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Les buissonnements du Gardénia

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À Paris, à la fin du XIXe siècle, le cercle du Gardénia réunit des comédiens amateurs et des amateurs d’agapes mensuelles. Il serait demeuré dans les limbes de l’histoire littéraire sans ses liens avec le Chat noir. C’est en effet grâce à la participation d’Alphonse Allais à quelques-unes de ses activités qu’il bénéficie de quelques pages dans la biographie exhaustive de François Caradec1. Et c’est grâce à ces pages que j’ai choisi de rappeler le souvenir de ce cercle mineur. Naturellement, en y regardant de plus près, c’est une histoire plus complexe qui apparaît, qui nous entraîne à travers trois pays, deux continents et sur plus d’un siècle.

Montréal-Paris

Le point de départ est à chercher dans la diplomatie canadienne. Hector Fabre (1834-1910), un des onze enfants d’un grand libraire devenu maire de Montréal en 1849, est un journaliste influent, d’orientation libérale. Il a aussi exercé une activité politique, notamment comme sénateur2. Il s’installe à Paris avec sa femme Flora et leur fils Paul en 1877. Il y occupe des mandats publics et privés, mais sa principale activité est diplomatique et porte sur la recherche de capitaux pour développer les provinces françaises du Canada. Il publie à cette fin la revue Paris-Canada (1884-1909) ; il reçoit beaucoup, soigne les relations publiques du Québec et assure une sorte de salon pour les Canadiens français de Paris3. À partir d’avril 1887, ses bureaux sont situés au 10 rue de Rome, tout près de Montmartre, cela aura son importance.

Son fils, Paul Fabre, est né en 1867 à Montréal. Dès l’âge de treize ans, il accompagne ses parents à Paris où il partage leur vie mondaine. Il fréquente le cirque pour enfants des Champs-Élysées et, avec son ami Armand Berthez, il organise de petits spectacles de clowns dans une pièce du vaste appartement familial. Il fait du théâtre en amateur, de la critique littéraire, il écrit un peu. Dès 1886, son père le fait entrer à la rédaction de Paris-Canada ; il en deviendra le secrétaire en 1892, puis le directeur ensuite. Le 26 novembre 1887, il fonde le cercle dramatique Le Gardénia avec son ami Aquiles Léon Lacault (1866-193?), peintre et graveur. La compagne de ce dernier, comédienne, participait à la troupe d’Antoine fondée en 1887 au 96 rue Blanche, sous le nom de Luce Colas4. Paris-Canada évoque régulièrement les spectacles du Gardénia, principalement avant 1900 toutefois, sans pour autant entretenir la moindre confusion entre l’activité diplomatique et les divertissements mondains ou les soirées de charité artistique.

C’est en effet le théâtre qui forme d’emblée le trait d’union entre les membres fondateurs du Gardénia. Les statuts précisent que son but est de « créer et d’entretenir des relations amicales et de donner des représentations dramatiques ». Les membres sont recrutés par cooptation et doivent faire une demande écrite d’adhésion. Ils sont admis au bout de trois mois si personne ne s’y oppose dans le cercle, et à scrutin secret. Par contre, il suffit de ne pas assister pendant trois mois aux activités pour en être exclu. Le système est probablement inspiré par celui d’un des clubs auxquels on imagine volontiers qu’Hector Fabre doive adhérer. Les membres arborent un insigne, un gardénia naturellement, qu’ils doivent porter à la boutonnière. Ils se réunissent seulement entre hommes, mais ils invitent de jeunes actrices à participer à leurs spectacles.

Outre Paul Fabre, qui semble tenir honorablement ses rôles, le cercle compte d’emblée plusieurs membres qui deviendront des professionnels du spectacle et assurent donc la tenue des représentations. Parmi la quinzaine de fondateurs, il faut citer au moins le petit noyau le plus stable. Louis Dupuy, dit Duplay, acteur du théâtre Cluny, sera l’adjoint de Gémier au théâtre Antoine après la Grande Guerre. Armand Berthez, pseudonyme d’Armand Paillard (1866-1932), fera une carrière de comédien. Il dirigera le théâtre des Capucines de 1908 à 1932 ; c’est lui qui découvre Arletty et Gaby Morlay5. Le plus âgé est Pierre Foursin (1850-1916), ancien sergent major en 1870, fait prisonnier puis évadé ; il devient le secrétaire d’Hector Fabre dès 1877. Il effectue de nombreux voyages au Canada et fonde une compagnie, la Société foncière du Canada, qui ira créer un village nommé Montmartre dans la région du Saskatchewan en 1893 (L’Intransigeant, 16 juin 1933).

