reprises au cours de l’échange aussi bien dans des exposés à teneur plutôt théorique que dans des passages narratifs. C’est plus particulièrement vrai dans le chapitre VIII, essentiellement narratif, où le narrateur évoque le dénouement funeste de ses amours andalouses. Certains passages de la biographie du personnage du Docteur entretiennent, qui plus est, des liens étroits avec certains développements plus érudits. Outre les développements consacrés à l’amour dans le chapitre VIII, le Docteur prend en charge plusieurs narrations amoureuses qui ne répondent cependant pas toutes aux mêmes mécanismes d’introduction. En effet, ses interventions se composent aussi bien de narrations autobiographiques que de récits hétéro-diégétiques où il endosse le seul rôle de conteur. L’importance des épisodes amoureux dans l’œuvre est perceptible dès le chapitre IV où il est amplement question d’amitié. Le glissement de l’amitié vers la thématique amoureuse s’opère à travers une réplique du Docteur :
Doctor. No ha quedado por mí, amigo Isidro: soy de los a quien con más facilidad prende amor en sus redes. Flaco estremamente, sin consideración, sin resistencia. Esta pervertida inclinación, no interpolada con algún retraimiento, con algún acto de virtud, tal vez dio lugar a la razón para que, condoliéndose de mi mejor parte intentase el remedio que propone San Pablo a quien se abrasare, que es casarse, siendo mejor ésto que aquéllo.20
Les passages en gras dans la citation ci-dessus sont intéressants à bien des égards. En effet, cet extrait semble aux antipodes de la caractérisation globale du Docteur. Ainsi qu’on l’a vu, jusque là, celui-ci avait été érigé en archétype de personnage sans attaches, voire auto-créé21. C’est là une caractérisation confirmée par de nombreux épisodes de son récit autobiographique. Or, dans cette intervention du chapitre IV, le sentiment amoureux apparaît plutôt comme définitoire du personnage du Docteur, et augure d’une complexification du traitement des personnages figuéroens. Cette citation illustre également la conception globalement négative que semble avoir le Docteur du sentiment amoureux. Cette perception de l’amour a certainement à voir avec le dénouement de ses différentes narrations amoureuses puisque toutes se concluent sur des événements funestes22. Tantôt, l’objet des sentiments se révèle moins honnête qu’il n’y paraissait, tantôt c’est la mort qui sépare les amants. Pourtant, les êtres aimés évoqués dans l’ouvrage sont, pour la plupart, dotés d’un ensemble de qualités qui sont célébrées aussi bien dans les passages en prose que dans les passages versifiés. El Pasajero offre une vision prismatique et exhaustive de la thématique amoureuse qui passe par des enchâssements en cascade, réaffirmant ainsi le statut pasajero du texte et de l’écriture figuéroènes. L’histoire de Jacinta présente un procédé qui s’apparente à une mise en abyme, même si cette dernière n’est pas une figure du passage mais bien une figure fermée. L’un des arguments avancés par le galán pour repousser Jacinta est la relation dans laquelle il est déjà engagé :
(…) Por eso será forzoso (aun cuando fuese verdad lo que decís) desengañaros con presteza. Yo amo, tanto cuanto habéis exagerado que amáis, a otro sujeto, de quien jamás podré dividir mi voluntad. Aplicad, pues, la vuestra (caso que por tentarme no hayáis hecho esto) a diferente parte, por que conmigo os saldrá vana cualquier fatiga.23
Qui plus est, les différents récits amoureux offrent, conformément à bien des topiques de l’époque, des variantes des rapports entre amour et mort. La mort sépare le Docteur et sa bien-aimée mais aussi Jacinta de l’objet de ses sentiments. Le rejet que subit la jeune femme est à l’origine de son décès. En ce sens, un autre rapprochement s’opère entre le Docteur et Jacinta24 : tous deux illustrent le topique de la mort d’amour tout en présentant une différence de taille. Chez Jacinta, la mort est effective là où le Docteur a failli mourir de tristesse en perdant l’être aimé :
Con estas y semejantes razones me persuadió el religioso la memoria de mi salud, para que fuese dando lugar a los remedios con moderar y detener el raudal de penas que padecía el alma. Admití, en parte, tan saludables consejos, y divirtiendo cuanto era posible la tristeza, se fue restaurando en mí la virtud vital, casi ya del todo perdida.25
Ce rapprochement autour du topique de la mort d’amour est induit par l’allusion fait dans une des interventions du Maître qui assure la transition entre l’expérience du Docteur et celle de Jacinta :
Maestro. Siempre tuve por hipérboles amorosos esto de morirse los amantes, ya que en cuantas poesías he leído hallo a los más difuntos, no obstante que de contino ninguno pierda la vida. Así, cierto que, a no ser vos el interesado en este suceso, creyera con dificultad ser posible llegar a punto de muerte por solo amor. Oigo decir que, por la mayor parte, quita una belleza el martelo de otra; y así, hallándose en todas provincias tantos sujetos hermosos, es mucho que con la nueva conquista désta no se consuele la pérdida de aquélla.26
Outre d’indéniables connexions entre ces deux récits, il convient de signaler que l’expérience amoureuse personnelle du personnage débouche, dans le chapitre VIII, sur une matière érudite qui vient compléter la réflexion menée dans l’alivio V. Le contenu de ce chapitre entretient des rapports étroits avec différentes sources depuis les Diálogos de amor de León Hebreo jusqu’au Décaméron de Boccace. C’est ce dont atteste notamment la référence à Cimon. En effet, Cimon (ou Chimon, selon les versions) est le héros de l’un des contes rapportés au cours de la cinquième journée du Décaméron. Chez Boccace, ce personnage atteint de folie devient sensé lorsqu’il s’éprend d’Iphigénie ; leur histoire a également été amplement transposée sur le plan pictural27 :
Los que eran locos de veras, cobrando amores se volvieron prudentes en estremo, como Cimón, enamorado de Ifigenia.28
Si l’essentiel de la matière érudite en rapport avec l’amour se situe dans l’alivio V, elle n’en est pas pour autant absente de l’alivio VIII où elle intègre le récit autobiographique du Docteur. Conformément aux canons esthétiques de l’époque, la matière amoureuse dans El Pasajero coïncide avec la conception platonicienne de l’amour :
Ante todas cosas, quisiera se descubriera el amante con los ojos. Ellos solos deben ser los primeros intérpretes y guias en el tenebroso caos de amor, ya que por su respeto viene y por su medio penetra hasta lo más interior. Tras esto, será bien hacerle conocer su voluntad con las acciones, con la servitud y semejantes modos, aptos a solicitar poco a poco reciproco amor y encendida correspondencia. Ya en este punto, los mismos ojos son los que, como jueces de amor, encontrándose con los de la amada, pasan al corazón.29
Hormis cet extrait de l’alivio V, on en perçoit également la marque dans les narrations amoureuses de don Luis et de Jacinta. L’importance des yeux comme messagers des sentiments figure dans celle du jeune soldat :
Comunicábanse las almas por los ojos, y tal vez los corazones por las lenguas.30
L’évocation des amours malheureuses de Jacinta s’en fait également l’écho :
Sólo era concedido a la vista lo que al resto del individuo se denegaba. De aquí es poderse afirmar ser los ojos entre todos los sentidos, los que más sirven el alma, por donde entran y salen muchos afectos. Profecto in oculis animus inhabitat, dice Plinio, y bien; pues vemos se descubre y conoce por los ojos cuanto el ánimo encierra: alegría, tristeza, cuidado, congoja, soberbia, humildad, amor, aborreciminto, misericordia, ira, etc.31
Au-delà de sa coloration platonicienne, cet extrait se distingue par une référence érudite. L’évocation de Pline s’insère dans le récit de Jacinta avant que le Docteur ne raconte comment celle-ci a fait part de ses sentiments à l’objet de son amour. L’intérêt de cette allusion à Pline tient également à l’ouverture thématique qu’elle introduit. Dès lors que l’auteur latin est mentionné, il est question d’amour mais aussi d’autres sentiments qui figurent dans la longue énumération finale.
