On connaît bien l’expression de « théâtres à côté », pour désigner l’ensemble des expériences théâtrales qui se sont multipliées à la Belle Époque en marge des théâtres officiels1 – une constellation qui va bien au-delà de L’Œuvre, du Théâtre Libre ou du Théâtre d’Art, comme le rappelle Nathalie Coutelet en introduction à l’ouvrage qu’elle consacre à l’expérience de La Grimace2. Mais le terme « à côté » peut en réalité s’appliquer à bien plus d’entreprises artistiques de cette époque. À travers des associations entre écrivains, artistes, dramaturges, musiciens, galeristes, journalistes, éditeurs, c’est ce qu’on pourrait appeler une « culture à côté » qui se met en place : un véritable écosystème avec ses institutions, ses médias, ses hiérarchies, qui fonctionne de manière à la fois dépendante, imitative et compétitive avec les institutions légitimes et traditionnelles3.
Je prendrai pour terrain d’étude les groupes décadents et symbolistes de la fin du XIXe siècle, qui se définissent, dès le départ, comme en marge et contre la culture de masse en pleine émergence : contre la République et le règne de la médiocrité de la foule, contre le Journal et l’information sensationnelle, contre le livre industriel produit à la chaîne, contre l’art officiel et ses salons gigantesques. Le « petit » devient une valeur : entre happy few, on crée des œuvres véritables, à la manière des hautes mathématiques comprises d’une poignée d’élus. Des groupes d’écrivains et d’artistes, autour du Mercure de France, de La Plume et de La Revue blanche, se structurent autour de ces valeurs dans la deuxième moitié des années 1880 et créent des institutions de l’avant-garde au début des années 1890, mêlant peintres, écrivains, dramaturges, metteurs en scène comme Remy de Gourmont, Rachilde, Alfred Vallette, Colette, les Nabis, Lugné-Poe.
Pour comprendre comment fonctionnent ces groupes, je les définirai comme une forme d’écosystème, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs évoluant dans un environnement qu’ils transforment et qui les transforment simultanément, et dont les interactions font apparaître des régularités, des mécanismes de coévolution, de collaboration, de prédation, de parasitisme. Au lieu d’étudier des trajectoires d’acteurs singuliers, c’est de manière collective et transdisciplinaire qu’il faut analyser non seulement les parcours d’écrivains et d’artistes, mais aussi l’existence de leurs œuvres, des périodiques, des structures comme les théâtres, les galeries, dont le fonctionnement fait système4. Il s’agit de montrer la complexité des interactions qui produisent les objets et pratiques culturels.
Le fonctionnement d’un système culturel répond à trois grands enjeux de survie des groupes dans le temps : la communication, la capitalisation et l’organisation. Faire circuler l’information, gérer divers capitaux (économiques, symboliques, énergétiques), collaborer peuvent être considérées comme les pratiques fondatrices de toute culture conçue comme processus dynamique. J’esquisserai ici l’analyse de quelques-uns des mécanismes qui produisent la culture à côté à la Belle Époque5.
Communiquer : des périodiques en réseau
Premier point primordial : la question de la communication. Pour fonctionner, ces groupes doivent pouvoir faire circuler l’information entre eux et publier leurs textes. Un des phénomènes les plus révélateurs des mécanismes organisationnels de ces groupuscules fin-de-siècle est l’apparition de ce qu’on a appelé les « petites revues ». Ce terme désigne des périodiques plus ou moins éphémères, qui apparaissent à la fin du siècle en France et deviennent un genre médiatique particulier. On a beaucoup discuté de cette appellation de « petites revues », alors que certains de ces périodiques de l’avant-garde n’avaient rien de « petit » : le Mercure de France, la Revue blanche tiraient à des milliers d’exemplaires et ont pu durer des décennies pour certains6.
En réalité, l’appellation « petites revues » désigne non pas un type de périodique, mais un écosystème médiatique7.
