UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Chapitre 3•
L’écriture de l’‘entre-deux’ à l’aune de la fictionnalisation d’auteur

par

Entre théorie et praxis littéraires

La réflexion sur la littérature est présente dans plusieurs des œuvres composées par Figueroa mais c’est indiscutablement dans El Pasajero qu’elle se fait la plus prégnante. El Pasajero occupe une place stratégique dans la production figuéroène, tout d’abord, d’un point de vue purement chronologique. El Pasajero y joue, en effet, un rôle charnière. L’époque où l’auteur a été le plus actif du point de vue littéraire est la période qui s’étend de 1602 à 1629 avec une accélération autour des années 1610-1616. C’est à ce moment-là que la majorité de ses œuvres ont été publiées. Mais c’est aussi un moment décisif du point de vue de l’écriture compte tenu des rapports qui s’y tissent entre théorie et pratique littéraires.

L’introduction des éléments de poétique dans El Pasajero est justifiée textuellement par une décision de Don Luis d’abandonner la voie militaire pour se consacrer entièrement et exclusivement aux Lettres, décision dans laquelle on peut voir une variante du débat Lettres VS Armes.

Dans El Pasajero, l’essentiel du discours sur la littérature porte sur le théâtre et s’organise autour de deux axes centraux qui sont l’éloge du théâtre classique (à travers une définition fondamentalement aristotélicienne et horacienne) et l’invective contre la comedia nueva. Il est tentant d’ajouter que l’ampleur de ce discours sur le théâtre (qui traverse les alivios II et III) peut sembler, au moins à première vue, paradoxale. À la différence de ce que le lecteur peut constater pour les autres genres évoqués dans les œuvres littéraires de Figueroa, le théâtre est, en effet, le seul genre décrit auquel l’auteur ne s’est pas essayé dans la pratique.

La théâtralité dans El Pasajero trouve ses manifestations les plus évidentes à travers des réminiscences plautesques dans le traitement du personnage de Juan, érigé dans le texte, en parangon du soldat fanfaron1.

À aucun moment, Don Luis n’emploie textuellement le terme poeta pour se référer à son projet de s’adonner à la création littéraire ; en revanche, il évoque “la entrañable afición que [tiene] a la Poesía”2. Concrètement, Don Luis souhaite notamment suivre les traces des dramaturges à succès, autrement dit celles de Lope et il soumet à plusieurs reprises ses compositions poétiques au jugement de ses compagnons. Ses projets en matière de littérature sont clairement exposés :

Dos cosas no aparto de la memoria, en que tengo depositado mi gusto: componer un libro y hacer una comedia. A uno y otro me apliqué muchas veces, y todas me quedé atrás, sin poder pasar adelante. Deseo me digáis si es posible salir con mi intento, y qué orden tengo de guardar cuando volviere a mi porfía.3

Son projet de rédiger un livre exclut l’emploi du vocable poeta qui n’était guère employé pour se référer à l’auteur de textes en prose4. L’évocation obsessionnelle, dans ses propos, des rapports entre “amor y poesía” est, de fait, une reprise d’une idée récurrente chez Lope : qui l’exprime notamment dans La Dorotea à travers l’expression aphoristique “amar y hacer versos todo es uno”5. Mais il y a plus. A maintes reprises, Don Luis déclare ne pas se soucier de la technique. L’écriture passe au second plan dans ses répliques et le jeune homme donne la primauté à la réception de ses compositions comme les passages en gras dans la citation ci-dessous l’attestent :

Don Luis. Por cierto que habéis andado riguroso legislador de la comedia. Gentil quebradero de cabeza: en diez años no aprendiera yo el arte con que decís se deben escribir; y después, sabe Dios si fuera mi obra aquel parto ridiculo del poeta, o algún nublado que despidiera piedras y silvos. Lo que pienso hacer es seguir las pisadas de los cuyas representaciones adquirieron aplauso, escríbanse como se escribieren.6

L’on peut légitimement se demander si l’absence relative de passages à caractère théâtral dans cette forme dialoguée qu’est El Pasajero ne s’explique pas par la prééminence accordée à d’autres alternatives proposées par le Docteur. Pour mémoire, on rappellera que ces autres options sont au nombre de six. Il l’invite à composer dans un premier temps des “novelas al uso7 et lui recommande ensuite de se lancer dans le récit d’éventuelles mésaventures personnelles7. Il émet aussi la possibilité que son jeune camarade s’essaye à l’Histoire8, ou aux livres d’avertissements à l’usage des nouveaux courtisans9, ou encore à la traduction9. Les préférences affichées dans le discours du Docteur semblent aller à la prose narrative que celle-ci soit fictionnelle, autobiographique ou historique. Or, on le sait, à l’époque, la séparation entre fiction et histoire n’était pas très nette comme cela transparaît bien dans le Quichotte notamment10. Les différentes suggestions faites par le letrado ne rencontrent guère de succès auprès du jeune homme11. C’est finalement une dernière proposition du Docteur qui retient son intérêt, à savoir composer un recueil de poésie12.

Ces éléments de poétique tirés du discours du Docteur entrent aussi en résonance avec les ouvrages auxquels Figueroa a emprunté des extraits. Les excursus théoriques présents dans le discours du personnage de fiction concernent des genres qui ont été mis en pratique par l’auteur Figueroa. Le texte lui-même pose explicitement l’existence des rapports entre théorie et pratique dans une intervention du Docteur13 :

Prática viene a ser en mí lo que al presente es teoría en vos.14

Le texte se resserre aussi autour de la pratique littéraire de son auteur. Ainsi, la traduction occupe-t-elle une place de choix dans ces excursus15. La traduction, si elle constitue un exemple particulièrement intéressant, n’est néanmoins pas la seule alternative qui soit mise en pratique dans El Pasajero. Le texte renferme aussi, à travers les récits biographiques des locuteurs, des éléments qui s’apparentent nettement à ce que le Docteur dénomme des “naufragios”. Enfin, l’ensemble de conseils formulés dans les chapitres IX et X pour permettre à Isidro de s’en sortir à la Cour s’apparentent considérablement à ce que le Docteur appelle, dans sa poétique, des “advertencias y avisos de Corte”9. Ces mises en garde et recommandations entrent en résonance avec tout un pan de la littérature auriséculaire qui intègre des œuvres telles que Guia y avisos de forasteros que llegan a la Corte ou encore Los peligros de Madrid de Remiro Navarra.