Grâce à un magistral effet d’enchâssement, une narration amoureuse annexe intègre la narration amoureuse du Docteur : en effet, par ces jeux de miroir, le texte offre une vision complète d’une même problématique dont il propose différentes versions qui sont complétées par des éléments d’érudition. On a déjà étudié dans le présent travail la mise en œuvre d’un procédé analogue à travers des questions telles que la Justice ou le mérite et leur traitement par l’entremise de personnages dont les trajectoires se complètent et s’enrichissent32. Ces systèmes d’entrelacs qui se tissent au sein des différentes thématiques reposent sur une structure méticuleusement élaborée qui noue des liens entre les différents matériaux. L’écriture de ‘l’entre-deux’ se concrétise donc dans El Pasajero considéré comme symbole par antonomase de ‘l’entre-deux’ littéraire.
El Pasajero : une œuvre littéraire de ‘l’entre-deux’
Le passage vers de nouvelles formules littéraires : vers une réélaboration des topiques
Cet ‘entre-deux’ littéraire dans lequel s’inscrit El Pasajero passe en premier lieu par une réélaboration des topiques alors que la critique s’est jusque là attachée à souligner le didactisme très prononcé de l’œuvre, et ce à juste titre. Cela étant, au-delà de ce didactisme très marqué, le texte présente de nombreuses entorses à la tradition.
On trouve la première de ces entorses dès l’introduction à travers le traitement de l’alivio de caminantes : la version de Figueroa suppose un bouleversement dans l’organisation du temps puisque, on l’a dit, les quatre locuteurs voyagent la nuit et s’arrêtent le jour. Le temps de repos dans l’auberge est consacré à la parole à la différence de ce qui se produit par exemple chez Rojas dans El Viaje entretenido (1603). Au-delà de ce topique, une autre tradition littéraire est altérée par cette modification, à première vue anodine. Traditionnellement, chez Aulu-Gelle dans les Nuits attiques ou plus tardivement chez Eslava dans ses Noches de invierno, c’est la nuit qui est communément érigée en temps propice à la parole33. Or, chez Figueroa, la nuit devient le temps de l’itinérance, du déplacement ce qui accentue la dématérialisation du voyage, certes fréquente dans les dialogues dont s’inspire Figueroa. De manière assez habile, cette évolution par rapport au modèle préexistant est mise en exergue textuellement :
Los cuatro, pues, habiendo comenzado el viaje en tiempo cuando más aflige el sol, determinaron cambiar los oficios de día y noche, dando a uno el reposo y a otra la fatiga del camino, por poder sufrir mejor con la templanza désta el excesivo calor de aquél. Mas, como regalos de posadas antes obligan a inquietud que a sosiego, por su escasa limpieza y curiosidad, pasados algunos ratos de reposo, dedicados por fuerza al quebrantamiento, trataron aliviar el cansancio de la ociosidad con diferentes pláticas.34
Ce bref extrait se caractérise par une accumulation de tournures qui mettent en évidence la distance prise par rapport à la tradition. La notion de passage atteint son plus haut degré de matérialisation à travers l’expression “cambiar los oficios de día ynoche”. Le jeu autour des indéfinis “uno y otra” et des démonstratifs “désta y de aquel” traduit bien l’inversion des occupations propres à chaque étape temporelle. Compte tenu du peu d’informations dont dispose, par ailleurs, le lecteur à propos des circonstances dans lesquelles se déroule l’échange, il est remarquable que le Docteur revienne sur cette caractéristique dans l’alivio III :
En confirmación desta advertencia, y de las veras con que la forma la voluntad, quiero, las veces que como ahora sestearemos en las posadas, comunicaros también algunos de los versos que como primicias de mi corto ingenio ofrecí a las Musas en mis verdes años.35
Avant même que les personnages ne commencent à échanger, le patron littéraire est altéré par ce procédé qui inscrit, d’emblée, le texte dans un ‘entre-deux’.
