Abréviations : hong. : langue hongroise ; mokch. : mokcha ; oudm. : oudmourte; fin. : finnois ; erz. : erzya ; I. : personne 1 ; ess.-mod : essif-modalis ; ind. : indicatif ; part. : partitif ; prés. : présent ; sg. : singulier ; translat. : translatif.
Introduction
Les Mordves représentent l’un des peuples autochtones de la Fédération de Russie. Selon le recensement russe de 2010, ils comptent un peu moins de 750 000 personnes1. Ils se caractérisent entre autres par un habitat dispersé2 : seulement 45 % vivent sur le territoire de la République de la Mordovie. Les 55 % autres constituent des communautés dont les plus nombreuses se situent dans les oblasts de Penza, Oulianovsk, Nijni Novgorod, Riazan, Samara, Orenbourg et dans la République de Tchouvachie. Certaines de ces régions sont des lieux de résidence d’origine des Mordves, en plus de la République de Mordovie, par exemple, les régions de Nijni Novgorod, de Penza, la République de Tchouvachie. D’autres zones d’installation sont apparues plus tard à la suite de migrations provoquées pour des raisons historiques dans les oblasts de Samara, Orenbourg, Oulianovsk, et aussi avec des petites communautés sur les territoires des Républiques du Bachkortostan et du Tatarstan.
L’ethnie mordve est subdivisée en deux sous-ethnies : les Erzyas et les Mokchas. Lors de la détermination de la composition nationale de la population de la République de Mordovie, il est d’usage de diviser ce territoire en deux parties : la partie orientale avec une communauté prédominante d’Erzyas, concentrée dans les raïons de Ardatovskij, Bolʹšebereznikovskij, Bolʹšeignatovskij, Dubenskij, Ičalkovskij, Kočkurovskij, Čamzinskij mais également un peu dans la partie occidentale, dans les raïons de Tenʹguševskij et Torbeevskij ; et la partie occidentale avec des lieux de résidence compacts des Mokchas dans les raïons de Atûrʹevskij, Elʹnikovskij, Zubovo-Polânskij, Insarskij, Kadoškinskij, Kovylkinskij, Krasnoslobodskij, Ruzaevskij, Starošajgovskij, Temnikovskij i Torbeevskij.
Selon les données des recensements, le nombre de Mordves est en baisse constante depuis 1926, année qui a marqué l’index maximal de 1 340 415 Mordves. Or, le recensement de 2010 a enregistré 744 247 personnes1, celui de 2002, 843 400 Mordves, celui de 1989, 1 153 900 personnes. Le recensement de 1979 avait donné le chiffre de 1 191 7002.
Des tendances similaires se rencontrent également chez les autres peuples finno-ougriens de Russie. Si en 1989 les Oudmourtes comptaient 746 7933 personnes, les recensements de 2002 et 2010 font état de 636 9064 et 552 2991 personnes. Les Maris, selon le recensement de 1989, représentaient 644 000 personnes ; en 2002 et 2010, les données sont de 604 2984 et 547 6051 personnes, respectivement. Selon le recensement de 1989, les Caréliens comptaient 125 000 personnes déclarées comme telles ; en 2002 et 2010, ils représentent 93 3444 et 60 8151 personnes.
Étymologie des ethnonymes « Mordves », « Erzyas », « Mokchas »
Les glossonymes qui définissent les nominations des idiomes mordves sont intrinsèquement liés aux ethnonymes « Mordves », « Erzyas » et « Mokchas ». Il convient de noter que l’ethnonyme « Mordves » ne représente pas une nomination endogène. Deux sous-ethnies mordves possèdent les endoethnonymes « Erzya » (Èrzâ en russe, Érzât en erzya) et « Mokcha » (Mokša en russe et en mokcha).