De la même manière, le Docteur recommande à Don Luis d’intercaler des passages en prose au sein de son recueil de poèmes afin de situer le contexte dans lequel ceux-ci ont été rédigés quand il déclare :

Doctor. (…) Resta ahora interpolar los versos con algunas prosas, que sirva sólo de explicar las ocasiones en que se hicieron.16

Or, c’est une pratique que l’on retrouve de façon quasi systématique dans El Pasajero, lorsque les différents locuteurs récitent leurs compositions à leurs compagnons de route au gré des alivios, mais aussi dans les romans pastoraux et dans les romans d’aventures17. On retrouve ce procédé chez Don Luis par exemple :

Don Luis. Paréceme será no mal sello de lo que se trata un soneto que escrebí en cierta ocasión contra los ojos de mi Celia, prontos para el mal y tardíos para el bien. Pensé yo cuando le compuse haber, como nuevo Sansón, derribado las colunas del templo de mi afición; mas olvidé favorecido lo que resolví desdeñado.18

Une fois de plus El Pasajero est érigé en véritable lieu de passage puisque la poétique incluse dans le discours du Docteur trouve indubitablement un écho dans différentes pratiques littéraires mises en œuvre dans l’ouvrage. Néanmoins, en de rares passages, le texte semble aussi s’émanciper du cadre théorique posé dans le discours du Docteur ou tout au moins brouiller le message. C’est plus particulièrement vrai dans le développement consacré aux novelas dont le Docteur propose une première définition assez négative :

Doctor. Por novelas al uso entiendo ciertas patrañas o consejas propias del brasero en tiempo de frío, que, en suma, vienen a ser unas bien compuestas fábulas, unas artificiosas mentiras.7

Cependant, on a pu voir que les nouvelles faisaient partie des matériaux littéraires exploités dans le corps du texte figuéroen à travers le récit de Juan notamment. À noter que ce désaveu affiché, dans un premier temps, par l’alter ego fictionnel de l’auteur à l’égard des nouvelles, se doit d’être nuancé. En effet, dans la suite du texte, les déclarations du Docteur invitent à prendre quelques précautions :

Doctor. Las novelas, tomadas con el rigor que se debe, es una composición ingeniosísima, cuyo ejemplo obliga a imitación o escarmiento. No ha de ser simple ni desnuda, sino mañosa y vestida de sentencias, documentos y todo lo demás que puede ministrar la prudente filosofía.7

La pratique littéraire passée de Figueroa joue un rôle déterminant dans la genèse de El Pasajero à différents égards. L’intertextualité restreinte pratiquée par Figueroa dans El Pasajero en apporte notamment la preuve. Il en va de même pour les éléments de poétique qui entrent en résonance avec la production littéraire figuéroène. On peut donc légitimement affirmer que El Pasajero constitue, à ce titre, une véritable charnière tant du point de vue de la chronologie que de celui de l’écriture. Or, cette question de l’écriture pose irrémédiablement celle de l’auteur et de sa représentation dans El Pasajero mais aussi celle du lecteur en tant que récepteur du texte.

Lecteur et auteur implicites de El Pasajero

Au regard du programme de lecture configuré dans le paratexte de El Pasajero, il apparaît clairement que ce texte prétend s’inscrire dans une démarche de divulgation dans la lignée d’une pratique récurrente dans le diálogo misceláneo19. À travers le prologue de El Pasajero, se dessine un lectorat aux contours assez flous. En effet, la formule consacrée du “Allector” ne semble pas circonscrire le lectorat à un public restreint, à la différence de ce que l’on peut observer chez certains des contemporains dans la distinction opérée entre le vulgo et le lector discreto ou encore le lector culto. Jonathan Bradbury souscrit également à cette interprétation puisqu’il fait de ce lectorat medio l’un des traits distinctifs du genre des miscellanées aussi bien au XVIe qu’au XVIIe siècle :

Habrá que adoptar de todas formas una formulación heurística que permita identificar las misceláneas del XVII, y propongo que esta identificación se efectúe a través de una consideración de la medida en que una presunta miscelánea tardía preserve la función fundamental de las misceláneas tempranas: la colección y transmisión a lectores medios de hechos y datos normalmente fuera de su alcance, con un énfasis particular en materias eruditas20.

Pour en revenir au seul cas figuéroen, l’appellation “Allector, on le sait, fait partie des titres communément donnés aux éléments paratextuels dans la littérature de l’époque. Le titre du prologue Al lector est construit selon un schéma quasiment identique à celui du titre de l’œuvre, El Pasajero. Il y a en effet une utilisation commune de l’article défini sous sa forme masculine singulière suivi d’un substantif qui configure un lecteur archétypal comme destinataire. Via la formule Al lector, utilisée sans autre mention indiquant la catégorie paratextuelle de cette portion de texte, la transmission du texte et le processus de lecture sont explicitement évoqués. Ce parti pris tend donc à mettre l’accent sur la question de la réception du texte ou plus précisément sur le récepteur de celui-ci. De fait, par l’entremise de cette expression, le lecteur se voit confier une place de choix

El Pasajero :

No hay moneda que tan mal corra en el mundo como desengaños, ni quien tanto los haya menester como el hombre. La ciencia más difícil de aprender es el conocimiento de sí mismo, en que casi todos, con indecible gusto, vienen a quedar rudísimos.21