On le voit, par exemple, à partir du réseau de revues analysées par Elisa Grilli dans sa thèse, consacrée aux relations entre des revues françaises, italiennes, espagnoles et anglo-saxonnes8. Les revues se citent entre elles, elles partagent des collaborateurs, se répondent d’article en article, créent des collections ou des événements en collaboration. Elles ne peuvent pas exister de manière singulière, car elles n’ont pas de lectorat suffisant ; mais, à partir des années 1890, un nombre croissant de revues se créent, et les interactions entre elles produisent un réseau assez serré pour permettre leur existence mutuelle.
L’ensemble de ces relations incite à les considérer non pas comme une série de périodiques qui coexistent, mais comme une sorte d’hyper-revue en réseau, qui fonctionne de manière globale9. Certaines revues prennent des fonctions particulières dans cet écosystème : elles se spécialisent dans certains types de critiques (théâtrale, picturale), se rapprochent de titres de la grande presse et font office de connecteurs avec l’écosystème médiatique global, assurent les liens avec d’autres entreprises comme les galeries d’art. C’est ce macro-système qui permet la circulation des textes et des images.
Cette notion « d’hyper-média » est le niveau réel auquel il faut comprendre les interactions de cette culture : il n’y a pas de sens à étudier les périodiques de manière singulière, car leur fonctionnement n’est compréhensible qu’à l’échelle de l’ensemble des périodiques. On peut voir d’ailleurs une incarnation particulière de cette « hyper-revue » dans un projet qui avait été lancé par Léo Trézenik, ancien Hydropathe et grand animateur de cercles et de revues. Trézenik avait fondé La Nouvelle Rive Gauche en 1882, qui devient Lutèce, premier organe dans lequel les futurs décadents et symbolistes ont publié (Tailhade, Régnier, Moréas, Dumur). On le retrouve en 1890 à la manœuvre dans Le Roquet, une revue littéraire qu’il détourne au profit du groupe issu du Décadent et du Scapin (Vallette, Rachilde, Willy, Jules Renard, Dubus) et qui dirige depuis janvier 1890 le Mercure de France. Dans Le Roquet du 26 juin 1890, Trézenik présente en détail un projet de journal collaboratif réunissant plusieurs revues. Il s’adresse aux Jeunes, et plus particulièrement aux directions des revues, en mettant particulièrement en avant la question de l’organisation :
C’est aux jeunes en général que je m’adresse, aujourd’hui, et en particulier aux directeurs et rédacteurs en chef des diverses publications artistiques et littéraires paraissant à Paris, toutes les semaines, ou plus modestement une ou deux fois par mois. Nous allons voir enfin si elles ont raison, les Cassandres obstinées qui s’en vont crier sur tous les toits que les jeunes sont incapables d’organisation, d’accord, d’entente, de cohésion et de marche disciplinée vers un but commun ; s’ils ne sont que des anarchistes impénitents, dont l’unique mission est la destruction de ce qui est ; des terroristes littéraires allumeurs de pétards qui n’ont aucun architecte pour rebâtir la maison démolie, si le « place aux jeunes ! est un cri vain, si la question des jeunes ne peut pas être résolue10 ».
Il propose deux actions. D’une part, la création d’une « Société de jeunes auteurs » pour faire pendant à la Société des Auteurs. D’autre part, il poursuit une discussion entamée dans la revue Art et Critique11 sur la création d’une « Fédération artistique » et d’un « syndicat des revues hebdomadaires ». De manière très pragmatique, il analyse les conditions économiques et sociales qui rendraient l’idée d’une fusion de revues à la fois viable mais impraticable :
Quoi qu’on ait prétendu, la somme de lecteurs de toutes ces revues réunies totaliserait assurément un public d’abonnés et d’acheteurs au numéro capable de faire vivre une revue générale. Mais le projet bute tout d’abord contre un énorme pavé d’achop[p]ement. Il est évident que les divers directeurs et rédacteurs en chef de toutes les revues hebdomadaires se refuseront d’abdiquer leurs titres, prérogatives, privilèges et influences au profit d’un monsieur quelconque, si camarade, si des leurs qu’il soit12.