L’étymologie de l’ethnonyme « Mordves » provoque depuis longtemps des discussions chez les scientifiques. Il existe plusieurs hypothèses sur son origine. L’une des premières tentatives fut d’établir un lien entre les noms des peuples cités par Hérodote dans l’Histoire des guerres gréco-persanes (Gerodot 1972) en tant qu’ethnonymes de la Scythie du Nord et les ethnonymes des peuples habitant l’Europe de l’Est. L’ethnonyme « Mordves » fut identifié par certains chercheurs (V. Tomasek, H. Paasonen, A. A. Chakhmatov, I. N. Smirnov) avec les Androphages d’Hérodote, tandis que d’autres (I. E. Zabelin, A. A. Heraclitov, N. Ya. Marr) les identifièrent aux Boudins d’Hérodote. Aussi, des scientifiques suggérèrent que l’ethnonyme « Mordves » pouvait remonter à des emprunts aux langues iraniennes avec « *mor, mort » (homme, peuple, peuple, mari) et « *tuwa, tuwo » (cochon) (Stepanov 1941 : 26). Plus tard, ces théories ont été réfutées par D. V. Bubrih, bien que, ultérieurement, d’autres étymologies populaires soient apparues. D. V. Bubrih fut le premier à suggérer que le latin Mordens dans l’œuvre de Jordanès5 est indissociable de « mardva » (мърдвъ) du slave oriental. Ce mot du slave oriental est un dérivé avec le suffixe -’va (-ъва –) qui désigne la collectivité (à comparer avec le mot « bratva » (les gars), etc.) (Bubrih 1947 : 5-6). V. V. Napolʹskih suggère aussi une étymologie iranienne mais estime que les « Mordens in Miscaris » mentionnés par Jordanès (Iordan 1960) n’étaient sans doute pas les ancêtres directs des Erzyias et des Mokchas, mais représentaient plutôt un groupe linguistique iranien d’origine trans-ouralienne, qui aurait donné ce nom à la population locale (Napolʹskih 2018).
Il nous apparaît que la plus probable des hypothèses proposées par des spécialistes dans le domaine des langues finno-ougriennes quant à l’étymologie de l’ethnonyme « Mordves » (Rédei 1986), serait celle de l’emprunt par les langues préfino-ougrienne et permienne-mordve d’une racine iranienne *mVrtz. Dans des dialectes modernes de la langue mokcha, il y a les mots « mor » (homme), par exemple, « at’a mor » (vieil homme), « ava mor » (femme), et en oudmourte, « murt, mort » (homme, étranger), et aussi « mort » (homme) en komi.
La première mention de l’ethnonyme « Erzya » est notée dans le message du Khagan des Khazars Joseph au dignitaire Hasdaï Ibn-Shaprut à la cour du calife d’Al-Andalous (Xe siècle) (Kokovcev 1932 : 99). Le message mentionne le nom du peuple « Arisu », qui est habituellement en corrélation avec l’ethnonyme « Erzya ». L’étymologie remonte souvent à l’emprunt iranien « *aršan » (mâle, homme). Il existe aussi une autre hypothèse sur l’origine de l’ethnonyme « Erzya » qui suppose une origine en bas-alain, « *azəra » (mille), à comparer avec « ærzæ » (nombre incalculable), en ossète (Napolʹskih 2018 : 14).
L’ethnonyme « Mokcha » apparaît pour la première fois dans les notes du voyageur flamand Guillaume de Rubrouck (XIIIe siècle) sous le nom de Moxel (Karpini & Rubruk 1957 : 89). Il existe diverses hypothèses sur l’origine de l’ethnonyme. L’une d’elles associe « Mokcha » à l’hydronyme indo-européen « Mokcha », laissé par l’ancienne population indo-européenne de la région de l’Oka qui parlait une langue proche des langues baltes (à comparer avec « meksha » (déversant, coulant loin, en ind.) (Pospelov 2002 : 272), il est aussi possible de comparer avec le sanskrit « moksha », libération).