Le texte de El Pasajero s’adresse indubitablement à un lectorat assez large et participe en quelque sorte d’une forme de vulgarisation des savoirs. Mais Figueroa vise aussi certainement en sous-main un lectorat plus restreint : celui de la République des Lettres composé par ses pairs et avec qui, on le sait, il entretenait des relations plus que conflictuelles22. Au sein du texte figuéroen, on distingue deux procédés qui permettent de cibler ce public plus réduit : la nature de certaines sources mobilisées et les références au vécu de l’auteur mais aussi à ses écrits et qui contribuent à l’identification entre Figueroa et le personnage du Docteur. En effet, la large diffusion de certains des textes sources dont les mécanismes d’insertion ont été mis en évidence plus haut, permet d’envisager un lecteur à même de reconnaître au moins certaines de ces matières érudites, dans une démarche assez similaire à celle mise en œuvre par Cervantès dans le Quichotte. C’est le cas notamment pour l’œuvre de Botero dont la notoriété en Europe au moment de sa publication nous autorise à penser que ses écrits étaient reconnaissables par les lecteurs de l’époque ainsi que le confirment les propos d’Alexandra Merle reproduis ci-après. D’après l’hispaniste française :

Les Relazioni universali de Giovanni Botero furent publiées en 1595 en italien et très vite diffusées dans toute l’Europe.23

Et la chercheuse de citer, à titre d’exemple, la traduction espagnole de Jaime Rebullosa publiée en 1603 à Barcelone, Descripción de todas las provincias y reynos del mundo, sacada de las relaciones toscanas de Juan Botero Benes…. Grâce à ces emprunts, Suárez de Figueroa joue probablement sur une reconnaissance des sources livresques utilisées, créant ainsi une complicité. Tout au moins instaure-t-il une communauté de références24. Cette espèce de connivence auteur-lecteur implicite configure en quelque sorte la représentation de l’auteur puisque compte tenu du type de lecteur implicite que dessine, en sous main, El Pasajero, la reconnaissance est absolument possible. Outre les points qui concernent sa formation25, les éléments qui permettent d’assurer l’identification Figueroa-Docteur ont trait, plus particulièrement, aux différents postes que Figueroa a occupés dans l’administration espagnole de l’époque et à sa carrière littéraire26. La plupart des données qui permettent de reconnaître l’auteur derrière le personnage relèvent de la thématique littéraire. La présence biobibliographique de Figueroa dans le texte El Pasajero se décline sous deux modalités : le relationnel avec les hommes de lettres et la pratique littéraire.

Le caractère conflictuel des relations qui unissaient Figueroa et ses homologues lettrés est clairement établi depuis longtemps ; de fait, ces conflits n’étaient pas, on le sait, l’apanage de Figueroa. Ils font presque plutôt partie des topiques de la littérature de l’époque. En ce sens, le premier détail qui assure la reconnaissance de Figueroa par le lecteur à travers les traits du Docteur est somme toute assez cocasse puisqu’il s’agit de l’allusion à sa calvitie. Or, on le sait, la calvitie, en général, fait partie des ressorts comiques récurrents à l’époque27 et celle de Figueroa a été amplement relayée par ses détracteurs28. L’allusion à l’absence de cheveux du Docteur29 est d’autant plus significative qu’elle contraste avec l’absence totale d’autres indications physiques dans le reste du texte de El Pasajero qui est, sur ce point, conforme à la tradition du genre dialogué. Qui plus est, l’évocation de la calvitie donne lieu à un long échange qui s’étend sur plus de trois pages où les locuteurs devisent sur les déconvenues d’individus chauves ou emperruqués. C’est précisément le personnage du Docteur qui y met un terme par un commentaire cinglant dans lequel il critique acerbement l’attitude des poètes moqueurs :

Doctor. Cese, que es justo ya, semejante plática, y remítase el satirizar los calvos a alguno de los poetas burdos deste siglo; a alguno de los que, en medio de su engañosa presunción, es tenido y juzgado de todos por machazo irracional de las Musas; por centro de toda ignorancia, de todo absurdo, de todo error.

Concluyo, pues, con decir no era calvo el amigo, ni traía dientes o pantorrillas postizas, ni hacía monte en el pecho con peto falso, como casi infinitos que se efeminan y envilecen con tales imposturas.30

La véhémence des propos du Docteur est remarquable dans cet extrait où la défense des hommes chauves cède finalement la place à une violente diatribe littéraire. La conclusion du débat sur la calvitie prend en effet ici des allures de règlement de comptes dont la littérature auriséculaire abonde. Ce glissement d’une thématique à une autre se matérialise textuellement par une disparition progressive du champ lexical de la calvitie (deux occurrences seulement) au profit d’une utilisation massive de termes en relation avec la littérature. L’accent est essentiellement mis sur les lacunes dont font preuve dans le domaine littéraire ceux qui ironisent sur la calvitie dans leurs compositions. La violence du propos est plus particulièrement palpable à travers les expressions “poetas burdos deste siglo”, “machazo irracional de las Musas”, “centro de toda ignorancia, de todo absurdo, de todo error”.

La présence textuelle de Figueroa, au-delà de cette caractéristique physique largement satirisée dans la littérature de l’époque, est également assurée par l’importance qui est concédée dans l’espace textuel à l’adjectif “maldiciente”. La tendance qu’avait Figueroa à critiquer ses pairs était notoire si l’on en croit ses contemporains31. Le personnage admet lui-même de son incapacité à “disimular [su] natural maldiciente”32, un aveu en contradiction avec la critique de la médisance qui traverse par ailleurs El Pasajero33. Il s’agit sûremement d’un artifice qui permet à Figueroa, par le truchement de sa figure de projection, de se prémunir d’éventuelles attaques à venir. Ce souci de se défendre de possibles attaques est, on le sait, récurrent dans les textes de l’époque et plus particulièrement dans les prologues comme chez Pérez de Montalbán dans Para todos34. Toutefois, dans El Pasajero, la volonté de se préserver est essentiellement relayée par le personnage du Docteur et pas par l’auteur35. La critique de la médisance dans El Pasajero dépasse le seul cadre littéraire. On la retrouve également relayée par le Maître qui dénonce les attaques qui touchent certains membres de l’Église :

Maestro. En el alma me he holgado seáis de opinión tan piadosa y cristiana. Indignas de noble varón juzgo las murmuraciones contra cualesquier personas eclesiásticas, principalmente si son sacerdotes consagrados para el servicio y culto divino.36

