La timide apparition des agglomérations au cours du IIIe s. a.C., avant leur spectaculaire développement au cours du siècle suivant semble assez symptomatique d’une série de changements qui affectent la société celtique durant La Tène B2 et La Tène C1.
Ce siècle, longtemps méconnu, est encore largement sous-documenté, masqué par la masse de données disponibles pour le suivant et rapidement résumé dans l’inconscient collectif de la discipline par la soudaine apparition des sanctuaires guerriers. Il représente cependant un point de bascule central dans le développement des sociétés celtiques, entre la fin de l’expansion territoriale et la reprise des dynamiques d’urbanisation, après l’essai avorté de la fin du premier âge du Fer1. Ce rôle central, mis en lumière par la radicale différence entre les phénomènes et réalités archéologiques des IVe et IIe s. a.C. fut identifié de longue date2. La paucité, la modestie parfois, et l’éparpillement des données ont cependant largement entravé, notamment dans la partie occidentale de l’Europe celtique, la perception des changements à l’œuvre.
Par la diversité et la densité des sites et des études spécialisées dont il a fait l’objet ces vingt dernières années, le Bassin parisien dispose d’une large base documentaire permettant de traquer les changements perceptibles dans les données archéologiques et se faisant, tenter d’explorer les multiples facettes de cette mutation. Bien qu’actuellement aucune agglomération précoce n’y ait été formellement reconnue3 et que les phénomènes observés présentent, comme partout, des spécificités régionales, ils permettent de mettre en évidence des changements qui semblent symptomatiques d’une dynamique historique bien plus large, dans laquelle s’inscrit, en d’autres lieux, l’émergence des agglomérations.
Voir ce changement nécessite de prendre en compte de nombreux indices révélés par l’archéologie qui sont largement tributaires de travaux réalisés par d’autres que nous nous contenterons ici de résumer à grands traits.
Une mutation sociale à l’articulation des IVe et IIIe s. a.C. (La Tène B2)
Les premiers signe d’un changement important transparaissent dans la documentation funéraire. En effet, la période de La Tène B2 est le théâtre d’un basculement de l’organisation du paysage funéraire4. L’occupation des grandes nécropoles, principalement champenoises, fondées le plus souvent au cours du Ve s. a. C. se termine tandis que de nombreux nouveaux sites sont investis. Ils accueillent des populations plus restreintes qu’on imagine volontiers limitées à des groupes de parentés qui auparavant se rassemblaient dans des cimetières communautaires plus vastes. Les modalités de recrutements semblent également se modifier dans la mesure où ces nouveaux ensembles accueillent plus volontiers les sépultures d’enfant et des dépôts en moyenne plus modestes. Cette double rupture signale vraisemblablement une recomposition sociale à l’œuvre. La partie centrale du Bassin parisien, jusque-là faiblement documentée, laisse entrevoir une certaine complexité de l’organisation des sites funéraires qui émergent alors. Deux grandes catégories opposées ont été distinguées5.
On constate en premier lieu, l’apparition de vastes nécropoles, comme Saint-Maur-des-Fossés ou Bobigny qui accueillent une très large population, composée de plusieurs centaines d’individus, de nombreuses sépultures d’enfants et de fortes proportions de dépôts funéraires très modestes.
À l’opposé apparaissent également des sites au recrutement assez restreint, d’une vingtaine de sépultures en moyenne, où se concentrent les guerriers et tombes élitaires d’individus déposés avec des chars ou des pièces de chars et des objets prestigieux à travers lesquels s’expriment pleinement la virtuosité du style plastique, à l’image des garnitures de Roissy ou encore des pièces de harnachement de Paris5. La forte densité de ces sites parfois très proches les uns des autres où semble s’exprimer au travers de la pompe funéraire, la revendication d’un statut social éminent, indique un regain de la compétition aristocratique.
L’apparition soudaine et concomitante des sanctuaires au cours de La Tène B2 renforce cette impression d’une profonde mutation sociale. Elle découle vraisemblablement d’une crise du système de reproduction aristocratique au moment où les perspectives d’expansion territoriale se restreignent6. La mise en place de nouveaux sites communautaires n’est sans doute pas neutre et correspond vraisemblablement à une nouvelle donne qui impose de réorganiser le système de cohésion sociale. Là encore, on imagine bien volontiers qu’elle s’effectue à l’initiative et sous le contrôle de l’aristocratie7.
Dans cette première phase des sanctuaires, et cela reste valable pendant la totalité du IIIe s. a.C., les dépôts qui s’y trouvent sont majoritairement composés d’équipements guerriers. Les armes (épées, fourreaux, lance…) y sont retrouvées par centaines, ce qui témoigne du caractère éminemment guerrier des nouvelles pratiques qui s’y développent.