Une tendance à être un marqueur de différentiation ethnique se manifeste lorsque les nominations « Erzya » et « Mokcha » sont utilisées dans la communication intra-ethnique. En russe, l’exo-ethnonyme « Mordves » est plus fréquent que dans les langues mordves. Dans le même temps, les Erzyas et les Mokchas peuvent souvent utiliser l’ethnonyme « Mordves » pour désigner exclusivement leur propre sous-ethnie. La position ambiguë de l’ethnonyme « Mordves » tient à son aliénation pour les Erzyas et les Mokchas. Pour la première fois, des propositions visant à remplacer l’ethnonyme « Mordves » par des formations complexes « Èrzâmokšot » / « Mokšèrzât » (« Erzyamokchas » / « Mokcherzyas ») sont apparues lors de la discussion de la première Constitution de la République Socialiste Soviétique autonome de Mordovie (RSSAM) qui fut adoptée en 1937. Ces variantes ont commencé à être activement utilisées lors de la création des œuvres littéraires en langues erzya et mokcha, mais n’ont pas été davantage diffusées dans la communication quotidienne. D’autres tentatives actives pour remplacer le terme « Mordves » par « Èrzâmokšot » / « Mokšèrzât » sont apparues après l’effondrement de l’URSS et au moment de la transformation de la RSSAM en République de Mordovie en 1993. À l’heure actuelle, l’ethnonyme « Mordves » fonctionne activement dans la langue russe, les Erzyas et les Mokchas ne l’utilisent que dans la conversation menée en langues non natives (russe, anglais, etc.). Dans les langues mordves, l’usage le plus fréquent et significatif au quotidien, dans des discours officiels, dans la littérature, est le composite Mokšèrzât.
Nomination des idiomes mordves
Comme évoqué plus haut, les nominations des langues mordves correspondent aux ethnonymes « Mordve », « Erzya », « Mokсha ». Dans leurs communications prononcées en langue native, les Erzyas et les Mokchas utilisent exclusivement les nominations « èrzânʹ kelʹ » (langue erzya, erz.) et « mokšenʹ kâlʹ » (langue mokcha, mokch.). La nomination et le concept d’une seule langue mordve n’existent pas, bien qu’il n’y a pas si longtemps, il y ait eu une tentative infructueuse de la créer (Mosin 2014).
Dans les langues mordves, la structure des glossonymes peut être à deux composantes, comme dans la plupart des langues du monde (déterminatif + taxon) : èrzânʹ kelʹ (erzya), mokšenʹ kâlʹ (mokcha). Ce phénomène prend ses racines vraisemblablement dans la langue russe, car pour l’expression en erzya et en mokcha, la structure à un seul composant comprenant le formant translatif s’avère être la plus typique, par exemple :
(erz.)
Mon korta-n erz’a-ks.
Je parle (Prés. Ind. I. Sg.) erz’a (Translat.Sg.)
Il convient de noter qu’une telle structure à un composant est également typique pour le discours des locuteurs natifs d’autres langues finno-ougriennes, comparez :
(fin.)
Minä puhu-n suome-a
Je parle (Prés. Ind. I. Sg.) finnois (Part. Sg.)
(hong.)
Én magyar-ul beszél-ek
Je hongrois (Ess.-mod) parle (Prés. Ind. I. Sg.)
Les nominations différenciées des dialectes des langues mordves apparaissent exclusivement dans la littérature scientifique. La division dialectale des langues mordves, basée sur des propriétés phonétiques et morphologiques, implique cinq types dialectaux de la langue erzya (dialectes du centre, de l’ouest, nord-ouest, sud-est et de la Chokcha) et cinq types dialectaux de la langue mokcha (dialectes du centre, de l’ouest et sud-est, transitoire et mixte). Au quotidien ainsi que dans les œuvres littéraires écrites en langues erzya et mokcha, les nominations dialectales n’apparaissent pas et les nominations communes et uniques pour chaque langue sont utilisées : « èrzânʹ kelʹ » (langue erzya, erz.) et « mokšenʹ kâlʹ » (langue mokcha, mokch.).
Dans le continuum linguistique russe, il existe une variabilité terminologique concernant les nominations des langues mordves. Cela s’explique par la présence de formes instables correspondant à des endoethnonymes. L’erzya et le mokcha ont plusieurs variantes de nomination : èrzânskij âzyk (langue erzya), mordovskij-èrzâ âzyk / mordovskij (èrzâ) âzyk (langue mordve-erzya / langue mordve (erzya)), èrzâ–mordovskij âzyk (langue erzya-mordve), mokšanskij âzyk (langue mokcha), mordovskij-mokša âzyk / mordovskij (mokša) âzyk (langue mordve-mokcha / langue mordve (mokcha)), mokša-mordovskij âzyk (langue mokcha-mordve). L’exoethnonyme « Mordva » (Mordves) détermine dans la langue russe une nomination générale bien définie des langues mordves.