Le 21 avril 1888, le Gardénia présente son premier spectacle à la salle Beethoven, passage de l’Opéra (elle deviendra le théâtre Pompadour). La soirée comportait une douzaine de récitations ou de chants, et deux petites pièces en un acte, le tout accompagné au piano. Une des deux pièces, Rival pour rire, datait de 1881. Elle était signée Ernest Grenet-Dancour (1854-1913), qui sera un des auteurs les plus féconds de la troupe, et par ailleurs un comédien et un chansonnier reconnu. Il y eut encore deux soirées la même année, puis une quatrième en juin de l’année suivante. On décida ensuite d’organiser des dîners mensuels. Le premier eut lieu en septembre 1890, mais il fallut attendre 1896 pour qu’ils devinssent réguliers. Il faut dire que les bonnes volontés autour du petit noyau étaient peu nombreuses, une quinzaine de membres tout au plus dans ces premières années, et que la composition du bureau changeait souvent autour de l’inusable Paul Fabre. Il n’y a personne, pièce en un acte de Georges Tiret-Bognet (1855-1935), est la première pièce inédite représentée au Gardénia. Le 13 décembre 1890, on monte la revue Paris à l’électricité, mais comme il n’y avait ni moyens ni décor, Duplay se borna à la lire.

Le 5 décembre 1891, de nouveaux noms apparaissent. Émile Goudeau (1849-1906) et Maurice Vaucaire (1863-1918) viennent pousser la chansonnette. L’un et l’autre étaient de petits fonctionnaires, mais de générations différentes. Le premier fréquente Allais depuis le temps du cercle des Hydropathes, qu’il a fondé le 11 octobre 1878 dans un café de la rive gauche. Ce groupe très actif permettait aux auteurs de rencontrer un nombreux public d’étudiants et de jeunes amateurs. On y disait de la poésie, des monologues, souvent accompagnés au piano. De nombreux acteurs étaient mis à contribution lorsque les poètes redoutaient de prendre eux-mêmes la parole. Le second, Vaucaire, commence sa carrière au Chat noir, qui succède aux Hydropathes en décembre 1881, sous la forme d’un cabaret, et, en janvier 1882, d’un journal homonyme. Il est poète, écrivain de théâtre, romancier. Autour d’eux gravitaient de nombreux autres cercles, tout un monde à la fois estudiantin, théâtral et musical, qui se voyait volontiers en réincarnation de la Bohème de Murger6. Dans Dix ans de Bohème, Goudeau insiste sur la part que de jeunes élèves du Conservatoire ont prise dans ces activités (Calmette, Ruef, Jules Lévy) et sur les liens avec le monde du petit journal, puisque « le côté fumiste et tintamarresque était représenté par Charles Leroy7 ». Mais le relais du Figaro et du Journal, dans lequel Allais publie des contes qui sont abondamment repris dans la presse du temps, donne une grande publicité à ces activités, qui imposent désormais Montmartre comme un lieu central du monde des cabarets littéraires et théâtraux8.

Les liens avec le Gardénia sont nombreux. Outre Goudeau, Grenet-Dancourt, acteur, chansonnier et auteur à succès, a aussi été vice-président des Hydropathes de 1879 à 1884. Georges Tiret-Bognet, ancien Hydropathe, est un des auteurs du Chat noir. On lui doit les illustrations du livre de Georges Demanche, Au Canada et chez les Peaux-Rouges9, qui est un ouvrage de propagande en faveur du renforcement de la « race française » au Canada. Il est d’ailleurs amusant de rappeler que l’explication la plus délirante fournie par Goudeau pour justifier le nom d’Hydropathes est liée à une espèce d’animaux vivant au Canada :

dont les pattes sont en cristal, en forme de flûtes à champagne, ornées d’un pied rond, semblable presque aux raquettes qui servent de chaussures aux indigènes pour marcher sur la neige fraîche. Ces animaux sont faits de neige sans doute et de glace ; leurs yeux ressemblent à des perles versicolores. De plus, lorsqu’ils dansent sous les rayons de la lune, leurs pattes en cristal, se choquant l’une contre l’autre, donnent aux rares voyageurs la sensation d’un concert où l’on n’entendrait que des harmonicas10

