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Chapitre 6•
‘L’entre-deux’ appliqué aux personnages

par

Dans El Pasajero, les narrations donnent à voir la société de l’époque, certains de ses membres mais aussi et surtout certains de ses travers. En ce sens, il convient de les mettre en regard avec les exposés à caractère moral afin d’identifier les mécanismes communs à ces deux types de matériaux. La mise en abyme est un outil particulièrement efficace pour mettre en évidence certaines correspondances mais aussi certains décalages entre le discours de principe énoncé par les locuteurs et les expériences qu’ils narrent. Les renvois sont donc bel et bien présents tout au long de l’ouvrageet favorisent la création d’un réseau de personnages doubles. Les personnages, s’ils présentent d’indéniables contradictions, se voient également dotés d’alter ego fictionnels dont les exemples les plus révélateurs se situent au chapitre VII.

Récits autobiographiques et excursus moraux

Modalités d’introduction et statut des récits

Les narrations autobiographiques sont intégrées pour satisfaire une demande que formule le soldat après avoir écouté le récit de l’orfèvre:

Don Luis. Terrible violencia es la de la inclinación; poderosos los bríos y ardores del ánimo, para enfrenar a los que osan divertirse dél. Materia es ésta en que pueden campear las lenguas con elegancia. Hagamos, pues, si os parece, los tres alarde y muestra general de los impulsos que padecimos, o venciendo la corriente de nuestra vocación, o dejándonos vencer de nuestros incentivos, ya que con tanta llaneza nos declaró Isidro los suyos, significándonos su intención.

Doctor. Sea así; que es nuestra voluntad conformarnos con la vuestra; mas advertid que se decreta en este tribunal seáis vos el primero que deis principio.

Don Luis. Convendrá, siendo superior, obedecer; mas no callando: y así, va de historia : (…)1.

Une scission s’insinue entre Isidro et les autres locuteurs à travers l’utilisation de l’expression “los tres”. Cet emploi est d’autant plus éloquent si on le compare à l’une des premières répliques du Docteur :

Puesto que vamos los cuatro a cuatro distritos de Italia, Milán, Roma, Nápoles y Sicilia, será forzoso descrebirla en general, procediendo después de más a menos2.

Dans la citation empruntée au Docteur, les quatre voyageurs sont réunis autour d’un objectif commun, le voyage en Italie et constituent un groupe homogène. Dans l’intervention de Don Luis, la séparation entre Isidro et le reste du groupe tient en partie au fait que l’orfèvre a déjà rendu compte de son passé. Mais d’autres éléments accentuent cette séparation. En effet, la narration de l’artisan, on l’a dit, n’est pas une nouvelle. L’emploi qui est fait du terme “historia” dans l’espace textuel est, en ce sens, éloquent :

Don Luis. Convendrá, siendo superior, obedecer; mas no callando: y así, va de historia: (…)1.

Maestro. (…) Esta es mi historia y las ambajes de mi inclinación hasta el punto presente, quedando reservada para el Cielo la variedad de lo por venir.3

Doctor. (…) Comenzando, pues, mi historia, que por ser de vida vagabunda podría ser no carezca de novedad, sabréis reconozco por patria la villa que tuvo en España más nombre por su hermosura y capacidad.4

On peut rattacher au terme “historia”5 une notion d’extension qui tient à sa nature originellement écrite. Celle-ci tendrait à expliquer que la narration de l’orfèvre soit considérée sur un niveau différent de celles de ses trois compagnons de route. Ce terme “historia” est adjoint au récit de Juan, à la structure plus complexe6. L’intérêt porté au vécu des personnages est également perceptible dans le choix de ce vocable qui, selon la définition qu’en propose Covarrubias, est étroitement lié à la notion d’expérience personnelle :

Historia es una narracion y exposicion de acontecimientos passados : y en rigor es de aquellas cosas que el autor de la historia vio por sus propios ojos y da fe ellas, como testigo de vista (…) Qualquiera narración que se cuente aunque no sea con este rigor, largo modo se llama historia, como historia de los animales, historia de las plantas.7

À ce propos, si originellement, le terme “historia” tel que l’employait López Pinciano par exemple ne se distinguait pas vraiment de la chronique8, on sait que, avec le Quichotte, un premier glissement de l’Histoire vers la narration s’opère. Chez Figueroa, comme chez Cervantès, ce substantif serait employé dans ce sens de narration. Sa non-utilisation dans le cas d’Isidro confère au récit du jeune orfèvre le statut d’épisode. Il ne faut donc pas le voir comme autonome. Il vient plutôt s’insérer dans la réflexion menée plus tôt par le Docteur. Le récit d’Isidro fonctionne comme un exemplum, conforme au projet didactique dans lequel s’inscrit El Pasajero9. Cette utilisation de deux termes différents n’est probablement pas dépourvue d’implications sociales : les gens du peuple comme Isidro ne sauraient constituer une matière appropriée pour une histoire si ce n’est dans le registre burlesque. À ce titre, le récit de Juan à propos duquel, on l’a dit, le terme “historia” est employé en offre la preuve évidente. Et il n’est pas non plus exclu qu’à travers l’accession à l’Histoire en tant que narration, la classe sociale méritante à laquelle appartient le Docteur accède à l’Histoire c’est-à-dire à la reconnaissance sociale.

Au-delà de cette différence de statut, le récit d’Isidro répond à des modalités d’introduction qui lui sont également propres. L’artisan se lance, en effet, dans la narration des événements qui l’ont conduit à quitter l’Espagne de manière totalement spontanée. Son récit s’inscrit par conséquent dans une démarche résolument différente de celle de ses compagnons de route, dont les témoignages répondent, on l’a dit, à une sollicitation.

Les témoignages des différents sujets parlants peuvent être de nature différente et ne répondent pas forcément tous aux mêmes modalités d’introduction. Toutefois, les narrations des quatre locuteurs sont fédérées par les connexions qui existent entre elles et les excursus moraux auxquels se livrent les personnages au cours de l’échange.

Les expériences personnelles et leurs liens avec les discours moralisateurs

Qu’ils se prêtent volontiers à l’exercice comme Don Luis ou qu’ils se montrent plus frileux comme le Docteur ou le Maître, les locuteurs finissent tôt ou tard par livrer leurs confessions. Dans cette configuration, le récit de l’artisan sert de déclencheur aux autres récits10. En ce sens, l’emploi du vocable “llaneza”, utilisé par Don Luis pour qualifier la démarche de l’orfèvre est particulièrement révélateur puisqu’il dit à la fois la sincérité et la simplicité. Ce substantif peut être lu comme une référence à la simplicité sociétale et à la simplicité du verbe chez l’artisan. Il convient toutefois de nuancer sur la simplicité langagière de l’orfèvre. Celui-ci, à la différence de Juan qui s’exprime conformément à son statut de picaro, fait preuve d’une élégance langagière indéniable.

La llaneza est un concept que l’on trouvait déjà chez Arce de Otálora puisque dans le prologue11, ce terme est appliqué à Palatino :

Y así se verá que aquella llaneza y sinceridad que en la primera jornada se da a Palatino dura hasta el fin, exprimiendo al vivo su condición tan de veras que ninguno lo podrá creer ni gustar deste primor, sino quien de veras lo conociere; y aquella poca de curiosidad de Pinciano no menos. Y ambos guardan en todo el camino sus primeros afectos y condiciones…12.

Et l’éditeur scientique du texte d’Arce de Otálora d’ajouter :

Los atributos que el propio autor otorga a Palatino y Pinciano son, respectivamente, “llaneza y sinceridad” y “curiosidad” (es decir, “deseo, gusto, apetencia de ver, saber y averiguar las cosas como son, suceden o han pasado”, según la definición de Autoridades). El deseo de oponer la erudición y el conocimiento al sentido común (o, de otro modo, la construcción cultural al impulso subjetivo) se encuentra en la base de la caracterización. Para el lector del XVI, tal oposición aproxima este diálogo a la estructura Maestro-Discípulo, la más frecuente en el diálogo didáctico, pues uno de los interlocutores es el poseedor de la información y la orientación correcta, elementos que se trata de trasvasar al interlocutor adánico o mal orientado13.