Groupes ethnographiques des Mordves
Parmi les Erzyas et les Mokchas, on distingue les groupes ethnographiques qui ont des quasi-ethnonymes : un groupe de Mordves-Karataïs ou Karataïs (Mordva-karatai ou Karatai, en russe), il y a aussi deux groupes d’Erzyas, les Terioukhanes (Terûhane, en russe), assimilés complètement par la population russe, et les Chokchas (Šokša, en russe). Les quasi-ethnonymes mentionnés ne sont pas déterminants pour les nominations des idiomes correspondant à ces groupes.
Les Mordves-Karataïs ont adopté la langue tatare, en conservant en même temps dans leur idiome les caractéristiques archaïques du dialecte de l’est de la langue tatare et le vocabulaire de base des langues mordves. Les Karataïs considèrent le tatar comme leur langue native, en lui appliquant cependant le nom de karataï : « Justement, c’est la langue karataï, très riche, qui appartient à nous seuls et qui ne ressemble ni au tatar, ni à l’erzya, ni au mokcha » (Stolârova 2004).
Les Terioukhanes ont complètement adopté la langue russe et sont considérés comme assimilés par les Russes depuis déjà la première moitié du XXe siècle. Les chercheurs notent que l’ethnonyme Terioukhanes n’était pas endogène, les représentants de ce groupe s’appellent Mordves et nomment leur langue « russe ». Cependant, dans le recensement de la population de 2002, 15 personnes avaient indiqué leur appartenance ethnique en tant que Terioukhanes (Recensement 2002)6, ce qui peut être interprété comme un désir, probablement, des descendants des Terioukhanes de s’identifier comme un groupe ethnique à part. Et le recensement suivant de 2010 ne contient pas de données sur les personnes s’identifiant comme Terioukhanes (Recensement 2010)7.
Les Chokchas utilisent toujours le nom « erzya » pour nommer leur langue bien qu’ils reconnaissent qu’elle présente des différences significatives avec d’autres dialectes de l’erzya et des traits similaires à la langue mokcha.
Les Karataïs
En règle générale, les relations entre la langue et la nation sont examinées par les chercheurs comme des phénomènes très liés presque identiques. Dans le cas des Karataïs, la situation linguistique dans le village8 de Mordovskie Karataï, au Tatarstan, est intéressante. Les habitants, utilisant l’ethnonyme « Mordves » pour s’auto-désigner, parlaient traditionnellement le tatar, bien que maintenant ils utilisent de plus en plus la langue russe dans leur communication quotidienne. Il convient de noter que les Mordves-Karataïs distinguent clairement le toponyme Karataï qui provient de l’hydronyme du même nom (une rivière qui coule dans la République du Tatarstan), et l’endoethnonyme « Mordves » :
« Karataï, c’est notre village. Nous nous appelons « Mordves »… Nous ne nous appelons pas « Karataï » et personne ne nous appelle ainsi. Ils disent que voilà ceux qui sont les karataevskie9, c’est-à-dire du village de Karataï. Quant à notre nation10, nous sommes des Mordves » (Mokšin 1989 : 64).
