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Chapitre 4.
L’institutionnalisation du développement inspirée par deux matrices territoriales distinctes

Introduction

Nous entendons ici par matrice territoriale d’une part l’ensemble des formes organisationnelles et institutionnelles qui concourent à la construction de l’action publique pour chacun des territoires comparés. Elles sont l’émanation de processus nécessairement dynamiques, dont les origines et les lieux de négociation échappent partiellement, et parfois complètement, aux territoires concernés, au nom d’une régionalisation ou d’une décentralisation imposée. Elles sont aussi l’expression de choix spécifiques portés par les acteurs locaux, parfois en interaction avec les processus précédents dont elles n’ont que partiellement la maîtrise. Nous pouvons placer dans cette catégorie à la fois les institutions politiques qui régissent l’action publique dans ces territoires, mais également les outils quasi-institutionnels au plan formel qui en résultent. Nous nous sommes aussi intéressés aux régimes territoriaux de l’ESS qui s’expriment dans chacun des territoires, afin de mettre en évidence la double influence (Économie sociale, Économie solidaire) qui oriente les entreprises sociales, dans leur ambition transformatrice de l’ordre marchand ou leur pragmatisme adaptatif.

Approcher les lieux privilégiés dans lesquels s’élaborent les dynamiques territoriales de développement, pour en comprendre les moteurs essentiels, résulte finalement de la manière dont nous positionnons l’ESS, et en particulier les deux secteurs auxquels nous nous intéressons, au sein de l’économie générale. Si nous considérons que l’ESS, et donc l’économie du social, se définit par des pratiques sous-tendues par des valeurs, ces dernières peuvent tout autant être revendiquées par d’autres acteurs se situant dans le registre marchand et l’économie capitalistique pure. Ceci dans un jeu de tension permanente de différenciation/intégration entre l’ESS et l’économie capitaliste, dont il importe de comprendre qui influence qui. Ainsi, loin d’essentialiser les secteurs auxquels nous nous intéressons par des valeurs dont ils pourraient revendiquer l’exclusivité, nous considérons que ces valeurs, et notamment celles relevant des catégories génériques de solidarité ou d’intérêt général, dessinent un ordre partagé dont les territoires pourraient constituer la scène vivante.

Nous nous sommes donc intéressés à des outils quasi-institutionnels, au sens formel et juridique, dont se sont dotés les différents territoires, avec pour missions de dynamiser l’action publique locale par des pratiques de coopération, autour d’enjeux résultant souvent du rapprochement des contraires : compétitivité économique par la performance marchande, cohésion sociale par la capacité d’intégration de toutes les populations. Derrière leur action, c’est finalement le lien au territoire de tous les acteurs qui se dessine, plus ou moins ténu, plus ou moins sélectif quant à la nature des ressources mobilisées. De la même manière que l’ordre institutionnel propre à l’IAE et à l’AD indique l’âpreté des concurrences marchandes sur un fond de valeurs solidaristes, les acteurs institutionnels et économiques qui s’inscrivent dans les logiques de compétitivité propres à l’économie marchande doivent-ils pouvoir revendiquer des valeurs collaboratives.

Nous avons choisi de nous intéresser à des formes organisationnelles, propres aux deux territoires comparés, les clusters, qui malgré leur diversité, relèvent d’un même choix d’introduire la logique de la coopération dans l’univers de la concurrence. Les clusters deviennent ressource territoriale (Gumuchian, Pecqueur, 2007), car ils renvoient à une intentionnalité d’acteurs en même temps qu’au substrat idéologique du territoire. Les clusters constituent une manière de raconter le territoire, à travers un processus de sélection de ressources, sans pour autant en épuiser le récit. Celui-ci prendra forme à travers les confrontations de valeurs que révèlent, au nom de registres de justification qui orientent leurs pratiques, les différentes manières de raconter et de vivre le territoire.

Les processus de régionalisation et de décentralisation à l’œuvre

En Communauté autonome basque : une autonomie territoriale effective

Les échelons politiques et administratifs

L’Espagne reconnaît dans sa constitution de 1978 le droit à l’autonomie des régions qui la composent, et la diversité des nationalités qui la constituent, avec notamment la Catalogne, la Galice et la Communauté autonome basque. Dix-sept régions autonomes, dotées de gouvernements régionaux, et donc du pouvoir exécutif et de l’assemblée parlementaire correspondants, ont été ainsi constituées. Toutes ne disposent pas du même niveau d’autonomie, car celui-ci résulte d’une négociation menée directement entre l’État et les régions, selon des modalités et des calendriers propres. Les domaines régaliens que constituent la défense, la représentation diplomatique et les douanes, relèvent dans tous les cas d’une compétence exclusive de l’État. Les autres domaines peuvent donc faire l’objet d’une compétence exclusive des régions ou être partagés avec l’État. Le pouvoir d’autonomie ne s’exerce pas uniquement dans les domaines exécutif et législatif, puisqu’il rejoint également le financement et le mode d’imposition. À ce titre, des dix-sept autonomies, seules la Communauté autonome basque et la Navarre disposent, au titre de l’autonomie financière, de la possibilité de gérer la quasi-totalité de leurs impôts après versement partiel à l’État. Cela se traduit notamment par la capacité à prélever l’impôt, en s’appuyant sur une administration financière qui fait intervenir les diputaciones, pour la Communauté autonome basque. On considère qu’environ 8 % des recettes fiscales prélevées par la Communauté autonome basque sont rétrocédées à l’État espagnol. Le budget de la Communauté autonome basque dépasse les 9 milliards d’euros (dont plus de 90 % en provenance des impôts prélevés) en 20131.

Les compétences exercées en 2016 par le Parlement basque recouvrent des domaines aussi variés que l’enseignement, la santé, la recherche, le développement économique, l’emploi et la protection sociale, l’agriculture, la culture, le tourisme, le patrimoine, l’urbanisme, le logement, les transports. Le cas des politiques de l’emploi est assez emblématique de la complexité des processus de transfert de compétences de l’État vers les autonomies, car amorcé dès les années 80, il n’a pu être conclu en Communauté autonome basque qu’en 2011, en raison d’un désaccord portant sur l’amplitude du transfert. Une conjonction favorable des majorités politiques au sein des exécutifs national et régional a pu faciliter l’achèvement du processus. Les textes de loi édictés par le Parlement basque au titre de ses compétences ont le même pouvoir d’application que les lois exercées par l’État espagnol.

Les provinces ou diputaciones sont également dotées de leurs propres institutions, avec leurs assemblées provinciales qui votent le budget provincial, interviennent dans le prélèvement de l’impôt, édictent des lois2. Chacune est adossée à l’organe exécutif, la diputación, qui exerce son pouvoir réglementaire sur le territoire. Les compétences exercées par la diputación du Guipuzcoa font apparaître la politique sociale, les réseaux routiers et la mobilité, le budget (dont la gestion des impôts), la culture, la jeunesse, les sports, l’innovation, le développement rural, le tourisme, l’environnement et l’aménagement du territoire, l’innovation et la promotion de la connaissance. Le budget de la diputación du Guipuzcoa dépassait les 4,2 milliards d’euros en 20133.

Les quasi-institutions, outils politiques et techniques du développement

En ce qui concerne le territoire provincial du Guipuzcoa, il est important d’évoquer la présence de dix agences de développement, chacune recouvrant approximativement un bassin de vie qualifié de comarca4, et correspondant à plusieurs municipalités regroupées au sein d’intercommunalités (mancomunidad). Leur rôle a été souligné (Larrea Aranguren, 2003) face aux défis du développement local posés à la Communauté autonome basque, dans les années 1980, dans une perspective territoriale de développement de clusters inspirée davantage de Beccatini (1979, 1992) que de Porter (1998, 2000). La proximité entre le concept de district configuré par Beccatini et ces agences tient à leur orientation vers le marché du travail local et la formation d’une main-d’œuvre correspondante, à leur capacité à faire travailler ensemble les entreprises locales, et notamment les petites et moyennes entreprises ancrées dans leur territoire. Ce sont en somme des modèles de développement bottom up. Ceci par opposition aux clusters industriels, promus par le gouvernement régional basque, à partir du concept développé par Porter, afin de favoriser des logiques de coopération destinées à soutenir des stratégies d’internationalisation et de transfert de technologie, selon une acception du territoire pouvant s’étendre à l’horizon des opportunités offertes. Ces agences, financées par les municipalités, ainsi que par la diputación, sont particulièrement prégnantes dans le territoire du Guipuzcoa (en dépit des difficultés financières auxquelles elles sont soumises depuis la crise économique de 2008). Elles mènent toutes des activités selon trois axes principaux (services pour l’emploi, appui à la création d’entreprises, services aux entreprises) et d’autres orientations plus secondaires (promotion touristique, renouvellement urbain, promotion du commerce, développement durable). Elles constituent des quasi-institutions (d’un point de vue formel et juridique) pour la mise en œuvre de dynamiques s’exerçant du bas vers le haut. Elles peuvent s’envisager comme des formes organisationnelles privilégiant des stratégies de coopération entre acteurs publics et privés, entre les champs de l’économique et du social.

À l’échelle du Guipuzcoa, on peut relever l’existence d’autres structures qui, dans une succession chronologique, pourraient constituer des instances de concertation, ou tout au moins de confluence d’acteurs. D’une part Gipuzkoa Aurrera5, pilotée dès 2007 par la diputación du Guipuzcoa, créée dans l’objectif « d’impulser les nouveaux défis stratégiques du territoire ». Dans le prolongement de cette initiative, la dimension du réseau d’acteurs est privilégiée à travers Gipuzkoa Sarean6. Ce dernier portera la marque d’une réelle mobilisation sociale autour d’acteurs multiples, échappant à l’empreinte notabiliste imputée à Gipuzkoa Aurrera. Car Gipuzkoa Aurrera, considéré comme le marqueur politique de la majorité centre-droit qui lui a donné naissance, sera confronté au cap de l’alternance politique qui voit arriver une coalition de gauche, Bildu7 en 2011, à la tête de l’exécutif provincial et de quelques municipalités, dont Saint-Sébastien, la capitale provinciale. Gipuzkoa Berritzen8, qui précise dans son épitaphe « Association pour promouvoir l’innovation », pourrait évoquer une forme de permanence aidant à dépasser les incertitudes des équilibres politiques partisans, malgré sa dépendance financière envers les institutions publiques. Sa création est liée à l’action de la diputación. Elle voit son origine dans le sillage d’une démarche prospective, Gipuzkoa 2020, menée dans les années 2000, autour de quatre scénarii du futur dont un pariant pour un « Guipuzcoa innovant ». Misant sur une dynamique large d’espace de travail, Gipuzkoa Berritzen se structure en association en s’adossant à Innobasque, agence basque de l’innovation. L’association Gipuzkoa Berritzen est composée en 2015 de plus de 80 membres, personnes physiques issues de l’administration, de municipalités, d’entreprises, de grands groupes coopératifs (dont MCC) mais aussi de fondations et d’ONG à vocation sociale.