On pourrait assimiler la prise de parole spontanée de l’orfèvre à une prise d’initiative qui conférerait à ce locuteur une forme d’autonomie. Or, il n’en est rien. Sa prise de parole le consacre, au contraire, dans la fonction illustrative qu’il assume tout au long de l’interaction puisque le récit de l’orfèvre est en étroite relation avec le développement qui situe à la fin de l’alivio I. Pour mémoire, le Docteur y traite – le lecteur voudra bien pardonner cette formule anachronique – des choix de carrière contrariés. Or, l’énoncé sur lequel se clôt le chapitre initial, “Huyen, finalmente, muchos lo en que entraron por fuerza”14, trouve indéniablement un écho dans le récit du jeune homme à travers l’accumulation de termes qui disent la contrainte et l’obligation (“debo”, “seguíla”, “obligome”). Le père d’Isidro l’avait également fait par obligation, comme si toute une lignée était soumise à cette fatalité. Isidro lui-même nous invite à proposer cette lecture en insistant sur le profit qu’il a tiré de l’échange précédent :

Sabrosísimo discurso fue el del alivio pasado para las dudas en que me hallo por instantes, en razón de lo que debo seguir. Atiendo, como signifiqué, al arte orificia, tan favorecida de príncipes, tan antigua y honrosa como sabe el mundo. Seguila, no por inclinación, porque soy de complisión colérica, y en ella se requieren gran duración y sufrimiento; mas obligome mi padre, que también la profesó, en esta forma.15

L’utilisation du terme “dudas”place le personnage dans une démarche de questionnement à laquelle les enseignements du Docteur vont précisément apporter des réponses. L’axiome de base édicté par le Docteur dans le premier chapitre selon lequel les hommes sont plus enclins à abandonner une carrière qui leur a été imposée se vérifie donc par l’expérience à travers le témoignage de l’orfèvre. En effet, celui-ci, conformément à cet axiome, souhaite renoncer à sa condition d’artisan et intégrer la classe nobiliaire16. Isidro, par sa prise de position, affiche une volonté de transgression manifeste. Il semble désireux d’enfreindre le mécanisme de l’immobilité sociale telle qu’elle est définie par le topique du Grand Théâtre du Monde. L’insistance du personnage sur le manque d’adéquation entre son travail et sa condition au sens aristotélicien du terme est lourde de significations. L’expérience dont rend compte le personnage de l’orfèvre vient en somme légitimer les théories avancées dans le chapitre précédent par le Docteur. De fait, la place occupée par le récit autobiographique d’Isidro semble subordonner sa narration au discours théorique qui le précède directement. Le récit d’Isidro, on l’a dit, est celui qui affiche le plus explicitement sa dépendance par rapport à l’excursus moral du chapitre précédent mais les narrations de Don Luis et du Maître jouent, en effet, une fonction analogue. Sous des modalités différentes, elles reviennent sur la nécessité de respecter les choix de chacun. Le récit du Maître enserre une référence explicite à la thèse évoquée dans l’alivio I. Le Maître se remémore un échange entre lui et son père au cours duquel il lui avait adressé diverses interrogations :

¿Qué médico gusta de no adelantar su casa, de no crecer el timbre de su solar con más lustrosos realces? ¿Hay quien se agrade de que sus hijos le imiten en la facultad? ¿No los procuran dejar mayorazgos, comendadores, consejeros y títulos, si es posible? ¿Podrá haber, pues, tan gran contento para todo nuestro linaje como verme frecuentar las calles de Madrid con la pompa de garnacha, con el boato de oidor?17

Par le biais de la question rhétorique “¿Hay quien se agrade de que sus hijos le imiten en la facultad?, le bien fondé d’une profession transmise de père en fils est encore une fois remis en cause de manière explicite. Or, on l’a vu, Don Luis et le Maître suivent, dans un premier temps, des chemins qui ne leur correspondent pas avant d’y renoncer. Ces carrières étaient celles qu’avaient suivies leurs pères respectifs comme cela transparaît dans leurs récits. Ainsi, Don Luis, dès les premières lignes de son récit précise-t-il :

Guióme mi padre por la derrota que él había seguido, esto es, de capa y espada18.

Il en va de même pour le Maître qui débute son histoire en se référant à la profession qu’exerçait son père avant d’indiquer plus bas que ce dernier souhaitait que son fils fît de même :

Atendió mi padre al estudio de la Medicina, en que no podré afirmar si fue insigne, por ser esta facultad de indiferente operación19.

(…) acabada la Gramática, quiso mi padre que, siguiendo sus pisadas, atendiese en Alcalá a los cursos de Artes y Filosofía20, fundamentos principales de aquella facultad21.

Ces deux personnages formulent le peu d’enthousiasme que suscitent chez eux ces occupations. Ainsi le jeune soldat expose-t-il explicitement son ressenti négatif sur la vie qu’il mène au service d’un noble plus titré que lui22. Le Maître, quant à lui, se détourne définitivement des études de médecine car il n’envisage pas de faire semblant de posséder des compétences dont il se sait dépourvu :

Ahora, porque siquiera no se pierda todo, se pretende dar orden, con que, si no jurídica, por lo menos, fingidamente, llegue al puesto que es propio de verdadera virtud y no falsificados méritos, en que es forzoso mostrarme avieso. Tiene en mí el arte medicinal un feligrés poco devoto, por muchas causas. La primera, por aborrecer con estremo todos los términos que intervienen en las recetas de los mismos medicamentos, siéndoles como natural cierta bajeza odiosa a lengua y oído. Agáricos, rabárbaros, casias, colirios, socrocios, ungüentos, emplastos, aceites, y todos los demás simples y compuestos que contiene, podralos pronunciar con gusto el que hallare dulzura y utilidad en sus nombres y efetos; no yo, que deseo verme lejísimos de cualquier enfermo, de cualquier botica.23

L’énoncé “deseo verme lejísimo de cualquier enfermo, de cualquier botica” permet au jeune étudiant en médecine d’exprimer sa volonté profonde de se détacher de cette voie. Fait remarquable : le personnage entend, avant tout, se détacher de son lexique qu’il exècre. Dans cette véritable plaidoirie que réalise le Maître pour convaincre son père de le laisser abandonner la carrière médicale, l’emploi du groupe nominal “un feligrés poco devoto”, emprunté au domaine religieux24, semble porter l’indice de la nouvelle orientation que prendra la vie du jeune homme à la mort de son père. Textuellement, le changement de vocation s’insinue progressivement par la mobilisation d’un champ lexical à connotation clairement religieuse :

Con esta declaración de mi voluntad delante, quisiera saber, profesando cristiana religión y siendo la propia conciencia el gobernalle de cualquier hombre que desea salvación, con qué seguridad de la mía pudiera engolfarme en el grande océano de lo propuesto. ¿Yo ensayarme primero en los pobres? ¿Yo cometer indignos robos en la miseria de los mendigos? Dios nos libre: ni por pensamiento. ¿Por ventura no son verdaderos trasuntos de Cristo? ¿No son sus más parecidas medallas? Pues ¿no fuera obra de ánimo dañado y de diabólica resolución esparcir la semilla de mi ignorancia en tan noble terreno, en tan preciosa heredad?23

Dans les dires du jeune homme, un glissement s’effectue de la médecine vers la théologie à travers le recours à des termes religieux et à des tournures emphatiques qui ne sont pas sans rappeler ceux que mobilisaient les prêcheurs dans leurs sermons. De fait, dans cette réplique, le jeune homme justifie son refus d’embrasser une carrière médicale. Selon lui, une telle décision revêtirait un caractère amoral dans la mesure où il sait pertinemment ne pas détenir les connaissances nécessaires. Même si dans un premier temps, le Maître s’oriente vers Leyes y Cánones, une fois ses parents décédés il finit par opter pour la Théologie :

En suma, juzgué sería atajo dedicarme a la facultad de Teología, por el seguro premio que suele alcanzar su eminencia en las oposiciones, así de cátredas como de dignidades. Seguíala, pues, con el ardor que me infundía el menester; en cuya conformidad certifico haberme hallado muchas veces sobre los libros el morir y nacer del Sol.17

Cet extrait du récit du Maître entre une fois de plus en résonance avec la réflexion menée sur les choix de carrière des personnages : l’utilisation du verbe seguir est en ce sens symptomatique. Sa présence est certes logique dans la mesure où elle s’inscrit dans l’image du chemin à suivre ; néanmoins, sa réitération contribue à instaurer une certaine cohérence entre les différents extraits dans lesquels ce verbe est employé. De la même manière, l’opposition entre “atajo” ou “el seguro premio” et le substantif “el menester” est remarquable. Cette opposition joue une fonction vertébrante dans cet extrait. La Théologie y est, de fait, présentée comme un raccourci commode pour remédier à ses difficultés financières. Dans les quelques lignes qui viennent d’être commentées, l’accent n’est nullement mis sur de pieuses motivations alors que dans le reste du texte, le personnage consacre de longs développements à l’importance de la morale :

Ahora, porque siquiera no se pierda todo, se pretende dar orden, con que, si no jurídica, por lo menos, fingidamente, llegue al puesto que es propio de verdadera virtud y no falsificados méritos, en que es forzoso mostrarme avieso23.