Cette première contradiction au sein même du texte se double d’une autre contradiction à un niveau métafictionnel qui permet d’observer toute la maestria déployée par le Figueroa, auteur-théoricien. Celui-ci, jouant sur les rapports entre fiction et réalité, nie par l’entremise du Docteur, l’existence de toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé érigeant ainsi son discours moral, dans l’exemple ci-dessous sur la noblesse, en discours de fiction. Or, cette transformation est le reflet de la transformation globale d’un auteur de diction en narrateur de fiction(s). Après un développement consacré à la manière d’accéder à la noblesse, le texte va glisser vers une mise en accusation des personnes qui s’adjugent abusivement un titre de noblesse :

Aunque en este particular fácil fuera prohijarse el más respetado y antiguo de Toledo, Manrique o Mendoza, pues saben hacer semejantes embelecos hasta los hijos de nadie, contrahechos y advenedizos. (…) Uno conocí (Dios le perdone) cuyo padre, siendo oficial de bien, un platero honrado como vos, granjeó mediana hacienda, con que se le metió al hijo en el cuerpo este demonio que llaman caballería. Vínole a pelo el nombre, de gentil sonido, aunque común; animole una noche buenamente (pienso que muerta la luz) la primer primicia desta locura, y amaneció hecho un don Pedro; por quien, y no por Pedro, se dio a conocer a todos desde allí adelante, sin eclipsársele la vista ni temblarle la mano al formar las tres letras.37

Un faisceau d’indices très lisibles pour le lecteur potentiel de l’époque pointent de façon très claire Alarcón38 confirmant l’étroitesse avec laquelle s’enchâssent les différentes thématiques abordées dans El Pasajero. On peut donc émettre les plus grandes réserves quant à l’absence de ressemblances avec la réalité. Cet extrait constitue donc un exemple supplémentaire du passage ou du glissement perpétuel du statut d’auteur à celui de personnage de fiction que donne à voir le texte figuéroen. Quoi qu’il en soit, même si le discours de principe édicté à l’encontre de la médisance peut sembler, à première vue, en totale contradiction avec la teneur éminemment critique de certains propos tenus par les personnages, en réalité ce procédé est totalement conforme au statut de lieu de passage que se voit attribué le texte de El Pasajero. Cette évocation de la médisance permet d’observer comment El Pasajero joue, à la fois, sur le mode de la fiction et du discours non fictionnel dans la mesure où ce texte enserre également, on l’a dit, des avertissements et des éléments propres aux miscellanées. En ce sens, l’on peut considérer que le texte figuéroen est Pasajero car il présente des traits qui relèvent d’un genre de non-fiction mais évolue aussi vers la fiction poétique. El Pasajero fonctionne en quelque sorte comme un laboratoire littéraire où sont mises en pratique la plupart des théories littéraires énoncées. C’est également ce qui explique l’hypertrophie de la présence de l’auteur sous sa figure de projection. En effet, le va-et-vient permanent qui s’instaure entre Figueroa et le Docteur repose indéniablement sur les allusions plus ou moins voilées aux ouvrages composés par l’auteur39.

L’ensemble des éléments qui viennent d’être mis en évidence permet d’affirmer que le texte de El Pasajero s’adresse à un public qui se veut, au moins, à première vue, assez large. Néanmoins, certaines références intertextuelles semblent dessiner un second lectorat, plus circonscrit, à même d’identifier les sources utilisées dans le texte. Qui plus est, l’auteur a glissé de nombreuses attaques aux autres auteurs, attaques qui corroborent cette hypothèse. L’ensemble de ces indices ne sont interprétables que pour un public averti et assurent indéniablement le va-et-vient entre Figueroa et le Docteur dans El Pasajero. La réalité référentielle dont s’inspire Figueroa pour créer El Pasajero se voit elle-même soumise à un minutieux processus de fictionnalisation dont il convient à présent d’étudier les mécanismes.

Fictionnalisation de la matière personnelle

On l’a vu, une partie de l’histoire personnelle du personnage du Docteur prend sa source dans l’expérience et le vécu de Figueroa, notamment à travers la reprise de son caractère peu amène.

Jusqu’à présent, la communauté scientifique s’est beaucoup attachée à vérifier les correspondances entre le texte de El Pasajero et le vécu de Figueroa. Notre démarche s’inscrit dans un objectif différent : montrer ce qui relève exclusivement de la fiction dans le récit du Docteur. Dans le cas précis de El Pasajero, de nombreux éléments restent impossibles à vérifier. L’interprétation qui a été faite par certains philologues des écrits de l’auteur castillan a été parfois abusive. Il convient donc de fixer nettement ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité. Cette hypothèse de travail est d’autant plus séduisante qu’on sait que le récit du Docteur propose une version “romancée” de la vie de Figueroa40. On ne saurait préjuger des intentions réelles qui animaient Figueroa lorsqu’il a apporté ces transformations. Ces altérations relèvent indubitablement de la fiction. Il convient d’identifier, à présent, quels procédés permettent de mettre en fiction la vie de l’auteur mais aussi la fonction d’auteur.

Récit du Docteur et littérature de fiction

Le récit du Docteur entretient une dette non négligeable avec la littérature de fiction. L’exemple le plus canonique de ce phénomène est celui du récit de Juan. La réécriture de l’épisode boccacien devient un épisode de l’histoire d’un personnage que le Docteur a rencontré. Figueroa, grâce à un magistral jeu d’enchâssement, exploite cet épisode littéraire. On peut donc dire que la littérature alimente la biographie du Docteur qui s’étend entre les chapitres VI et VIII de El Pasajero. Au-delà des indéniables correspondances entre le vécu de Figueroa et celui de son personnage, l’alivio VII, cœur du récit autobiographique du Docteur, est profondément ancré dans la littérature de fiction. Certes, ces fictions dans la fiction ne sont pas une spécificité de Figueroa mais dans El Pasajero ces fictions viennent alimenter la fiction du personnage qui est la figure de projection de l’auteur. En réalité le chapitre VII ne rend compte de la vie du Docteur que de manière tangentielle. Ce chapitre est composé, pour l’essentiel, des récits des aventures de l’ermite et de Juan, personnages que le letrado a rencontrés au cours de sa propre itinérance. En ce sens, par le chapitre VII le personnage du Docteur accède à une nouvelle fonction : celle de conteur, une fonction analogue à celle que remplit Figueroa en tant qu’auteur de fictions. Les interventions qui concernent directement le Docteur représentent une portion congrue dans ce chapitre. Qui plus est, les interventions du letrado sont plus nombreuses dans le récit de l’ermite que dans celui de Juan. La première d’entre elles est, assez logiquement, plus étendue que les autres car elle pose le contexte de la narration. Ainsi, ces interventions se décomposent-elles comme suit :