La première mention écrite des Karataïs remonte à 1624-1626. Plus tard, Ivan I. Lepëhin a écrit à leur sujet : « Ils nous ont aussi parlé… de la parenté des Mordves, qu’on appelait Karataïs et qui ne sont que dans trois villages dans l’uezd11 de Kazan » (Lepëhin 1771). Une recherche ethnographique ultérieure (Belicer 1960) a montré que les Karataïs sont définis comme un groupe de Mordves, qui ont assimilé la langue tatare et certains éléments de la culture spirituelle et matérielle tatares, à la suite d’une longue implantation de façon compacte entourée par des Tatars. La religion orthodoxe a été l’un des éléments qui ont freiné l’assimilation complète du groupe de la population mordve par les Tatars. Encore dans les années 1980, les ethnographes ont noté trois villages habités par les Karataïs (Mokšin 1989 : 64). Tous étaient situés sur le territoire du Tatarstan : le village de Mordovskie Karatai, le village de Zaovražnye Karatai, et le village de Šeršalan ou Malye Karatai. À l’heure actuelle, le nombre de villages où résident les Karataïs a considérablement diminué et ils ont été partiellement renommés. La majorité des Karataï vit à Mordovsky Karatai, dans la commune urbaine (Poselok gorodskogo tipa)12 de Kamskoe Ustʹe (Zaovražnye Karatai en fait partie) et dans les hameaux ou fermes isolées (hutor) de Šeršalan. Les habitants se considèrent comme Mordves, mais ils ne se souviennent pas de l’ethnie à laquelle ils appartenaient (Erzya ou Mokcha). Ils maîtrisent également bien les langues tatare et russe.
Au début du vingtième siècle, le peuple Karataï comptait environ quatre mille personnes. Les processus d’assimilation progressive ont conduit à la diminution du nombre de personnes de presque dix fois au cours des soixante dernières années. En 1958, le nombre de Karataï atteignait mille personnes, aujourd’hui un peu plus de 40 familles vivent dans le village de Mordovsky Karatai et le nombre total de Karataïs est de cent personnes environ. Les processus d’assimilation ont conduit aussi à l’utilisation active de la langue russe au quotidien.
L’étude de l’idiome des Mordves-Karataïs a attiré l’attention des scientifiques dès le début du XXe siècle. Le premier ouvrage consacré à leur dialecte fut l’article de H. Paasonen (Paasonen 1903), où l’auteur décrit ses caractéristiques phonétiques et lexicales. L. Arslanov (Arslanov 1965) a poursuivi cette étude. L’auteur suggère que cet idiome est l’un des parlers du dialecte de l’ouest de la langue tatare qui conserve des traits archaïques absents dans les autres parlers du dialecte tatare de l’ouest. La présence de ces traits permet de suggérer une turquisation précoce des Mordves-Karataïs. Le vocabulaire principal de leur parler coïncide avec celui de la langue tatare, mais avec des dialectismes particulièrement marqués et caractéristiques du dialecte de l’ouest de la langue tatare : dans l’idiome karataï se trouve un nombre important de mots, typiques des parlers des Mishars, sous-groupe ethnique territorial des Tatars de l’ouest. Le vocabulaire mordve est présent en nombre insignifiant dans les termes de parenté, dans les nominations des éléments de broderie et de vêtements, et dans le vocabulaire de la vie quotidienne.
Les Terioukhanes
Il convient également de mentionner le groupe ethnographique des Mordves-Terioukhanes, qui sont considérés comme ayant été complètement assimilés par la population russe voisine dans la première moitié du XXe siècle. Le quasi-ethnonyme Terioukhanes, utilisé exclusivement dans la littérature scientifique, est dérivé du nom du lieu Terûševskaâ volostʹ (aujourd’hui le raïon de Dalʹnekonstantinovskij dans l’oblast de Nizhny Novgorod), lieu de résidence de ces Mordves.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, une partie assez importante des membres de ce groupe de Mordves (les chercheurs, qui purent fixer le parler natif des Mordves-Terioukhanes, l’identifièrent comme variété erzya (Mainov 1883 ; Markelov 1928)) perdit sa langue native erzya au profit de la langue russe dans tous les domaines de son emploi. Pourtant, les Mordves-Terioukhanes continuèrent à utiliser l’ethnonyme « Mordve » comme auto-appellation. Les processus d’assimilation, qui ne se limitèrent pas à la langue, affectèrent les sphères de la culture matérielle et spirituelle de ce groupe erzyan qui perdit progressivement sa conscience ethnique, rejoignant alors l’ethnie russe. Ainsi, pendant longtemps, ce groupe ethnographique s’est appelé « Mordve », faisant usage du russe comme langue de communication quotidienne et professionnelle.