L’emploi de l’adjectif “avieso”, compte tenu de son étymologie latine, s’avère éclairant pour notre propos dans la mesure où ce qualificatif prend son origine dans aversus et a donc un sens voisin de desviado et de torcido. C’est également ce que confirme la définition qui en est proposée par Sebastián de Covarrubias dans son Tesoro de la Lengua Castellana :

avieso, lo que no va por vía derecha, como la saeta que dio el golpe fuera del blanco, y al moço que no camina por la vía derecha de la virtud llamamos avieso.25

Or, cet oscillement perpétuel entre moralité, vocation et motivations premières ouvre des champs interprétatifs séduisants puisque le texte semble réaffirmer son statut pasajero à travers la représentation de différents comportements et modes de conduite. Le texte donne à voir une série de personnages qui sortent de la voie. La construction de l’énoncé pris en charge par le Maître mérite, elle aussi, réflexion : une double opposition est instaurée entre d’une part “jurídica” et “fingídamente” et d’autre part entre “verdadera virtud” et “falsificados méritos”. Les sèmes de la justice et de l’authenticité traversent cet extrait où par un habile jeu de négation la valeur intrinsèque du vocable “méritos” est annulée par le participe passé employé comme adjectif “falsificados”. De la même manière, les connotations positives naturellement associées au terme “virtud” sont renforcées par l’adjectif “verdadera”. Le Maître exprime son rejet des faux-semblants quand son père, prenant conscience de sa méconnaissance totale de la Médecine, lui propose de feindre une certaine maîtrise des savoirs nécessaires à la pratique de ce métier :

Hijo, esta vida es toda artificio. De contino se van empeorando las cosas. Quotidie deterior posterior dies; y siempre el último, dicípulo del primero. Casi todos los profesores de todas ciencias son fantasmas, son exhalaciones; no más que bulto, no más que apariencia; ignorantes todos, todos ramas sin fruto, todos vana ostentación, todos mentira.26

L’abondance de termes qui disent le mensonge, l’apparence (“artificio”, “fantasmas”, “exhalaciones”, “bulto”, “apariencia”) est remarquable dans cette intervention du père qui n’est pas sans lien avec la critique des faux-semblants, du mensonge, topique des textes de l’époque27. La mise en accusation des faux-semblants est aussi relayée par le Docteur :

Ya no hay amigos, no hay desengaños, no hay buenas intenciones. Todo es mentira, todo estratagema, todo propio interés.28

C’est une thématique présente dans le récit de jeunesse du Docteur quand celui-ci cache à son père la véritable cause de son départ29. Comme ses compagnons de route, il a choisi des études similaires à celles qu’avait suivies son père puisque, dans les premières lignes de son récit, le Docteur explique que son père :

Profesaba Jurisprudencia y el grado de causídico en los tribunales de aquella chancillería, donde fue cobrando tan larga opinión, que, si se valiera del rigor con que hoy se ejerce la abogacía, dejara sus hijos poco necesitados de socorro ajeno.29

Il ajoute quelques lignes plus loin :

Mientras atendía, con poca gana, por su corto atraimiento, al estudio, antes a la memoria, de las leyes, fue casi del todo impedida mi débil inclinación de un nuevo acidente.29

On observe aisément les correspondances entre la pratique professionnelle du père (cf. “Profesaba Jurisprudencia”) et les études du fils (cf. “atendía al estudio (…) de las leyes”) qui n’évoque pas sa formation avec enthousiasme. Outre l’éloquence des expressions “con poca gana” et “corto atraimiento”, son récit se caractérise par de multiples allusions à la difficulté des études et au manque de discernement dont il faisait preuve à l’époque :

Quedé solo, condenado al remo de los libros; que entonces me parecía su ocupación no menor trabajo. Siempre los muchachos son fáciles en apetecer lo que les daña y con el tiempo les ha de estar peor; (…).29

Cependant, le Docteur ne se détourne pas tant de la fonction que de la famille et le peu de perspectives d’avenir que lui offre le métier de son père n’est en réalité qu’un prétexte ainsi que le personnage l’avoue lui-même à travers l’expression “encubriendo la verdad”.

Si la relation de dépendance entre narration et excursus moraux se fait plus prégnante dans la narration du jeune orfèvre Isidro, elle n’est pas exclue des trois autres récits. Ceux-ci illustrent certains griefs adressés à la société de l’époque et trouvent une résonance toute particulière dans le discours sur les faux-semblants amplement relayé dans les pages de El Pasajero. Ce décalage entre le discours de principe et les motivations sincères du personnage se manifeste dans le discours des quatre sujets parlants. Il convient donc d’analyser, à présent, sous quelles modalités s’exprime ce trait distinctif.

Personnages doubles et doubles des personnages

La présence de contradictions dans les témoignages est une des multiples manifestations de l’entre-deux. Ce n’est pas une spécificité figuéroène mais plutôt une constante de l’époque qui tient à la fonction même du prologue qui devait conférer à l’ouvrage une aura de sérieux. Ainsi signalera-t-on, avec Carlos Mata Induráin que c’est aussi le cas, entre autres, chez Antonio de Eslava qui, dans Noches de invierno (1609), faisant fi de la promesse de moralité explicitement formulée dans le prologue de l’œuvre, semble, dans le corps de l’œuvre, se désintéresser des questions morales30. Dans El Pasajero, ce contraste dépasse largement le prologue et inscrit donc le texte dans une démarche novatrice : les locuteurs ne sont pas monolithiques. Outre certaines contradictions, le traitement dont ils jouissent est enrichi par le portrait d’autres personnages qui fonctionnent pour eux comme des doubles. Ce traitement prend tout son sens dans la confrontation avec le portrait de ses alter ego. Dans le cadre de cette réflexion sur l’identité et l’altérité, il est particulièrement pertinent de s’interroger sur le rôle que jouent le déguisement et les accessoires et de se demander dans quelle mesure ceux-ci viennent enrichir le traitement des personnages et la dénonciation des travers sociaux.

Déguisements et accessoires

Le masque et l’épée

La dualité des personnages passe par l’évocation réitérée du symbole éminemment baroque du masque que l’on retrouve notamment dans le récit de Juan :

Ya del todo rematado, padecía este corpanchón mucha mala ventura, para cuyo remedio quiteme la máscara de una vez y acudía donde los amigos de Jesucristo a las doce.31

Cette allusion au masque est la revendication ultime de son jeu d’acteur puisque par cette expression, Juan avoue avoir joué un rôle. Dans l’étape madrilène de son récit, il évoque comment il a mis en scène le sauvetage supposé d’un noble et s’est ainsi attiré les faveurs de ce dernier en feignant l’avoir secouru au cours d’une rixe. Comme tout bon acteur, Juan accessoirise son discours :

Púseme a costa de mis herederos en hábito avalentado, con vestido de mezcla, con gavión ancho, con medias y ligas de color, con daga y espada de crecidos gavilanes.32

Par l’entremise de l’expression “púseme (…) en hábito”, Juan semble endosser un costume de scène. Pour compléter sa panoplie, il se procure de nouvelles armes : une dague et une épée. Au-delà de ces accessoires, Juan utilise un procédé qui ressemble à l’aparté et qui tire sa prestation et son récit vers le genre théâtral :

Con este suceso dichoso adquirí entre caballeros tan grande crédito de valiente (ignorando lo había sido de mentira), que en los mayores riesgos cualquiera se tenía por mal seguro si no llevaba a su lado a Juan Fernández33.34

Plus particulièrement, le passage entre parenthèses dans cette citation [“(ignorando lo había sido de mentira)”] convoque cette connivence qui s’instaure entre certains personnages et le public lors d’une représentation théâtrale. Chez Figueroa, la connivence se développe à deux niveaux. Elle s’instaure certes entre Juan et le Docteur mais l’on peut également parler d’une forme de complicité avec le lecteur. En effet, cette remarque rompt le fil du récit pour s’adresser directement au lecteur, à travers la figure du Docteur, récepteur premier de la narration.