Pays basque français : un territoire en quête de reconnaissance

Les échelons politiques et administratifs

Le cadre institutionnel dans lequel s’inscrit le Pays basque français est à comprendre au filtre des différentes formes de décentralisation qui ont régulé les rapports entre l’État et les territoires régionaux en France. Le maillon territorial (hormis les communes) le plus historiquement daté est celui des départements, institués dès la révolution française. Dès 1790, le Pays basque fut intégré aux côtés du Béarn au sein d’un département (Basses-Pyrénées), malgré une demande de reconnaissance de ses provinces historiques9 à travers la création d’un département spécifique qui en épouserait le périmètre. Ce schéma perdure en 1994-1995, dates de création d’un Conseil de développement et d’un Conseil des élus.

Le département des Pyrénées-Atlantiques constitue de fait jusqu’en 2016 l’échelon administratif déterminant dans l’organisation et les moyens de l’action publique touchant le Pays basque, tant du point de vue de l’État que des collectivités. Concernant ces dernières, les réformes successives portées en matière de décentralisation depuis les années 1982-1983 ont marqué le paysage français, et donc celui du Pays basque français, par la redéfinition et la montée en puissance de deux collectivités : les Conseil régionaux (Région) et les Conseils généraux (Département).

Le Conseil régional d’Aquitaine couvrait cinq départements (Dordogne, Gironde, Landes, Lot-et-Garonne, Pyrénées-Atlantiques) avant la loi 2015-29 du 16/01/2015. Son budget était d’environ 1,4 milliard d’euros en 2013. Le Conseil régional n’édicte pas de loi, mais il développe sa politique autour de ses compétences en fonction de schémas régionaux (formation professionnelle, recherche, etc.) qui déterminent ses règlements d’intervention. À l’instar des Conseils régionaux, les Conseils généraux sont constitués par une assemblée (conseillers généraux, puis départementaux, élus au suffrage universel selon un découpage cantonal, soit une base territoriale) qui définit et met en œuvre un projet politique en vertu des compétences qui lui ont été transférées par la loi. Le budget du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques était de 830 millions d’Euros (dont plus de 40 % consacrés à l’action sociale et à l’insertion) en 2013.

Outre ces deux niveaux de collectivités, l’organisation politico-administrative du Pays basque français s’appuie sur une base communale, structurée en intercommunalités que des lois successives depuis 1992 ont encouragées puis rendu obligatoires. Deux communautés d’agglomérations et huit communautés de communes quadrillent jusqu’en 2016 l’ensemble du Pays basque, selon une configuration appelée à évoluer avec la création de la Communauté d’Agglomération Pays basque au 1er janvier 2017. La réforme territoriale marquant l’Acte III de la décentralisation a connu en effet une accélération en 2014, avec deux lois votées en 2015 : l’une (2015-29) relative à la délimitation des régions (ce qui a conduit à la fusion de la Région Aquitaine avec les Régions Limousin et Poitou-Charentes), aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral ; l’autre (2015-991) portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe).

Les quasi-institutions, outils politiques et techniques du développement

Si comme le souligne Chaussier (1996), depuis la Révolution, le Pays basque de France exprime le désir d’une territorialité propre, en contestant son inclusion dans le département des Pyrénées-Atlantiques, dont il critique l’incommodité et une hétérogénéité faisant obstacle à sa propre identité, c’est dans les années 1990 que cette revendication aux multiples visages va connaître une nouvelle étape le conduisant vers la création de nouveaux outils de gouvernance. Si certains situent l’acte fondateur de ce processus en octobre 1992, il s’inscrit dans une contextualisation qui met en scène différents acteurs depuis longtemps déjà (Ahedo et Urteaga, 2004).

Un travail de prospective est engagé en 1992, dans le prolongement d’une initiative de l’État à travers la personne du sous-préfet de Bayonne, afin d’apaiser les tensions des années 80, et de fédérer les acteurs et habitants du Pays basque autour des enjeux de développement auxquels est confronté leur territoire. Il conduit à l’élaboration d’un diagnostic partagé qui figure dans le rapport « Pays basque 2010 ».

En 1994, le Conseil de développement du Pays basque est créé sous forme associative, devenant le moteur de la conception et de la scénarisation des politiques de développement local. Ses membres (plus d’une centaine de personnes) se répartissent en cinq collèges. Il est subordonné à un Conseil des élus, créé en 1995, composé des 21 conseillers généraux du Pays basque, des conseillers régionaux, des parlementaires, des représentants de toutes les formes d’intercommunalités, les membres du Gouvernement en exercice étant aussi membres de droit.

Dans le même temps, le pays Pays basque est créé sur une territorialité couvrant l’ensemble de ses territoires historiques, signant la reconnaissance par l’État que le « Pays basque présente une cohésion géographique, culturelle, économique et sociale, et constitue un espace de projets »10. La notion de pays est reprise ultérieurement par la loi Voynet dont le pays Pays basque a inspiré l’esprit et le contenu. Il s’agit à travers les pays qui vont émerger en France de reconnaître des territoires de projet établis sur des bases transcendant les limites administratives existantes (intercommunalités, départements, etc.), et dont l’histoire commune, des problématiques partagées, l’organisation sociale des échanges justifient le découpage. Mais comme le souligne la ministre Dominique Voynet, le pays « n’a pas vocation à devenir l’organe d’exécution et de contrôle de la mise en application des mesures, mais plutôt celle de servir de cadre de consultation et d’incitation » (Loi n°99-533 du 25/06/1999). Pris dans une dialectique instituant/ institué, le Pays basque serait loin d’être sous-institué, et « souffrirait plutôt d’une institutionnalisation excédentaire » selon Chaussier (1996 : 225).

Le processus des pays est remis en question lors des débats nationaux qui orientent dès 2010 les travaux du futur Acte III de la décentralisation. Face à la difficulté de régler la simplification de l’organisation administrative française, le choix politique consisterait à ne plus soutenir (notamment financièrement) cet échelon territorial et les outils technico-politiques qui l’animent. La demande institutionnaliste réapparaît en Pays basque en 2012, avec l’opportunité de pouvoir signer de manière spécifique une reconnaissance territoriale Pays basque dans ce qui apparaît comme le cadre ouvert de la poursuite de la décentralisation en France. Malgré un portage local soutenu politiquement11, et des promesses d’engagement de la part des représentants de l’État, ces derniers opposent en novembre 2013 un refus catégorique à toute possibilité de concrétisation de cette demande de création de collectivité territoriale à statut particulier en Pays basque. Le Conseil des élus est affaibli politiquement. Le Conseil de développement reste cet espace de nouvelle gouvernance qu’il est devenu pour le Pays basque, à la confluence d’une perspective institutionnaliste et d’une projection développementaliste.

En 2014, le processus est réamorcé à l’initiative du préfet de département. Le 27 juin 2014, ce dernier fait une série de propositions au Conseil des élus du Pays basque destinées à faire évoluer la gouvernance du territoire avant le 1er janvier 2017. En rejetant la revendication de création d’une collectivité territoriale spécifique, il situe ses propositions à l’intérieur d’une boîte à outils trouvant leur place dans la poursuite de l’acte III de la décentralisation. Elles relèvent de deux formes, l’une fédérative sans fiscalité propre (conservation du pays, pôle d’équilibre territorial et rural, ou pôle métropolitain), et l’autre intégrative avec fiscalité propre (communauté urbaine ou communauté d’agglomération). Lors de sa présentation, le préfet déclare sa préférence pour une solution intégrative, en précisant qu’une communauté d’agglomération permettrait de disposer de 75 à 80 % des compétences réclamées dans le projet de collectivité territoriale spécifique.

Après avoir rencontré les présidents des différentes intercommunalités, il fixe un calendrier avec la ligne d’horizon de 2017 comme échéance afin de dresser la nouvelle carte territoriale du Pays basque. Un premier vote consultatif fin 2015 conduit une majorité de communes à se prononcer favorablement. Quelques élus opposés à cette option se regroupent pour proposer une solution fédérative rassemblant un nombre limité d’intercommunalités à l’échelle du territoire Pays basque. Ces discordances n’altèrent pas pour autant la marche vers l’EPCI unique qui est majoritairement adoptée par les conseils municipaux au printemps 2016.

Des régimes territoriaux de l’ESS aux héritages qui se croisent

La genèse historique des formes actuelles de l’ESS en Pays basque peut être marquée par quatre matrices constituant autant de référentiels, comme le souligne Itçaina (2004) :

  • les mouvements identitaires (basés en partie sur une relecture sélective et normative du droit coutumier),
  • la matrice catholique, atténuée ensuite en tant que référence explicite, dans le mouvement de sécularisation qui touche la société,
  • les idéologies participatives et solidaristes,
  • le mouvement syndical.

En Communauté autonome basque : le poids du coopérativisme

Inscription historique et portage institutionnel

En Communauté autonome basque, si le mouvement ouvrier, sous son versant socialiste, est à l’origine des premières expériences coopératives dès la fin du XIXe siècle (coopératives de consommation, coopératives de production), c’est dans un catholicisme personnaliste qu’a surgi son renouveau à travers l’expérience la plus innovante. À Mondragon12, au croisement de l’inspiration d’un prêtre catholique et d’un groupe de l’Action catholique ouvrière, naît l’ouverture d’une école polytechnique (1943), puis dans son sillage les premières unités de production (années 1950), avant l’émergence d’une banque coopérative. L’ensemble coopératif ainsi constitué devient au gré de son développement, l’un des principaux complexes coopératifs européens (Mondragon Cooperative Corporation ou MCC). Il se rangeait en 2012 au 7e rang des groupes industriels espagnols. Près de 37 000 personnes étaient employées dans le territoire de la Communauté autonome basque en 2012. Ayant fait l’objet d’une littérature abondante, le modèle de Mondragon, écrasant par sa taille et son rayonnement international, n’obère pas pour autant le reste du mouvement coopératif en Communauté autonome basque.

L’existence de Konfekoop, confédération des coopératives d’Euskadi, qui intègre toutes les fédérations sectorielles coopératives de la Communauté autonome basque, soit plus de 536 77613 coopérativistes en 2011, ainsi que 55 73414 employés non coopérativistes, en est un élément de preuve. L’importance des coopératives et leur identification en tant que principales représentantes de l’économie sociale se traduisaient d’un point de vue institutionnel, dès les années 1980, par la création d’une Direction générale des coopératives au sein du gouvernement régional de la Communauté autonome basque, devenue ensuite Direction de l’Économie sociale, en y incluant les sociétés de travailleurs15. Ces dernières représentent une part non négligeable de l’économie locale, puisque les 1 068 entreprises recensées en 2006 employaient tout de même 13 670 personnes sur l’ensemble de la Communauté autonome basque. Les coopératives et les sociétés de travailleurs constituent ici historiquement le socle de l’Économie sociale, mettant l’accent sur une propriété non capitalistique de l’outil de production, la gouvernance interne, l’impartageabilité des réserves plutôt que sur l’objet social de l’activité.