Au même moment, deux autres phénomènes soulignent l’importance de la guerre et de son cortège dans les transformations en cours. L’examen statistique des assemblages funéraires révèle une hausse spectaculaire des proportions de sépultures armées : le taux d’individus déposés avec leurs armes double subitement. Ils représentent désormais près de 30 % de la population retrouvée (fig. 1)8. Il s’agit là d’un maximum théorique pour les sociétés anciennes, eu égard à leur structure démographique, qui ne reflète sans doute pas la réalité dans la mesure où une partie de la population semble échapper si ce n’est à la sépulture, au moins à notre capacité à les retrouver. Il n’en demeure pas moins que la dynamique est impressionnante et que le doublement des taux de guerrier dans le corpus archéologique constitue un signal trop fort pour être ignoré.
Le second phénomène est d’ordre technologique et concerne le renouvellement rapide des armes elles-mêmes. C’est en effet à la même période, dans le courant de La Tène B2 que vont être testées puis mises au point de nouvelles catégories d’armements. Deux pièces d’équipement apparaissent et se diffusent rapidement : l’umbo métallique de bouclier et le système de suspension du fourreau composé d’une chaîne métallique aux multiples variantes. L’évolution rapide des différentes composantes de l’équipement guerrier et leur large diffusion à l’échelle de l’Europe celtique soulignent le dynamisme de la production d’armes. Au risque de l’anachronisme, on pourrait considérer que le dynamisme de la “Recherche et Développement” dans ce secteur suppose un marché en expansion, ce que semblent indiquer par ailleurs les quantités d’armes retrouvées tant dans les tombes que dans les sanctuaires.
Ainsi, les principaux changements repérés entre la fin du IVe s. a.C. et le début du IIIe s. a.C. sont placés sous le signe de la guerre. Bien que l’interprétation historique de ces phénomènes demeure par nature incertaine, un scenario semble pouvoir être proposé. L’omniprésence des indices guerriers suggère une forte instabilité au sein de l’aristocratie qui se voit contrainte d’armer ou de laisser s’armer une part plus importante de la population. On peut, à titre d’hypothèse, relier cette instabilité à la fin de l’expansion celtique qui ne sert plus dès lors d’exutoire aux tensions entre groupes et segments concurrents.
L’augmentation soudaine des forces armées, des individus qui se revendiquent comme des guerriers jusque dans leur sépulture et en revendiquent sûrement quelques-uns des droits, suggère une importante restructuration sociale et la nécessité d’un contrôle accru. Cette régulation est sans doute en partie assumée par les sanctuaires qui, au travers de pratiques guerrières, d’un désarment à la fois symbolique et réel, viennent renforcer la cohésion du groupe.
La mise en évidence des changements économiques par les faciès de consommation funéraire
Les changements économiques sont plus difficiles à percevoir, notamment en raison d’un déficit relatif dans le corpus des sites d’habitat, dominés par les occupations des périodes suivantes, au regard desquelles les données clairement attribuables au IIIe s. a.C. font souvent pâle figure. À l’inverse, les données funéraires sont relativement abondantes et permettent d’observer certains aspects de cette évolution. Bien que fortement tributaire de l’évolution des modes et des pratiques, les variations de dépôts d’objets dans les sépultures laissent entrevoir quelques logiques économiques, à condition de s’intéresser aux grandes tendances des assemblages. Une étude menée sur 426 sépultures bien conservées, issues de 34 nécropoles du Bassin parisien a notamment permis de comparer la composition des dépôts funéraires entre le IVe s. et le IIIe s. a.C., en s’intéressant principalement aux différents matériaux mobilisés9. Les près de 1 000 objets de parures et accessoires vestimentaires (n=999) qui y furent retrouvés offrent une base statistique relativement étendue. Deux principaux constats retiennent l’attention. Pour les éléments de parures qui consomment des quantités de matières relativement importantes, comme les torques et bracelets, on passe d’une situation de quasi-monopole des alliages cuivreux qui représentent initialement plus de 80 % du corpus à une large diversification. Les taux de roches noires fossile (lignite) et surtout de fer progressent nettement ; les bracelets en verre apparaissent (fig. 2). Le bronze est désormais largement concurrencé, donnant l’impression d’une recherche de solutions alternatives, à son emploi.