En 1892, Albert Gaperon (1864-1898) fait son entrée (ou plutôt trois entrées successives) en interprétant un domestique dans Les Espérances, une comédie en un acte de Paul Bilhaut. Avec celui qu’Alphonse Allais immortalisera sous le nom de Captain Cap, une nouvelle période s’ouvre, qui est celle de la complicité avec une partie de l’équipe du Chat noir. Les premiers contacts avec Gaperon remontent sans doute à 1890. François Caradec a retracé la biographie de cet original, rentier et alcoolique, fils d’un entrepreneur bordelais qui a fait fortune dans la presse, puis dans la banque et l’agriculture, en France et aux États-Unis, au prix de quelques délicatesses avec les lois11. L’homme était à la fois fort cultivé, naïf et vantard. En lui confiant de petits rôles, les gardénistes avaient trouvé une tête de Turc, dont Allais fit la publicité en lui attribuant nombre d’inventions farfelues et une liste impressionnante de redoutables cocktails.On n’a peut-être pas assez souligné que ce running gag avait en quelque sorte été annoncé dès les premières livraisons du Chat noir. C’est en effet dans le feuilleton d’Émile Goudeau, Voyages et découvertes du célèbre A’Kempis à travers les États-Unis de Paris, dans le chapitre qui décrit un bref voyage en mer, du Havre à Honfleur, la patrie d’Alphonse Allais, qu’on croit pouvoir deviner la première.

Mettre le cap consiste, autant qu’il m’a semblé en deux opérations pour ainsi dire connexes et simultanées : primo, un monsieur appuie sur un bouton, et tout à coup s’échappe d’un tuyau de cuivre un jet de vapeur, en même temps qu’un rugissement formidable, bestial, dragonesque et wagnérien, secoue l’air épouvanté ; secondo, un monsieur debout tourne et retourne une grande roue qui possède, non seulement les rayons intérieurs qui vont de la circonférence au moyeu, mais aussi d’autres rayons extérieurs. Et alors le bateau marche ; il a son cap. De là est venu le nom du directeur de la mécanique ; on l’appelle le captain12.

Allais souligne d’ailleurs les origines de son personnage dans Le Journal du 22 octobre 1892 : il est « ancien starter à l’Observatoire de Québec (c’est lui qui donne le départ aux étoiles filantes) », et il l’a rencontré dans un american bar près de la Magdeleine, parce que ses bluffages « dépassaient les limites permises par la blague canadienne (Les Canadiens, charmants enfants, d’ailleurs, sont, comme qui dirait les Gascons, authentiques) ». Il apparaît sous cette forme dans un dessin de Caran d’Ache manifestement réalisé d’après ce premier conte.

Blocs d'illustrations représentant deux  hommes se servant d'un éléphant comme moyen de transport pour se rendre dans un bar.
« Au pays du soleil : Souvenir de Ceylan », Le Journal, 28 janvier 1895, p. 3.

En novembre 1892, le « Rondeau du Gardénia » révèle les nouveaux amis du groupe, qui fait le lien avec le second Chat noir. Il contient une profession de foi, l’engagement de mécènes au service de l’art :

Notre Gardénia, nouveau Mécène,
En accueillant le débutant
Veut le produire sur la scène,
Et guider son pas hésitant.
Afin qu’un jour, brillante étoile,
Printemps des siècles à venir.
Hardiment, il tende la voile
Sur le vieux jeu qui va finir !

Et, par ailleurs, il cite tout au long les nouveaux membres prestigieux qui relèvent la réputation du cercle :

Mesdames, Messieurs, quelle aubaine !
Frény, Cap, Delmet, sont ici […]
Si vous frappez à notre porte
Vous entendrez Alphonse Allais
Vivant esprit de la cohorte
Mory, Chalmin, dit Rabelais,
Fernal, Berthez, le moine austère,
Garandet, puis, au premier rang,
Barral, « travailleur de la mer »,
Barral, ô Panurge hilarant  !