Le masque auquel Juan fait référence quand il affirme “quiteme la máscara de una vez” est vraisemblablement celui du soldat, caractéristique qu’il partage avec Don Luis. Le jeune homme est présenté, dès l’introduction de l’œuvre, à travers sa fonction de soldat. C’est le premier élément signalé à son sujet par la voix narrative (“Dedicábase otro a la milicia”35). À deux occasions, toujours dans cette introduction, la voix narrative le désigne par l’expression “el soldado” qui tend à l’ériger en parangon de l’homme d’armes. Don Luis lui-même contribue à cette caractérisation : par deux fois, il évoque l’attribut par excellence du soldat, son épée :

(…) antes dejaré la vida que la espada, fiel compañera de mi persona y digna defensora de mi honor; y, si es posible, sólo por eso no llegaré a los confines de Génova. Gentil agravio, por cierto, desarmar a quien profesa milicia.36

Cobré con la nueva compañera más aliento, más brío, para conseguir con su ornato grandes cosas.37

Cependant, il n’a nulle intention de poursuivre sur la voie militaire mais bien de s’adonner à la littérature. D’ailleurs, après avoir mentionné les circonstances dans lesquelles il s’est vu autorisé à porter cette arme, il passe rapidement au récit détaillé de ses déboires amoureux sans jamais faire référence à quelque exploit guerrier. Dès lors l’attachement qu’il semble porter à sa fidèle compagne, ainsi qu’il la nomme lui-même, revêt un caractère factice et l’emploi de l’adjectif “fiel” pourrait révéler une forme de cynisme textuel dans la caractérisation du personnage. Ce cynisme, de fait, était déjà perceptible dans le commentaire, à première vue anodin, de la voix narrative sur l’origine de la solde que touche le jeune militaire :

(…) iba al reino de Nápoles con mediano sueldo, efeto más de favores que servicios35.

La construction tend donc à rejeter à la fin de la phrase le terme “servicios”, pourtant primordial dans la définition figuéroène du mérite. Dans la phrase comme dans la société, la dernière place est donnée aux actes, au mérite qui se voient supplantés par les faveurs. L’emploi du substantif “ornato”, du latin ornatus, qui, dans son sens premier, dit la décoration tend à réduire l’arme à un simple artifice. Dès lors, son épée devient un simple accessoire dont la présence sert avant tout à attester de son statut. C’est ainsi qu’il convient d’interpréter l’utilisation du substantif “compañera” qui est employé, aussi bien chez Don Luis que chez Juan, pour faire référence à leur arme.

Mais le seul fait d’arme de Don Luis est plutôt une rixe sans grand danger dont la présentation fait sourire le lecteur :

Tuve vislumbre deste intento, y, apercibiendo una hoja, al querer ejecutar su enojo, halló por contrario el mío, y la daga. Salió herido en un brazo levemente, siendo tan grandes los gritos, tan terrible el alboroto que no pude escapar, aunque lo procuré (…)38.

La dimension comique de la scène décrite provient du décalage entre le peu de gravité de la blessure induite par “levemente”et le caractère disproportionné de la réaction. Celui-ci est mis en avant textuellement par le double emploi de “tan” ainsi que par les termes “grito” et “alboroto”. Le comique de situation provient également de l’aveu de couardise auquel se livre le jeune homme. Enfin, l’adjonction du diminutif “–illa” au substantif “herida”39 à la page suivante tend également à minimiser l’importance des faits.

Tous ces éléments infirment la caractérisation de Don Luis en tant que soldat. Son épée disparaît textuellement dès qu’il avoue son goût pour la littérature et son intention de s’y consacrer ardemment. L’épée va également servir de lien avec un autre personnage à travers l’emploi du vocable compañero dans le récit de l’aubergiste Juan :

Pues casi luego traté de venirme a España, enfadado de tener siempre por compañero a un pesado mosquete.40

Outre sa profession, l’utilisation abusive que fait ce personnage du “a fe de soldado” pouvait inciter le lecteur à faire preuve de prudence : au moment des retrouvailles avec le Docteur, il n’est plus soldat et tient une auberge. En ce sens, l’on peut légitimement parler de parenté symbolique entre Juan et Don Luis puisque l’un et l’autre insistent verbalement sur leur statut de soldat tout en s’y dérobant dans les faits. Juan et Don Luis évoquent avec véhémence leur arme mais d’autres personnages se munissent d’accessoires, ainsi que le révèle le récit du Docteur.

Le déguisement

Au cours de son itinérance, le Docteur ne cesse de se déguiser :

El golfo de León (…) me dio ocasión, al pasarle con una tremenda borrasca en que me vi mil veces perdido, para que hiciese lo que todos suelen en semejantes naufragios: que fue voto de ir en persona peregrinando a visitar la suntuosa iglesia en que se halla depositado el cuerpo del grande Patrón de España, del santísimo Diego. Esta promesa quise cumplir ante todas cosas, para cuyo efeto hice la provisión siguiente: De un perpetuán pardo se me cortó el de romería hasta el talón; la valona era llana, abultado el sombrero y lucidísimos los bajos, siendo todo correspondiente a honesta gala.41

Il dispose des différents accessoires caractéristiques du pèlerin. Dès le départ, néanmoins, le lecteur ne peut que constater que le personnage se prête à une version édulcorée du pèlerinage puisqu’il ne marche pas. Certes, il s’agit là d’une pratique conforme aux usages sociaux de l’époque :

En la Europa del Barroco, la excursión penitente a la Ciudad Santa adolecerá de una acusada polarización social. Sólo será emprendida por una minoría rica, en su mayor parte aristocrática y burguesa, acompañada por una comitiva y dulcificada por las comodidades que se podían conseguir librando dinero.42

Mais le recours à l’animal ôte la pénibilité inhérente à une telle entreprise :

Tenía por imposible esto de andar a pie, para cuyo remedio compré uno de aquellos en quien tan de buena gana se transformó Apuleyo, de gentil presencia, mas de docientos de porte. Este animalito de bendición había de ir en resguardo para aliviar el quebrantamiento del hermano peregrino las veces que fuese menester.41

Le lecteur renoue avec toute une tradition de faux pèlerins dont abonde la littérature auriséculaire. Le personnage n’atteindra d’ailleurs jamais son but, ce qui confère un côté savoureux à l’emphase dont il faisait preuve en évoquant sa promesse (“esta promesa quise cumplir ante todas cosas”)

Si le pèlerinage ne se concrétise jamais vraiment, les références à l’apparence physique et à la tenue du Docteur traversent l’ensemble de son récit. Ainsi, quelques pages plus loin, au moment du départ pour Baeza, est-il une fois de plus fait mention des vêtements que celui-ci porte. Les vêtements sont en relation avec la religion (“a lo sacerdotal”) mais l’aspect transgressif de l’expérience s’affirme plus nettement encore. En effet, dans cet extrait, les vêtements, fournis par le sacristán, doivent permettre au Docteur de prendre la fuite sans être inquiété après une altercation avec un letrado :

Juzgose convenía el ponerme en viaje de forma que no fuese conocido fácilmente. Buscose un paño pardo a prueba de polvo y lodo, de quien hice sotanilla y herreruelo largo, con sombrero de cordón a lo sacerdotal43.

Les vêtements visent à dissimuler son identité, qui plus est, avec la complicité d’un homme d’église :

Con este disfraz, y bolsa no vacía, me llevó una mula hasta Baeza, donde tenía amigos. Allí, en Úbeda y Jaén, me detuve dos meses, Abril y Mayo, con determinación de pasar en Sevilla la templanza del otoño. En este ínter se me vino a la memoria Granada, ínclita ciudad, de las más cómodas y regaladas del mundo, particularmente de verano43.

Ce déguisement du personnage ne s’avèrera guère efficace puisqu’il n’empêchera pas l’identification par Juan. Outre l’allusion sans équivoque au déguisement, l’évocation de la mule permet d’établir une connexion avec l’extrait du pèlerinage avorté que l’on retrouve dans le passage où le Docteur arrive à Grenade  :

Apenas salí de la posada con el pardo, valona y valón, cuando, mientras discurría por las calles, fui encontrando con muchos conocidos; porque el vestido44 no disfrazaba el rostro.45

Là encore, les accessoires ne remplissent pas leur fonction puisque le personnage est aisément repéré. En ce sens, leur rôle diffère de celui des accessoires dont disposaient des personnages comme le prêtre poète dont ils assuraient l’identification. En revanche, dans le cas de certains sujets parlants, El Pasajero semble plutôt mettre en scène une galerie de personnages qui s’évertuent à donner une image d’eux-mêmes qui ne coïncide pas avec ce qu’ils sont réellement. En ce sens, ces portraits posent la question de la dualité dans la mesure où Juan est à la fois aubergiste et militaire, Don Luis, militaire et poète, etc.