C’est aussi le cas de la variante qui est proposée du topique guévarien du Menosprecio de Corte y Alabanza de Aldea. Le jeu se densifie autour de ce topique qui n’est néanmoins pas totalement absent de l’espace textuel. On retrouve certes, à plusieurs reprises, le schéma classique : les espaces bucoliques sont traités sous une modalité élogieuse alors que la Cour fait l’objet de critiques répétées. Ainsi a-t-on vu, dans les chapitres précédents, comment les terres sur lesquelles se réfugie l’ermite réunissent les caractéristiques du locus amœnus où celui-ci choisit de se retirer, las des tracas de la Cour. La description qu’il en propose dans son récit autobiographique est pour le moins éloquente :
Consideré, por otra parte, cuán profundo piélago es la Corte y de cuánta confusión abunda. Allí no es conocido el valor, ni son admitidas las buenas costumbres, ni estimado el vivir bien. Conviene al que asiste allí volverse de libre, siervo; de sincero, disimulador; de bueno, malo; de docto, ignorante; para mantenerse en la gracia de alguno que pueda, es menester oponerse al curso derecho de la virtud.36
Mais outre cette utilisation conventionnelle du topique, le texte figuéroen en propose deux variantes à travers le discours de Juan et du Docteur. Compte tenu de l’étroitesse des liens qui unissent ces personnages il n’est pas étonnant que ces variantes soient introduites par l’entremise de l’aubergiste-militaire et du letrado. Toutefois, la version qui est proposée par chacun d’entre eux diffère considérablement : le Docteur ne se résout jamais à abandonner la vie courtisane, qu’il critique pourtant vivement par ailleurs, pour embrasser la vie à la campagne, dont il chante néanmoins les louanges. Mais, son adhésion à ce mode de vie en reste à un niveau purement verbal. Ne pouvant se résoudre à aucune des deux options, il opte finalement pour une troisième alternative : l’exil, en l’occurrence. De la même manière, Juan propose une alabanza de aldea d’un nouveau genre. L’espace rural est traité en des termes élogieux car il garantit sa subsistance et devient l’espace idoine pour de nouveaux larcins dont Juan fait un descriptif assez détaillé :
De carne me proveen los pastores destos contornos, puesto que nunca faltan algunas ancianas ovejuelas o cabras que, con muerte natural, dan ocasión para ser cocidas o asadas.37
Juan reproduit dans l’espace de la aldea les égarements qu’il avait commis à Madrid d’où il a été chassé. Son départ est le fruit d’une déconvenue :
Al fin, ya fuera de peligro el contrario, juzgaron convenir, en razón de buen gobierno, licenciarme de Madrid por algunos años.
Fue forzoso obedecer la orden dada, y así, haciendo almoneda de lo más embarazoso, subí a la Meléndez en un carro, dando con ella y mis bienes en Granada, lugar muy de mi gusto, por fresco y abundante.38
L’utilisation de la forme verbale “juzgaron” est révélatrice puisque, à travers cette troisième personne du pluriel, Juan sous-entend qu’il a été exclu de la décision. Cette sensation est renforcée dans l’énoncé suivant par l’emploi de la formule d’obligation “fue forzoso” mais aussi du champ lexical de l’obéissance (“obedecer la orden dada”).
Le remaniement des topiques se manifeste de manière plus prégnante encore à travers le traitement du débat Lettres VS Armes qui connaît un enrichissement profond. La volonté de don Luis de renoncer aux Armes pour se consacrer aux Lettres est certes manifeste tout comme le choix opéré par le Docteur, dans sa prime jeunesse, entre les deux disciplines. Toutefois, le caractère, a priori, irréconciliable de ces deux domaines est nuancé à travers la question du mérite. Cette notion est abordée dans sa dimension militaire et littéraire à travers les portraits du soldat ou du poète idéal. Le texte offre des exemples de soldats méritants comme l’ermite dont le portrait contraste nettement avec celui de Juan ou de don Luis. La question littéraire est traitée de façon analogue : le Docteur se montre très sévère à l’égard des poètes qui ne respectent pas les règles classiques, préfèrent la comedia et ne se montrent donc pas, selon lui, “méritants”. Le topique du débat Lettres VS Armes n’est donc pas exclusivement traité sous la modalité de l’opposition. Le conflit classique entre les deux disciplines est indéniablement présent. Mais il semble évincé par une nouvelle opposition entre mérite et absence de mérite. Lettres et Armes deviennent deux facettes d’un même problème, le Mérite situant une fois de plus le texte figuéroen dans un ‘entre-deux’ idéologique.
Cet ‘entre-deux’ est en relation avec la notion de confusion dont l’importance a été signalée, de manière filée, au cours de ce travail. Il convient de distinguer discontinuité et confusion : les connotations négatives associées à la notion de confusion ne rejaillissent pas sur celle de discontinuité. Outre le sens cognitif mis en évidence dans la définition que propose Covarrubias du vocable “confusión”39, ce dernier jouit d’un sémantisme plus riche40 qui correspond à un usage en cours au XVIIe siècle déjà où il devient un synonyme d’ignorance. Appliqué au cas figuéroen, on peut penser que ce terme de “confusión” trouve un écho dans la caractérisation des personnages ainsi que la représentation d’une Espagne décadente et incapable de récompenser le mérite. L’outil le plus indiqué pour échapper à cette confusion semble être El Pasajero lui-même. Les différents enseignements que l’œuvre enserre tendent à lui conférer une dimension pragmatique : le texte peut initier une sortie de crise. Le topique de la confusion connaît donc lui aussi un enrichissement puisque le texte prétend fournir des pistes pour y échapper. Dès lors, les multiples marques d’érudition que comporte El Pasajero s’expliquent par cette ignorance associée au terme confusión contre laquelle le texte entend lutter.
À travers le traitement qui est proposé de différents topiques, le texte figuéroen déploie une fois encore une écriture de ‘l’entre-deux’ qui se traduit par l’oscillation entre tradition et innovation littéraires qui constituent les deux pôles entre lesquels alterne El Pasajero. Le passage se matérialise au niveau du lexique et des thématiques mais aussi dans des mécanismes plus diffus qui configurent une forme de confusion des instances dans El Pasajero.
Confusion des instances
La confusion des instances prend des formes diverses dans le texte de El Pasajero, notamment par l’entremise des différentes voix qui y interviennent. Avant de pousser plus loin notre réflexion, il convient de définir ce que nous entendons par ces glissements de voix. Il s’agit d’extraits dans lesquels des modifications viennent altérer le processus habituel de distribution de la parole. Parmi les formes de la confusion textuelle, celle qui semble la plus immédiatement identifiable est celle qui touche les instances poétiques.
Confusion des instances poétiques
Le premier point qu’il convient de souligner est que les multiples enchâssements qui caractérisent El Pasajero favorisent ce type d’intrusions dans cette œuvre. Toutefois, c’est un procédé que l’on retrouve également dans Pusílipo. Le lecteur pourrait s’étonner de cet excursus consacré à une œuvre postérieure à El Pasajero mais la suite de cette étude montrera que l’étude de certains éléments présents dans Pusílipo peut s’avérer éclairante pour l’appréhension de El Pasajero.
Les altérations des voix dans Pusílipo
La Junta Tercera, chapitre qui constitue le cœur du texte de Pusílipo, s’ouvre sur les vers prononcés par le personnage de Rosardo. Cependant, dans cette œuvre, à la différence de ce que l’on va observer dans les vers déclamés par l’ermite au début du chapitre VII de El Pasajero, il n’y a point de jeu d’enchâssement. En effet, dans Pusílipo, Rosardo, l’un des quatre sujets parlants de Pusílipo, déclame ses propres vers. C’est un phénomène qu’on retrouve aussi dans El Pasajero à chaque fois que l’un des quatre locuteurs soumet ses compositions poétiques personnelles à ses trois compagnons.