Les mouvements sociaux et l’émergence de l’Économie solidaire

Mais à l’instar des évolutions constatées dans d’autres pays européens, la Communauté autonome basque voyait apparaître dans les années 1980 et se structurer dans les années 1990 des entreprises et entités sociales plaçant au cœur de leur objet la promotion d’une économie au service des personnes et de leur environnement : l’Économie solidaire y faisait son entrée avec ses marqueurs destinés à regrouper des acteurs hétéroclites. Sa structuration en 1997 au sein du réseau REAS Euskadi, défini comme un réseau de réseaux de l’Économie alternative et solidaire, lui donnait une visibilité déjà en œuvre en Espagne, regroupant réseaux sectoriels et territoriaux. Son affiliation au RIPESS (Réseau intercontinental de promotion de l’Économie sociale et solidaire) révèle les valeurs qu’il promeut, et que sa carte solidaire décline en six principes :

  • l’équité reconnaissant l’égalité en droit entre toutes les personnes ;
  • le travail en tant qu’élément clé de la qualité de vie des personnes, qu’il s’agisse de travail rémunéré ou de travail bénévole non rémunéré ;
  • la soutenabilité environnementale, qui impose de considérer toute activité productive et économique en relation avec la Nature ;
  • la coopération, en lieu et place de la compétition, devant toucher les entités privées et publiques, et se traduire par des relations commerciales justes ;
  • l’absence de but lucratif, liée à une manière de mesurer les résultats qui, au-delà de la dimension économique, doit pouvoir intégrer des aspects humains, sociaux, environnementaux, culturels et participatifs ;
  • l’engagement local, qui doit se traduire par une contribution à un développement local et soutenable du territoire.

La responsabilité sociale et sociétale qui se dégage de ces principes va bien au-delà de règles destinées à ordonner le fonctionnement et les moyens d’entités économiques. Elle pose finalement la question de l’utilité sociale au cœur des préoccupations devant mobiliser toute entité ou tout acteur se réclamant de l’Économie sociale et solidaire, avec des pistes nouvelles qui interrogent les modèles de développement dans leur durabilité (prise en compte de l’environnement naturel, lutte contre toutes les formes de discrimination, consommation responsable et commerce équitable), et dont le concept de développement durable (Rapport Brundtland, 1987) pourrait condenser le questionnement. Avec ses 50 entités et entreprises sociales en 2013, REAS Euskadi dresse une carte composée d’acteurs que nous avons rencontrés dans le secteur de l’IAE, à travers notamment plusieurs entités promotrices (cf. Chapitre 1), et quelques-unes des empresas de inserción dont elles sont l’émanation. On y retrouve également un organisme de financement (Fiare) dans le registre des ressources financières considérées comme éthiques et solidaires. Notons la très forte implantation de REAS dans la province de Biscaye, puisque en 2013 trois de ses cinquante membres uniquement étaient localisés dans la province du Guipuzcoa (entité promotrice et empresas de inserción).

En Pays basque français : entre affirmation identitaire et foisonnement associatif

Inscription historique et portage institutionnel

En Pays basque français, l’Économie sociale prend d’abord racine dans un mouvement coopérativiste, qui n’est pas complètement étranger à l’effet d’inspiration suscité par la proximité du « modèle » de Mondragon. Dès les années 1960, et dans un environnement où se côtoient appartenance chrétienne et sentiment nationaliste, l’esprit coopératif est promu par l’intermédiaire d’un établissement d’enseignement technologique. « Mondragon » est devenu une référence qu’il s’agit de comprendre, pour promouvoir l’esprit coopératif et aider à l’émergence de coopératives en Pays basque français. À la fin des années 1970, les SCOP (Sociétés coopératives ouvrières de production) se multiplient, et leur développement relatif met tout de même le Pays basque en situation de leader sur le territoire aquitain.

L’affirmation identitaire se prolonge dans le domaine économique d’une réflexion sur le développement économique territorial, au constat d’un exode des jeunes, notamment les mieux formés, de la présence d’entreprises dont les centres de décision ne sont pas maîtrisés localement, et de l’absence d’un outil financier spécifique susceptible d’orienter la capacité d’épargne locale vers le développement du territoire. Cette réflexion, à laquelle prennent part les cercles porteurs de l’idéal coopérativiste, donne naissance à une association de développement local (Hemen16) en 1979, et à la société de capital-risque Herrikoa17, en 1980.

L’association Hemen, a orienté sa réflexion et ses mobilisations vers un développement économique endogène, doublé d’un engagement militant autour des questions culturelles (notamment linguistiques) et politiques. Faisant connaître la réalité économique du territoire et valorisant ses acteurs et promoteurs, Hemen a fonctionné selon une représentation privilégiant le curseur des échanges économiques entre le nord et le sud du Pays basque. Si certains lui reprochent cette approche trop autocentrée, voire culturaliste de l’économie, ayant pour effet de sous-estimer l’enjeu d’attractivité du territoire du Pays basque français, Hemen a porté la valeur de solidarité au cœur de son référentiel. Cette association a été la première à consacrer la reconnaissance d’une Économie sociale et solidaire en Pays basque français, en instituant dès 2001, les makila18 de l’Économie sociale et solidaire. La logique solidaire a pris racine dans le terreau de la mobilisation identitaire.

Hemen, intégrée dans des mouvements nationaux comme l’association Racines a introduit les CLEFE (Clubs locaux d’épargne pour les femmes qui entreprennent), dont la fonction est d’octroyer des prêts à des femmes porteuses de projet tout en leur assurant un soutien de proximité. De jeunes étudiants et professionnels de la vallée de la Soule vont créer en 2000 le premier CLEJE (Club local d’épargne pour les jeunes qui entreprennent) selon le même principe (Brana et Jégourel, 2010).

Herrikoa est conçu comme un outil de financement dont le principe de base repose sur la captation de l’épargne populaire du Pays basque. La très forte logique identitaire d’Herrikoa et les turbulences19 auxquelles elle est confrontée dans les années 1980 renforcent la perception qu’elle renvoie d’un outil économique à des fins politiques. Plusieurs campagnes de mobilisation d’épargne, notamment celle de 2001, confirment le soutien populaire d’Herrikoa. La méfiance suscitée auprès des institutions françaises, et d’une partie de la place bancaire, évolue comme l’illustre l’arrivée du Conseil régional d’Aquitaine en tant que souscripteur dans les années 2000.

En parallèle, l’institutionnalisation de l’Économie sociale et solidaire en Pays basque français progresse. Elle le doit d’abord à l’intérêt que lui accordent des organisations telles Hemen et Herrikoa. Elle le doit aussi à son inscription en tant qu’axe de développement économique20 dans le nouveau projet de territoire (Pays basque 2020) établi au sein du Conseil de développement du Pays basque.

Le foisonnement des mouvements sociaux économiques

Dans le même temps, les initiatives fleurissent en Pays basque français en matière d’Économie sociale et solidaire, à travers le tissu associatif essentiellement. Une monnaie locale, l’eusko, est créée en 2013, et le développement de son usage au terme de la première année la situe en bonne posture au regard des monnaies locales créées ailleurs en France et en Europe. Cette monnaie se situe dans un double référentiel, à la fois de logique solidaire (réciprocité) devant fonder une économie territorialisée et d’ancrage identitaire. Elle cherche le développement des circuits locaux et le rapprochement entre producteurs, distributeurs et consommateurs de biens et de services. Elle affiche dans le même temps l’objectif de développer l’usage de la langue basque21.

La campagne sur l’eusko a pris un relief particulier les 5 et 6 octobre 2013, en participant à l’évènementiel Alternatiba à Bayonne, qui pourrait marquer un tournant dans l’évolution de l’ESS en Pays basque français. Ces journées donnèrent une visibilité au caractère foisonnant d’initiatives, plus ou moins organisées et coordonnées, ayant toutes pour préoccupation de promouvoir et d’expérimenter des formes économiques alternatives, reliées par un réseau national et international. Mais elles associaient également des institutions locales (Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, ville de Bayonne, Conseil de développement du Pays basque, etc.), dont la seule présence révélait à la fois l’intérêt accordé à la démarche, et le traitement institutionnel d’un certain nombre de questions abordées durant ces journées, auxquelles le concept de développement durable22 essaie d’apporter des éléments de réponse.

La question du changement climatique était au cœur de la mobilisation de ces deux journées, organisées par un collectif, rassemblé autour du groupe altermondialiste Bizi. Le caractère fédérateur de la mobilisation est souligné par le président d’Herrikoa qui y lit la visibilité sociale et festive d’une Économie sociale et solidaire instillant un autre chemin possible en Pays basque. Mais force est de constater que la multiplicité des initiatives et l’intérêt citoyen révélé durant ces deux jours, traduisent un mouvement spontané qui entend défendre son spontanéisme en même temps qu’il prend de l’ampleur, plus qu’une préoccupation organisationnelle pour tenter de le fédérer autour d’une visibilité représentative.

Des stratégies élaborées avec des quasi-institutions

En Guipuzcoa : une administration provinciale et des agences de développement

La diputación foral

À chacune de ses mandatures (d’une durée de 4 ans), la diputación élabore sa stratégie et met en œuvre son programme de gouvernement, en s’appuyant sur ses directions opérationnelles. Dans les années 2000, elle initie un processus de réflexion sur l’avenir de son territoire dénommé Gipuzkoa 2020 (G2020). Ce processus s’appuie sur une double dimension : la portée prospective de l’exercice consistant à identifier les futurs possibles et à inscrire les stratégies dans le long terme, d’une part, et la méthode de travail reposant sur la mobilisation de nombreux acteurs issus de l’administration, du monde de l’entreprise, de l’Université, de la recherche, et plus largement de la société civile, d’autre part. De 2000 à 2002, trois phases successives de réflexion sont menées afin d’identifier les défis stratégiques (opportunités et menaces) du territoire pour les vingt prochaines années, de les approfondir, puis de définir quatre scénarios du futur.

Une deuxième étape associant réflexion et mise en action est conduite entre 2008 et 2010. Il s’agit du processus G+20 qui s’appuie sur une démarche en trois temps : le diagnostic stratégique du territoire, l’élaboration d’un scénario pour 2030, et enfin la stratégie correspondante. Pour conduire ce processus, un réseau G+2023 est constitué. Il se compose d’un socle constitué de la diputación foral (avec notamment son bureau de la stratégie expressément créé qui en assure le pilotage), mais également différents organes (universités, agences de développement, centres éducatifs, Gipuzkoa Berritzen, Gipuzkoa Aurrera) qui configurent des espaces de participation externes et internes à l’institution. Il est envisagé dans un format évolutif, appelé à se consolider au cours du temps par l’adjonction de nouveaux acteurs afin d’incarner le Guipuzcoa en réseau24.

Le diagnostic stratégique (Diputación foral de Gipuzkoa, 2009) précise dès son chapitre introductif (p. 8) que l’orographie complexe du Guipuzcoa est à la base d’une société marquée historiquement par ses comarcas et leurs capitales fonctionnelles respectives. Ces comarcas ont une personnalité propre qui trouve ses racines dans le type même de peuplements humains dont le Guipuzcoa a fait l’objet tout au long de l’histoire. La réflexion stratégique provinciale doit donc inévitablement inclure une perspective comarcal, et ceci d’autant plus que ces territoires sont administrés pour la plupart par des regroupements de municipalités25, sur lesquels viennent se greffer des agences de développement.