Le personnage du Docteur semble davantage dans l’essence que les personnages annexes caractérisés par des attributs. Ses accessoires n’inhibent pas sa personne de même que la place limitée qui lui est assignée socialement n’inhibe pas son mérite.

Des personnages doubles

La représentation de la société en crise, dont les personnages annexes sont les vecteurs les plus évidents, est également relayée à un niveau plus tangentiel par les locuteurs eux-mêmes. Ces derniers relatent des événements qui prouvent qu’eux-mêmes se laissent aller à certains des égarements de leurs contemporains. Le récit du Docteur laisse observer une certaine discordance entre les principes édictés dans les passages théoriques et les actes. Ainsi à maintes reprises, celui-ci insiste sur la nécessité de suivre une ligne de conduite basée sur la modération ; or, ses agissements ne reflètent pas toujours cet idéal de tempérance. Dès lors, le Docteur théorisateur judiciaire semble s’opposer à un Docteur picaro qui fait peu de cas de la Justice.

Le Docteur n’est pas pour autant le seul à céder à ce type de décalages. Chez Isidro et le Maître, le hiatus a plus particulièrement trait aux motivations que ces derniers affichent pour justifier leur départ. Tout au long de l’échange, ils en appellent au mérite et au respect d’un code moral, mais les critères qui président leur décision ne sont pas forcément louables sur le plan éthique. Ainsi, le jeune orfèvre conclut-il comme suit son récit autobiographique :

Quiero ser noble, quiero comer mil de renta sin disgusto. Deseo en particular asegurar la conciencia, puesto que no hay arte de tanto riesgo para ella como la mía, por los engaños frecuentes, por las ganancias ilícitas. Ya os es manifiesta mi intención; resta ahora me apadrinen en este nuevo combate los avisos del Doctor, para que yo, sin nota, salga vitorioso.16

Cet extrait qui vient clôre la narration du jeune homme présente de claires ressemblances avec celle prise en charge par le Maître à propos de sa vocation et que nous avons commentée plus haut46. Très tôt dans son témoignage, Isidro avait évoqué le peu d’intérêt qu’il vouait à son travail, selon lui, peu adapté à son tempérament47. Mais au regard de cette remarque ses motivations semblent également pécuniaires. L’objectif d’Isidro est clairement posé : il désire accéder à un statut social supérieur et posséder de l’argent. L’emploi de l’expression “sin disgusto” laisse à penser qu’il rêve d’une vie sans effort, sans contrainte. Et l’allusion à sa volonté de sauver sa conscience ne nuance guère cette sensation négative ; au contraire, elle ne fait que semer davantage encore le doute dans l’esprit du lecteur qui comprend que s’il veut abandonner cette profession c’est aussi car il craint de céder à la tentation de l’argent facile. Le même constat peut aisément être dressé au sujet du Maître. Ce dernier, rappelons-le, s’en va à Rome dans l’espoir d’obtenir un office et évoque, dans le passage suivant, les circonstances qui l’y ont poussé :

Desdeñome sumamente semejante acontecimiento, y deseando no verme en otro trance de acepción personal, traté de regresar mi curato sin dilación. Señalé lo en que convenimos para el sustento de mi hermana, y yo, con algún dinero procedido del ahorro antecedente, propuse pasar a Roma, cabeza de la Iglesia, emperatriz del mundo, ciudad del Pescador, y mar profundo donde las redes de letras y méritos sacan copioso número de diversas remuneraciones, pescados de segura duración.3

Sa confession laisse penser que les pieuses motivations n’ont que peu de place dans sa démarche : l’accumulation d’expressions qui disent la profusion (“copioso número de diversas remuneraciones”) tendrait au contraire à prouver que son départ est motivé par des considérations matérielles et non spirituelles.

Un schéma similaire est mis en œuvre dans le traitement du personnage de Don Luis. Sur ce point, il convient de s’arrêter sur une intervention clé du Docteur au terme des conseils qu’il prodigue au jeune homme en matière de littérature :

Resta, pues, descubráis ahora en cuál destos dos ejércitos se os debe asentar plaza de combatiente.48

La réplique met l’accent sur le caractère irréconciliable de ces deux disciplines. En ce sens, le comportement affiché par Don Luis dans El Pasajero est représentatif de l’évolution du comportement de la noblesse par rapport au XVIe siècle. Don Luis se situe clairement aux antipodes de l’idéal du poète-soldat qu’incarnaient certains auteurs de la Renaissance comme Garcilaso de la Vega dont il serait un avatar dégradé. L’importance de Naples, des sonnets mais aussi le prénom de la bien-aimée de Don Luis, Celia, tendent à confirmer ce rapprochement. Ce prénom éminemment littéraire était également employé par l’un des proches de Garcilaso49, Sá de Miranda, dans ses compositions poétiques pour se référer à Isabel Freire dont il était également épris. Mais à la différence de Garcilaso, mort au combat, Don Luis se refuse aux exploits militaires et se démarque de l’idéal du courtisan poète-soldat. Y compris dans son discours il se détourne des affaires militaires qui se voient exclues de l’espace textuel. La référence, dès les premières lignes du récit de Don Luis, aux origines nobles de ses parents50 le prédestinait, en quelque sorte, au comportement qu’il affiche :

Ocupáronse mis padres, nobles montañeses, en servicios de un señor destos reinos, tan grande, que en títulos y vasallos no le igualaron muchos de los antiguos reyes de que en su división participó España.1

L’attitude de Don Luis est conforme au comportement classique de la couche sociale à laquelle il appartient. Dans un extrait de l’alivio V, le Docteur affirme que ces membres de la noblesse se font valoir à travers les mérites de leurs ancêtres :

Por manera, que, sin valor, anhelan por las honras debidas al valeroso. Ni se avergüenzan cuando, sin algún mérito, cansan, importunan, muelen por el hábito, por la encomienda, por la llave, por cubrirse, y por otras dignidades de presidencias y consejos. ‘Señor, sirvió mi padre’. No basta, amigo: sirve tú; que, considerándolo bien, si obligaron tus antecesores, no murieron sin remuneración.51

Le départ de Don Luis, rappelons-le, tient à ses déconvenues amoureuses mais aussi à l’absence de perspectives dans la société :

Aceleró mi partida el disgusto de mi ocupación, tan sin fruto, que con menos me hallaba en los fines que en los principios. (…) No medraba, ni descubría vereda por donde pudiese el tiempo restaurar estos daños.52

Ce double désabusement n’est pas l’apanage de Don Luis et était déjà exploité au XVIe siècle dans le dialogue de Juan Maldonado, Eremitœ53. Mais là où chez Maldonado, Alfonso choisit la vie érémitique, Don Luis opte pour un exil qui n’exclut pas un retour en Espagne.

Pour en revenir au seul cas figuéroen, l’espace textuel révèle une forme d’hypocrisie langagière chez l’ensemble des personnages. Au-delà de leur fonction de dénonciation, ils représentent une Espagne en crise. Mais cette dénonciation passe également par le traitement de personnages comme l’ermite et Juan qui sont des doubles de certains locuteurs.

Doubles des personnages

Les personnages de Juan et de l’ermite sont réunis dans l’espace textuel au sein d’un même chapitre qui jouit d’un statut particulier dans El Pasajero : l’alivio VII. C’est sur lui qu’il convient de s’arrêter avant de mener plus avant la réflexion sur les personnages qui y interviennent.

L’alivio VII, un chapitre au statut particulier

Plusieurs des thématiques brassées dans le reste de l’œuvre sont abordées dans le chapitre VII de El Pasajero : l’amour, l’amitié, la Justice ou encore la prise en compte des mérites de chacun y reviennent de manière récurrente.