La dernière œuvre de Figueroa présente néanmoins, une spécificité qui ne figure pas dans El Pasajero. Comme au théâtre, les noms des quatre locuteurs sont rappelés au début de chaque junta. Ces noms sont présentés dans un ordre aléatoire dans chaque section. Il a été tentant d’y voir une indication sur la chronologie des prises de parole, à l’instar de ce qu’on peut observer au théâtre. Toutefois, cette hypothèse n’a pas été vérifiée : l’ordre de présentation ne coïncide pas systématiquement avec celui des prises de parole. Quoi qu’il en soit, le troisième chapitre offre un cas de figure assez particulier dans la mesure où, à la différence de ce que l’on peut observer dans les autres chapitres, le seul personnage dont le nom soit cité en début de section est Rosardo. Cette mise à l’écart, ou plus exactement cette singularisation formelle tient au fait que le locuteur, Rosardo, seul à ce moment de l’interaction, déclame des vers dans une intervention qui s’apparente en quelque sorte à un monologue :
Cantando estaba a solas, los desórdenes del pasado siglo. Extravagantes son los viejos: siempre juzgan mejores los tiempos pasados, que los presentes.41
Ce n’est qu’une fois le passage versifié terminé que les autres locuteurs sont cités et que le dialogue se poursuit comme dans le reste de l’œuvre. Cette particularité tient bel et bien au fait que Rosardo, personnage clé de l’échange, est seul au début de ce chapitre. Les prénoms des autres personnages ne sont mentionnés qu’à partir du moment où ils rejoignent leur ami. De fait, l’on peut considérer cet excursus versifié comme une sorte de parenthèse dans la mesure où le terme de Junta utilisé pour désigner chaque chapitre n’est pas ici approprié compte tenu de l’isolement du personnage. Une fois que le dernier vers a été déclamé, les prénoms des autres locuteurs sont intégrés et la partie dialoguée se poursuit comme suit :
Silverio. Bien cierto es, se encumbran las vuestras sobre los orbes, fundándose en imaginaciones profundas. ¿Eran por suerte consideraciones inútiles las que antes de venir nosotros, a solas exagerábades?
Rosardo. Pues ¿qué entendistes algo de lo que dije? Porque aunque con voz baja lo repetía, no reparé en que me podía escuchar alguno. ¿Qué queréis? Siempre los que hemos vivido más, aplicamos mayores alabanzas a lo pasado. Es rígida la edad grave; mas córrenle apretadas obligaciones de ejemplo, prudencia, y valor, para que los oyan y crean: y sobre todo los respecten y reverencien; como en Esparta hacían los mancebos a los ancianos, de donde nació el proverbio, sólo allí ser bueno envejecer.
Laureano. Diferentes tiempos alcanzastes, porque si tan apretadamente condenáis el corriente; es cierto habéis participado de otro más dichoso en este Reino, donde ha que asistís tantos años.42
Cette intervention est particulièrement intéressante dans la mesure où elle peut être rapprochée d’un extrait de El Pasajero dont le contenu présente des similitudes avec un échange entre le Docteur et Isidro :
Doctor. (…) ¡Oh, ilustre antigüedad, merecedora de singular veneración y de inmortales alabanzas! (…) Ahora todo es concurso de faltas; todo avenida de males, que tienen estragado el mundo.
Isidro. Poco a poco os vais pudriendo. ¿Qué ponderaciones son ésas? Prolijos reformadores me parecéis lamentando lo que carece de remedio. Si no me engaño, los siglos han sido siempre unos y de un mismo metal. ¿Por ventura fue mejor el de romanos, falto de religión, desnudo de loables costumbres?43
Les désaccords entre le Docteur et Isidro trouvent indéniablement un écho dans l’échange entre Silverio, Rosardo et Florindo. Ce rapprochement est d’autant plus intéressant qu’on repère aisément la convergence idéologique entre les propos tenus par le Docteur et ceux de Rosardo ; une convergence qui était déjà perceptible dans les vers que déclamait Rosardo et grâce auxquels le texte renouait avec la problématique du mérite et de la noblesse dont on a déjà montré l’importance dans le système de pensée figuéroen :
Los más nobles, los más ricos,
pobres siempre de prudencia,
son escándalo del suelo,
y de sus Solares mengua.
En vez de honrosos trofeos,
goza la milicia afrentas;
rendidos sus más valientes
a los pies de la miseria.44
À la lecture de ces deux strophes, on peut légitimement se demander si la poétique de ‘l’entre-deux’ n’est pas une stratégie d’écriture qui traverse l’ensemble de la prose d’idées figuéroène, mais apporter une réponse à cette question nous éloignerait trop de notre réflexion initiale.
Quoi qu’il en soit, le début de ce chapitre offre indiscutablement un exemple où l’une des voix qui prend part à l’interaction est isolée du reste du groupe, ouvrant une sorte de parenthèse dans l’œuvre et assurant un glissement dans l’espace textuel. Cet excursus versifié reste à un stade très embryonnaire puisque, une fois la composition versifiée terminée, la forme dialoguée reprend rapidement ses droits. Mais, il semble d’autant plus nécessaire de signaler ce phénomène qu’on en trouve déjà une variante, une dizaine d’années plus tôt, dans El Pasajero et qui se développe, quant à elle, sur plusieurs pages. La mise en regard entre le début de l’alivio VII de El Pasajero et celui de la Junta Tercera de Pusílipo révèle l’existence d’autres mécanismes particulièrement intéressants pour notre propos.