Et il propose une solution alternative :
Je prends sept revues ou journaux hebdomadaires, rédigées par des jeunes, – c’est la condition sine qua non – et combattant toutes les sept le bon combat littéraire, je les réunis toutes les sept sous un titre commun, le Journal Libre, par exemple ; ce titre n’est qu’hypothétique, il sera définitif lorsqu’il aura été adopté, celui-ci ou un autre, et décidé à la majorité des co-participants. Donc, sous ce titre général paraîtra chaque jour de la semaine, à tour de rôle, une des sept revues hebdomadaires, avec, en sous-titre au Journal Libre, son propre titre à elle, ses manchettes : directeur, rédacteur en chef, etc. ; son tirage reste le même, sa rédaction identique ; seul son format change ; c’est en effet la seule modification nécessaire13.
Ce projet a été assez loin, comme on l’apprend dans un article de Paul Leclercq d’août 1890 :
À en juger par la réunion amicale tenue dernièrement à la Revue d’Aujourd’hui, ce projet est très réalisable, et cinq des principales revues de jeunes sont prêtes à participer à la fédération : la Revue Indépendante, la Revue d’Aujourd’hui, Art et Critique, le Roquet et la Revue Blanche. La combinaison du Journal Libre offrirait l’avantage d’une administration solide ; infiniment plus solide, assurément, que celle d’une revue isolée14.
Si le journal ne voit finalement pas le jour, le projet en lui-même est très révélateur : ces diverses revues étaient déjà conçues par leurs animateurs comme une vaste entreprise collective, et ils étaient bien conscients de l’imbrication économique aussi bien qu’intellectuelle de leurs rédactions. Un tel projet ne pouvait voir conceptuellement le jour que si le fonctionnement des revues entre elles relevait déjà d’un contrôle collectif. Le projet du Journal Libre vaut par ailleurs autant par la volonté de fédérer ces périodiques de manière pérenne que par la circulation de cette idée dans la presse. Contrairement à d’autres projets restés à l’état de discussions ou confinés dans la correspondance privée, le projet du Journal Libre est immédiatement conçu lui-même comme un objet médiatique, faisant l’objet de discussions publiques et permettant l’affichage de cette solidarité auprès des lecteurs dans Art et Critique, le Mercure de France, L’Ermitage, la Revue d’aujourd’hui et dans la grande presse. Si le projet échoue, c’est en réalité parce que la réunion de ces revues en un périodique figé entrait en contradiction avec le fonctionnement décentralisé, dynamique et souple des « petites revues » comme hyperpériodique : la standardisation des mécanismes de régulation de cet écosystème aurait défait les mécanismes mêmes qui le rendaient possible.
Capitaliser : la gestion collective des ressources
Sous le terme « capitaliser », j’entends tous les processus visant à assurer l’apport en ressources nécessaires au fonctionnement du système : financement, matières premières, mais aussi les ressources symboliques telles que le capital social. On voit également apparaître ici des mécanismes collectifs de capitalisation qui permettent la survie de cette culture à côté dans le temps.
Plusieurs groupes se tournent vers la mise en commun des ressources pour financer leurs entreprises. Les « petites revues » sont ainsi financées essentiellement par leurs auteurs : à L’Art littéraire par exemple, Louis Lormel, Léon-Paul Fargue et Alfred Jarry versent chacun de quoi assurer la production de la revue, et forment en contrepartie le comité de rédaction15. Comme l’a montré Claire Lesage, Vers et Prose ou les Entretiens politiques et littéraires n’existent que par les capitaux versés régulièrement par leurs rédacteurs16.