Citation n°1 :

Fuime acercando hacia la parte de donde salía la voz, y vi ser quien la despedía un anciano en forma de antigua raíz, de su color, y así avellanado. Estaba sentado al pie de un copado aliso, de aspecto venerable, de vestido, si bien grosero, aseado y limpio (casi a la traza de ermitaño), ornada cabeza y barba de hebras blanquísimas. Saludámonos cortésmente, y tras haberme preguntado cosas comunes, de dónde venia, adónde iba y quién me había guiado por aquellas partes tan fuera del camino real, y respondido a todas con el agrado que era justo, heredó mi deseo el retorno de las preguntas. La primera consistió en querer saber quién era, de qué patria y profesión. Mostró disgusto en el semblante al oírla, casi como que le ofendiese aplicar a la lengua materia semejante. Insté de nuevo en lo mismo, acompañando con ruegos la instancia, a que, obligado, le fue forzoso corresponder.41

Citation n°2 :

Pasaba con la narración adelante; mas rogándole yo me le dijese, comenzó en esta forma (…).42

Citation n°3 :

No me desagradaron los versos del anciano, por quien se podía rastrear no haber sido vulgares los de la juventud.43

Citation n°4 :

Levantose mi buen alférez y, tras haberse adelantado conmigo alguna distancia, volvió atrás, en busca del primer asiento que tenía.44

À ces quatre passages viennent s’ajouter quelques rares incursions du Docteur (“comencé yo, después de acabar su plática”43 ; “prosiguió el huésped”43 et “le respondí”44) comme si celui-ci cherchait à rappeler au lecteur sa présence. Ces incursions se détachent matériellement du texte puisque leur statut différent est matérialisé typographiquement par la présence de parenthèses ou de virgules qui figuraient déjà dans l’édition princeps45. Cette pratique s’intensifie dans le récit de Juan que Le Docteur semble rapporter tel qu’il l’a entendu. En effet, dans cette partie, sur plusieurs pages, il n’y a aucune interruption prise en charge par le Docteur.

Par l’entremise des récits de l’ermite et de Juan, le texte inscrit la vie du personnage du Docteur dans une série de références littéraires. Ces deux épisodes du récit du Docteur semblent, à première vue, totalement autonomes. En réalité, ils entretiennent, comme dans les narrations interpolées à la manière cervantine, des liens avec le reste de l’œuvre et plus particulièrement avec la matière littéraire qui y est amplement traitée. En outre, on peut, certainement, envisager le personnage de l’ermite figuéroen à l’aune des multiples ermites qui traversent les pages des œuvres du Siècle d’Or46. L’un d’eux, Silerio, personnage cervantin tiré cette fois de La Galatea dont le Docteur fait mention au cours de l’une de ses répliques47, partage une série de points communs avec l’ermite de El Pasajero. Chez Figueroa, l’ermite pénètre en effet dans l’œuvre par l’intermédiaire de sa voix :

En semejante éxtasis me hallaba, cuando al improviso fue causa que volviese dél una voz de suave metal, que comenzó a romper los aires en la forma que entenderéis en el alivio siguiente.48

Or, le chapitre suivant commence par une longue composition poétique et lorsque la narration reprend, c’est à sa voix que le Docteur fait allusion en premier et la description physique ne vient qu’ensuite :

Fuime acercando hacia la parte de donde salía la voz, y vi ser quien la despedía un anciano en forma de antigua raíz, de su color, y así avellanado. Estaba sentado al pie de un copado aliso, de aspecto venerable, de vestido, si bien grosero, aseado y limpio (casi a la traza de ermitaño), ornada cabeza y barba de hebras blanquísimas.41

Pendant près de trois pages, l’ermite n’est présent dans le texte que par sa voix comme Silerio qui apparaît dans le texte galatéen en déclamant des vers49. De la même manière, les deux personnages rechignent à parler de leur histoire. Ces réticences sont en conformité avec leur caractérisation d’anachorète50. Malgré cette frilosité initiale, ils finissent néanmoins par se livrer à leurs interlocuteurs.

On ne saurait surestimer la possible influence cervantine dans la mesure où leurs deux histoires sont radicalement différentes. Plus qu’une véritable réécriture à la façon de Juan, le récit de l’ermite s’émancipe de la tradition puisque la confession de l’ermite ne débouche pas sur un récit amoureux mais sur la narration d’un être désabusé par l’absence de reconnaissance de ses mérites personnels. En partant d’une tradition littéraire préexistante assise, le texte propose une matière littéraire nouvelle.

L’importance de la littérature de fiction dans la biographie du personnage du Docteur tend à le consacrer dans un rôle de conteur. Dans l’alivio VII, le personnage rapporte in extenso la vie de personnages annexes auxquels il n’est lié que de manière tangentielle du point de vue de l’intrigue. Ces récits annexes font intervenir des modèles et des personnages archétypiques et récurrents de la littérature de l’époque et viennent alimenter la biographie du Docteur, avatar fictionnel de Figueroa. L’alivio VII est représentatif des entrelacs que tisse le texte figuéroen entre fiction littéraire et réalité. Ces entrelacs l’inscrivent dans l’écriture de ‘l’entre-deux’ qui se décline aussi à travers la place importante qu’occupe la création littéraire passée de Figueroa dans la caractérisation du personnage du Docteur.

Fiction d’auteur et fiction de l’auteur

La thématique littéraire est amplement abordée dans El Pasajero : le processus de création est traité à travers différents personnages pour qui elle revêt une fonction plus ou moins importante.