Retranscription de la Poésie de Dubut de Forest, représentée en novembre 1892.
Le premier album du Gardénia, Paris, 1901, p. X. (gallica.bnf.fr/BnF)

Manque dans cette liste le nom de Georges Auriol, qui s’impose de plus en plus comme l’illustrateur des programmes du Gardénia, comme il l’avait été de la couverture du livre de Paul Fabre sur son voyage au Canada. Dans l’illustration suivante, on le voit utiliser déjà la typographie dessinée qui deviendra le caractère Auriol, très en vogue dans les publications d’esprit art nouveau au début du siècle et dont Hector Guimard s’inspira pour le métro parisien.

Invitation manuscrite à dîner au Terminus-Hôtel, février 1899. l'invitation comporte une illustration d'une femme portant son verre.
Le premier album du Gardénia, Paris, 1901, n. p. (gallica.bnf.fr/BnF)

La période correspond aussi à un élargissement du cercle, qui passe désormais à plus de cinquante membres13. Tandis qu’Allais et ses amis prolongent le rôle social du Captain Cap, dans un article du Chat noir du 10 décembre 1892, signé Francisque Sarcey, puis dans sa candidature aux élections législatives du mois d’août 1893, du côté gardénien, le vrai Gaperon intervient dans deux autres spectacles : dans le rôle de Tourniquet (Les Imprudences de M. Bilboquet, 10 novembre 1894) et celui de l’Employé (Le Papillon de la lanterne, 21 mars 1896). Il est aussi présent à travers le monologue qui lui est attribué lors de la séance du 30 décembre 1893, au théâtre de la Bodinière (Les Balkans et les Dardanelles. « Monologue-conférence du Captain Cap »). Paul Fabre ne manque pas de s’y référer en publiant un bref conte dans La Vie drôle :

LE MÉDECIN PERPLEXE
Je ne suis ni un juge ni un bourreau.
(Captain Cap.)
M. et madame Lacerise, de Saint-Hyacinthe, P. Q. (Canada), sont venus passer quelques jours à Paris, mais la fâcheuse influenza les a cloués au lit. Le médecin les a condamnés à des drogues variées. La maladie ne dura guère et le ménage canadien se préparait, en toute hâte, à reprendre le chemin de son home, lorsque le docteur vint prendre congé de ses patients. La chambre de l’hôtel était encombrée de malles et paquets de toutes sortes. Ce qui frappa immédiatement le digne Esculape, ce fut le haut d’une armoire à glace. La dernière tablette présentait un aspect réjouissant pour les clients des American Bar, le Captain Cap lui-même en aurait été hypnotisé ; il y avait là : Whisky, Irish and Scotch, Old Tom, Gin, Rye, Bourbon Whisky, Brandy, Absinthe Desjardins, Lemon Whisky, et un superbe quatre faces (autrement dit, une bouteille carrée de genièvre) ; le tout absolument vide, du reste. Le docteur fut très perplexe et n’osa plus demander les 400 francs, prix auquel il estimait la guérison des deux malades
–  Monsieur, dit-il, je venais vous réclamer mes honoraires, mais un scrupule m’arrête… Sont-ce mes ordonnances ou les flacons que j’aperçois qui vous ont tiré d’affaire ?
–  Oh ! docteur, répondit Lacerise, vous pouvez toujours prendre les 400 francs, parce que les drinks on y est habitué, vous savez !Paul Fabre14.

Lorsqu’Alphonse Allais, le lieutenant Debiève et Berthier de Casaunau annoncent leur départ pour le Canada, Cap leur adresse un discours d’adieu au dîner du 1er juin 1894, discours dont une version apocryphe figure également dans l’Album du Gardénia15. Enfin, et pour en finir, Berthez et Paul Freny, acteurs habituels des spectacles du cercle, sont les témoins du célèbre duel du Captain que narre le Journal le 4 mai 1894.

Les concerts qui suivent les dîners de mai et de juin 1897 indiquent à la fois l’extension des ambitions du Gardénia, et sa capacité à intégrer les chansonniers du Chat noir dans un programme plus classique et mondain.

Programme en deux parties du concert du 1er mai 1897, dans les salons du restaurant Mollard.
Le premier album du Gardénia, Paris, 1901, n. p. (gallica.bnf.fr/BnF)

Avant de synthétiser la suite des activités du Gardénia, après le Canada, faisons entrer la Belgique en scène.