El Pasajero : une œuvre propice aux intrusions de voix
On a déjà signalé que l’un des cas immédiatement observables de la continuité du texte figuéroen se situe au niveau des chapitres VI à VIII qui présentent, tous trois, une thématique commune, en l’occurrence le récit de vie du personnage du Docteur. La transition s’effectue donc de manière plus harmonieuse dans des chapitres à vocation essentiellement narrative et passe, on l’a dit, par l’introduction de données spatio-temporelles, certes encore balbutiantes, mais qui contribuent néanmoins à la mise en cohérence de l’ensemble. De manière très subtile, le glissement de l’alivio VI à l’alivio VII se matérialise par un changement de genre au début du chapitre VII. En effet, les trois premières pages de celui-ci sont composées par les vers que l’ermite déclame. Plus qu’une rupture formelle, l’introduction du vers vise à faire advenir la voix du personnage à travers l’expression de ses sentiments, ce qui définit ses compositions comme lyriques au sens commun du terme. La paternité de ces poèmes ne revient pas, sur le plan fictionnel, à un des locuteurs de El Pasajero dans la mesure où l’ermite ne prend pas directement part à l’interaction. On a d’autres exemples de ce procédé notamment dans les octavas du prêtre-poète (alivio III) qui sont, de fait, les premières compositions versifiées introduites dans l’œuvre mais aussi du sonnet “Júpiter de las almas”, composé par Jacinta pour déclarer sa flamme à l’homme dont elle est éprise (alivio VIII)45. Néanmoins, l’insertion de ces compositions ne répond pas au même mécanisme. En effet, les compositions du prêtre et de Jacinta viennent s’intégrer dans les récits qui sont consacrés à leurs auteurs respectifs. L’invasion du “yo” lyrique de Jacinta n’est pas aussi massive que celle du “yo” lyrique de l’ermite. La narration consacrée à Jacinta participe essentiellement du souci de variété que se doit de satisfaire le texte pour être en adéquation avec les goûts du lectorat de l’époque et elle vient s’insérer dans une réflexion plus large consacrée à la question amoureuse. L’histoire de Jacinta constitue, en quelque sorte, un “caso de amor”. L’incursion de Jacinta est probablement aussi moindre car c’est un personnage féminin. L’envergure de l’incursion de l’anachorète tient surtout à l’importance du récit de l’ermite dans la structuration de l’œuvre, importance dont il a déjà été amplement question dans ce travail. Outre la présence passagèrement hégémonique de sa voix, un autre élément distinctif du cas de l’ermite tient au fait que les vers précèdent l’évocation du personnage. En ce sens, il est particulièrement intéressant que le glissement s’effectue précisément par une allusion à la voix de l’ermite, comme si celle-ci venait se substituer à celle du Docteur, brouillant ainsi une fois de plus les pistes. Dans El Pasajero, les vers, bien que rapportés par le Docteur, sont censés être prononcés originellement par un personnage extérieur à l’interlocution à la différence de ce qu’on a constaté dans Pusílipo. Qu’il y ait intrusion de la voix poétique de l’ermite dans l’alivio VII de El Pasajero ou isolement de celle de Rosardo dans la troisième Junta de Pusílipo, le début de chacun de ces deux chapitres semble relever exclusivement de la déclamation lyrique (du “je” poétique vers le lecteur-auditeur) alors que le reste du texte de ces chapitres se rapproche davantage du dialogue, pris comme cadre formel. Ainsi, la voix poétique de type lyrique ‘éclipse-t-elle’, par sa position initiale dans le chapitre, la voix de narrateur dominant du Docteur. Cela est d’autant plus vrai que si c’est le Docteur qui déclame ces vers, la mention didascalique du locuteur ne figure pas à la différence de que l’on observe dans le reste de l’œuvre.
Le motif du passage semble venir se loger dans tous les interstices du texte. Il se manifeste à travers certains glissements génériques qui configurent des parenthèses. Mais ceux-ci s’opèrent également dans les reconfigurations successives que subit le personnage du Docteur qui semble s’émanciper de son rôle de conteur, comme nous allons le voir à présent.
Superpositions et glissements des instances textuelles
L’intervention de l’ermite, on le sait, n’est pas la seule digression que présente le chapitre VII. Celui-ci constitue, en quelque sorte, un climax de digressions : le texte est consacré aux récits de vie de deux personnages qui ne prennent pas part à l’interaction. Autre fait symptomatique, si la digression semble atteindre son paroxysme dans le chapitre VII à travers les récits de l’ermite et de Juan, les narrations dans lesquelles ils interviennent ne font, pour ainsi dire, l’objet d’aucune interruption. Ce chapitre coïncide donc avec un ‘entre-deux’ textuel : le Docteur n’est pas interrompu une seule fois pendant plus de 30 pages. La longueur de cette intervention du Docteur met parfaitement en évidence le caractère artificiel du dialogue en tant que genre. Les frontières entre récit premier et récit rapporté semblent s’abolir puisque tout au long de cette longue réplique, aucune référence explicite n’est faite au Docteur qui est pourtant le locuteur qui s’exprime sur ces plus de trente pages. Dès lors, le locuteur principal, en l’occurrence le Docteur, se trouve, en quelque sorte, évincé par les personnages dont ils rapportent les propos et dont ils racontent les histoires. Le texte figuéroen joue donc dans le chapitre VII sur une confusion des instances qui s’inscrit, là encore, dans la poétique de ‘l’entre-deux’ et du passage qui structure l’ensemble. Au sein de ces méta-digressions que constituent les récits de l’ermite et de Juan, aucune autre digression ne vient s’intercaler. Cette spécificité tend à confirmer l’idée selon laquelle ces deux récits constituent le paroxysme de la digression. Il s’agit de digressions par antonomase : elles tendent à faire sortir le lecteur du niveau premier de la fiction. En effet, ce sont bien les quatre locuteurs et pas seulement le Docteur qui se voient ‘éclipsés’, effacés de l’espace textuel. Les rares interventions qui permettent à la fiction première de reprendre ses droits sont celles où le Docteur redistribue la parole par des didascalies d’attribution dans des passages dialogués.
Ces interventions sont révélatrices d’un mécanisme qui s’avère particulièrement éclairant pour notre propos dans la mesure où, à travers elles, se dessine une nouvelle forme de confusion des instances puisqu’elles permettent d’observer un phénomène remarquable qui a trait au jeu sur le dialogue mis en œuvre dans le récit de Juan. Un glissement en trois étapes s’opère depuis le dialogue didactique jusqu’au dialogue théâtral voire jusqu’au dialogue de narration. Ce dernier vient s’insérer dans le récit de Juan comme on peut l’apprécier dans un extrait cité dans la présente étude :
Al fin, alzando el gordísimo tozuelo, dijo con flema singular:
– ¿Qué diablos quiere? ¿Qué avispas le pican? ¡Doile al demonio, qué voces da!
Fueme reconociendo poco a poco, y cuando – a su parecer – estuvo bien enterado, propuso tenía por cierto haberme visto en otra parte; mas que no se acordaba dónde.
– Puede ser – le respondí –; que he corrido mucha tierra y comunicado con muchas gentes.
– ¿Voarcé – replicó – ha estado por ventura en Italia, y en particular en Piemonte?