Les agences de développement

Les comarcas et les agences de développement répondent à la nécessité de chercher un niveau intermédiaire de gestion et de coordination des actions entre les échelles régionales et provinciales et celle des municipalités, sur la base d’une collaboration entre municipalités, dans un esprit de coopération entre acteurs. Les agences de développement constituent un exemple de délimitation territoriale surgi depuis le bas, et bien qu’elles ne relèvent pas de compétences inscrites dans la loi, elles n’en sont pas moins des lieux de structuration des dynamiques territoriales. Dans l’ensemble de la Communauté autonome basque, les premières agences de développement surgissent dans les années 80 et au début des années 90, au plus fort de la crise industrielle et du chômage. À l’exception de quelques localités des provinces historiques de Biscaye et d’Alava, l’essentiel de ces agences se concentre dans le territoire historique du Guipuzcoa, dessinant dès le début de la décennie 90 une couverture territoriale quasiment complète. Trois formes de statut juridique les distinguent : celui de la mancomunidad26, soit un statut public, et pour la grande majorité d’entre elles un statut de société mercantile à capital public (société anonyme publique, société anonyme publique rattachée à la mancomunidad).

La plupart de ces agences de développement se dotent d’un plan stratégique comarcal pluriannuel, support conceptuel de leur cadre d’action qui s’exerce principalement autour des missions d’emploi (intermédiation et formation), d’appui à la création d’entreprises, de services aux entreprises, de développement touristique, d’appui au commerce local. Plusieurs d’entre elles, en fonction des ententes conclues avec les municipalités qui les constituent, sont également amenées à réaliser des missions transversales : mise en œuvre d’Agendas 21 territoriaux, actions au profit de la multi-culturalité, de l’euskera, services aux petites municipalités (urbanisme) faiblement dotées en moyens humains. La pertinence de ces agences adossées à des comarcas dans le Guipuzcoa, initialement créées à des fins de promotion économique et de mise en œuvre de politiques territorialisées de l’emploi, est particulièrement soulignée en matière économique (Garapen, 2008). Chacune de ces comarcas relève en effet d’une spécialisation productive dessinant les contours de systèmes de production locaux : transports, machines-outils, électroménager, travail de l’acier et métallurgie, industrie ferroviaire, papier, pêche et industrie navale, etc.

Le modèle des agences de développement s’appuie sur un cadre ascendant s’inspirant des districts territoriaux conceptualisés par Beccatini (1979, 1992). Il trouve sa légitimité dans une organisation « naturellement » et territorialement ancrée de l’économie autour de spécialités productives. Les agences de développement se définissent à la fois comme des lieux d’édification de stratégies territoriales et des gestionnaires de programmes publics, au nom de politiques édifiées à d’autres échelons. Le tiraillement entre une légitimation territoriale et le pragmatisme d’accords nécessaires à l’obtention des moyens financiers pour le fonctionnement de la structure, privilégie parfois leur simple survie en tant qu’objectif principal. Ceci fait dire à certains de nos interlocuteurs que les agences de développement se sont transformées en gestionnaires de programmes et de fonds, et qu’elles ont renoncé à leur vocation première d’outil au service du développement de leur territoire.

Quoi qu’il en soit, les agences sont des lieux d’élaboration des stratégies et dynamiques territoriales. Au risque de glisser, au nom de la raison pragmatique, vers des logiques programmatiques relevant d’objectifs politiques conclus en d’autres lieux.

En Pays basque français : le Conseil de développement, stratège sans moyens propres de mise en œuvre

Dès 1994, le Conseil des élus et le Conseil de développement du Pays basque constituent les outils spécifiques d’une gouvernance territoriale en construction, creuset d’élaboration de stratégies et espace de confluence de réflexion, sans moyens propres de mise en œuvre. Le Conseil des élus du Pays basque œuvre à la validation et à l’évolution du « projet » de territoire, en relation avec les démarches menées au sein du Conseil de développement. À ce titre, il veille à la mise en cohérence des politiques territoriales à l’échelle du Pays basque, et intervient, au regard de ses prérogatives, dans la négociation sur les moyens, notamment pour les différentes procédures contractuelles qui découlent des démarches engagées. Le Conseil de développement peut agir sur saisine du Conseil des élus, mais aussi de sa propre initiative pour organiser la concertation entre les acteurs autour des enjeux du développement du Pays basque, proposer des orientations, émettre également des avis sur des projets spécifiques ou des décisions à prendre, et enfin évaluer les opérations réalisées. La composition même du Conseil de développement traduit le mouvement d’une dynamique qui, tout en garantissant une continuité, essaie d’introduire la nouveauté du chaudron actif du développement local. Les cinq collèges de 1994 se sont élargis à sept, en faisant apparaître en plus de ceux des élus, des activités économiques et sociales, de l’enseignement/formation/culture, de l’administration, des personnalités qualifiées, celui des membres de droits (les trois chambres consulaires, l’Institut culturel basque, l’Office public de la langue basque, l’Université de Pau et des Pays de l’Adour) et celui des activités sociales et sanitaires.

Ce creuset de gouvernance a favorisé le débat public sur de nombreuses questions et l’institutionnalisation de certaines d’entre elles, comme le soutien à la langue basque, avec la création de l’Office public pour la langue basque (OPLB), par exemple. Il a introduit dès son origine la prospective territoriale comme outil de travail aidant à transcender les clivages politiques et les appartenances sectorielles. Il a marqué le territoire de jalons réguliers liés à des procédures contractuelles conclues avec l’État, le Conseil régional, le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques :

  • le schéma d’aménagement et de développement du Pays basque en 1997, n’ayant pas fait l’objet d’une contractualisation globale, bien que validé par le Conseil général et le CIADT (Conseil interministériel d’aménagement et de développement du territoire) ;
  • la Convention spécifique Pays basque donnant un cadre global d’intervention aux acteurs publics pour la période 2001-2006 ;
  • le Contrat territorial, estampillé Agenda 21 local en tant que projet de développement durable du Pays basque, pour la période 2007-2013 ;
  • enfin, un nouveau Contrat Pays basque devant couvrir la période 2014-2020, élaboré à partir d’un appel à projets diligenté par le Conseil des élus, autour d’une sélection de projets considérés comme prioritaires, en vue de réaliser le premier volet du contrat territorial à venir.

Le couple Conseil des élus/Conseil de développement remplit une fonction double : intermédiation pour l’orientation de crédits publics supra-territoriaux au nom d’une cohérence territoriale, et lieu de mise en débat de multiples questions, souvent à la confluence des apports des mouvements sociaux et d’une institutionnalisation des approches. Malgré ses limites, son originalité réside dans cet équilibre qu’il a su instaurer entre passage obligé et tribune écoutée.

Si ces espaces sont ceux dans lesquels les stratégies territoriales à l’échelle du Pays basque se dessinent, et une partie des moyens nécessaires à leur mise en œuvre s’y négocient, ils ne constituent pas pour autant les lieux exclusifs d’élaboration des dynamiques territoriales en Pays basque. Dotés de compétences et de périmètres évolutifs, les dix établissements publics de coopération intercommunale du Pays basque (et les communes qui les constituent) tracent jusqu’en 2016 les contours de gouvernances infra territoriales dans un cadre autonome, dont les arbitres ultimes sont les compromis fondés par des accords politiques locaux et leur propre capacité financière. Nous considérons que les stratégies territoriales que leurs politiques dessinent et les débats qui les traversent, à l’image des entités qui les ont précédées depuis près de 20 ans, reflètent peu ou prou les principes qui ont orienté les procédures contractuelles négociées pendant cette période par l’ensemble Conseil des élus/Conseil de développement.

Les marqueurs des dynamiques territoriales

En Guipuzcoa : recherche de la compétitivité, innovation technologique et sociale

Le diagnostic stratégique de territoire élaboré à l’occasion du processus G+20 s’appuie sur quelques constats, à la fois points de fragilisation et leviers d’action pour la société et l’économie guipuzcoane. La persistance d’une subculture de violence politique après trente années de récupération d’institutions autonomes et démocratiques, est soulignée comme la faiblesse principale affectant la société tout entière. La compréhension de la violence a fait l’objet de différents travaux selon des approches très différentes, sous l’angle de ses fondements anthropologiques établissant une complémentarité politique entre institutions sociopolitiques et dispositifs rituels (Zulaika, 1991) par exemple, ou celui des trajectoires inhabituelles d’un processus de paix (Whitfield, 2015).

La perception que la vie politique se résume à un espace permanent de confrontation s’impose, avec la difficulté à penser la gouvernance territoriale dans un cadre commun élargi aux autres territoires ; dans ce contexte, le paradigme de l’innovation (Gipuzkoa 2020) ne peut se limiter à l’approche technologique, et doit s’étendre au niveau institutionnel pour repenser le système de gouvernance territoriale, en tant que défi majeur des vingt prochaines années. Un niveau de cohésion élevé est souligné en matière de bien-être économique et d’attention sociale, ainsi que le révèlent les organisations spécifiques intervenant en matière d’insertion des personnes handicapées par exemple, ou l’identification de valeurs propres ayant inspiré le principal mouvement coopératif du monde ; dans le même temps, le besoin d’une mise en débat se fait jour pour arbitrer les décisions relatives aux dotations budgétaires nécessaires à la préservation de ce bien-être, considéré comme un trait de civilisation majeur s’il s’agit de veiller sur toutes les personnes, et notamment les plus fragiles. À partir de ce diagnostic, les acteurs engagés dans la démarche privilégient un scénario pour les vingt prochaines années (horizon 2030), pariant pour un changement de modèle de développement, fondé sur la personne, les valeurs, la cohésion sociale et la durabilité (Diputación foral de Gipuzkoa, 2010).

Le cadre stratégique retenu propose alors plusieurs transformations. Une transformation de l’économie fondée sur l’innovation et la connaissance, avec un tissu d’entreprises compétitif sur les marchés internationaux et fortement enraciné dans le territoire ; un objectif de 4,5 % du PIB dédié à la recherche et au développement autour de l’innovation est affiché à l’horizon 2020. Une transformation sociodémographique permettant de gérer la transition vers une société vieillissante en assurant le financement de la société providence27 ; l’objectif à l’horizon 2020 est de consacrer aux services sociaux28 la proportion moyenne du PIB de cinq régions européennes de référence, étant entendu que les apports englobent les dotations publiques et les dépenses privées ; dans le domaine de l’emploi, il vise un taux d’emploi de 75 %, et la réduction d’un chômage structurel pour les jeunes de moins de 24 ans.

Une transformation environnementale vers une durabilité dans différents domaines : énergie, réduction des gaz à effet de serre, distribution spatiale homogène des populations dans les comarcas, mobilité des personnes et des marchandises, caractère vivant du monde rural par la consolidation de l’activité agricole. La finalisation de la violence politique, la conquête historique de la paix et l’approfondissement de l’autogouvernement basque. L’adoption de ce scénario constitue une feuille de route pour les stratégies de court, moyen et long terme du territoire. Acteur privilégié (mais non pas exclusif) dans sa mise en œuvre, la diputación foral s’en inspirait pour son plan de gestion 2007-2011. L’alternance politique de 2011 devait ensuite imprimer sa marque sans pour autant se désolidariser de la démarche entreprise, tant dans son contenu que dans ses modalités de réalisation. En obtenant la majorité à la diputación, la coalition indépendantiste de gauche Bildu signait en effet une nouveauté dans le paysage politique basque, dans un climat où la suspicion de collusion avec l’ex-parti Batasuna (interdit pour sa proximité avec ETA) avait coloré le processus électoral. Parmi les critiques formulées par Bildu à l’encontre de ses prédécesseurs, deux idées se détachent : d’une part, le peu d’importance accordée à la question environnementale, au regard des modèles de développement des périodes précédentes ayant privilégié le développement urbain et l’économie du ciment ; ensuite la nature faiblement participative de la gouvernance, insuffisamment ouverte aux citoyens et privilégiant un cercle restreint d’acteurs, que la configuration de Gipuzkoa Aurrera pourrait illustrer, comme en témoigne cet interlocuteur de la diputación.