L’alivio VII est le cœur du récit autobiographique du Docteur dont il occupe la place centrale. Ce chapitre est presque exclusivement narratif si l’on excepte les commentaires sur la qualité du récit ou les jugements sur le comportement décrit que formulent les autres voyageurs. Le chapitre VII, à travers un magistral procédé de mise en abyme du dialogue, se compose de récits de personnages que le Docteur a rencontrés et qui lui racontent leur vie à l’image de ce que font ses compagnons de route et lui-même. L’ermite entreprend sa narration après sa rencontre avec le Docteur qui s’enquiert de son identité ; ce procédé rappelle d’ailleurs celui mis en œuvre au début de El Pasajero. Cette rencontre n’a néanmoins pas de réelle incidence sur la suite des événements pour le Docteur . L’échange avec l’ermite est le fruit du hasard alors que Juan et le Docteur possèdent un passé commun mais l’essentiel de son récit ne concerne pas directement le Docteur. Juan et l’ermite font également leur entrée dans l’espace textuel de manière spécifique. L’une des spécificités de cette section est que le dialogue génère un dialogue puis un récit. Ces deux incursions de la forme interactionnelle élèvent en quelque sorte El Pasajero au rang de méta-dialogue où le début du chapitre VII marque une rupture en élevant incidemment l’ermite au rang de dialoguant. La dernière phrase de l’alivio VI préparait certes le lecteur à l’intervention d’un nouveau personnage54. Rien, en revanche, ne laissait présager une intromission d’une telle ampleur puisque pendant près de 3 pages, le “yo” lyrique de l’ermite, par l’entremise du Docteur certes, va se substituer aux quatre “yo” des personnages dialoguants. Le dialogue, dans les récits de Juan et de l’ermite, ne suit pas les mêmes modalités que dans le reste de l’œuvre. Il y recouvre un caractère nettement moins artificiel. Dès les premières répliques échangées entre les deux hommes se dégage une sensation d’authenticité assez novatrice qui tire leur conversation vers le roman ainsi que vers une forme de théâtralité. Le premier échange entre Juan et le Docteur se caractérise par une agilité et une concision qui contrastent nettement avec le reste de l’échange puisque les répliques entre les deux hommes s’enchaînent très rapidement55. Certains éléments donnent à leur échange une coloration didascalique dont une étude plus fouillée révèlera, dans la troisième partie de ce travail, qu’elles contribuent également à une certaine confusion des instances56.

Les différentes spécificités du chapitre VII rejaillissent inexorablement sur les personnages qui y interviennent et qui constituent une triade fondamentale pour la structuration de El Pasajero.

La triade docteur-ermite-Juan

Les épisodes relatés dans le chapitre VII prennent tout leur sens du moment où ils sont mis en regard. Les personnages semblent de nature a priori opposée. Conformément aux topiques, la thématique alimentaire est récurrente dans le discours de Juan là où l’ermite fait l’éloge d’un mode de vie simple. Cependant, la confrontation de leurs récits laisse logiquement apparaître des connexions qui tiennent sans doute à la prégnance de ces deux figures dans la littérature du Siècle d’Or57. Les personnages de l’ermite et de Juan présentent des similitudes liées à leur association fréquente dans les textes de l’époque :

Tout aussi elliptiquement que Cervantès, López de Úbeda insère dans l’introduction de La pícara Justina qui ne s’éclaire que par la connaissance du motif facétieux traditionnel (“me columbró, yendo yo a un ermita de un ventero”) tandis qu’une trentaine d’années plus tard (1634), Salas Barbadillo se livrant à une de ses adaptations coutumières ne conserve que l’idée de l’auberge servant d’ “oratoire” à de singuliers ermites.58

Le chapitre VII propose donc en quelque sorte une variante de l’historiette facétieuse que l’on retrouve aussi bien chez Cervantès que chez Salas Barbadillo à ceci près que chez Figueroa, chaque personnage donne lieu à un traitement individualisé et que tous deux incarnent deux options auxquelles le Docteur refuse de souscrire59

Compte tenu de l’importance de la réflexion sur la fonction guerrière dans El Pasajero, on ne saurait négliger le passé militaire des deux personnages. Leurs carrières respectives les ont conduits à vivre hors de leur pays d’origine. De la même manière, chacun d’entre eux a décidé de renoncer à sa carrière pour pouvoir retourner en Espagne. Et ils ont connu un sort similaire une fois de retour sur leur terre natale : cette insatisfaction les a contraints à chercher des solutions. Si leurs biographies respectives présentent des ressemblances, leur approche de la vie est résolument différente. L’anachorète regrette de ne point trouver de récompenses à ses mérites personnels ; en revanche, le ventero, cherche plutôt des solutions qui lui évitent de travailler. Si tous deux décident de quitter Madrid, pour l’ermite, la mise à distance répond à une volonté tandis que chez Juan, l’isolement est subi et imposé. Il est le fruit de son exclusion. Il n’en reste pas moins que tous deux accèdent à une forme de bien-être et là encore, les espaces de plénitude présentent des similarités. C’est dans un espace champêtre que se trouvent les deux personnages au moment de leur rencontre avec le Docteur. Là encore, l’endroit où s’installe l’ermite diffère de celui qui accueille l’ex-compagnon d’armée du Docteur puisque l’ascète voit paisiblement sa vie s’écouler au cœur d’un véritable locus amœnus. Juan, pour sa part, doit se contenter de sa venta qui n’a certes pas les avantages du refuge bucolique dans lequel s’est installé l’anachorète mais qui constitue néanmoins un espace campagnard en opposition totale avec l’enfer citadin madrilène.

Une parenté idéologique évidente se dessine donc en filigrane à travers la confrontation de ces deux sections. On peut certainement voir dans l’ensemble de ces connexions un procédé au service de la mission éducative dans laquelle s’inscrit le discours du Docteur. À travers les récits de l’ermite et de Juan, est proposé aux interlocuteurs mais aussi au lecteur le processus de formation auquel a été soumis le letrado. À partir de ces deux rencontres successives, le Docteur retire un enseignement et configure donc en quelque sorte un idéal du juste milieu. Il n’est ni ermite, ni ventero et décline les invitations qui lui sont faites de rester à leurs côtés.

Les récits de Juan et de l’ermite apportent un éclairage sur le personnage du Docteur mais aussi sur le traitement de Don Luis.

Le binôme Juan-Don Luis et ses liens avec le personnage de l’ermite

Dans le récit de Juan, un autre versant de la thématique guerrière est abordé à travers deux épisodes où cet ancien soldat s’attribue des exploits militaires qu’il ne mérite pas. Ces deux passages sont réellement jubilatoires pour le lecteur qui sait que l’ancien soldat a abandonné l’armée à cause de la pénibilité inhérente à la vie militaire comme lui-même le confesse :

Pues casi luego traté de venirme a España, enfadado de tener siempre por compañero a un pesado mosquete. Y aun si el hombre fuera bien pagado, vaya con Dios; mas trabajar mucho y comer poco, no en mis días.60

Sa décision est guidée par des raisons très pragmatiques et non par des idéaux de courage et de défense d’autrui. Cependant, pour servir ses intérêts personnels, Juan n’hésite pas à instrumentaliser son passé militaire et les valeurs censées y être rattachées. En ce sens, ce personnage glisse vers une forme de charlatanerie puisqu’il “travaille à se faire valoir (…) par des qualités simulées. C’est proprement une hypocrisie des talents ou d’état”61 pour reprendre, anachroniquement, l’expression de Diderot.

L’une des armes mise à profit par le faux héros fanfaron est le langage, ou plus exactement son utilisation frauduleuse. Ainsi, Juan n’hésite-il pas à mobiliser amplement le lexique de la vie militaire et de ses valeurs (notamment le courage) créant ainsi un fort effet comique lié au décalage entre les scènes décrites et le vocabulaire employé. L’usurpation porte notamment sur les qualités martiales dont Juan est censé être doté comme cela apparaît dans l’extrait qui suit :

Escurrime por este respeto hacia la Corte, en tiempo cuando se había publicado elección de cuarenta capitanes. Hablé a uno, y como soldado viejo le ofrecí la diligencia y solicitud necesaria para el lucimiento de la leva. Estimolo mucho el recién eligido, y entendió sería su compañía dichosa con mi favor. Tocole a Zamora y Toro, en Castilla la Vieja, no mal partido, por ser de gente sana. Como ya plático, engaité a cuantos pude, con encaramarles mucho las cosas de aliende el mar. Asegurábales ser sólo sedas y brocados los que se gastaban en vestir; las comidas, siempre en forma de grandes banquetes, y todo como se finge pasa en la tierra del Pipíripao, donde los ríos son de miel y los árboles producen tortadas. Caían en la trampa como moscas; de manera, que en poco tiempo juntó mi buen capitán una tropa de docientos como unos pinos.62