Anvers-Paris

Sans qu’on sache si le nom a été choisi en référence avec le cercle parisiano-canadien, en août 1890 quelques amateurs de théâtre fondent à Anvers un cercle homonyme. Animé par le brabançon Fernand Rooman (1874-1944), époux d’Emma Bricout, il rassemble une série de notables anversois francophones. Rooman était directeur général de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique et délégué de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques et de ce fait, en contact étroit avec les milieux parisiens. On peut penser qu’il a assisté à l’un ou l’autre spectacle du Gardénia. Il sera aussi membre correspondant de la goguette parisienne du Cornet fondée en 1896.

À l’origine du groupe, il y avait un cercle d’amateurs, le Cercle dramatique anversois, qui avait donné une soirée dans la salle des Variétés le 15 novembre 188916. La première manifestation du Gardénia nouvellement baptisé, les 13 et 27 septembre 1890, est une fête de charité en faveur des sinistrés de Fort-de-France, de Saint-Étienne et des pauvres d’Anvers. Dans un petit théâtre érigé dans la grande salle des fêtes du Palais de l’Industrie, on joue trois petites pièces, l’une de Henri Chivot, une autre de Maurice Hennequin et La Grammaire de Labiche ; les interprètes sont MM. Célos, Rooman, Maurice Smeysters, Badie et Joseph Bastin, qui assure aussi la régie. Le conseil d’administration semble composé de bourgeois locaux, peu de noms se sont imposés dans le monde artistique ou intellectuel, à l’exception de Georges Landoy, qui fait partie de la famille qui dirige le quotidien Le Matin. À la fin décembre, le cercle compte une centaine de membres et organise des concerts et des galas, toujours dans une optique de charité et de divertissement mondain. Il met en valeur les personnalités qui lui font l’honneur de s’intéresser à ses activités comme le prince Victor-Napoléon, le prince Albert, les autorités politiques et diplomatiques.

Dès l’année suivante, c’est l’activité théâtrale qui domine, et qui restera d’ailleurs comme le lien le plus fort du groupe, jusqu’à nos jours. Grenet-Dancourt accepte le rôle de membre d’honneur et donne plusieurs pièces. En 1892, les gardénistes anversois créent L’Hôtel Godelot de Sardou et Crisafulli dont ils avaient obtenu le manuscrit. La même année, on joue aussi La Dot de Mathilde de M. de Sonneville. Le 14 novembre 1892, le cercle invite la troupe du Chat noir à Anvers, avec Salis, Ferny, Delmet, Hyspa et Lefèbvre ; quelques mois plus tard, il fait venir Aristide Bruant. Le 12 septembre 1897, Alphonse Allais vient assister à une représentation.

Indirectement, le groupe anversois est aussi lié avec le Diable au corps bruxellois, correspondant local du Chat noir, en la personne d’Eugène Landoy, dit Rhamsès II, dont le frère, Eugène, dirige Le Matin, déjà cité17. C’est ce dernier qui rédige une poésie de circonstance lors de la manifestation du 25 février 1895 en faveur de l’érection d’un monument à la mémoire des soldats français morts pendant le siège d’Anvers en1832.

Entre octobre 1891 et mars 1932 paraît une revue mensuelle illustrée intitulée, comme de juste, Le Gardénia. Mais seul le président fondateur en possédait une collection complète, qui ne semble être conservée dans aucune bibliothèque publique.

On aura une idée des relations entre les deux cercles en examinant une activité conjointe. Le 3 février 1896, Paul Fabre, Jacques Ferny (1863-1936) et Lucien Henry sont délégués par le Gardénia à une représentation donnée par le cercle d’Anvers au théâtre des Variétés de cette ville. Ils y prêtent même leur concours : Jacques Ferny fait applaudir ses dernières chansons, et Paul Fabre et Yvonne Barnice jouent avec succès la petite comédie de Tiret-Bognet : Il n’y a personne. Au souper qui suivit le spectacle, les deux présidents discoururent et toastèrent au nom de leurs cercles respectifs. Puis, Ferny se leva pour remercier l’assistance de son chaleureux accueil et, à la surprise générale, s’exprima en vers. Voici cette petite improvisation :

Parisiens d’Anvers, merci d’une indulgence
Dont trois Anversois de Paris
Vous garderont d’autant plus de reconnaissance
Et sentent d’autant mieux le prix,
Qu’au talent, à l’esprit, comme à la courtoisie
Vous pouvez prétendre à bon droit,
Et que vraiment, pour l’art et pour la fantaisie,
Anvers est un fort bon endroit…
Certes, j’aurais pu vous dire la même chose
Sans vous faire huit mauvais vers ;
Mais j’eusse été gêné de m’adresser en prose
Au GARDÉNIA D’ANVERS.