Bien évidemment, celui pour qui la création littéraire a le rôle le plus déterminant est celui du Docteur. Pourtant c’est son statut de letrado que le texte met en avant dès l’introduction de l’ouvrage puis en le nommant par son titre de “doctor en ambos derechos”. C’est également ce titre qui donne son nom au personnage. C’est certes là une reprise d’une convention littéraire du genre dialogué. Cependant, les interventions du Docteur ont plutôt tendance à l’ériger en créateur littéraire. Le texte semble brouiller un peu les pistes en mettant, à un niveau premier et littéral, l’accent sur la formation de juriste du personnage mais en insistant en sous-main sur son rôle de théoricien et de créateur. Ce n’est que tardivement que la présence du Docteur est littéralement motivée par le texte même si, dès l’introduction, il est consacré comme personnage à part. Cette caractérisation est conforme aux canons du genre dialogué mais l’ancrage de ce personnage se fait dans un à part textuel, l’introduction. En ce sens, l’allusion au passé des personnages favorise la porosité des frontières entre fiction et réalité. La référence au souvenir va de pair, on l’a dit, avec la pratique de l’intertextualité restreinte chez Figueroa51. Mais il y a bien plus. Par le truchement de ces citations, dont il n’a certes pas l’exclusivité, Suárez de Figueroa met en place un artifice littéraire qui s’avère particulièrement opérant. Se tient un jeu sur la réalité de ce qui a été dit et / ou écrit. Or, le lieu qui assure le passage oral-écrit ou écrit-oral est précisément le texte de El Pasajero :

Citation n°1 : El Pasajero, alivio II

Según me acuerdo haber dicho en otra conversación, las traduciones, para ser acertadas, conviene se transforme el tradutor (si posible) hasta en las mismas ideas y espíritu del autor que se traduce.52

Citation n°2 : El Pasajero, alivio X

Acuérdome haber apuntado años ha, en otra conversación contra la codicia.53

Ces citations, on l’a vu, sont tirées de Hechos de don García Hurtado de Mendoza et de Plaza Universal, soit de deux œuvres qui ne relèvent pas du tout de la fiction. La première, en effet, est une œuvre à contenu historique et la deuxième est une compilation de réflexions théoriques sur des thèmes divers et variés. Par conséquent, Figueroa alimente la biographie du personnage qui lui sert de figure de projection en faisant passer certains textes qu’il a écrits et publiés en tant qu’auteur pour des extraits de conversations que son personnage aurait eues. L’intertextualité restreinte va donc au-delà du procédé d’auto-citation mais participe à l’élaboration de la biographie fictive d’un personnage qui s’inspire amplement de la biographie réelle de l’auteur. En jouant ainsi sur la réalité de ce qui a été écrit, le texte figuéroen exploite un procédé fréquemment utilisé par les auteurs de dialogues du XVIe siècle qui consiste à prétendre que le texte écrit est la transcription d’une conversation réelle. C’est le cas, on le sait, chez Valdés dans son Dialogue de la langue, par exemple.

L’intertextualité restreinte permet d’établir un jeu sur les rapports entre oral et écrit et entre réalité et fiction. Ce procédé va au-delà de la seule intertextualité et il est mis en œuvre dans bien d’autres passages de l’œuvre54. On peut l’observer notammet dans un exposé consacré à Puerto de Santa María où le Docteur évoque son amitié pour Don Luis Carrillo. On ne saurait se fier exclusivement à une interprétation autobiographique de l’intervention du Docteur. En revanche, il est évident que le texte joue, une fois de plus, sur la réalité de ce qui a été écrit dans la mesure où le Docteur exprime le souhait d’écrire un hommage que Figueroa est déjà en train de rendre. Le texte transmet donc au Docteur des fonctions que Figueroa joue déjà lui-même dans la réalité :

Pasé de allí al Puerto de Santa María, que lo es casi todo el año de las galeras españolas. Es su poseedor el de Medinaceli, aunque visitado dél rarísimas veces. Lugar no grande; mas limpio, de calles anchas, y algunas tiradas casi a nivel. Trabé amistad allí con Don Luis Carrillo, que hoy goza el Cielo (…) Calidades tan raras y perfetas, que hoy se veen en tan pocos, y que en él abundaban con tanto estremo, pueden dignamente servir de ejemplar para quien pretendiere ser un Marte con la espada; ser un Apolo con la pluma. (…) Así, no me dividirá de su amor, mientras viviere, accidente humano; antes, si tanto se concediere a mis escritos, en ellos ensalzaré incesablemente sus singulares dotes, para que en todo tiempo los estime y venere la posteridad, y se celebren de siglo en siglo.55

La description de Puerto de Santa María remplit, qui plus est, une fonction poétique. L’évocation des paysages andalous n’est pas motivée par une demande de ses compagnons. En donnant ce type d’informations, le Docteur s’écarte de la proposition qui avait été faite par Don Luis : il ne se contente pas d’exposer les raisons qui l’ont conduit à partir pour l’Italie. Son récit dépasse donc largement le cadre circonscrit par Don Luis, réaffirmant ainsi son statut de conteur et de créateur littéraire. Dès lors, on peut dire que les aspects autobiographiques sont traités comme le reste de la matière de fiction : on assiste à un glissement depuis l’auteur personne en arrière plan vers l’auteur qui devient dans la pratique du texte un narrateur, une instance d’activité narratrice. Finalement, El Pasajero serait donc aussi un lieu de passage entre la personne historique et l’auteur de narrations ; c’est ce glissement qui justifie, de plein droit, la référence au concept de figure de projection. Les éléments étudiés prouvent donc bel et bien comment le texte figuéroen met en pratique cette notion56. La transition est assurée par des métalepses, au sens que lui donne Genette57, qui trouvent naturellement leur place dans cette métaphore du texte entendu comme lieu de passage, la métalepse devant être entendue comme une figure de passage voire de la transgression :

Il est temps de faire retour sur un oubli : la nature rhétorique de ce dispositif puisqu’après tout la métalepse fait partie du Dictionnaire de Fontanier. Sans doute n’est-il pas innocent que les “classiques”, comme le rappelle Gérard Genette lorsqu’il donne la définition historique de ce procédé, aient parlé de “métalepse d’auteur” : la métalepse relève bien de la manipulation exercée par un “auteur démiurge58.