La plupart des « petites revues » fonctionnent en effet au départ comme des outils d’auto-édition collective17 : collaborateurs et abonnés coïncident, et la création d’une dynamique de création collaborative est sous-tendue par le financement participatif18. Le Mercure de France est conçu selon les mêmes mécanismes de financement participatif : les auteurs sont incités à prendre des parts dans la société du Mercure pour se voir publier dans la revue. Vallette crée une « Caisse en participation du Mercure de France dont il explique le fonctionnement à A.-F. Hérold dans une lettre du 26 septembre 1891, suite à la demande de l’écrivain de souscrire des parts de la revue. L’entrée dans le capital du Mercure se fait alors par cooptation des autres « sociétaires-rédacteurs ». La gestion commune de ce capital, à la fois financier et intellectuel, est assurée par la transparence du cadre dirigé par Vallette : Hérold se voit remettre un règlement, un « relevé trimestriel, afin de vous faire connaître à la fois les anciens sociétaires et l’état de la situation », et des précisions sur les droits des membres de la Caisse : « les sociétaires reçoivent 5 livraisons de chaque numéro (il va de soi que, le jour où ils le désirent, ils en prennent davantage, et sans avoir rien à verser à la caisse) et un volume lors du brochage19 ». Mais le point principal des informations fournies par Vallette est celui du lien direct entre le nombre de parts (et par conséquent du capital disponible) et la pagination des numéros du Mercure de France. L’apport de Hérold « donne les 40 parts requises pour la publication du no sur 96 pages20 » : chaque part impose une cotisation mensuelle de 6 f. qui sert directement à financer l’impression de la revue, dont le format dépend matériellement des fonds disponibles pour payer l’imprimeur, Camille Dillet. Ces « renseignements » permettent de « confirmer [Hérold] dans [s]a décision de souscrire trois parts, pour l’agrandissement de la Revue21 ». La mise en commun des fonds permet de disposer d’un véhicule plus large pour diffuser l’esthétique du groupe ; les sociétaires paient chaque mois, qu’ils publient ou non, ce qui autorise une redistribution de cet espace en fonction des textes proposés.
Ce type de fonctionnement montre à quel point les modalités d’organisation financière des entreprises littéraires sont des éléments essentiels non seulement de leur production, mais aussi de leur projet esthétique et collectif. La gestion des fonds est un moyen de donner sens aux productions artistiques, d’en contrôler la forme matérielle, la circulation, et de faire communauté, en répartissant les bénéfices symboliques et économiques entre les collaborateurs. Ces formes de financement sont cependant très fragiles et conduisent très fréquemment à la disparition des revues quand les fonds s’épuisent ou que les collaborateurs s’investissent dans d’autres projets22.
Collaborer : l’imbrication des structures médiatiques, sociales et économiques
Pas de survie sans collaboration : l’un des grands enseignements des recherches dans le domaine de l’évolution est de privilégier la coopération, y compris entre espèces, à la lutte. Mais comment se mettent en place ces structures de collaboration entre acteurs sociaux, dans le cadre d’une culture en marge ? Je voudrais montrer comment des structures co-dépendantes créent des cadres pour permettre le travail collectif et comment ces structures se renforcent mutuellement.
On peut observer par exemple la manière dont les périodiques et d’autres institutions comme les cercles théâtraux participent à la structuration des groupes. Ces entreprises offrent des cadres structurants pour l’action collective, cadres qui viennent donner un sens à la collaboration, mettre en place des hiérarchies, et générer des collectifs qui essaiment ensuite dans divers contextes. Ils agissent comme des outils de modélisation de l’expérience collective, et leur importance est essentielle.
On a parlé à propos des réunions de jeunes auteurs de la fin du XIXe siècle de « groupisme23 » : sans direction, sans hiérarchies, les écrivains et artistes créent des cercles sans cohérence ni véritable cohésion au-delà de l’appartenance générationnelle et de leur position sociale. Mais plusieurs structures viennent donner forme à leurs interactions. J’ai déjà étudié le rôle de certains cercles associatifs comme La Butte, créée à Montmartre, qui permet de faire converger trois mécanismes de cohésion des groupes : la sociabilité de cabarets, montrant à quel point le vivre ensemble selon des rituels et dans des espaces communs était central dans l’émergence de ces groupes artistiques ; l’expérience théâtrale, avec l’apparition de troupes ; et la création de périodiques, avec Le Décadent qui semble issu directement de ces formes de vie collective24.
