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L’espace aquitain et gascon en l’an Mil

À propos de :
Marquette, J. B. (1994) : “Espace aquitain et gascon”, in : Parisse, M. et Leuridan, J., dir., Atlas de la France de l’an Mil. État de nos connaissances, Paris, 97-102.  

Un contexte fortement marqué dans l’historiographie

Cette étude a été publiée comme contribution à un projet collectif scientifique et éditorial national, soumis à une grille serrée et contraignante. Ce projet est le dernier prolongement des commémorations du millénaire de l’avènement de Hugues Capet. Un événement qui donna lieu à une commémoration d’État solennelle ouverte en 1987 dans la cathédrale d’Amiens par le président de la République François Mitterrand. Le CNRS prit en charge l’aspect scientifique de l’événement. Il organisa entre juin et septembre 1987, quatre colloques qui donnèrent le jour à autant de publications entre 1987 et 1992 : Le paysage monumental de l’an Mil, Église et culture, Catalogne et France du Midi, Le roi en son royaume. Pour couronner cet édifice éditorial, fut programmé un Atlas de la France de l’an Mil dont la responsabilité fut confiée à Michel Parisse, Professeur à Paris 1. Il s’agissait de donner aux actes des cartes annexes “qui constituaient en même temps un dénombrement de nos connaissances” (p. 9). Cet ouvrage vit le jour au bout de 5 ans le labeur collectif.

Tel est le contexte institutionnel de cette publication. Il y eut quelques ricanements sur la solennité avec laquelle la République tenait à honorer la dynastie qu’elle avait jadis décapitée. Mais en sens inverse, les commémorations de la Révolution, deux ans après, n’allèrent pas sans quelques torsions de nez. Broutilles : c’est le “roman national” qui était roi… et quasiment sacré. Le contexte ici non apparent est ailleurs : ces commémorations recoupent un âpre débat scientifique né quasiment au même moment de manière spontanée dans le milieu des médiévistes.

Ce débat, qui a agité les médiévistes (surtout français) pendant toute la dernière décennie du XXe siècle, fait suite à la parution en 1989 du livre de Gui Bois ; La mutation de l’an Mil. Lournand, village mâconnais de l’Antiquité au féodalisme, préfacé par Georges Duby. Ce livre avait ouvert on le sait un virulent débat entre “mutationnistes” et “anti-mutationnistes” qui battait son plein. Le maître d’œuvre, Michel Parisse, a évidemment en tête le bruit de fond de ce débat lorsque il rédige sa préface. Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion ni le temps de demander à Michel Parisse s’il avait eu conscience que le fait de présenter une sorte “d’arrêt sur image” sur l’an Mil, neutralisait en quelque sorte le débat entre ceux qui pensaient que cette date constituait un tournant décisif, voire une révolution, et ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’un trompe l’oeil masquant une évolution progressive.

En relisant trente ans après l’avant-propos méthodologique de Michel Parisse, on réalise avec effarement et admiration la quantité de questions sur lesquelles il a fallu faire des choix à assumer sachant tout ce que certains pouvaient avoir d’arbitraire et de critiquable.

La plupart de ces choix paraissent après coup judicieux. Le découpage en 12 espaces est globalement pertinent, et bienvenu le mot espace en raison de sa neutralité. Le fait d’individualiser un “espace aquitain et gascon” s’imposait. Et tout autant s’imposait le fait de faire appel à Jean Bernard Marquette pour le traiter. C’était intégrer à l’entreprise la meilleure compétence du moment et rendre hommage à l’école de géographie historique de Bordeaux fondée par Charles Higounet, continuée par Jean Bernard Marquette et productrice de la collection de l’Atlas historique des villes de France[1]1.

Un pitoyable espace aquitain

C’est la définition de la fenêtre chronologique qui a eu les effets les plus cruels sur la physionomie que prennent les planches Aquitaine de l’Atlas : post quem 987 – ante quem 1031. Aucune marge de souplesse n’a été accordée aux auteurs pour le second terme. La raison en était que les changements au XIe siècle avaient été en maints endroits tellement rapides qu’ils risquaient d’induire des anachronismes. Jean Bernard Marquette m’a consulté – il parle de “collaboration” par courtoisie ! – pour s’assurer que rien ne lui échappait : il y avait si peu de matière à rassembler ! La dense page de synthèse qu’il a livrée passe scrupuleusement en revue les composantes de ce que l’on peut savoir (page 97). Des princes dans le regnum francorum, mais en fait indépendants. Des listes épiscopales fâcheusement discontinues. Le singulier “évêché de Gascogne” qui occulte les limites des diocèses d’Agen, Bazas, Aire, Dax, Oloron, Lescar (mais on sait qu’à la fin du XIe siècles elles ne sont pas encore fixées, notamment entre Dax et Oloron). La rareté des sites fortifiés “cartographiables” malgré l’essor récent de l’archéologie et l’intérêt du temps pour les mottes féodales….