Cette sensation se trouve confortée lorsque l’on observe la distribution du métal pour des produits de consommation plus courante. C’est notamment le cas des fibules qui constituent la catégorie de mobilier métallique la plus fréquemment rencontrée dans les assemblages funéraires du Bassin parisien. Il s’agit clairement d’un objet de base qui représente souvent l’unique mobilier quand une seule catégorie d’objet figure dans les tombes. De ce fait, les fibules sont volontiers associées aux sépultures les plus modestes. Le contraste apparaît ici bien marqué (fig. 3) entre les dépôts du IVe s. et ceux du IIIe s. a.C. : la part des alliages cuivreux passe de plus de la moitié du corpus (57 %) à moins d’une fibule sur 10 (7 %). Ce changement radical dans l’usage des matériaux ne peut s’expliquer par la recherche de quelconques gains de productivité : fabriquer une fibule en fer plutôt qu’en bronze n’apporte dans ce domaine aucun avantage. Là où de nombreux détails et décors pouvaient être aisément pré-moulés, il faut désormais les forger. Les séries issues du corpus de la nécropole de Bobigny “Hôpital Avicenne”10 révèlent, de plus, des proportions inattendues de fibules en fer ornées (57 % du corpus traité) de décors qui n’ont rien à envier en finesse ou en complexité aux exemplaires contemporains en bronze (fig. 4). L’investissement en temps de formation et de mise en œuvre par des artisans spécialisés semble alors important pour l’élaboration d’un objet au demeurent assez courant. L’explication la plus probable de ce remplacement de matière relève très vraisemblablement d’une disponibilité plus importante du fer. Celle-ci se devine également par une certaine banalisation de ses usages. Bien que le phénomène reste encore peu fréquent, on constate une progression de l’emploi du fer dans les assemblages de pièces de bois au moyen d’agrafes ou de crampons, également présents dans quelques sépultures qui ne paraissent pas parmi les plus privilégiées.
Changements techniques et proto-industrialisation
La banalisation du fer et sa production plus abondante soulève la question des modifications de la chaîne de production de la matière brute. Les travaux réalisés ces dernières années11 suggèrent qu’une série de changements technologiques sont susceptible d’accompagner cette hausse de la demande. La large diffusion des fourneaux à scorie piégée est encore imprécisément datée entre le IVe et le IIe s. a.C. (La Tène B ou C). Il s’agit d’un progrès significatif des techniques sidérurgiques qui permettent fabriquer du fer forgeable à partir du minerai. L’emploi d’un fourneau désormais réutilisable permet de réaliser des gains de productivité directs, lors de la phase de réduction du minerai. Un autre indice, un peu mieux daté de l’articulation des IVe et IIIe s. a.C.(La Tène B2), est fourni par la diversification des demi-produits, des masses de fer épurées qui circulent entre l’atelier sidérurgique et la forge. Les barres à extrémité roulée font en effet leur apparition dès La Tène B2 et viennent concurrencer les lingots bipyramidaux. Ces nouveaux produits intermédiaires présentent des degrés d’épuration plus aboutis et indiquent l’existence d’étapes supplémentaires de préparation de la matière première en amont de l’atelier de forge qui dispose ainsi d’un matériau de meilleur qualité, prêt à forger. Cette complexification des chaînes de production suppose l’émergence d’un marché dynamique qui se structure davantage. Cette structuration s’accusera de manière plus évidente au cours du IIe s. a.C., période pendant laquelle les demi-produits se diversifient encore et où un nouveau type de fourneau, à scorie coulée, sera inventé, accompagnant une nette augmentation des volumes produits. La dynamique des productions de fer, avec une première phase de hausse des productions et de changements techniques dès le IIIe s. a.C., avant un essor encore plus net au cours du IIe s. a.C., semble symptomatique des mutations qui affectent de manière similaire d’autres domaines de production.
Sans trop multiplier les exemples, on peut mentionner la production du sel qui semble observer une logique similaire. En effet les découvertes effectuées en Picardie, révèlent une augmentation des volumes produits soutenue par des innovations techniques au cours du IIIe s. a.C. L’apparition du fourneau à grille est désormais bien datée dans ce secteur de la première moitié du siècle, grâce aux datations dendrochronologies obtenues sur le site de Sorrus (entre 280 et 250)12. Il s’agit là encore d’une structure de chauffe réutilisable, qui permet de minimiser le travail préparatoire et de plus d’augmenter le volume de sel produit à chaque fournée13. Les récentes découvertes de fourneaux à grille, effectuées sur la presqu’île de Guérande14 , indiquent que cette mutation technique se produit sensiblement à la même période dans les ateliers de la côte atlantique.