Dans les cabarets, les nouveaux entrepreneurs que sont les Rodolphe Salis et autres gérants réunissent les troupes pour leur donner des fonctions (animer la salle, déclamer des vers, chanter, remplir leurs feuilles hebdomadaires) en prolétarisant ces bohèmes. Il s’agit d’un premier cadre d’action – qui vient quasiment permettre une forme de conscience de leur état commun par ces artistes. Mais c’est véritablement les troupes et les comités de rédaction, à travers les formes hiérarchisées, imitées des pratiques professionnelles existantes, qui fournissent à ces acteurs des outils pour dépasser le groupisme et faire collectif. Il existe d’ailleurs des passerelles assez claires entre l’expérience théâtrale et la pratique de revues (quand celle-ci ne découle pas d’une activité scolaire : beaucoup de jeunes revues sont d’abord des fanzines de lycéens). Sophie Lucet et Romain Piana parlent d’ailleurs d’une homologie structurelle entre les « petites revues » et les « scènes d’à côté25 ». Le « théâtre à côté » fonctionne comme un modèle pour les petites revues.
Les petites revues et les « théâtres à côté » sont les fruits d’interactions nombreuses et où s’affichent les noms en groupe. Les revues, les ateliers artistiques et les théâtres fonctionnent de manière coopérative. Les Nabis font carrière dans leurs jeunes années grâce à leur expérience à la fois comme décorateurs et affichistes pour le théâtre (Théâtre d’Art et Théâtre de l’Œuvre) et par leur participation dans les revues, en particulier La Revue blanche, qui organise des expositions, publie des estampes dans ses premiers numéros et édite pendant quelques mois un supplément artistique et comique, NIB, auquel collaborent Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vallotton26.
Ces groupements doivent être considérés comme de véritables produits de l’imbrication des structures médiatiques, sociales, économiques : c’est à travers les comités de rédaction, la sociabilité de cabarets, l’entraide par la mise en commun de ressources, que se créent ces interactions et ces relations entre acteurs. Autrement dit, ces formes sociales sont des produits émergents de ces dispositifs symbiotiques. Le principal intérêt de ces entreprises est précisément de structurer ces groupes informes : de donner une direction et une hiérarchie, des rôles et des fonctions à ces acteurs. La culture à côté ne peut exister que grâce à des formes de symbiose entre divers cadres structurants.
Conclusion : la computation culturelle
On voit que pour étudier l’apparition et la reproduction dans le temps de la culture à côté, il faut penser non pas de manière linéaire et classiquement causale, mais tenter de comprendre la multiplicité des relations permettant l’apparition de diverses structures dynamiques.
Les institutions de l’avant-garde fin-de-siècle émergent par co-construction : les revues, les maisons d’édition, les ateliers d’artistes, les galeries, les théâtres fonctionnent de manière complémentaire. La culture « à côté » se construit ainsi grâce à des convergences structurelles qui permettent à plusieurs systèmes de co-exister et de se renforcer mutuellement, des mécanismes d’enclenchement ou de synchronisation systémique27. Ces structures prospèrent lorsque des cadences, des rythmes, des éléments partagés entrent en accord, se consolident et écartent d’autres possibilités, d’autres rythmes28. C’est la capacité de certaines entreprises à fonctionner de manière complémentaire qui renforce leur existence, créant les conditions permettant de générer plus facilement des résultats efficaces, et pouvant aller jusqu’à la création d’entreprises multimédiatiques, telle que la société de La Plume qui réunit une revue, une maison d’édition, une galerie, une collection d’estampes et affiches29.