“C’est dans le domaine économique qu’il faut baisser les bras” avoue pour finir Jean Bernard Marquette. L’Aquitaine-Gascogne est seul des 12 espaces du territoire français pour lequel, faute de sources, il a fallu renoncer à dresser la carte des éléments économiques pré-urbains attestés vers l’an Mil. Ingrate entre toutes, en définitive, fut la tache de présenter à partir de ces critères la Gascogne de l’an Mil : dans sa quasi nudité documentaire, sans nul voile de rhétorique, et environnée de provinces reflétant un insolent dynamisme, parfois presque exubérant (la Catalogne)…

Trente ans après : comment sortir du lit de Procuste ?

La première pondération de ce constat de désolation est fournie par les éditeurs de l’Atlas eux-mêmes. Comme illustration de couverture, ils n’ont pas trouvé mieux qu’une reproduction de la fameuse mappemonde du Beatus de Saint-Sever datée d’environ 1070. Soit un témoignage dépassant quelque peu la fenêtre d’étude par eux convenue. Cette planche figure en Gascogne une densité de lieux remarquables plutôt supérieure à celle des autres provinces. On peut en déduire que la représentation que les lettrés Gascons se faisaient alors de leur pays n’était pas celle d’une pauvre périphérie. Tout porte à penser qu’en un demi-siècle cette perception n’avait pas fondamentalement changé.

L’étroitesse de la grille d’observation d’où découle la vision d’un espace resté à l’écart des dynamiques de construction de la société médiévale appelle donc une certaine mise à distance. On ne peut se résoudre à simplement valider le verdict de “périphérie sous-développée” rendu en 1988 par Alain Guerreau pour décrire l’état de la Gascogne dans les siècles qui ont suivi – ceci pour expliquer la présence de la minorité des cagots2. Il importe de pondérer cette vision en prenant en compte tant les biais qui la produisent que les avancées de la recherche qui la nuancent.

1° Des données textuelles négligées ?

La réponse est négative au regard du cahier des charges. Sachant que, non seulement les textes sont rares, mais que leur transmission est douteuse – pour leur majorité, des copies successives jusqu’au XVIIe siècle. Toutefois, et à la marge sans doute, on peut glaner quelques éléments d’information supplémentaires dans les interstices séparant les catégories à cartographier. Je pense par exemple, pour le Béarn, à l’attestation d’une curia comtale d’Assat (près de Pau) dans une épave du cartulaire de Lescar disparu, collationnée par Marca en 16403.

Et le comte Guillem Sanche et son épouse ont fait donation (…) dans leur curia d’Assat, de l’église Saint-Sever d’Assat avec le cimetière et le baptistère ainsi que les dîmes et prémisses de cette curia…

Est révélée l’existence vers l’an Mil non pas d’une communauté religieuse ou d’un site fortifié, mais d’un élément secondaire du quadrillage de lieux de pouvoirs par lequel les comtes ducs d’Aquitaine exercent leur domination au sud de l’Adour.

2° D’autres temporalités du processus de christianisation

Fondamentaux sont les apports de la thèse de M.-G. Colin sur la christianisation de la région, publiée en 20084. Mais ils sont difficiles à intégrer à cette synthèse dans la mesure où les vestiges mis au jour sont généralement bien antérieurs au terminus post quem et où les rémanences silencieuses de faits anciens échappent au tamis documentaire. Il en va de même pour les processus de transformation graduels de longue durée. Ainsi se trouve en quelque sorte mis hors-jeu le mode de restitution du processus de christianisation dont Jean Bernard Marquette était le promoteur dans le dispositif de recherche qu’il commençait à déployer. Soit un ensemble d’enquêtes méthodiques sur les strates successives qui étaient venues constituer le réseau paroissial5.