L’expression “como soldado viejo” qui joue sur la bisémie de “viejo”63 reflète les intentions malhonnêtes de Juan et est placée stratégiquement entre virgules. Le passé de soldat est ce qui légitime automatiquement le discours et la démarche du personnage : grâce à ce passé militaire, Juan offre ses prétendues compétences et son plan fonctionne d’autant mieux que son auditoire lui accorde du crédit. Le même schéma est repris dans la construction “como ya plático” où la connaissance et l’expérience sont instrumentalisées afin de permettre à Juan de tromper ses interlocuteurs. En ce sens, l’emploi de “engaité” est remarquable par le contraste qui existe entre ce verbe qui dit la tromperie et tout le début du passage par lequel Juan s’efforce de construire une image positive de lui-même, celle d’un personnage fiable et compétent. Par la parole, Juan tisse la toile dans laquelle il capture ses victimes. Pour ce faire, sont mobilisées des propositions longues, accumulatives en nette opposition avec la concision de la formule par laquelle Juan indique que le but escompté est atteint :

Caían en la trampa como moscas.31

La représentation de Juan s’accentue lors du faux sauvetage. L’effet comique repose sur l’emphase avec laquelle Juan évoque sa volonté de protéger le noble contre des risques qui, comme lui-même et le lecteur le savent, n’existent pas :

Llegué adonde estaba, ufano de tan gloriosa vitoria; mas cubierta la alegría con tal sagacidad, que antes mostraba disgusto de que no hubiese sido mucho mayor la escuadra de enemigos, para que pudiese campear más mi esfuerzo y valentía.32

Les champs lexicaux de la bataille, du combat et de la bravoure sont mis au service de la description d’une scène qui n’a rien d’héroïque. On peut parler d’un véritable détournement du registre militaire. Le ton employé par Juan se veut épique comme l’atteste l’utilisation massive des superlatifs. Toutefois, la stratégie de Juan reste sans prise sur le lecteur qui en connaît les ressorts. Or, l’efficacité de la tactique déployée par l’ex-soldat repose avant tout sur le crédit accordé à ses propos. Cet aspect est habilement traité dans El Pasajero à travers l’un des commentaires de Juan qui déclare :

Fuera de que adquiere no poco crédito de buen batallador el haber sido un poquito soldado.32

Le décalage entre la petite expérience de soldat du personnage et les avantages qui en découlent est mis en évidence à travers une série d’oppositions qui structure tout l’extrait. Là encore, le lecteur ne peut que constater le contraste entre la caractérisation qui est proposée de Juan et le traitement qui est fait de l’ermite. Celui-ci, contrairement à l’ancien soldat, constitue l’avatar positif de la thématique de l’abandon des fonctions guerrières. Il assume pleinement sa fonction et nourrit un vrai intérêt pour les affaires militaires mais finit par y renoncer car il ne voit pas ses mérites personnels récompensés ainsi qu’on peut le lire dans les lignes ci-après :

Allí, pues, habilité los brazos al primer ejercicio de las armas, acudiendo como debía a mis obligaciones.64

Cette remarque de l’ermite est une référence explicite aux obligations sociales des nobles. L’emploi du verbe deber est, à ce titre, symptomatique puisque deber dit une obligation morale. Dans cet extrait, l’objet n’est pas seulement envisagé en tant qu’accessoire mais renvoie plutôt à l’activité voire aux valeurs qui y sont intrinsèquement rattachées. C’est là un aspect que l’on perçoit encore mieux dans une autre de ses répliques :

Venció, en fin, la desesperación a la esperanza, y no sólo olvidé diligencias, mas repudié también la amistad contraída con las armas por tan largo tiempo.64

Dans ce passage, l’utilisation du vocable “amistad”vient corroborer cette intuition sur les rapports “espada” VS “armas”. En effet, ce substantif est utilisé en référence aux sentiments que nourrit l’ermite pour son métier. La force du lien qui existe entre l’ermite et sa fonction militaire transparaît nettement dans une autre de ses interventions :

Jamás se deben convidar espíritus viles a gloriosas empresas, como ni tampoco envilecerse con ocio los magnánimos, los valientes. Como el caballo belicoso, que, paciendo en tiempo de larga paz, si acaso oye algún clarín se altera y relincha, deseoso de entrar en la escaramuza, así tal vez yo, al son improviso de alguna caja, se me llena el pecho de ardientes bríos por ejercer espada y pica; mas reprimo luego con la razón este desenfrenado impulso. Fue tal vez asimismo contrastado el reposo de mi ánimo con la tentación de volver a la Corte a conversar con los amigos; mas viendo había de sujetar mi albedrío al ajeno para poder pasar, la excluía con valor, diciendo: ‘Sirvan los que saben servir a su interés; que entre valerosos fue siempre ignominiosa la servidumbre’.65

Dès la comparaison animale avec le cheval, la thématique guerrière est présente dans son discours ainsi que permettent de l’observer les termes “belicoso” et “escaramuza”. L’évocation des instruments de musique rattachés à la pratique militaire structure également cette comparaison. L’allusion au clairon, dans le cas de l’animal, trouve un écho, chez l’ermite dans l’expression “al son improviso de alguna caja”. Les mêmes causes sont suivies des mêmes effets chez chacun d’entre eux puisque la construction binaire repose aussi sur les liens entre “se altera y relincha, deseoso de entrar en la escaramuza” d’une part, et “se me llena el pecho de ardientes bríos por ejercer espada y pica”, d’autre part. Cette deuxième expression est, de fait, intéressante car le verbe “ejercer” exprime explicitement la pratique. De plus, l’expression “se me llena el pecho de ardientes bríos” entre indéniablement en résonance avec une remarque prise en charge par Don Luis et qui a déjà été commentée :

Cobré con la nueva compañera más aliento, más brío, para conseguir con su ornato grandes cosas.37

Dans le cas de l’ermite, la carrière militaire est évoquée à travers un énoncé qui met en évidence une essence courageuse ; la carrière militaire est une véritable vocation. En revanche, l’emploi du verbe “cobrar” dans l’intervention de Don Luis fait basculer le personnage dans le domaine de l’acquis, et non pas de l’inné. La confrontation de ces deux extraits permet d’observer en effet la reprise lexicale du substantif “brío” qui se trouve, dans les deux cas, associé à l’utilisation d’une arme. Chez le poète-soldat comme chez l’aubergiste-militaire, il y a donc une utilisation dévoyée de l’arme qui se transforme en outil des supercheries mises en œuvre par leurs propriétaires respectifs. En revanche, chez l’anachorète, elle est le symbole d’une vocation présentée comme sincère. Pour Juan, elle devient l’attribut d’un honneur feint alors qu’elle ne reste qu’un élément d’apparat chez Don Luis. Il existe donc une parenté symbolique entre ces deux personnages qui viennent illustrer une seule et même thématique : celle de l’abandon des responsabilités guerrières. Chacun à sa manière se fourvoie mais sous des modalités fondamentalement distinctes : Juan, en s’inventant des exploits guerriers, et Don Luis, en les refusant purement et simplement. Mais il y a une hiérarchie dans la gravité des égarements des personnages : Juan, par son histrionisme, renvoie, sur le mode plébéien, au noble qui se dérobe à la scène guerrière ; Don Luis, quant à lui, préfère les joutes poétiques aux combats et refuse donc d’assumer les fonctions qui lui incombent traditionnellement. Le cas de l’ermite coïncide, quant à lui, avec une forme ‘d’entre-deux’ dans la mesure où le choix de la vie érémitique et l’abandon des armes sont une réaction de refus par rapport à un modèle de société qui ne récompense guère les mérites.

Les entrelacs sociétaux et littéraires dépassent largement la triade Docteur-ermite-Juan mais s’inscrivent plutôt dans un macro-système. Les récits, les portraits et les excursus moraux dont se compose ce macro-système permettent de reconstruire la société en proie à la crise de l’Espagne de Philippe III et s’insèrent dans l’immense édifice textuel figuéroen. El Pasajero offre en effet un texte construit avec une précision et une minutie qui érigent une fois de plus l’espace textuel de cet ouvrage en un lieu de passage vers un Monde Autre.