Dans la législature précédente, ils ont parié pour une démarche participative autour de Gipuzkoa Aurrera, mais avec des acteurs choisis parmi l’élite… une grande entité financière, MCC, la Chambre de commerce, les universités. On valorise le travail très positif de la législature précédente en matière de recherche-action. Mais finalement, nous décidons que le sujet doit être le territoire, en commençant par les comarcas.
(Directeur du département du développement territorial, diputación du Guipuzcoa, Saint-Sébastien, le 13/02/2015)

En Pays basque français : le développement durable au service de la compétitivité

Les premiers travaux prospectifs de 1994 tracent les enjeux territoriaux qui vont dessiner la feuille de route des démarches territoriales du Pays basque pour les décennies à venir. Les scénarios prospectifs établis en 1994 (Conseil de développement du Pays basque, 1994) situent le territoire à la fois loin du centre de l’Europe, et donc menacé de marginalisation, et dans une position clé au centre d’un réseau de communications du sud-ouest de l’Europe, pour constituer une euro-région dynamique avec ses voisins frontaliers.

Plusieurs facteurs de déséquilibres y sont repérés. Le vieillissement de la population et la difficulté à garder les jeunes vont de pair avec une tertiarisation de l’économie. Un déséquilibre territorial, démographique et économique, s’observe entre une côte urbanisée et l’intérieur des terres, avec un espace intermédiaire non identifié en tant que tel jusqu’alors, mais que les travaux de prospective contribueront à qualifier comme zone intermédiaire ; les effets corollaires de ce déséquilibre sont une pression foncière littorale, et des menaces sur un environnement considéré de qualité. La pratique de la langue basque, pilier de sa culture, est en régression, concomitamment à la modernisation de son organisation sociale traditionnelle sur un mode communautaire. L’université est considérée comme peu attractive, en raison d’une offre banale et peu diversifiée. Enfin, le débat institutionnaliste récurrent est peu ancré dans la société civile.

Il en résulte un scénario qui inspire le projet stratégique de territoire dénommé Lurraldea29. Le schéma d’aménagement et de développement du Pays basque approuvé en 1997 constitue la première étape contractuelle donnant corps à ces orientations stratégiques (Chaussier, 1996). Ce schéma n’a pas la prétention de constituer un programme exhaustif d’aménagement et de développement du Pays basque. Il offre plutôt un cadre d’interpellation et de mise en cohérence autour de la globalité du Pays basque. L’évaluation qui en est faite en 2000 (Conseil de développement du Pays basque, 2000) met en évidence des niveaux de mise en œuvre variables selon les axes : plutôt positif pour l’habitat et la vie quotidienne, partiel pour les autres axes, mais insuffisant pour la formation, l’enseignement supérieur et surtout l’aménagement linguistique. Mais au-delà d’une appréciation mitigée concernant le volet programmatique du schéma, ses effets positifs sur l’évolution des représentations sont soulignés. Il est fait état de la manière dont le principe de réciprocité territoriale fait son chemin, en mettant l’accent sur les interdépendances entre les différentes composantes territoriales du Pays basque. Il semble aussi que la portée du schéma dépasse le niveau des institutions directement impliquées dans sa conception, puisque des acteurs extérieurs à son élaboration (réseaux bancaires, EDF) s’en saisissent comme référence afin de légitimer leur approche du territoire Pays basque. La transformation du système d’acteurs que ces évolutions révèlent confirme l’émergence d’un nouveau système de gouvernance territoriale.

La convention spécifique Pays basque qui lui succède va offrir un cadre contractuel sur la base d’un engagement de l’État, de la Région et du Département pour un projet de territoire, inscrit comme avenant au contrat de plan État-Région. Couvrant la période 2001-2006, il prolonge dans différentes directions les efforts engagés lors du schéma précédent. Le bilan qui en est fait en 2007 (Conseil de développement du Pays basque, 2007) prend acte de la capacité des partenaires à honorer leurs engagements. D’un point de vue qualitatif, ce bilan fait état d’une structuration, voire d’une institutionnalisation de l’action territoriale dans différents domaines : la culture avec la création de deux scènes de pays, la langue avec la création de l’Office public de la langue basque, l’environnement avec la création d’un syndicat mixte de gestion des déchets, l’économie avec le renforcement de trois centres d’appui aux entreprises en Pays basque intérieur, l’accroissement des moyens de l’école d’ingénieurs ESTIA, et la structuration des offices de tourisme. La création d’outils d’aménagement (Agence d’urbanisme) et d’intervention foncière (Établissement public foncier local – Gayon, 2015) lui est également directement ou indirectement imputée.

La réactualisation du projet de territoire est marquée par une nouvelle étape, celle de Pays basque 2020 qui dégage trois ambitions fortes (Conseil de développement du Pays basque, 2006) : promouvoir un développement durable du Pays basque, concrétiser la réciprocité territoriale et développer une coopération transfrontalière ambitieuse. Parmi les ambitions, la question de la réciprocité territoriale est qualifiée sur le registre d’un besoin de solidarité entre les trois composantes territoriales du Pays basque, insuffisamment travaillé bien qu’amené comme principe fondateur dès les années 1990. Le développement durable marque son entrée dans le champ sémantique et conceptuel, comme un « engagement naturel » dans le sillage des prises de conscience planétaire consécutives au Sommet de la Terre à Rio, autour de la « nécessité de préserver les ressources de la planète et les populations vulnérables » (Conseil de développement du Pays basque, Pays basque 2020, 2010 : 19). Le projet territorial qui en résulte va faire l’objet d’un contrat territorial pour la période 2007-2013, bâti autour de trois axes.

Le premier axe pose l’ambition d’organiser en réseau les principaux secteurs économiques, avec la notion de cluster qui apparaît pour plusieurs d’entre eux (glisse, chaîne graphique, tourisme, agroalimentaire). L’élaboration d’une politique de marketing territorial y est aussi affichée, avec l’examen de l’opportunité, de la faisabilité et du cadre opérationnel d’une marque territoriale. Dans le second axe, l’un des programmes opérationnels vise l’installation d’un lieu d’observation et de mise en cohérence des politiques sanitaires et sociales en Pays basque, qui débouchera dès 2008 sur la création d’un nouveau collège des actions sanitaires et sociales au sein du Conseil de développement. Ce projet de territoire Pays basque 2020 est officiellement reconnu « Agenda 21 local » par l’État en 2007, car il répond au cadre de référence pour les projets territoriaux de développement durable et agendas 21 locaux. Le bilan (Planète publique, 2014) qui en est fait met en évidence que la dynamique territoriale a contribué, au cours des années, à faire avancer un certain nombre de dossiers majeurs (langue, culture, logement, économie, etc.), mais aussi que le « partenariat a reposé plus sur la somme d’intérêts individuels que sur un partage d’objectifs stratégiques » (ibid. : 2). C’est sur ces enseignements que le nouveau contrat territorial est élaboré pour la période 2014-2020. En impliquant de manière nouvelle et centrale les dix intercommunalités du territoire, il revisite les ambitions de Pays basque 2020 et identifie une cible prioritaire : la jeunesse.

L’ensemble de ces travaux et les réalisations qui les ont jalonnés sur vingt ans confirment des orientations en faveur d’une économie privilégiant la montée en compétence et la recherche de l’excellence, avec peut-être la difficulté à questionner les modèles économiques et sociaux globaux dont ces marqueurs d’une image valorisante du territoire se feraient l’expression.

Les clusters, tiraillés entre chaîne de valeur territorialisée et processus productif a-territorialisé

Les clusters pour les deux territoires comparés trouvent leur inspiration dans l’approche de M. Porter (1998) définissant les clusters comme « des groupes géographiquement proches d’entreprises, gouvernements et associations ou entités interconnectées dans un champ particulier d’activités, limité par des complémentarités et des éléments communs ». Elle repose sur le postulat que la compétitivité des entreprises est liée à la valeur des produits et services, à l’efficience de leur production, et qu’au-delà de facteurs internes à l’entreprise, cette compétitivité s’explique par l’environnement de l’entreprise. Elle introduit la notion de chaîne de valeur, voire même de constellation de chaînes de valeur, par extension aux secteurs économiques classiquement définis. La compétition dépasse de la sorte les entreprises et les industries pour s’étendre aux « nouveaux espaces » (Azua, 2003), afin d’attirer et de retenir des ressources stratégiques nécessaires. La question de l’espace géographique, c’est-à-dire du territoire, relève alors d’une mise en tension, puisque si les entreprises obtiennent leur compétitivité dans le cadre local, les flux sans frontières obligent les différents agents économiques à aborder leurs stratégies dans une optique d’interdépendance avec d’autres espaces dans le monde. L’approche extensive du territoire peut alors refléter les opportunités qu’il propose, ainsi que le précise Porter lui-même (2000 : 16) : « The geografic scope of a cluster relates to the distance over which informational, transactional, incentive, and other efficiencies occur ». La création du néologisme « glocalisation », contraction de global et de local, traduit cette mise en tension. La manière dont le territoire est appréhendé pourrait contribuer à différencier plusieurs formes d’organisation consistant à favoriser des rapprochements d’entreprises, au nom du même principe selon lequel la compétitivité des entreprises est aussi liée à l’environnement de l’entreprise. Si le district industriel semble relever d’une approche plus stricte du territoire que le cluster, on peut aussi évoquer deux autres formes promues en France. Les Systèmes de production locaux (SPL) mis en place par la DATAR, qui pourraient proposer une configuration intermédiaire (Pecqueur, Itçaina, 2012), et les pôles de compétitivité apparaissant à partir de 2004, qui mettent l’accent sur l’économie cognitive et l’apport exogène des fonctions spécifiques de territoires urbains à travers des institutions productrices de savoir (universités, recherche, etc.).

Dans le cadre de notre recherche, nous avons rencontré plusieurs clusters dans les deux territoires à travers leurs instruments gestionnaires (des associations dans la plupart des cas). L’utilisation d’un terme identique recouvre des réalités différentes, et la distinction présentée plus haut entre les approches de Porter et de Beccatini pourrait être utile à la compréhension de ces différences. La Communauté autonome basque, par l’autorité du département industrie de son gouvernement régional, a reconnu officiellement douze clusters. En Pays basque français, la décision de clusteriser l’économie est à la fois liée à la force d’inspiration du modèle territorial voisin, et à une conjonction favorable en termes d’appuis institutionnels. Parmi les neuf clusters rencontrés lors de notre enquête30, nous pouvons finalement dresser trois figures en ce qui concerne le lien au territoire dont ils tirent leur origine. Elles sont à comprendre selon un continuum qui place le processus productif au sein d’une chaîne territoriale assujettissant plus ou moins le système productif à d’autres impératifs que celui de la compétitivité au seul regard de standards internationaux.