3° D’autres modes d’enracinement des structures ecclésiales

Depuis la publication de cette contribution été mis en évidence, dans le Bassin de l’Adour, un mode de christianisation original, étranger aux schémas “classiques”. Il s’est structuré autour des abadies ou abbayes laïques qui contrôlent la perception de la dîme et les nominations à la cure6. Ce processus ne se laisse pas, non plus, percevoir dans un rigide créneau chronologique. Au regard de quoi, la proposition de Jean Bernard Marquette postulant qu’au Xe siècle, la Gascogne aurait subi un vague de déchristianisation ayant nécessité un processus de ré-évangélisation me paraît bonne à discuter mais non étayée.

4° Des signaux de dynamisme tronqués

Déduire le faible dynamisme d’une société de l’absence de noyaux pré-urbains revient à donner de l’économie une vision tronquée. C’est par la base, c’est-à-dire par l’essor de la production que tout commence. Depuis le début de ce siècle différentes recherches palynologiques pratiquées entre Pays-Basque, Béarn et Grande Lande, conduites notamment par Didier Galop, ont permis de vérifier que, dans la longue durée, la fin du haut Moyen Âge se signale comme une période d’intensification des activités agro-pastorales7.

5° Un cadrage géopolitique peu pertinent ?

La Gascogne est certes incluse dans le regnum francorum. Mais si l’on observe les relations de pouvoir et le mouvement culturel, qu’en est-il aux alentours de l’an Mil ? La partie méridionale, le bassin de l’Adour, était dominée par l’influence navarraise. Le regretté abbé Jean Cabanot avait, notamment, constitué un convaincant dossier sur le fait qu’à l’abbaye de Saint -Sever le christianisme était jusqu’au milieu du XIe siècle de rite mozarabe8. Un autre cadre géopolitique était sans doute mieux approprié. Là se situe à mes yeux, pour la Gascogne, un biais de cet Atlas.

Bibliographie

  • Berdoy, A. (2008) : “Des abbayes laïques fossiles d’un peuplement per casalem intégrés dans les castra”, Annales du Midi, 120, 337-358.
  • Cabanot, J. (2014) : Une abbaye au cœur de la Gascogne, Saint-Sever (988-2014), Dax.
  • Colin, M.-G. (2008) : Christianisation et peuplement des campagnes entre Garonne et Pyrénées, IVe-Xe siècles, Carcassonne.
  • Cursente, B. (2004) : “Les abbadies ou abbayes laÏques : dîme et société dans les pays de l’Adour (XIe-XVIe siècles)”, Annales du Midi, 116, n° 247, 285-305.
  • de Marca, P. (1640) : Histoire de Béarn…, Paris, Livre 3, Chap. 6 ; réédition Victor Dubarat, Pau, 1894, t. 1, p. 280.
  • Faure, É. et Galop, D. (2011) : “La fin du paradigme du désert landais. Histoire de la végétation et de l’anthropisation à partir de l’étude palynologique de quelques lagunes de la Grande Lande”, Aquitania, 24, 43-59. [URL] https://hal.science/hal-01207927v1/file/Faure%20et%20GAlop%202011%281%29_cor.pdf
  • Guerreau, A. et Guy, Y. (1988) : Les cagots du Béarn. Recherches sur le développement inégal au sein du système féodal européen, Paris.

Notes

  1. Contribution de S. Lavaud, dans ce volume, 115-120.

  2. Guerreau & Guy 1988.

  3. de Marca 1894 [1640], 280.
  4. Colin 2008.
  5. Contribution de S. Faravel, dans ce volume, 75-92.

  6. Cursente 2004, 285-305 ; Berdoy 2008, 337-358.
  7. Faure & Galop 2011, 43-59.
  8. Cabanot 2014.
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356136541
ISBN html : 978-2-35613-654-1
ISBN pdf : 978-2-35613-655-8
Volume : 4
ISSN : 2827-1912
Posté le 15/11/2025
5 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Cursente, Benoît, “L’espace aquitain et gascon en l’an Mil”, in : Boutoulle, F., Tanneur, A., Vincent Guionneau, S., coord., Jean Bernard Marquette : historien de la Haute Lande, vol. 3. Regards sur une œuvre, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 4, 2025, 71-76. [URL] https://una-editions.fr/marquette-l-espace-aquitain-et-gascon-en-l-an-mil
Illustration de couverture • L’église Saint Pierre de Flaujac : façade ouest (Carte postale Bromotypie Gautreau, Langon).
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