Cet auteur démiurge s’insinue notamment dans la fiction lorsque s’adressant à ses compagnons, le Docteur déclare à la fin de l’alivio VI :

Doctor. (…) En semejante éxtasis me hallaba, cuando al improviso fue causa que volviese dél una voz de suave metal, que comenzó a romper los aires en la forma que entenderéis en el alivio siguiente.48

L’alivio, dans son sens premier, renvoie aux pauses et aux temps de repos pris au cours du voyage. Mais au niveau de l’espace textuel c’est aussi, on le sait, le titre donné à chacune des sections dont se compose l’ouvrage. Dès lors, la formule “en la forma que entenderéis en el alivio siguiente” fonctionne comme une césure au niveau narratif. En effet, cette formule s’adresse certes, sur un plan fictionnel, aux interlocuteurs du Docteur mais elle peut aussi être lue comme une adresse au destinataire du texte, le lecteur.

L’auteur semble aussi s’introduire dans les interstices de l’espace textuel lorsque, dans l’alivio II, le Docteur déclare :

Doctor. (…) Prática viene a ser en lo que al presente es teoría en vos.14

L’opposition “prática” VS “teoría” se double d’une opposition “mí” VS “vos”, où “mí” constitue ce que Genette appelle un “embrayeur métaleptique”59. Du point de vue de l’interlocution, l’adverbe “al presente” tout comme l’utilisation du “vos” dans l’espace textuel se réfèrent à la situation d’énonciation en cours à savoir le dialogue qui se tient entre le Docteur et ses compagnons de route. On ne saurait assimiler le Docteur à Figueroa et vice versa mais on doit aussi lire, dans cet extrait, une adresse au lecteur. Dès lors, le “al presente” ne se réfère plus exclusivement à l’interlocution mais désigne également le temps de la lecture.

Les procédés littéraires qui viennent d’être décrits, en jouant sur les rapports entre oral et écrit et entre réalité et fiction, convoquent dans l’espace textuel deux traditions dont l’ouvrage s’abreuve, celle des dialogues et celle des miscellanées, qui sont elles-mêmes, on l’a vu, étroitement liées. À travers ces exemples, il apparaît donc bien que Figueroa ne se contente pas de citer des textes source tirés d’une tradition littéraire profondément ancrée mais met également à profit certaines techniques d’écriture qui y sont mises en œuvre par leurs auteurs respectifs. Ces mêmes sources sont parfois aussi dévoyées de leur utilisation première et glissent peu à peu vers la matière fictionnelle. L’un des éléments qui assure le passage d’une source à l’autre mais aussi de la réalité à la fiction est précisément l’identification entre Figueroa et le Docteur. Ce dernier est à la fois un théoricien littéraire et une instance narratrice. Cette alternance illustre encore l’importance de l’écriture de ‘l’entre-deux’ dans El Pasajero, phénomène que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres de La Dorotea au Para todos qui se caractérisent par un recours systématique à “la littérature mêlée” pour reprendre l’expression de Claudia Demattè dans un de ses articles éponymes60. Suárez de Figueroa semble mettre à profit, dans El Pasajero, l’identification entre son personnage et lui. Le jeu littéraire instauré dans le texte autour du processus de création favorise l’identification personne-personnage. Les manipulations sont particulièrement évidentes dans le cas de Figueroa : celui-ci prête notamment au personnage du Docteur des propos qui sont en réalité ses propres écrits. Par leur entremise, la figure de l’auteur s’insinue dans la fiction et vient alimenter la biographie d’un personnage qui devient le véhicule de la plupart des narrations et qui est ainsi consacré dans un statut de personnage-créateur littéraire.

Notes

  1. La suite de cette étude montre que le personnage de Juan, par un ensemble de stratagèmes, feint l’héroïsme. Cf. infra, Deuxième partie, chapitre 6, “Personnages doubles et doubles des personnages”, “Doubles des personnages”.
  2. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
  3. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.410.
  4. Le prologue de l’ouvrage El autor en el Siglo de Oroespañol apporte un éclairage intéressant sur ce point : “No cabe duda de que el ‘autor de textos narrativos’ no está en el centro de las contribuciones incluidas en este volumen, aunque la España áurea tuvo una importancia muy grande con respecto al ‘nacimiento de la novela moderna”; cf.Tietz, 2011, prólogo.
  5. Lope de Vega, La D., [1632], 1988, p.119.
  6. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.430.
  7. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.412.
  8. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.413
  9. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.414.
  10. Sur ce point, cf. les définitions contrastées proposées par Pinciano et Cascales. Cascales, [1617], 1975, p.17 et ss et López Pinciano, [1596], 1953, p.93 et ss.
  11. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.412, 413 et 415.
  12. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.415.
  13. Cette intervention du Docteur fait l’objet d’un développement plus ample dans une autre partie de ce travail. Cf Infra, Première partie, chapitre 3, “Fictionnalisation de la matière personnelle”, “Fiction d’auteur et fiction de l’auteur”.
  14. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.422.
  15. Sur ce point, voir notre article : Daguerre, 2013.
  16. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.418.
  17. C’est le cas notamment chez Cervantes dans Los Trabajos de Persiles y Segismunda où sont intercalés quatre sonnets pris en charge respectivement par le Portugais (I, 9), le pèlerin anonyme (IV, 3) mais aussi par Rutilio (II, 18) et Policarpa (II, 3). Cf. Cervantes, T de P y S, [1617], 2003.
  18. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.506.
  19. Malpartida Tirado, 2005, p.111-112.
  20. Bradbury, 2015, p.212.
  21. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.368.
  22. Salas Barbadillo faisait partie des multiples détracteurs de Figueroa comme on peut le constater à travers le passage suivant de La peregrinación sabia cité à titre d’exemple par Suárez Figaredo dans une réflexion sur les rapports tendus entre Figueroa et ses contemporains. Cf. Suárez Figaredo, 2004, p.193 : “(…) vinieron a ser los académicos ocho, cuatro volátiles y cuatro terrestres. (…) el perro era un poeta muy envidioso, fisgaba siempre de los escritos ajenos y, como si fueran huesos, los roía y despedazaba; esta mala condición le granjeó muchos enemigos, que le llamaban por mal nombre el poeta Fisgarroa compuesto de sus dos depravadas costumbres: fisgar y roer.”
  23. Merle, 1999, n.14, p.40.
  24. Pour comparaison, on peut confronter la démarche dans laquelle s’inscrit le texte figuéroen et celle d’un Góngora qui s’inscrit, à notre sens, dans une démarche plus élitiste que l’auteur vallisolétan. C’est, du moins, ce que tend à penser l’analyse proposée par Laura Dolfi au terme de l’une de ses études déjà mentionnées ; cf. Dolfi, 2002, p.72. On ne saurait néanmoins spéculer sur les intentions des deux auteurs et en ce sens, il semble plus pertinent de rappeler la communauté de références entre Góngora et Figueroa qui reprennent tous deux des écrits du Tasse et de Boccace.
  25. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 1988, n. 95 p.440.
  26. Rennert & Wickersham Crawford.
  27. Arellano & Mata Induráin, 2000, p.154.
  28. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 1988, n.58 p.378.
  29. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.500.