Échanges mondains, plaisirs partagés, politesses bourgeoises, ces rencontres peuvent apparaître comme superficielles. Mais elles font partie, à leur échelle, de tout un réseau d’amitiés et d’attentions qui facilitent les contacts entre les pays. Le Gardénia joue le même rôle de liant diplomatique entre la métropole économique flamande et la capitale française, qu’entre celle-ci et le Canada francophone.

Prolongements

L’activité des deux cercles se prolonge bien en avant dans le siècle qui suit celui de leur fondation.

Du côté français, une innovation, en novembre 1897, est de rédiger désormais en vers les convocations pour le dîner mensuel. Deux contributions au moins tranchent avec ces petits poèmes de circonstance généralement quelconques. La première est célèbre, il s’agit des vers néo-alexandrins d’Alphonse Allais, ainsi nommés parce que la rime se trouve en début de vers et que le nombre de pieds n’équivaut à douze qu’en faisant la moyenne à la fin du poème.

Poème en vers néo-alexandrins interpellant les habitués du Gardénia.
Le premier album du Gardénia, Paris, 1901, n. p. (gallica.bnf.fr/BnF)

La seconde innovation est d’Armand Masson (1857-1920), poète, chansonnier et fonctionnaire de police, qui s’exprime, lui, en latin de cuisine.

Invitation en latin à un banquet mensuel, rédigée à Paris le 5 janvier 1900.
Le premier album du Gardénia, Paris, 1901, n. p. (gallica.bnf.fr/BnF)

Par ailleurs, pour conserver les participants, et séduire de nouveaux membres, les dîners s’ouvrent désormais aux actrices et aux musiciennes. Le cercle organise aussi des activités à l’extérieur, comme une excursion en yacht en juin 1899, et il accueille aussi comme membres permanents des artistes et des poètes confirmés comme Xavier Privas, le compositeur Charles Lecoq, Vincent Hyspa ou Franc-Nohain – pour ne citer ici que des noms dont la postérité se souvient encore.

Le 18 décembre 1902, le Gardénia est endeuillé par le décès, à trente-cinq ans, de son fondateur et animateur Paul Fabre18. Après une longue hibernation, le Gardénia survit à ce décès en prenant une tournure de plus en plus mondaine. Les dîners sont plus espacés, mais la tradition est conservée par Jacques Ferny. En 1933, il réunit ainsi Philippe Roy, ministre du Canada en France, des acteurs comme le mime Georges Wague, le poète Alcanter de Brahm, et des anciens du Chat noir, encore et toujours, comme Charles Torquet (alias Raphaël Schoomard)19. Peu après le nom est celui d’un cercle aristocratique. En 1937, il est un club mettant en scène des auteurs anglo-saxons dans la salle des fêtes d’une église américaine. Il devient alors le théâtre de l’accueil.

À Anvers, sous la conduite de son fondateur, le Gardénia reste fort actif et même après la seconde guerre mondiale, jusqu’en 2004. En 1947, par exemple, il compte trois cent membres cotisants et monte deux spectacles par saison : l’un en mars, l’autre en octobre. La troupe se compose d’une quinzaine de comédiens assistés d’une dizaine de techniciens. Il conserve un lien fort dans les milieux bourgeois francophones d’une ville de plus en plus flamande, et, à ce titre, propose une sociabilité divertissante qui demeurait nécessaire.

Conclusion

Du point de vue de l’histoire du théâtre, les représentations du Gardénia en France n’ont jamais dépassé le niveau d’un amateurisme de bon ton. La plupart des pièces étaient des formes brèves, généralement en un acte, rarement présentées seules. C’est un théâtre de salon, même s’il mobilise des salles de restaurant ou de petites salles renommées, comme la Renaissance, le théâtre Pompadour ou la Galerie Vivienne. L’ouvrage de synthèse publié en 1901 le reconnaît de manière plaisante en écrivant : « La Postérité lui reprochera sévèrement de n’avoir rien fichu pour la rénovation de l’Art dramatique. Et ce sera justice !20 » On ne saurait mieux dire.