Il faut considérer que c’est l’ensemble de cet écosystème qui est un vaste dispositif de computation, c’est-à-dire de sélection et d’organisation des valeurs, des objets, des acteurs. L’ensemble des mécanismes, des périodiques, des lieux, des rituels sociaux que j’ai mentionnés forme un vaste mécanisme de contrôle et de régulation de cette culture qui se met en place de manière spontanée par une série de micro-sélections, qui produisent à grande échelle des effets systématiques et permettent l’émergence de régularités. Edgar Morin dans La Méthode analyse ainsi les écosystèmes comme des machines globales de régulation : « Bien que l’éco-système n’ait pas de cerveau, de mémoire, de réseau de communications qui lui seraient propres, je veux montrer qu’il constitue une machine computationnelle/informationnelle/communicationnelle de caractère polycentrique et acentrique30 ». Les règles de contrôle de cette culture sont inscrites dans les réseaux matériels et humains, et l’ordre est un produit émergent d’une série de microcomputations distribuées dans le système. La culture à côté est un exemple d’écosystème culturel qui est à la fois incarné dans des formes et des pratiques qui se consolident mutuellement, de manière dynamique : c’est un principe de régulation émergente des formes.
Notes
- Voir Adolphe Aderer, Le Théâtre à côté, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1894.
- Nathalie Coutelet, Un Théâtre à côté : La Grimace. De la Belle Époque aux Années folles, Le Coudray, Otrante, 2020, p. 5.
- Voir Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens (dir.), Les à-côtés du siècle, Montréal / Tusson, Paragraphes / Du Lérot éditeur, 1998.
- Voir les chapitres « Institution, champ, système » et « Le système littéraire » dans Alain Vaillant, L’histoire littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010, p. 209-250.
- Je résume ici les grands principes de mon inédit d’HDR, Une culture « à côté ». L’écosystème culturel de l’avant-garde à la Belle Époque.
- Pour une synthèse sur ces questions, voir Evanghelia Stead, Sisyphe heureux : les revues artistiques et littéraires. Approches et figures, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2020.
- Voir mon article « Les “petites revues” dans l’écosystème médiatique fin-de-siècle », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 120, 1, janvier-mars 2020, p. 91-106.
- Elisa Grilli, Revues en réseaux et Renaissance (Grande-Bretagne, France, Italie, Espagne et Catalogne, 1890-1909), Thèse de doctorat, Université Paris-Saclay, 2022.
- Voir Evanghelia Stead et Hélène Védrine, « Périodiques en réseau », dans Evanghelia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860-1930) : réseaux et circulations des modèles, Paris, PUPS, 2018, p. 7-16 ; Daphné de Marneffe, Entre Modernisme et avant-garde. Le réseau des revues littéraires de l’immédiat après-guerre en Belgique (1919-1922), Thèse de Doctorat, ULg, 2007. [http://bictel.ulg.ac.be/ETD-db/collection/available/ULgetd-09292007-212823/] Gérald Purnelle et Björn-Olav Dozo, « L’apport des revues et de la statistique à l’approche des réseaux », dans Daphné de Marneffe et Benoît Denis (dir.), Les Réseaux littéraires, Bruxelles, CIEL-Le Cri, 2006, p. 151‑174.
- Léo Trézenik, « Aux jeunes », Le Roquet, 17, 26 juin 1890, p. 1.
- A. Berliaux, « La Fédération artistique », Art et critique, 57, 28 juin 1890, p. 401-402.
- Léo Trézenik, « Aux jeunes », Le Roquet, 17, 26 juin 1890, p. 1.
- Ibid., p. 1-2.
- Paul Leclercq, « Le Journal libre », La Revue blanche, 5, série 3, t. 2, août 1890, p. 157-159.
- Voir « Jarry à L’Art littéraire », L’Étoile-Absinthe, 39-40, 1988, p. 5 ; Patrick Fréchet, « L’Art littéraire : Fiche bibliographique », L’Étoile-Absinthe, 39-40, 1988, p. 29.