Notes

  1. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.400.
  2. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.373.
  3. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.452.
  4. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.531.
  5. Une certaine imprécision perdure à l’époque autour de termes tels que cuento ou encore novela. La nébulosité qui caractérise ce deuxième terme est d’ailleurs retranscrite au cours de l’échange lorsque le personnage de Don Luis demande au Docteur de préciser ce qu’il entend par “novelas al uso” ; Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.412.
  6. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.552 : “Mi historia no es como quiera. Coma primero; que endespués se la contaré.”
  7. Covarrubias, [1611], 2006, p.473v.
  8. López Pinciano, [1596], 1953, p.96, l. 11-21 : “Y el Pinciano: Yo no osaua boluer a tocar en la verisimilitud por no cansar, pero, pues la plática la ha tornado, no tengo de yr co[n] vna carga que me pesa mucho; y es la causa de mi dificultad el Philósopho, el qual enseña que el poeta ha de escriuir la cosa verisímil, y si ha de ser verisímil, no deue ser verdadera, a cuya causa es bien que vaya fuera todo género de historia; digo, en suma, que las narraciones que son verdaderas no son verisímiles.”
  9. Gómez, 1993b, p.75-76 : “Así, en el desarrollo misceláneo de El Pasajero, el aspecto doctrinal resulta más evidente que en el desarrollo igualmente misceláneo del Viaje entretenido.
  10. Cette élégance du verbe tend à l’écarter sensiblement des principes édictés par Valdés. Dans son Diálogo de la lengua, Valdés insistait notamment sur le fait que les écrits devaient refléter le langage : “El estilo que tengo es natural, y sin afectación ninguna escrivo como hablo; solamente tengo cuidado de usar de vocablos que signifiquen bien lo que quiero decir, y dígolo quanto más llanamente me es posible, porque a mi parecer en ninguna lengua está bien la afectación.”
  11. Sur cette citation, cf. Ocasar Ariza, 2001, p.234 : “(…) [en] el prólogo, el supuesto amigo del autor le alaba el hecho de que las personalidades de los dialogantes se mantengan a lo largo de la obra.”
  12. Arce de Otálora, [1553] 1995, p.18.
  13. Ocasar Ariza, 2001, p.234.
  14. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.395.
  15. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.396.
  16. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.397.
  17. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.451.
  18. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.400-401.
  19. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.444.
  20. L’Université d’Alcalá de Henares faisait partie des principaux centres de formation pour la Médecine et l’on exigeait des étudiants qu’il dispose également d’un diplôme de Bachiller en Artes, d’où l’allusion dans les propos du Maître à des études en Artes y Filosofía. “Los centros de formación que gozaban de más prestigio eran las universidades de Salamanca, Valladolid, Valencia y Alcalá de Henares. (…) El requisito para el acceso a los estudios de Medicina era el tener un Bachiller en Artes.” Cf. URL http://www.uni-koeln.de/phil-fak/roman/home/picaresca/aleman/html/espanol/Contexto/KontextAlcalaSpan.html ; consultée le 20 novembre 2020.
  21. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.444-445.
  22. “Esta vida me tenía descontento, sintiendosobremanera estampar las huellas de un coche o seguir el paseo de un caballo; mas cualquier mal puede ser endulzado con otro mayor.”, Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.402.
  23. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.450.
  24. D’après Autoridades : “Feligres. s. m. El vecino y morador que pertenece a cierta y determinada Parrochia” ; Autoridades, [1726], 1984, t. D-Ñ, p.733.
  25. Covarrubias, [1611], 2006, p.104.
  26. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.449.
  27. “(…) ¡Todas son apariencias fabulosas, maravillas soñadas, tesoros de duendes, figuras de representantes en comedia y otros epítetos y títulos pudiera darles más lastimosos. (…) tal era entonces mi ignorancia, y tal es el cuidado con que se ha de vivir para elegir amigos en esta población babilónica, que es una pepitoria de naciones e inclinaciones diversas!”, Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.65.
  28. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.468.
  29. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.532.
  30. “No ha pasado por alto a los críticos cierta contradicción existente entre las moralidades que promete el autor en los preliminares y el fondo disoluto y relajado de la narración. Pero es que, como insiste Barella, entretener al lector contando historias es la finalidad principal de la obra, mientras que la supuesta intención moral parece interesarle poco a Eslava.” URL https://insulabaranaria.wordpress.com/2012/10/17/antonio-de-eslava-y-sus-noches-de-invierno-1609/ ; 20 novembre 2020.
  31. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.558.
  32. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.562.
  33. Le Juan Fernández qui donne son titre à la comedia de Tirso n’entretient aucun lien avec le Juan Fernández de la prose figuéroène ; Alonso Hernández & Huerta Calvo, 2000, p.162 : “Tirso de Molina tiene una comedia titulada La huerta de Juan Fernández, del nombre de un regidor famoso en Madrid, por ser en ella, (…) donde tiene lugar una gran parte de la acción.”
  34. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.563.
  35. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.369.
  36. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.376.
  37. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.404.
  38. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.401.
  39. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.402.
  40. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.553.
  41. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.534.
  42. VV.AA, 2015, section 23, “La inercia de las peregrinaciones a Tierra Santa”, disponible en ligne sur books.google.fr
  43. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.542.
  44. En ce sens, la scène décrit des usages récurrents de la littérature.
  45. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.569.
  46. Pour mémoire et pour comparaison : “Ahora, porque siquiera no se pierda todo, se pretende dar orden, con que, si no jurídica, por lo menos, fingidamente, llegue al puesto que es propio de verdadera virtud y no falsificados méritos, en que es forzoso mostrarme avieso.”, Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.450.
  47. L’onomastique même du personnage est ambivalente : la syllabe –oro peut aussi bien renvoyer au travail du personnage qu’à ses ambitions. Cf. supra, Deuxième partie, chapitre 5, “Les personnages, matière de l’échange”, “Onomastique des personnages”.
  48. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.441.
  49. Sur les liens entre Garcilaso de la Vega et Sá de Miranda, voir Roig, 1993.
  50. C’était certes là un comportement courant à l’époque puisque même un auteur aussi connu et reconnu que Lope insistait avec véhémence sur ses supposées origines montañesas : “Lope se jactó siempre del origen montañés que apunta en el texto citado y de la “nobleza” que le venía de sus antepasados. Esa hidalguía estaba más en su imaginación que en los documentos o en la consideración social.” Cf. CVC: Lope de Vega, 2005 ; URL https://journals.openedition.org/narratologie/617 ; consulté le 20 octobre 2020].
  51. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.512.
  52. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.405.
  53. “Antes de comentar la estructura global, repasaremos cada una de las partes integradas en ella. Lo que Alvaro cuenta a Alfonso sobre su vida es un relato lineal centrado en dos episodios: el desengaño ‘amoroso’ y el desengaño profesional, que lo conducen a buscar la soledad de los bosques.” Peinador Marín, 1991, p.43.
  54. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.543: “En semejante éxtasis me hallaba, cuando al improviso fue causa que volviese dél una voz de suave metal, que comenzó a romper los aires en la forma que entenderéis en el alivio siguiente.”
  55. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.552.
  56. On verra en effet dans la dernière partie de cette étude qu’à travers certaines de ces didascalies, le narrateur s’érige en dramaturge. Cf. Infra, Troisième partie, chapitre 9, “El Pasajero : une œuvre littéraire de ‘l’entre-deux’”, “Confusion des instances”, “Superpositions et glissements des instances textuelles”.
  57. Cervantès en offre notamment l’exemple à travers la figure de l’aubergiste qui apparaît dès les premiers chapitres de la première partie mais aussi à travers celle de l’ermite évoqué au chapitre 24 de la deuxième partie et ce, même si la rencontre avec l’ermite ne se produit jamais.
  58. Joly, 1986, p.385.
  59. Palomo, 1976, p.59-60. Cette intuition n’avait d’ailleurs pas échappé à María del Pilar Palomo qui ne l’avait toutefois pas développée.
  60. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, 2004, p.553.
  61. Diderot, 1821, t. II, p.228.
  62. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.557.
  63. Métaphoriquement, il faut évidemment entendre viejo au sens de roublard.
  64. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.547.
  65. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.548.
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Pau
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EAN html : 9782353111220
ISBN html : 978-2-35311-122-0
ISBN pdf : 978-2-35311-123-7
ISSN : 2741-1818
Posté le 24/12/2020
312 p.
Code CLIL : 4027
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Daguerre, Blandine, « L’ ‘entre-deux’ appliqué aux personnages », in : Daguerre, Blandine, Passage et écriture de l’entre-deux dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figueroa, Pessac, PUPPA, collection PrimaLun@ 3, 2020, 151-170, [en ligne] https://una-editions.fr/lentre-deux-applique-aux-personnages [consulté le 25 novembre 2020].
http://dx.doi.org/10.46608/primaluna3.9782353111220.9
Accès au livre Passage et écriture de l'entre-deux dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figueroa
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