Le territoire extensible : le processus productif d’abord

On trouvera dans cette catégorie les clusters de la Communauté autonome basque. Ils ont été légitimés par le gouvernement régional en raison de la contribution au PIB régional des secteurs qu’ils regroupent, et de leur capacité de rayonnement national et international. Ils peuvent être considérés dans cette optique comme les outils et les étendards d’une compétition entre territoires au plan national et mondial.

Dans les répertoires d’action les plus significatifs des structures gestionnaires des clusters, on trouve invariablement la composante internationalisation sous ses différentes formes : promotion commerciale, organisation de foires et d’expositions internationales, développement des compétences linguistiques des cadres, recherche de partenaires pour des projets de coopération internationale, préparation à des appels d’offres internationaux, voyages d’études. Les représentations mentales du territoire n’ont d’autres frontières que celles des marchés mondiaux ouvrant vers des continents et pays à taux de croissance élevés, comme la Chine, l’Inde, et des pays d’Amérique du sud.

Nous pourrions classer dans cette même catégorie le cluster de la glisse Eurosima en Pays basque français. Sa genèse et sa création sont antérieures à la clusterisation de l’économie en Pays basque français soutenue par la CCI. Son appellation éponyme31 rappelle le caractère européen de son ancrage, avant les années 2000, en réaction à l’organisation de l’industrie du surf sur le continent nord-américain. Labellisé Système de Production Local (SPL) par la DATAR en 2005, Eurosima évolue ensuite en cluster en 2008. Cette création est liée à la prise de conscience du poids économique d’une véritable filière, peu identifiée jusqu’alors sur un territoire qu’il s’agissait d’étendre à la côte aquitaine. On y trouve notamment les cinq enseignes major32 de l’industrie du surf.

Cette représentation extensive du territoire à la géométrie des marchés mondiaux n’obère pas pour autant la capacité des clusters à s’inscrire dans des problématiques territorialisées, parfois en réponse à des programmes publics, sur des questions d’adaptation des compétences notamment, comme nous le verrons plus loin.

Le territoire limitant : à la recherche de ressources technologiques

Nous pourrions placer ici des clusters pour lesquels le répertoire d’actions privilégie l’amélioration de la performance technologique plutôt que la conquête de marchés mondiaux. Dans cette perspective, il est indispensable de nouer des partenariats avec les ressources technologiques idoines, même s’il est nécessaire de repousser les limites de la territorialité du cluster pour les atteindre. Le cluster Eskal Euréka en Pays basque français en est une illustration. La caution technologique et les mises en réseau qu’elle suppose n’obèrent pas pour autant le lien subtil au territoire basque comme facteur d’identification, autour d’une image à énergie positive, serait-on tenté de dire.

Il y a un effet d’image que je sens très fort quand je vais à Paris. Là-bas, le Pays basque fait penser au piment d’Espelette, ou à la cerise d’Itxassou. Cette identité forte fait qu’au niveau parisien, il y a une autre écoute. Mais à la fin de la réunion, pour traiter des questions de réseau ou de plateforme, on me dit de repartir sur Bordeaux. Le territoire est un frein si on pose des limites autour du Pays basque.
(Directeur du cluster Eskal Euréka, Bidart, le 19/09/2014)

On pourrait aussi y placer dans une certaine mesure le cluster de la santé Osasuna, l’un des derniers créés en Pays basque français (2012). La dimension extensive du territoire touche ici des partenariats noués tant avec le milieu des affaires, que celui de la santé ou de la recherche (cluster Aerospace Valley sur Toulouse et Bordeaux, pour des transferts de technologies utilisées dans le domaine spatial vers le secteur de la santé).

Le territoire à consolider : les dynamiques d’apprentissage pour fédérer

On peut considérer dans cette catégorie des clusters du Pays basque français comme Uztartu (agro-alimentaire), Goazen (tourisme), mais aussi des pré-clusters en Communauté autonome basque, recherchant le renforcement d’une chaîne de valeur territorialisée, autour d’un enjeu de taille : s’exercer à coopérer par des dynamiques d’apprentissage autour de problématiques communes qui ne placent pas l’accès à des marchés internationaux comme la première des priorités. Dans le cas d’Uztartu, par exemple, la perspective commune est amenée sur un mode défensif : défendre l’emploi et l’activité au Pays basque, au regard de menaces qui pèsent sur le secteur, et qui par extension, pourraient affecter le territoire tout entier. Ces menaces sont qualifiées de différentes manières : perte de savoir-faire traditionnels, usurpation d’image au bénéfice d’entités extérieures au territoire, risque de délocalisation de centres de décision ou d’arrivée d’investisseurs aux intérêts uniquement marchands. Le territoire devient ici plus qu’un support de dynamisation économique. Il se transforme en enjeu multidimensionnel autour du réceptacle de valeurs dont il constitue la matrice.

Les logiques de coopération, à l’épreuve de leurs systèmes de valeurs

La performance technologique au service des intérêts marchands

Coopérer pour innover : leitmotiv ou credo, cette antienne résonne de façon répétée dans les clusters rencontrés en Communauté autonome basque. L’innovation, d’abord technologique, est l’un des effets recherchés par les logiques de coopération entre entreprises. Les interlocuteurs rencontrés se font l’écho des institutions qui les soutiennent, justifiant les efforts publics consentis pour susciter et développer ces rapprochements.

Nous sommes dans ce bouillon de culture… ça relève vraiment de la théorie de Porter… Au-delà de l’innovation en soi, ce qui nous importe le plus c’est l’innovation grâce à la coopération. Le défi, c’est vraiment de faire attention pour générer de la confiance, parce que les entreprises sont d’abord concurrentes entre elles.
(Directrice de marketing du cluster mobilité et logistique, Saint-Sébastien, le 22/01/2015)

L’innovation technologique grâce à la coopération est solidairement liée au déploiement d’intérêts marchands, et en ce sens, dépasser les logiques concurrentielles entre entreprises devient la condition pour accéder à de nouveaux marchés concurrentiels.

L’innovation sur le produit vient du client lui-même. Nous avons réussi à créer un produit de haute valeur technologique, mais c’est le client qui a amené l’innovation. La réalité par le marché arrive avant tout. Nous sommes en compétition au niveau mondial.
(Directrice-adjointe du cluster de la machine-outil, Saint-Sébastien, le 25/02/2015)

Si la cité industrielle et la cité marchande semblent de la sorte très imbriquées, l’horizon de la cité industrielle peut aussi constituer un cap à franchir de la part d’un secteur confronté à de nouveaux défis technologiques et organisationnels, comme peuvent en témoigner certains des clusters en Pays basque français. Introduire de nouvelles technologies ou de nouvelles techniques, travailler sur de nouvelles formes d’organisation, ne constituent pas la condition d’accès immédiat à de nouveaux marchés, mais le signe d’une modernisation ou d’une montée en qualification d’un secteur tout entier.

Dans le bâtiment, en technique, ici on continue de travailler comme au XXe siècle… C’est pour ça qu’on doit être présents sur l’innovation et les services.
(Directeur du cluster Eskal Eureka, Bidart, le 29/09/2014)

Mais finalement, la dimension marchande apparaît en tant que registre de justification ultime, à la fois caution et témoin des efforts de coopération entrepris. Parmi les indicateurs privilégiés dans la présentation des clusters en Pays basque français, figurent souvent le poids du chiffre d’affaires cumulé de la grappe, ou des éléments de performance économique (chiffre d’affaires, EBE, etc.).

Dans notre cluster, on accepte tous ceux qui veulent faire du business… Aujourd’hui, on n’a que des privés dans le maintien à domicile. Les structures qui font du business […].
(Directrice du cluster Osasuna, Bidart, le 10/11/2014)

Nous encourageons l’innovation, pas seulement technologique, mais aussi en matière de service et de marketing. Car vendre un tee shirt, c’est vendre un style de vie et toute l’imagerie qui va avec.
(Manager du cluster Eurosima, Anglet, le 19/11/2014)

La notoriété : un horizon ambigu

En écho aux motivations et réflexions ayant jalonné les démarches de marques territoriales, la cité d’opinion (ou de renom) mobilise les registres de justification invoqués par les acteurs engagés dans des logiques de coopération. Mais elle vise différents niveaux (le territoire, le secteur d’activité, la filière), et elle peut être envisagée positivement ou négativement. Positivement, quand il s’agit d’exister ou de se renforcer grâce au regard de l’autre qui renvoie une représentation positive. Négativement quand il s’agit de mettre en place des stratégies d’opposition à des perceptions négatives freinant le développement d’un secteur. Ou alors, quand la subjectivité de l’image et la force de son rayonnement remettent en cause le sentiment d’identité et l’équilibre de modèles patrimoniaux fondés sur un héritage transmis. Dans son versant positif, la notoriété est d’abord celle associée au Pays basque, ou à une localité, en raison de son rayonnement international.

Il y a un effet d’image que je ressens très fort quand je dis à l’extérieur que nous venons du Pays basque.
(Directeur du cluster Eskal Euréka, Bidart, le 29/09/2014)

Vu de l’extérieur, on nous sollicite, à l’image du Pays cathare. On a un savoir-faire reconnu par France Clusters. On a travaillé sur l’émergence de clusters en Val-de-Loire et en Palestine.
(Chargée de mission CCI/cluster Goazen, Urt, le 04/11/2014)

Au niveau international, ce sont des villes comme Londres, Stanford, Donostia, ou Toulouse qui entrent en compétition.
(Directeur d’agence de développement, Saint-Sébastien, le 26/02/2015)

La notoriété est également celle d’un secteur d’activité dont les représentations véhiculent une image porteuse, voire flatteuse. Dans ce cas, le défi pourrait être l’appropriation de cette image et son association au territoire dont il serait rassurant de penser qu’elle en est la quintessence, surtout s’il s’agit de renforcer des atouts, comme celui de la jeunesse, que les prospectives territoriales ont dégagés comme de véritables enjeux.

Donostia/San Sebastián est une ville très traditionnelle. Avec la promotion du surf, arrivent des gens jeunes porteurs d’autres valeurs. Des enfants d’ingénieurs ne veulent plus travailler pour CAF33, mais unir leurs efforts à leur passion du surf.
(Directeur d’agence de développement, Saint-Sébastien, le 26/02/2015)

On est dans une filière attractive, et nos entreprises ont plus de CV que de besoins. La moyenne d’âge est de 33 ans dans notre filière.
(Manager du cluster Eurosima, Anglet, le 19/11/2014)

À l’inverse, le poids des préjugés handicape le développement d’un secteur d’activité ou le limite par son attractivité sélective.