– Sí, amigo – proseguí –; y no pocos años, principalmente en ese estado.
– ¡Tate, tate! – respondió, dándose una palmada en la frente –, ya he caído en el chiste al misterio. A fe de soldado que ha sido voarcé mi auditor. Acabe: ¿no conoce a Juan, mosquetero en la compañía de don Manuel Manrique? ¡Oh, que sea en buena fe bienvenido a esta su casa! ¿De dónde bueno, y cómo así? No se acuerda que siempre que le vía decía a mis camaradas: ‘Veis allí el que nos ha de juzgar’?46
Les formes verbales qui se rapportent au yo du Docteur respondi, proseguí sont des didascalies d’attribution et ne comportent aucune indication supplémentaire au-delà de la désinence personnelle qui permet d’identifier le Docteur comme sujet. En revanche, celles qui concernent Juan renferment des indications implicites de gestuelle, de ton. Or, c’est bien le narrateur, en l’occurrence, le Docteur, qui fait surgir la figure théâtrale de Juan, qui le met en scène. Il est le déclencheur de la mise en scène dans la mesure où c’est lui qui rapporte les gestes effectués par Juan. Cet extrait joue donc sur une confusion des instances dans la mesure où le narrateur s’érige en quelque sorte en dramaturge, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle mise en œuvre par Cervantès dans le Quichotte47. Au chapitre VII, se produit donc un glissement dans les statuts des différents intervenants. Juan assume, tour à tour, les fonctions d’acteur et de conteur comme on peut le percevoir dans l’utilisation symptomatique qui est faite du terme “mi cuento” dans l’extrait ci-dessous :
Doctor. (Juan) (…) Volviendo, pues, al hilo de mi cuento casi las más veces que me hallaba en las juntas de señores tropezaba en el excremento vil de uno déstos, viejo, descolorido y flaco.48
L’emploi de ce groupe nominal joue en effet sur le double statut de narrataire-narrateur du Docteur. Dans un temps antérieur à celui de l’interaction, le Docteur a bel et bien été le destinataire du récit de Juan. Toutefois, dans l’espace textuel, il assume le rôle de narrateur mais un narrateur assez discret, dont la voix semble parfois disparaître derrière celle du personnage dont il conte les aventures. La confusion des instances prend aussi une forme plus moderne dans El Pasajero liée, à notre avis, à la forte performativité du texte figuéroen qui, en bien des occasions, “fait ce qu’il dit” et semble abolir les frontières entre fictionnel et non fictionnel.
La limite réalité-fiction : vers une abolition des frontières textuelles
Au cours du présent travail, différents mécanismes de jeux de miroirs ont été évoqués. L’un d’entre eux a, toutefois, été volontairement négligé car son statut spécifique tend, à l’instar des phénomènes qui viennent d’être commentés, à brouiller les frontières entre réalité et fiction. Il s’agit de l’importance qui est concédée à la thématique de la lecture. Or, ce procédé est lourd de significations dans une œuvre au sein de laquelle la technique du collage se manifeste de façon aussi massive. Il n’est pas rare en effet de trouver des allusions au processus de lecture. On en a déjà signalé la présence dans le récit de l’ermite qui consacre une partie de son temps à la lecture comme on peut le voir dans la citation ci-après :
Tal vez entretengo algunas horas con la provechosa lección de buenos autores, leales compañeros y verdaderos amigos. Aprovéchome de sus advertencias cuanto a la brevedad desta vida, y cuanto a enfrenar deseos, no excluyo sus consejos saludables. Arrímolos si me cansan, obedeciendo a mi gusto tan sin réplica, que ni sienten por el repudio agravio, ni, cuando buscados, rehusan el fin de su ministerio y de mi intención.49
Mais on en trouve également la trace dans l’une des interventions d’Isidro. Celui-ci s’exclame, à la fin du récit consacré au prêtre-poète :
Isidro. ¡Oh, quién pudiera hallar el original, o traslado de lo que contenían los libros! Cien escudos diera por ambos; tuviéralos por pítimas50 saludables contra tristezas y melancolías. Leyera cada día un proverbio, y poco a poco los fuera recogiendo todos en la memoria, porque allí no peligraran jamás, como podían en el papel.51
L’intervention du jeune orfèvre comporte donc des références explicites au livre en tant qu’objet dans un procédé qui n’est pas sans rappeler l’allusion au célèbre manuscrit de Cide Hamete Benegeli dans le Quichotte. Le caractère matériel de sa remarque est également perceptible dans la valeur pécuniaire de l’objet. L’utilisation que souhaiterait en faire Isidro revêt une dimension profondément ludique. À la différence de l’ermite dont l’intervention met l’accent sur le profit tiré des lectures qu’il fait, Isidro n’y voit qu’une forme de divertissement. En ce sens, la confrontation de leur expérience de lecture respective est tout à fait éloquente ; de fait, l’utilisation commune aux deux interventions de l’adjectif “saludables” confirme l’existence de connexion entre ces deux extraits. Toutefois, c’est avant tout un rapport d’antinomie qui se dessine entre ces deux passages. Le bénéfice tiré des lectures traverse la réplique de l’ermite comme l’atteste l’emploi du champ lexical du profit. Ce dernier se manifeste aussi bien dans la forme verbale “aprovechome” que dans les adjectifs “provechosa” et “saludables”. Il y a, de plus, une véritable insistance sur le processus didactique en jeu dans les lectures que fait le personnage (“lección”, “advertencias”, “consejos”). Enfin, on remarquera le processus de personnification présent dans cet extrait où l’ermite parle de “buenos autores”. En revanche, le livre, dans le cas d’Isidro, en reste à son statut d’objet puisqu’il est assimilé à un produit médicamenteux. Il n’est qu’un outil, un accessoire là où pour l’anachorète, les lectures deviennent des compagnes, des amies dont la caractérisation élogieuse ne fait pas l’ombre d’un doute puisque, y sont associés des adjectifs connotés positivement.