Bien qu’il soit difficile d’être affirmatif pour cette période en raison de la relative discrétion des données, la spécialisation de certains établissements dans la production de sel apparaît vraisemblable. Elle fait, en effet, appel à un processus relativement complexe qui repose sur des connaissances techniques spécifiques et impose un investissement qui est loin d’être négligeable. Par ailleurs, la forte disparité de la ressource, tant à l’échelle du Bassin parisien que de l’espace européen, suppose une production largement excédentaire par rapport aux besoins locaux ou régionaux. Il convient d’envisager que le sel représente, pour son producteur, la principale denrée exportée hors d’un domaine qui peut, par ailleurs, accueillir, de manière complémentaire et accessoire, une petite production agricole, principalement vivrière.
La production de parure offre également un exemple de spécialisation régionale, favorisée par l’inégale répartition des ressources. La très nette progression de l’usage des bracelets en matière noire fossile, que l’on avait pu constater à partir du corpus des sépultures du Bassin parisien9, suppose un accroissement de leur production et de leur diffusion à partir des quelques secteurs où la matière première est exploitée. Une étude menée à large échelle15 révèle une série de changements importants entre les productions du premier âge du Fer et celles de La Tène qui, comme on l’a vu, se développent surtout à partir du IIIe s. a.C. On emploi alors des catégories de matériaux différents, plus facile à mettre en œuvre, selon des techniques qui optimisent la consommation de matière première. La simplification des formes permet par ailleurs le développement d’une production en série.
L’organisation même de certaines de ces productions peut être assez finement restituée par les études menées par N. Venclová sur les ateliers de Bohême qui exploitent le sapropélite de Kounov16. Une fois n’est pas coutume, les très nombreux déchets de production, principalement constitués de chutes de matière première, permettent d’identifier assez aisément de multiples ateliers spécialisés qui parsèment la campagne. La région productrice exporte exclusivement des produits finis, les bracelets sur de très vastes zones de consommation. Les analyses de provenance révèlent une aire de distribution de près de 400 kilomètres de rayon, représentant l’approvisionnement d’une population répartie sur plusieurs milliers de km² 17. Tant l’échelle de la diffusion et de la production, que la spécialisation régionale dans un type de produit spécifique appuyée sur une multitude d’ateliers permettent d’évoquer ici un phénomène de proto-industrialisation, similaire à celui qui a pu être mis en évidence pour les débuts de l’époque moderne18. Bien que certains critères importants, comme le statut de la main d’œuvre ou encore l’organisation du marché, échappent largement à l’enquête archéologique, on retrouve ici la multiplication des ateliers individuels et la spécialisation régionale.
Les quelques exemples développés ici pourraient suggérer des phénomènes très spécifiques et étroitement liés à un relatif monopole des ressources locales, comme pour le sel ou les matières noires fossiles ou au contraire la réponse à une certaine pénurie comme pour le développement de l’usage du fer au détriment du bronze pour les fibules du Bassin parisien. Cependant, l’essor au même moment de la production de bracelets en verre19, à partir d’une matière première importée, suggère une dynamique économique plus générale.
Pris isolément, chacun dans leur domaine, ces changements techniques pourraient paraître anecdotiques, car fortuitement situés dans un continuum d’innovations plus ou moins dynamique. Toutefois, la relative contemporanéité de leur surgissement, à l’aube puis au cours du IIIe s. a.C., signale un phénomène particulier qui affecte de manière parfois différente mais similaire l’ensemble de l’Europe celtique. La période apparaît nettement comme une première étape de croissance et d’innovation dont le mouvement sera encore accentué au cours du siècle suivant.
Quelle dynamique pour le IIIe s. a.C. ?
La question des origines et des causes de ce faisceau de restructurations économiques est loin d’être évidente. Cependant, la succession chronologique des différents indices archéologiques permet d’esquisser une première trame historique. Les phénomènes les plus anciens, situés à l’aube du IIIe s. a.C., concernent principalement les restructurations sociales affectées par la guerre et liées à l’organisation aristocratique de la société. La nécessité, dans laquelle elle se trouve alors, de disposer d’une force armée plus abondante exerce une pression économique sur les ressources et l’ensemble du corps social, de manière à permettre l’équipement et l’entretien de troupes plus nombreuses. Les progrès technologiques réalisés dans un premier temps dans le domaine de l’armement supposent, de plus, la mobilisation de nombreux artisans spécialisés. Ceux-ci, en partie au moins libérés des nécessités de production de leur propre nourriture, vont alors permettre le développement d’un outillage plus efficace permettant d’optimiser l’emploi de la main d’œuvre agricole. S’enclenche alors un processus vertueux de développement où secteurs artisanaux et agricoles entretiennent une dynamique économique de production qui peut alors se diversifier.
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Notes
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- Buchsenschutz 1991.
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- Demoule 1999, 140.
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- Venclová 2001.
- Cailly 1993.
- Rolland 2021, 203.