Le secteur de l’IAA en général, et pas qu’en Pays basque, ne fait pas rêver les jeunes. Il faut véhiculer l’idée qu’on peut démarrer à un niveau et progresser. Il y a des qualifications qui peuvent aller jusqu’à Bac +5.
(Présidente du cluster Uztartu, Gamarthe, le 23/10/2014)

Il y a des préjugés qui pèsent sur notre filière. Ça renvoie à quelque chose de pas sérieux. La glisse = la plage. Du coup, on a du mal à recruter des responsables financiers et administratifs. Les chasseurs de têtes vont les chercher dans des grands groupes comme l’Oréal, mais au moment de dire oui ils ne savent pas comment annoncer à leur entourage qu’ils vont travailler dans une enseigne de glisse, et ils renoncent.
(Manager du cluster Eurosima, Anglet, le 19/11/2014)

À la fois porté par une forte notoriété, et piégé par une attractivité non maîtrisée, le cluster Uztartu pourrait refléter une tension entre cité d’opinion et cité domestique, révélant de manière sous-jacente un combat de valeurs.

Quand on regarde la démographie des chefs d’entreprise, dans 10 ans, elles n’existeront plus et elles seront rachetées par des personnes qui récupéreront l’image et les recettes et partiront peut-être à l’extérieur Nos valeurs, c’est défendre le Pays basque dans la partie économique, ses savoir-faire, sa culture collaborative, car la solidarité c’est un grand mot, même si c’est sous-jacent. On défend l’activité et l’emploi ici.
(Présidente du cluster Uztartu, Gamarthe, le 23/10/2014)

La défense de l’activité et de l’emploi en Pays basque, menacés de délocalisation, en raison de la valeur marchande de l’imagerie associée au Pays basque qui en facilite l’usurpation, déborde ici les seuls enjeux économiques. Nous pouvons y lire un combat de valeurs entre la recherche valorisante du regard extérieur conquis (cité de renom) et le devoir de transmission d’un patrimoine hérité (cité domestique), sur des bases qui ne peuvent se réduire à des intérêts marchands. Derrière les savoir-faire et la culture collaborative invoqués précédemment, figurent en creux, et dans la pudeur du non-exprimé, les valeurs fondamentales qui fondent l’identité collective d’un territoire. Celles qui ne peuvent être bradées, ni peut-être brandies, au risque de les trahir. Ce combat de valeurs pourrait s’inscrire dans des processus privilégiant le temps long, au nom de la fidélité à un héritage transmis, comme le soulignait cet interlocuteur, justifiant la légitimité d’une démarche de développement au regard de son antériorité.

Quand je me souviens de mes ancêtres, c’est là que je commence à comprendre le concept de développement durable. C’est une activité qui a plus d’importance que notre propre existence professionnelle. Il faut découvrir notre histoire pour ne pas tomber dans le jeu amené par le changement de mots.
(Directeur d’agence de développement, Saint-Sébastien, le 26/02/2015)

Il pourrait aussi révéler la difficile résolution d’une identité collective tiraillée entre sa fidélité à des formes transmises, et la nouveauté qui expose à la trahison des sentiers déjà arpentés.

Le Pays basque a une identité forte du territoire qui est dans une approche conservatrice et agricole. Il y a peu d’innovateurs.
(Directeur du cluster Eskal Euréka, Bidart, le 29/09/2014)

À moins que l’appel à cette culture héritée ne constitue le soubassement d’une forme à renouveler au nom des réussites du passé, comme l’invoquait ce responsable d’organisme de formation, conscient de l’actualité de valeurs telles le sens de l’effort et du travail pour soutenir le déploiement d’une culture industrielle dans un territoire pourtant doté de handicaps.

Ici, dans cette vallée, le fait de travailler dans l’industrie est très valorisé, même parmi les jeunes. Pour dire qu’ils vont travailler, ils utilisent le mot « beharrera »34.
(Directeur de la formation pour l’emploi de l’Institut de la machine-outil, Elgoibar, le 25/04/2015)

L’intelligence d’une réciprocité bien comprise, antichambre de la cité civique

Comment l’intérêt général, la prééminence du collectif, voire la solidarité, peuvent-ils s’exprimer au-delà ou au travers de valeurs consacrant, soit l’innovation technologique (cité industrielle) au service de la performance marchande (cité marchande), soit la recherche ou la maîtrise de la notoriété (cité de renom), servie ou tempérée par l’invocation d’une culture héritée et à transmettre (cité domestique) ?

Nous avons repéré, dans les différents lieux et structures évoqués jusqu’ici, des initiatives, des principes d’action qui peuvent les incarner, traduisant ainsi l’avènement de la cité civique. D’une part la capacité à coopérer, même en vue d’une finalité marchande, vient signifier une forme de renoncement au particulier, encouragée par l’action publique qui en fait une condition pour permettre l’accès aux financements nécessaires à l’innovation technologique, ce dont les différents clusters de la Communauté autonome basque témoignent. A ce titre, la valorisation d’une démarche collective en vue de concourir à des appels d’offres internationaux peut se transformer en manifestation pour une juste cause, celle de la recherche de l’excellence territoriale par la coopération. Nous avons également repéré deux principes d’action qui peuvent s’inscrire dans un registre de valeurs rejoignant la cité civique : l’intégration du « petit » d’une part, la réciprocité d’autre part. L’intégration du « petit » s’exerce à deux niveaux : les petites (très petites) entreprises d’une part, et les communes peu peuplées d’autre part.

En ce qui concerne les entreprises, le principe d’intégration de la chaîne de valeur peut permettre à de très petites entreprises de s’associer aux démarches de coopération engagées au sein des clusters. Les agences de développement revendiquent aussi souvent un intérêt pour la petite entreprise, facteur de légitimation de leur propre activité.

Au moment du plan de développement stratégique Agenda 21, on s’est rendu compte que sur les 250 entreprises industrielles de la comarca, 18 étaient motrices, et 230 très dépendantes de ces 18. Voyant la faiblesse des petites entreprises, on créa un réseau de PME.
(Directeur d’agence de développement, Ordizia, le 22/01/2015)

En Pays basque français, en raison du tissu de PME constitué majoritairement de petites entreprises, les clusters leur accordent une place privilégiée. L’enjeu consiste alors à permettre des actions communes entre petites et grandes entreprises (comme dans le cas du cluster de la glisse où il n’a pas été facile de mobiliser de petits artisans, aux côtés des majors européens du secteur), voire à intéresser les grandes entreprises, comme dans le cas du cluster Uztartu qui n’a pas réussi à convaincre certains groupes privés ou des grandes coopératives de l’intérêt d’une adhésion. Outre la différence de taille, la difficulté à envisager une pluralité de référentiels au sein du cluster pourrait constituer ici un obstacle à un enrôlement plus large. Cet intérêt pour le « petit » se réfère aussi à la taille des communes dans le cas des agences de développement. Intercommunalités de projet à défaut d’être consacrées par la loi en tant qu’intercommunalités de compétences, elles revendiquent la réalisation de services qui peuvent bénéficier aux plus petites communes (conseil à l’urbanisme, actions culturelles ou en faveur de l’euskera, selon les cas).

Quant au principe de réciprocité, nous le voyons apparaître à différents niveaux. La réciprocité territoriale, tant invoquée tout au long des démarches animées par le Conseil de développement en vingt ans, est appelée en tant que registre de justification, même si sa capacité de mise en acte reste en deçà des enjeux soulevés. Dans une perspective qui consiste à lutter contre la concentration des ressources et de la création d’entreprises sur la zone côtière du Pays basque, le simple fait d’encourager ou d’appuyer au développement d’entreprises en Pays basque intérieur traduit le mécanisme de réciprocité territoriale à l’œuvre. C’est au nom de ce principe que les trois centres d’appui aux entreprises, adossés à des pépinières d’entreprises, ont été créés et soutenus en Pays basque intérieur. Cette forme de réciprocité incarne même la notion de solidarité territoriale, comme peut en témoigner la société de capital-risque Herrikoa qui valorise dans son essence une intervention en milieu rural.

Nous avons su installer des dynamiques qui portaient la solidarité : entre territoires, entre gens avec épargne et ceux qui en cherchent, entre consommateurs demandeurs de qualité et producteurs. Intervenir en Pays basque intérieur, c’était considéré comme du social à Herrikoa !
(Président du Conseil de Surveillance d’Herrikoa, Bayonne, le 30/09/2014)

Dans une perspective polanyienne qui considère que le principe de réciprocité repose sur des échanges économiques selon des formes ni marchandes ni monétaires, les expérimentations menées dans certains clusters se prêtent à l’émergence de pratiques innovantes. Ainsi en est-il du cluster Goazen qui fait l’expérience du barter ou troc organisé entre entreprises, avec échanges de services ou d’actifs sous-utilisés, et des factures compensées sans flux financiers. Classée au rang d’innovation organisationnelle, cette pratique introduit dans l’économie marchande un principe économique de réciprocité qui reste tout de même inféodé à l’ordre marchand, la finalité étant l’optimisation des actifs même si elle est envisagée selon un mode réciprocitaire.

Nous pouvons également valoriser une autre forme de pratique : l’engagement bénévole. Pour notre part, cette réalité traduit le principe de réciprocité sur un mode ni marchand ni monétaire, qui ne s’inscrit pas non plus dans la logique circulaire du don qui appelle le contre-don. Elle est déterminante dans la gouvernance interne et le fonctionnement plus large des structures de coopération, pour les clusters par exemple.

La cité civique comme perspective de dépassement en vue d’un bien commun supérieur ? La prééminence du collectif et le renoncement au particulier sont consubstantiels des logiques de coopération portées par les clusters, mais aussi les agences de développement organisées sur une base volontaire. Ces logiques de coopération apparaissent souvent comme mues par des finalités marchandes, la compétitivité des entreprises semblant subordonnée à celle des territoires. L’innovation technologique ne constitue qu’un moyen au service de cette compétitivité territoriale. Celle-ci peut être orientée ou détournée par la reconnaissance qu’offre la notoriété, elle-même encouragée, canalisée ou tempérée par l’invocation des valeurs intemporelles de l’attachement à ce qui a été transmis. Il appartiendra maintenant de repérer qui bénéficie de cette compétitivité territoriale, afin de comprendre si sens du collectif, réciprocité et solidarité touchent également (ou d’abord ?) les populations vulnérables. Pour, in fine, vérifier si la compétitivité territoriale ne constitue qu’un avatar de la compétitivité des entreprises, qualifiée par des indicateurs de même nature dont le PIB pourrait constituer la forme condensée.

Conclusion

En Communauté autonome basque, l’organisation politique et administrative s’est construite sur la base d’une configuration territoriale historique. En vertu de la constitution espagnole de 1978, et sur la base d’une négociation entre échelons national et régional, le niveau d’autonomie atteint par le gouvernement régional basque est élevé, ce dont témoignent sa capacité à prélever l’impôt, et l’étendue de ses pouvoirs exécutif et législatif, en faisant intervenir l’échelon provincial (ou diputación). De ce fait, les territoires régionaux et provinciaux sont dotés d’une force de frappe reposant surtout sur des compromis politiques construits localement. Dans la province du Guipuzcoa, des agences de développement quadrillent le territoire, outils technico-politiques adossés à des inter-communalités et couvrant des bassins de vie (comarcas). À l’échelon provincial, des démarches prospectives combinant dimensions économique et sociales ont été entreprises, pilotées par l’administration provinciale. Elles se sont appuyées sur des instances informelles qui ont privilégié le travail en réseau (Gipuzkoa Aurrera, Gipuzkoa Sarean), et ont tenté de transcender les appartenances institutionnelles, par des logiques de coopération au service de l’innovation territoriale (Gipuzkoa Berritzen).