Mais il y a plus encore dans la mesure où les interventions de ces deux personnages entrent indéniablement en résonance avec les conseils de lecture que formule le Docteur à l’attention d’Isidro au début du dernier chapitre :
Así, la juventud destos tiempos viene a ser la peor disciplinada que hubo jamás. Hállanse del todo inútiles para la milicia y otros cualesquier trabajos, respeto de los muchos deleites a que se acostumbraron desde pequeños. Por tanto, deseando yo no incurráis en falta tan común y general, no olvidaré persuadiros apliquéis los ratos que os sobraren de forzosas ocupaciones a la leción de autores aprobados. (…) Estas lecciones y otras tales os causarán contento y regalo bien diferente del que ocasionan los Amadises, Febos y Orlandos: sueños, profanidades, mentiras y locuras.52
On constate en effet le lien qui s’instaure entre l’intervention citée plus haut de l’ermite qui évoquait “la provechosa leccion de autores buenos” et les recommandations du Docteur qui enjoint son compagnon de voyage à pratiquer “la leción de autores aprobados”. Il est, par ailleurs indispensable de faire remarquer comment, dans l’intervention du Docteur, l’espace textuel glisse incidemment de la question sociétale à la question littéraire dans la mesure où l’évocation du comportement de la jeunesse noble oisive de Madrid débouche à la fois sur une mise en garde et sur la formulation d’un conseil. Pour synthétiser, on pourrait dire que El Pasajero est un livre qui parle de lecture. Un premier niveau de confusion se situe donc dans cette mise en abyme. Mais, ce phénomène va en réalité plus loin dans l’espace textuel figuéroen. En effet, la confusion des instances tient aussi au fait que les conseils de lecture que le Docteur formule sont bien souvent des ouvrages que l’auteur Figueroa met à profit dans l’œuvre. Il ne s’agit pas forcément de textes qui sont repris in extenso dans El Pasajero ; toutefois, la plupart d’entre eux figurent, de manière plus ou moins directe, dans l’espace textuel figuéroen :
En las Flores de Santos hallaréis grandes recreos, (…) También os podrá ser lícito leer otros autores, así modernos como antiguos; mas que traten todos materias importantes para perficionar la vida. Es cierto que no habéis de seguir la guerra; mas, siquiera por curiosidad, apruebo paséis los ojos por los que en vulgar hablan della. Menos daréis de mano a los historiadores, por cuya comunicación vendréis a salir capaz, prudente y advertido. Heródoto, Tito Livio y Tácito tienen entre todos opinión.53
Les conseils de lecture du Docteur se résume donc, pour l’essentiel54, en trois grandes catégories : les florilèges, les traités de Re militari ainsi que des ouvrages d’Histoire. On démontrera aisément les connexions entre de telles recommandations et le texte de El Pasajero. En effet, les multiples marques d’érudition dont certaines sont réemployées à l’identique dans différentes œuvres de Figueroa laissent penser que, Figueroa, comme bien des auteurs de son époque, utilisait des florilèges. De la même manière, on sait que les traités de Re militari jouissaient d’une grande diffusion à l’époque ; qui plus est, dans ces œuvres sont consacrés des développements relatifs au mérite dont on a déjà signalé la présence dans le système de pensée figuéroen. Enfin, l’Histoire est l’un des genres littéraires auxquels le Docteur invite don Luis à s’essayer. De fait, Tite Live et Tacite avaient été préalablement mentionnés dans le texte de El Pasajero55. La lecture des romans de chevalerie convoqués par l’entremise des personnages emblématiques que sont Amadis, Phoebus et Orlando sont en revanche décriés mais on a vu que la littérature plus légère n’était pas forcément absente de l’espace textuel et que certains récits relevaient aussi d’une dimension de divertissement. Il ne semble pas excessif d’affirmer que la proposition de Figueroa participe d’une tentative parallèle qui vise à hisser au rang de littérature la narration en prose, initialement cantonnée au genre comique, puis fantaisiste.
Outre ces jeux entre conseils de lecture et lectures exploitées dans l’espace textuel, cette confusion se prolonge dans certains commentaires émis par le personnage du Docteur. Bien que l’on ne puisse lire les déclarations du Docteur comme une confession de l’auteur, certains éléments renseignent indubitablement le lecteur sur certains procédés mis en œuvre dans l’espace textuel. Le fait de démentir les attaques est un phénomène que l’on retrouve de manière récurrente dans les textes de l’époque, notamment dans les prologues comme on peut le voir à travers le prologue du Para todos de Pérez de Montalbán :
(…) mas esto ingenuamente, sin ser mi intento ofender a ninguno con particularidad: y assi nadie se agrauie, porque lo demas será hazerse culpado en el vicio que reprehendo, que la sal solamente escuece en la parte donde está la herida, y mas vale disimular la reprehension oculta, que confessar el delito claro56.
La spécificité de ce texte figuéroen se situe donc bien dans le fait que ce type de commentaire ne se situe pas exclusivement dans le paratexte mais aussi dans le corps de l’œuvre :
Animo tengo de inmortalizar algunos destos inhábiles; destos ignorantes, a quien la envidia adelgaza los dientes; destos que por mostrar ser algo, siendo nada, osan morder escritos para cuya imitación les falta talento, creciendo tal vez su rabiosa censura reputación a las cosas que los propios autores desestiman. Publiquen los brutos partos de su capacidad, y después hablen. Mas, en tanto, echen de ver que no me escondo tratando de ellos, sino que hablo de modo, que de cualquiera puedo ser entendido.57
Autrement dit, le texte reproduit au plan fictionnel une stratégie d’écriture communément mise en pratique par les auteurs de l’époque dans le paratexte. Le texte fictionnalise le paratexte. Les frontières entre le paratexte et le texte s’effacent puisque dans l’adresse au lecteur, Figueroa s’exprime depuis sa position d’auteur alors que dans le texte, le personnage du Docteur parle. Toutefois, il convient de préciser que dans ces passages, le Docteur n’est autre que l’auteur fictionnalisé. À travers la figure au sens théâtral du terme du Docteur, l’auteur fictionnalisé revendique clairement les attaques à l’égard de certains de ses contemporains. Le texte joue donc de toute évidence sur la réalité de ce qui a été écrit dans la mesure où certains des projets évoqués par le Docteur trouvent un écho dans les attaques à peine déguisées adressées à Alarcón notamment dans le texte de El Pasajero. Le même constat peut être dressé à propos de l’extrait où le Docteur évoque son projet de publier une préceptive :
Doctor. Presto se podrá levantar tal edificio, por haber días que tengo recogidos los materiales. Así, pues me infundís ánimo, pienso dar en breve a la emprenta una Poética Española, que, por lo menos, saldrá con buenos deseos de acertar.58
Compte tenu de l’importance capitale de la thématique littéraire dans l’œuvre figuéroène, la communauté scientifique s’est souvent étonnée de ne pas retrouver un ouvrage de poétique dans la production de Figueroa. Cet étonnement provenait d’une lecture littérale de cette intervention du Docteur. La solution à cette énigme se trouve peut-être elle-même dans El Pasajero. On a déjà montré, en effet, que le texte jouait à plusieurs reprises sur la réalité de textes qui avaient été écrits ou qu’il conviendrait d’écrire. Ne peut-on pas lire cette réplique du Docteur comme une variante de ce mécanisme ? Il est, en effet, tentant de voir dans cette intervention du personnage un indice sur le statut à accorder à El Pasajero. Le discours du Docteur dans les alivios II et III se compose, pour l’essentiel, de leçons de théorie littéraire. El Pasajero tiendrait donc lieu et place de poétique dans l’œuvre de Figueroa ; une hypothèse d’autant plus séduisante qu’une partie de cette poétique trouve un écho dans le reste de El Pasajero où elle se voit mise en pratique à travers les narrations notamment.