- Claire Lesage, Le Mercure de France de 1890 à 1914, Thèse de Doctorat, École nationale des Chartes, Paris, 1984, p. 104-108.
- Sur les logiques de cette « édition parallèle », voir Tanguy Habrand, « L’édition hors édition : vers un modèle dynamique. Pratiques sauvages, parallèles, sécantes et proscrites », Mémoires du livre / Studies in Book Culture, vol. 8, 1, 2016. [https://www.erudit.org/fr/revues/memoires/2016-v8-n1-memoires02805/1038028ar/].
- Voir par exemple les stratégies de financement de La Jeune France en 1878, dans Jean-Michel Place et André Vasseur, Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions de la Chronique des lettres françaises J.-M. Place, coll. « Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles », 1973, vol. 1, p. 201.
- Lettre III d’Alfred Vallette à A.-Ferdinand Hérold, Paris, 26 septembre 1891, dans Alfred Vallette & A.-Ferdinand Hérold, Lettres (1891-1935), avant-propos et notes par Claire Lesage, Philippe Oriol et Christian Soulignac, Paris, Éditions du Fourneau, 1992, p. 15.
- Ibid., p. 16.
- Ibid., p. 17.
- Pour une analyse des difficultés d’une revue à équilibrer ses comptes, voir Elisa Grilli, « Funding and the Making of Culture : The Case of the Evergreen (1895–1897) », Journal of European Periodical Studies, vol. 1, 2, Hiver 2016, p. 19–44. [https://openjournals.ugent.be/jeps/article/id/71536/]
- Voir Daniel Grojnowski, « Des Groupes et des Œuvres », Littératures, 70, 15 septembre 2014, p. 165‑177 ;Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’âge des cénacles : confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2013, p. 149-170.
- Voir mon article « Du cercle aux revues : genèse sociale de l’espace discursif de quelques périodiques fin-de-siècle. Le Cercle de la Butte et les petites revues décadentes et symbolistes », dans Alain Vaillant et Yoan Vérilhac (dir.), Vie de bohème et petite presse du XIXe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ?, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Orbis litterarum », 2018, p. 307-328.
- Romain Piana et Sophie Lucet, « Vers une revue de théâtre d’art : Modèles possibles au tournant du XIXe et du XXe siècles », Revue d’Histoire du Théâtre, 259, « Pour une préhistoire des revues de théâtres », 2013, p. 249‑276.
- Voir Clément Dessy, Les Écrivains et les Nabis : la littérature au défi de la peinture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Art et société », 2015 ; François Fossier, La nébuleuse nabie : les Nabis et l’art graphique, Paris, Bibliothèque nationale de France & Réunion des musées nationaux, 1993 ;Isabelle Cahn (dir.), Le Théâtre de l’Œuvre, 1893-1900 : naissance du théâtre moderne, Paris, Musée d’Orsay, 2005 ; Geneviève Aitken, Artistes et théâtres d’avant-garde : programmes de théâtre illustrés, Paris 1890-1900, Pont-Aven, Musée de Pont-Aven, 1991.
- Voir la notion de « couplage structurel », qu’il emprunte à Humberto Maturana, chez Niklas Luhmann, La société de la société, Paris, Exils Editeur, 2021, p. 87 sqq.
- Sur la diversité des rythmes historiques, voir Reinhart Koselleck, Sediments of Time : On Possible Histories, traduit par SeanFranzel et traduit par Stefan-Ludwig Hoffmann, Stanford, Stanford University Press, 2018 ; Christophe Charle, Discordance des temps : Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2011.
- Philip Leu, Les Revues littéraires et artistiques 1880-1900. Questions de patrimonialisation et de numérisation, Thèse de Doctorat, UVSQ, 2016.
- Edgar Morin, La Méthode, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Opus », 2008, p. 582.