Par ailleurs, les liens du Gardénia avec le Chat noir contribuent à mieux cerner l’activité d’un lieu qui se revendiquait de la bohème tardive. Bien loin d’être en marge de la société, nombre d’artistes passaient joyeusement des dîners mondains et diplomatiques à la salle enfumée des chansonniers de Montmartre, et inversement. Du point de vue social, les relations entre ces milieux mériteraient d’être approfondies. Si Goudeau meurt effectivement dans la pauvreté, il est régulièrement invité et fêté par ses amis fortunés21. Il serait sans doute pertinent de rapprocher sa situation de celle de nombre d’artistes consacrés ou, de nos jours, de celle des créateurs de mode, qui peuvent être convoqués à l’autre bout du monde avec des billets de première classe et loger dans des hôtels de luxe avant de regagner leur chambre sous les toits et leur statut de chômeur22. La liste des membres du Gardénia fait bien la distinction sociale. Elle se compose de « membres d’honneur » (les artistes) et de membres actifs (qui fréquentent les dîners mensuels) : à une ou deux exceptions près, leurs adresses sont aussi contrastées que la rue Caulaincourt ou la rue Lepic (XVIIIe) des premiers, le boulevard Malesherbes ou la rue Marbeuf (VIIIe) des seconds.

Un Canadien qui a vécu brièvement à Paris en fréquentant les Hydropathes donne le ton de ces rapprochements du point de vue de la classe supérieure. On croirait entendre Mme Verdurin, mais sans l’ironie du narrateur :

– C’est une institution charmante que ces Hirsutes, me dit-il.
– N’est-ce pas ? répondis-je.
– Oui, cette réunion d’hommes de haute intelligence et de femmes de talent est unique en son genre.
– Rien n’est plus vrai, dis-je à mon tour ; mais ce qu’il y a de plus curieux dans cet alliage, c’est qu’il est pur. Les Russes et les Polonaises qui viennent étudier en France et qui fréquentent ces cercles de l’esprit y restent au-dessus de tout reproche et, malgré la liberté de leurs allures, ne sont que de charmants camarades.
– De telle sorte, me répondit-il en souriant, que si l’ami Faucher était ici, il pourrait dire de sa belle voix de contralto et en martyrisant sa royale : « Mon cher, honni soit qui mal y pense. »
Et il remit philosophiquement son binocle, qu’il avait laissé tomber pour allumer son cigare et prendre son café23.

Du point de vue littéraire, la situation est non moins paradoxale. Le journal de Salis ne souffle mot du Gardénia. Et ce dernier organise des soirées où l’on entend successivement « Éclat de rire » de Massenet, des « Chansons des pierreuses », et le « Sonnet de la chair » de Goudeau (1er mai 1897). Le mélange des genres relève de la même alchimie que les célèbres cocktails du Captain Cap, comme le Corpse reviver : « Cette consommation, d’une si originale fantaisie, est assez difficile à préparer, les produits qui la composent étant eux-mêmes de densités fantaisistes. Il s’agit de verser à l’aide d’une petite cuiller, avec infiniment de précaution pour ne pas les mélanger, les douze liqueurs suivantes : grenadine, framboise, anisette, fraise, menthe blanche, chartreuse verte, cherry-brandy, prunelle, kummel, guignolet, kirsch et cognac. On avale d’un seul coup24 ».

Le mélange n’a, en cette histoire, qu’un seul équivalent, qui sont les propriétés sociales exceptionnelles de Paul Fabre, jeune bourgeois amateur d’art, enfant gâté qui échappe à l’enseignement conventionnel, encouragé dès sa jeunesse à fréquenter les milieux les plus divers, directeur de journal vivant chez ses parents, et agent consciencieux du soft power de la diplomatie canadienne française. C’est lui qui assure la liaison entre les participants.

L’histoire du Gardénia ne sort pas de la catégorie du mineur. Ni les vers, ni le jeu, ni le contenu des soirées ne méritaient sans doute d’être canonisés. Reste néanmoins que le cercle révèle des sociabilités théâtrales et culturelles intéressantes, où se croisent les parcours d’artistes, d’interprètes et d’amateurs·trices très divers. L’entomologiste de la vie littéraire ne peut ignorer ce microcosme particulier, même si notre Fabre était sans liens avec Jean-Henri.