Notes
- Joly, 1986, p.393.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.490.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.490-491.
- Cet idéal du statu quo dépasse largement le seul cadre de l’amour à l’époque. C’est aussi lui qui se trouve au cœur de toute la pensée politique du XVIIe siècle, ce qui paraît assez cohérent au regard de la crise que traverse le pays à l’époque.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.625.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.625.
- La frontière entre les conditions d’utilisation des pronoms personnels “vos” et “tú” au XVIIe siècle était parfois difficilement identifiable. Sur ce point, cf. Cisneros Estupiñán, 1996, p.34-35: “En el siglo XVI, España vive el comienzo y el apogeo de la Edad de Oro. Es el siglo de Carlos V y de Felipe II. En este momento España llega a su mayor expansión pero también se aproxima su decadencia. Es una época de clases sociales orgullosas y desiguales, por lo tanto, las formas de tratamiento tienen que haber sido complejas, más aún cuando para expresar las oposiciones familiaridad / no familiaridad o formalidad / informalidad el español tenía tres pronombres de segunda persona singular: ‘tú’, ‘vos’ y ‘vuestra merced’ o ‘vuesa merced’, que van, respectivamente, de la informalidad a la máxima reverencialidad. (…).”
- Sur ce point, on consultera avec profit l’analyse que propose Jacqueline Ferreras des rapports entre les personnages d’Eulalia et de Dorotea dans le premier des Coloquios matrimoniales de P. Luján et de ce que révèle le tutoiement sur la nature de leur relation. Ferreras dans Rallo Gruss & Malpartida Tirado, 2006, p.117 et ss.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.534 et ss.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.538.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.540.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.578-579.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.574: “(…) me refirió cierta persona, cuya piedad casi jamás desamparó mi almohada mientras duró el rigor del accidente (…)”. Sur ce passage,on va voir comment la présence de ce religieux qui apporte son soutien au Docteur au moment de la perte de sa bien-aimée se manifeste aussi bien au début qu’à la fin du débat autour de la mort d’amour.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.574.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.608.
- Ce commentaire est révélateur du caractère désabusé que peuvent revêtir certains des conseils prodigués par le personnage du Docteur. Sur l’évolution du paradigme du courtisan, on consultera avec profit l’article de Jesús Gómez qui retrace les différentes phases du changement. Gómez, 2010.
- En ce sens, il est possible d’effectuer un rapprochement entre l’œuvre de Figueroa et le Quichotte. Sur ce point, cf. Daguerre, 2017, n.107 p.29 sur les réflexions de Javier Blasco.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.647.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.644.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.473.
- Cf. Supra, Deuxième partie, chapitre 5, “Sujets parlants”, “Un personnage au statut spécifique : le Docteur”.
- La seule exception à la règle, ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer, est Isidro. La simplicité de sa situation maritale tient à son extraction populaire. C’est d’ailleurs une vision du mariage que l’on retrouve également dans le couple Sancho y Teresa Panza.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.577.
- Ainsi qu’on l’a vu, ce n’est pas là le seul point de correspondance susceptible d’être établi entre ces deux personnages qui ont également pour trait commun leur statut de personnage-créateur.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.574.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.574.
- On retrouve cet épisode boccacien chez différents artistes : le peintre néerlandais Govert Flinck en a notamment peint une version exposée au Louvre, “Cimon découvrant Iphigénie et ses deux compagnes endormies”. Plus tard, au XVIIIe, des peintres anglais tels Westall ou Romney exploitent également ce thème qui a aussi été traité par Rubens.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.490.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.494.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.404.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.575.
- Cf. supra, Deuxième partie, chapitre 6, “Personnages doubles et doubles des personnages”, “La triade Docteur-Ermite-Juan” et “Le binôme Juan – Don Luis et ses liens avec le personnage de l’ermite”.
- Cf. Supra, Première partie, chapitre 1, “El Pasajero dans le panorama littéraire de l’époque”, “Présence et influence de la miscellanée dans El Pasajero”, p.31.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.369.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.444.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.547.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.566.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.564.
- Covarrubias, [1611], 2006, p.232.
- De manière argotique, faut-il le rappeler, ce terme désignait aussi le cachot.
- Suárez de Figueroa, Pusil, [1629], 2005a, p.88.
- Suárez de Figueroa, Pusil, [1629], 2005a, p.88.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.390-391.
- Suárez de Figueroa, Pusil, [1629], 2005a, p.87.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.108-109 et p.315 ou cf. annexe n°1, “Répartition des compositions poétiques dans El Pasajero.”, p.331.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.552.
- On observe cette confusion des instances dans le chapitre XII notamment, “De lo que contó un cabrero a los que estaban con don Quijote”. En effet, à travers les corrections linguistiques de don Quichotte émerge la figure de l’écrivain modèle qui doit s’assurer de la correction du langage, une figure qui coïncide avec l’idéal défendu par ailleurs de manière explicite dans d’autres extraits du livre.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.563.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.548.
- CORDE ne recense qu’une dizaine d’occurrences du substantif pítima qui s’est pourtant maintenu jusqu’à nos jours. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les définitions qu’en proposent le Tesoro de la lengua castellana de Covarrubias et le Diccionario de la Real Academia Española sont très similaires :
Covarrubias, [1611], 2006, p.590, “El emplasto o socrocio que se pone sobre el corazón para desahogarlo y alegrarlo.”
Rae, “Socrocio que se aplica sobre el corazón” - Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.438.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.620.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.621.
- Le Docteur recommande également la lecture de traités de mathématiques, de cosmographie, de fortifications.
- “Así se robaran al olvido tantas hazañas de españoles, cuales nunca en sus Décadas y Anales celebraron de sus romanos los tan aceptos Livio y Tácito.” Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.413.
- Pérez de Montalbán, [1632], 1999, p.470.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.585.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.410.