En Pays basque français, le territoire n’existait pas du point de vue d’une reconnaissance politico-administrative jusqu’au 1er janvier 2017, malgré une demande récurrente depuis l’avènement des départements français. De ce fait, la gouvernance du Pays basque français est très dépendante des équilibres construits entre les acteurs politiques locaux, l’État français et les deux collectivités supra-territoriales (Conseil régional d’Aquitaine, Conseil général des Pyrénées-Atlantiques), dont les lois de décentralisation successives depuis 1982 tracent le partage des compétences et des moyens. Dans ce contexte, la création du Conseil de développement (1994) et du Conseil des élus (1995) du Pays basque revêt une importance particulière car il traduit à la fois l’ambition d’une résurgence institutionnaliste et la capacité à fédérer de multiples acteurs autour d’un projet de territoire qui se renouvelle.

Les dynamiques territoriales de l’ESS, tant en Communauté autonome basque qu’en Pays basque français, révèlent dans leur genèse de très fortes logiques identitaires doublées d’un référentiel misant sur la solidarité, au nom d’une appartenance territoriale commune.

Pour la Communauté autonome basque, longtemps réduite à son expression coopérative, et à l’existence de sociétés de travailleurs, l’Économie sociale a vu advenir dans les années 1990, comme ailleurs en Europe, et notamment en France, de nouveaux acteurs, revendiquant d’autres valeurs, en écho à des enjeux sociaux et sociétaux (prise en compte de l’environnement, lutte contre les discriminations, nouveau rapport à la consommation). Petits poucets de l’Économie solidaire face aux géants du secteur coopératif, ils ont choisi pour exister la visibilité donnée par un réseau national (REAS) imbriqué dans une organisation européenne.

Pour le Pays basque français, si la proximité fascinante du modèle de Mondragon a pu inspirer le développement des SCOP dans les années 1970-80, l’Économie sociale, selon une acception statutaire privilégiant les coopératives, s’est engagée sur une voie liant développement économique et appartenance territoriale. L’avènement plus récent de l’Économie solidaire sous son expression foisonnante mais inorganisée collectivement, touchant la culture, la production ou la commercialisation agricole, a mis sur le devant de la scène de nouveaux acteurs et de nouveaux besoins dont les institutions, tant locales que régionales se sont saisies.

La comparaison des dynamiques territoriales de développement entre le Guipuzcoa et le Pays basque français met en évidence des formes spécifiques, avec des éléments de similitude néanmoins. Les facteurs de différenciation tiennent surtout aux formes institutionnelles qui les portent, associant plus ou moins étroitement l’action publique, le monde économique, et les populations : diputación et agences de développement dans un cas, Conseil de développement/Conseil des élus dans l’autre cas. Les facteurs de similitude tiennent aux formes processuelles de ces dynamiques de développement, à l’ordre des préoccupations et des conflits de valeurs qui en résultent. Ainsi par exemple, la dimension prospective est-elle amenée pour les deux territoires, dans un exercice de projection associant à la fois acteurs politiques, économiques et représentants plus larges de la société civile.

De même, ces exercices mettent-ils l’accent sur l’impérieuse nécessité de tenir compte de la diversité des composantes territoriales, avec des réponses de différentes natures : quasi-institutionnelle dans le cas du Guipuzcoa par la reconnaissance des agences de développement comme outils appropriés pour concevoir mais surtout mettre en œuvre des actions territorialisées à la bonne échelle, celle des comarcas ; sur le plan d’un principe fondateur en Pays basque français, celui de la réciprocité territoriale entre la côte urbanisée et les zones rurales intérieures.

Au plan économique, les logiques de coopération sont favorisées dans les deux territoires. Malgré une terminologie commune, la clusterisation de l’économie qui en résulte couvre des réalités distinctes. La notion de cluster, amenée par Porter en Communauté autonome basque, a orienté les efforts de l’action publique pour soutenir une approche sectorielle de l’économie, favorisant innovation technologique et internationalisation. Mais cette forme de clusterisation de l’économie n’est finalement pas revendiquée par les agences de développement du Guipuzcoa qui lui préfèrent une version privilégiant le renforcement d’une chaîne de valeur localisée, plus proche des modèles de Marschall et Beccatini autour des systèmes de production locaux. C’est finalement cette recherche de renforcement de chaîne de valeur qui oriente majoritairement les clusters du Pays basque français.

Les combats (à défaut de débats ?) de valeurs apparaissent dans cette propension à coopérer, soutenue par des formes institutionnelles et organisationnelles multiples. Pour les clusters, on peut dégager assez fortement la valeur de l’innovation en tant que telle (technologique principalement, mais aussi marketing et organisationnelle) qui résume leur commune appartenance à la cité industrielle. Cette valeur semble inféodée à l’ordre marchand en tant que but ultime, ce dont témoignent les indicateurs utilisés pour rendre compte des effets de grappe. Mais les acteurs politiques et économiques qui conçoivent et font vivre ces dynamiques sont également portés par d’autres valeurs en tension qui opposent cité de renom et cité domestique. La recherche de la notoriété ou la volonté de la maîtriser décrivant la cité de renom est parfois battue en brèche par des contrepoints relevant de la cité domestique, perçus soit comme de véritables freins à l’innovation et à la nouveauté, soit comme de salutaires références en tant que sentinelles de l’ordre patrimonial transmis, réceptacle de valeurs intangibles à renouveler dans leurs formes d’expression (force du collectif, sens du travail et de l’effort, etc.).

Finalement l’invocation, ou la capacité à incarner, des valeurs comme le sens du collectif (celui qui n’exclut personne et notamment le « petit »), la réciprocité territoriale, voire la solidarité, traduisent une forme de renoncement au particulier en vue d’un intérêt général supérieur, celui du territoire, qui pourrait condenser des valeurs traduisant la cité civique. Révèlent-elles une forme de capillarité qui permettrait de conjuguer, du territoire vers les personnes, sens du collectif, réciprocité, solidarité, attention au « petit », en assignant au territoire des objectifs ciblés sur des populations, et parmi ces dernières, celles davantage fragilisées et vulnérables ? Ou au contraire le tropisme des valeurs associées aux cités industrielle et marchande opère-t-il pour une sélectivité des personnes, celles favorisant la compétitivité des territoires selon des indicateurs de performance quantitatifs ?

Notes

  1. Source : www.eitb.eus/es/noticias/economia/crisis-economica/detalle/1283702/presupuetos-vascos-vascos–el-gobierno-vasco-aprueba-cuentas/, du 12/03/2013 (consulté le 30/08/2013).
  2. Héritière en cela de l’autonomie juridique dont les provinces bénéficiaient en matière de droit coutumier ( fueros), dont nous trouvons des prolongements contemporains à travers des dispositions spécifiques adoptées par les diputaciones, en matière de politique sociale, par exemple.
  3. Source : noticias.juridicas.com/base_datos/CCAA/dfg-nf12-2012.html (consulté le 30/08/2013).
  4. Sept comarcas dans le Guipuzcoa.
  5. Guipuzcoa en avant (en basque).
  6. Guipuzcoa en réseau (en basque).
  7. Rassembler (en basque).
  8. Renouveler le Guipuzcoa (en basque).
  9. Le Labourd, la Basse-Navarre et la Soule.
  10. Loi n°95-115 du 04 février 1995.
  11. Contrairement à des épisodes antérieurs où la classe politique locale a exprimé ses divisions entre une ambition développementaliste, esquivant et/ou bridant toute demande institutionnaliste, et une demande institutionnaliste clairement revendiquée.
  12. Localité située dans une vallée rurale (Alto Deba) de la province du Guipuzcoa.
  13. Source : Konfekoop (http://www.konfekoop.coop/).
  14. Ibid.
  15. Sociedades laborales. Ces sociétés se sont historiquement beaucoup plus développées dans le sud de l’Espagne, notamment en Andalousie.
  16. Ici, en basque.
  17. Du pays, en basque.
  18. Bâton ferré traditionnel des paysans basques, devenu objet de portée symbolique venant consacrer une distinction honorifique.
  19. Regain de violence qui s’étend au Pays basque français, à travers le mouvement Iparretarrak d’une part, et les commandos du GAL (Groupement antiterroriste de libération) d’autre part ; coopératives et entreprises aidées par Herrikoa menacées, car employant des réfugiés basques espagnols ; découverte d’une cache d’armes dans une entreprise fondatrice d’Herrikoa.
  20. Au motif notamment du nombre d’emplois dans les associations (dont le secteur social, médico-social et la formation, pour lesquels le taux d’emploi dans certains bassins de vie ruraux peut dépasser 30 % des emplois totaux) et les coopératives.
  21. Euskara ou euskera.
  22. Les deux collectivités citées, tout comme le Conseil de développement du Pays basque, ont mis en place un Agenda 21 local, soit un projet de développement durable sur leurs territoires respectifs.
  23. Red G+20.
  24. Gipuzkoa Sarean.
  25. Mancomomunidad.
  26. Association de communes pour l’exécution de travaux et services, avec une flexibilité dans leur formulation, et une facilité d’entrée et de sortie des communes qui en sont membres.
  27. Sociedad del bienestar.
  28. Il est précisé que l’on ne parle plus de politiques sociales, mais de services sociaux.
  29. Territoire, en basque.
  30. Soit pour la Communauté autonome basque ACLIMA (environnement), GAIA (électronique et télécommunication), AFM (machine-outil) ainsi que le pré-cluster MLC ITS (transport et logistique), et pour le Pays basque français les clusters Uztartu (agro-alimentaire), Goazen (tourisme), Eurosima (glisse), Eskal Euréka (BTP), Osasuna (santé).
  31. EuroSIMA, comme European Surf Industry Manufacturers Association.
  32. Billabong, O’Neil, Oxbow, Quicksilver, Rip Curl.
  33. Groupe industriel spécialisé dans les équipements et composants ferroviaires, de dimension internationale.
  34. Néologisme basque traduisant l’idée de besoin et de devoir.
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Chapitre de livre
EAN html : 9782858926183
ISBN html : 978-2-85892-618-3
ISBN pdf : 978-2-85892-615-2
ISSN : 2741-1818
Posté le 16/11/2020
34 p.
Code CLIL : 4093
licence CC by SA

Comment citer

Manterola, Jean-Jacques, « L’institutionnalisation du développement inspirée par deux matrices territoriales distinctes », in : Manterola, Jean-Jacques, Le social à l’épreuve des valeurs, d’un Pays basque à l’autre, Pessac, MSHA, collection PrimaLun@ 5, 2020, 161-194, [En ligne] https://una-editions.fr/linstitutionnalisation-du-developpement-inspiree-par-deux-matrices-territoriales-distinctes/ [consulté le 10 novembre 2020].
http://dx.doi.org/10.46608/primaluna5.9782858926183
accès au livre Le social à l'épreuve des valeurs d'un Pays basque à l'autre
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