Notes

  1. François Caradec, Alphonse Allais, Paris, Fayard, 1997.
  2. Sur la dynastie familiale, voir Gérard Parizeau, La chronique des Fabre, Montréal, Fides, 1978.
  3. Voir Philippe Garneau, La revue Paris-Canada (1884-1909) et les relations franco-canadiennes à la fin du XIXe siècle, Médias 19. [https://www.medias19.org/publications/la-revue-paris-canada-1884-1909-et-les-relations-franco-canadiennes-la-fin-du-xixe-siecle]. La revue Paris-Canada disparaît en 1909, puis reparaît en 1919 sous la forme d’une page insérée dans Belgique-Canada, et en 1924 comme un périodique indépendant. Au XXe siècle, les réseaux du Canada à Paris seront très différents (voir Michel Lacroix, L’invention du retour d’Europe. Réseaux transatlantiques et transferts culturels au début du XXe siècle, Laval, PUL, 2014).
  4. D’après Théodore Botrel, Souvenirs d’un barde errant, Éditions des Régionalismes, 2020, p. 131.
  5. Il fut aussi un célèbre compère de revues de music-hall. Voir Comœdia, 6 juin 1932.
  6. Voir Daniel Grojnowski, « Les années Chat noir. Cercles privés, cabarets, magazines, spectacles », dans Caroline Crépiat, Denis Saint-Amand et Julien Schuh (dir.), Poétique du Chat noir, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021, p. 55-72.
  7. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, éd. Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, 2e ed, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 210.
  8. Allais est clairement le lien le plus étroit entre les deux milieux. Paris-Canada fait la publicité du Parapluie de l’escouade (12 août 1893) ; Hector Fabre est, avec Guéneau de Mussy, témoin de son mariage avec Marguerite Gouzée au début de l’année 1895 ; il est un des invités d’honneur des fêtes canadiennes françaises de Honfleur. Voir ses « Notes transatlantiques » publiées dans Le Journal pendant l’été 1894.
  9. Georges Demanche, Au Canada et chez les Peaux-Rouges, Paris, Librairie Hachette, 1890.
  10. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, chap. VII, op. cit., p.183.
  11. François Caradec, op. cit., p. 304-311.
  12. Émile Goudeau, Voyages et découvertes du célèbre A’Kempis à travers les États-Unis de Paris, Paris, Jules Lévy, 1886, p. 104.
  13. Adolphe Aderer, Le Théâtre à côté, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1894, p. 89 et suiv.
  14. Paul Fabre, La Vie drôle, 16 décembre 1893, p. 31.
  15. Le premier album du Gardénia, Paris, 1901 est disponible sur Gallica. Paul Fabre a décrit ce voyage de près de trois mois dans Notes de voyage, Paris, Le Capitaine, 1895. [https://www.canadiana.ca/view/oocihm.02938/12].
  16. Toutes les informations qui suivent sont tirées de l’article du Cornet, novembre 1913, p. 5 et 6 et de Cercle royal Le Gardénia, Historique 1889-1924, Anvers, imprimerie Reclam, 1924.
  17. Sur ces liens, voir Paul Aron, « Raphaël Landoy et le Diable au corps : les correspondants belges du Chat noir », Poétique du Chat noir, op. cit., p. 367-388.
  18. La livraison du 1er janvier 1903 de Paris-Canada lui est entièrement consacrée.
  19. Comœdia, 29 décembre 1933.
  20. Le premier album du Gardénia, op. cit., 1901, p. 35.
  21. Le 19 mai 1906, le Gardénia organise une soirée à son bénéfice (Les Annales du théâtre et de la musique, 1906, p. 192). Il meurt le 18 septembre suivant.
  22. Sur le monde de la mode, voir Giulia Mensitieri, Le plus beau métier du monde, Paris, La Découverte, 2019.
  23. Henry de Puyjalon, Les Hommes du jour, notice Joseph Marmette, 28e série, 1893. Puyjalon a participé à la fondation des Hydropathes, voir les notes de Dix ans de bohème, op. cit., p. 369.
  24. Alphonse Allais, Le Captain Cap, Paris, Juven, 1902, p. 314-315. Disponible sur le site de la Bibliothèque électronique du Québec : [https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Allais-Captaincap.pdf].
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EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
15 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Aron, Paul, « Les buissonnements du Gardénia », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 155-170 [en ligne] https://una-editions.fr/les-buissonnements-du-gardenia/ [consulté le 04/06/2025].
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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