    Don Luis. ¿Era zurdo, zambo, contrahecho o por ventura calvo?

    Doctor. Nada de eso, sino mancebo, galán, gentilhombre, de agradable conversación, entretenido y gracejante. (…) La calva pudiera voarcé escusar, sor Don Luis, y más siendo tan fácil ya exl disimular la falta de cabello, supliéndose con el arte el agravio de Naturaleza.

    Don Luis. Hablé, cierto, al descuido, sin advertir podía tocar tecla con tanta facilidad. Perdonadme, y pues generalmente no es bien recebido el serlo, decid, ¿por qué no os acomodáis a poner en ejecución lo que otros? Cabelleras hay admirables, que, a no saberse la lisura del dueño, engañara a cualquiera su disimulo. Ni juzgo yerro tratar como jardín el campo del cuerpo humano. Lícito es cultivarle y ser solícito en procurarle todo ornato y belleza.”

  30. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.502.
  31. Arce Menéndez, 1983, p.93 et n.39 p.108.
  32. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.487.
  33. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.397.
  34. Pérez de Montalbán, [1632], 1999, p.470.
  35. Une différence de taille entre Figueroa et Pérez de Montalbán doit être signalée dans la mesure où l’auteur de Para todos, contrairement à Figueroa, était un fervent défenseur de Lope de Vega.
  36. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.618.
  37. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.398.
  38. Suárez de Figueroa, EP [1617], 1988, p.139-140. Voir plus particulièrement les notes 16 et 17.
  39. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.422 ; Pelorson, 1980, p.420; Satorre Grau, 2005).
  40. C’est ce qu’ont permis d’établir les modifications de certaines dates qui ont certes été changées, d’après Marina Giovannini, à des fins argumentatives. Cette dernière pensait, en effet, qu’en prétendant que le personnage du Docteur avait obtenu ses diplômes en 1589 et non en 1594, date à laquelle Figueroa a effectivement terminé ses études en Italie, le texte renforçait la caractérisation de l’Italie comme espace enclin à reconnaître les aptitudes de chacun indépendamment de leur naissance.
  41. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.546.
  42. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.549.
  43. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.550.
  44. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.551.
  45. Dans un souci d’harmonisation typographique, Suárez Figaredo a placé l’ensemble de ces incises entre parenthèses. Mais même si Figueroa a alterné l’utilisation des virgules et celles des parenthèses, les incises se distinguaient textuellement dès l’édition primaire.
  46. Chenot, 1980.
  47. La Galatea est d’ailleurs évoquée dans un extrait de El Pasajero : “Traíale indecible impulso de que se celebrase la hermosura y constancia de su querida en algún libro serrano o pastoril, como el de Galatea o Arcadia.”, Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.422.
  48. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.543.
  49. Cervantes, La G, [1585], 1995, p.268-269.
  50. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.546: “Saludámonos cortésmente, y tras haberme preguntado cosas comunes, de dónde venia, adónde iba y quién me había guiado por aquellas partes tan fuera del camino real, y respondido a todas con el agrado que era justo, heredó mi deseo el retorno de las preguntas. La primera consistió en querer saber quién era, de qué patria y profesión. Mostró disgusto en el semblante al oírla, casi como que le ofendiese aplicar a la lengua materia semejante. Insté de nuevo en lo mismo, acompañando con ruegos la instancia, a que, obligado, le fue forzoso corresponder.”
  51. Cf. supra, Première partie, chapitre 2, “Une transtextualité assumée : citations, imitation et réécriture” p.55 et ss.
  52. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.452.
  53. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.635.
  54. Sur ce point, voir notre article Daguerre, 2018.
  55. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.584.
  56. Sur l’utilisation de confort qui a été faite jusqu’ici de ce concept de figure de projection, cf. supra, Introduction.
  57. Genette, 2004.
  58. Pier & Schaeffer, 2005, p.322.
  59. Sur ce point, cf. Jacobi, 2004, p.366 : “À l’instar des théories de l’énonciation, elles-mêmes redevables de cette belle idée au grand Roman Jakobson, Gérard Genette identifie les “embrayeurs métaleptiques”. Bien entendu, parmi ces embrayeurs, le pronom “je”, dans la mesure où il se superpose avec l’identité du narrateur, est un marqueur essentiel.” Sur la métalepse en général, cf. Genette, 2004.
  60. Demattè, 2003.
Rechercher
Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111220
ISBN html : 978-2-35311-122-0
ISBN pdf : 978-2-35311-123-7
ISSN : 2741-1818
Posté le 24/12/2020
312 p.
Code CLIL : 4027
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Daguerre, Blandine, « L’écriture de l’‘entre-deux’ à l’aune de la fictionnalisation d’auteur », in : Daguerre, Blandine, Passage et écriture de l’entre-deux dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figueroa, Pessac, PUPPA, collection PrimaLun@ 3, 2020, 81-94, [en ligne] https://una-editions.fr/lecriture-de-lentre-deux-a-laune-de-la-fictionnalisation-dauteur [consulté le 25 novembre 2020].
http://dx.doi.org/10.46608/primaluna3.9782353111220.5
Accès au livre Passage et écriture de l'entre-deux dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figueroa
Retour en haut
Aller au contenu principal