Les Chokchas
Le mot « Chokcha » désigne un autre type de quasi-ethnonyme. Il est utilisé dans les ouvrages scientifiques pour désigner un groupe ethnographique qui utilise l’un des dialectes de la langue erzya. Étymologiquement, il peut être associé au toponyme Chokcha. Le nom du village de Chokcha, qui se trouve dans le raïon de Tenʹguševo de la République de Mordovie, est dérivé de l’hydronyme désignant la rivière Chokcha, sur la rive de laquelle le village de Chokcha est situé.
« Èrzânʹ kelʹ (erz.) », langue erzya, est employé comme une nomination scientifique de la variante géographique de cet idiome, tandis que, dans le langage courant des locuteurs, ce nom de dialecte chokсha de la langue erzya ne fonctionne pas. D’ailleurs, le groupe de locuteurs utilise l’ethnonyme « Erzyas » comme endoethnonyme. Cette affirmation est typique pour tous les dialectes des langues erzya et mokсha et les nominations particulières des dialectes sont employées exceptionnellement dans les ouvrages scientifiques. Au quotidien, dans les situations officielles et professionnelles ainsi que dans les œuvres littéraires, èrzânʹ kelʹ (erz.) « langue erzya » et mokšenʹ kâlʹ (mokch.) « langue mokcha » sont utilisées.
Notons que le dialecte chokcha, fonctionnant depuis longtemps entouré par des dialectes du mokcha, a adopté certaines caractéristiques propres à la langue mokcha. Des traces de la communication interculturelle sont naturellement restées dans certains éléments de la culture matérielle et spirituelle. La tendance à l’assimilation active des Mordves du fait de l’influence de la culture russe a entraîné la disparition du groupe ethnographique des Mordves-Terioukhanes et une diminution considérable du nombre des Mordves-Chokchas, ainsi que du nombre total des Erzyas et des Mokchas. Le groupe de Mordves-Karataïs, qui avait auparavant adopté la langue tatare, en plus de l’utilisation exclusive de cette langue dans ses pratiques communicatives, a aussi assimilé la langue russe.
Ces changements sont une des conséquences du phénomène migratoire, typique des peuples finno-ougriens vivant sur le territoire de la Fédération de Russie depuis fort longtemps jusqu’à nos jours. La relocalisation des groupes de peuple a entraîné des contacts plus étroits entre les différents groupes ethniques, leur brassage, ainsi que le mélange de leurs langues ou encore le passage à une autre langue.
Le statut des langues mordves en République de Mordovie
La composition nationale de la République de Mordovie est variée : plus de la moitié de la population est russe et atteint 53 %, les Mordves (les Mokchas et les Erzyas) présentent 40 %, les Tatars sont 5 %, et il y a d’autres ethnies13. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la République de Mordovie a adopté un certain nombre de lois directement liées à la sphère linguistique. Ainsi, en avril 1998, l’Assemblée d’État de la République de Mordovie14 a adopté la loi Relative aux langues d’État de la République de Mordovie. Cette loi définit le russe et le mordve (mokcha et erzya), avec un singulier visant à un consensus politique, comme langues d’État de la République de Mordovie (Zakon 1998). En vertu de l’article 8 de cette loi et, les autorités de la République de Mordovie doivent :
« Veiller à la mise en place du système des établissements d’enseignement avec l’enseignement dispensé en langues natives ou avec l’enseignement des langues natives en tant que discipline. Le droit de choisir la langue de l’éducation et de l’enseignement est laissé aux parents ou aux personnes in loco parentis, conformément à la législation de la Fédération de Russie15 » (Zakon 1998).
En même temps, la loi ne définit pas les mécanismes de fonctionnement des langues mordves et n’approuve pas l’utilisation obligatoire des langues mordves dans le domaine de la vie publique. Les dispositions de la loi Relative aux langues d’Etat de la République de Mordovie s’accordent à la loi Relative à l’Éducation de la République de Mordovie du 01/08/2013 (Zakon 2013). Cette loi garantit le droit de recevoir l’enseignement général de base dans les langues d’État de la République de Mordovie et elle accorde le droit de déterminer la langue de l’enseignement et de l’éducation dans l’établissement d’enseignement, tandis que le choix de la langue d’enseignement est laissé aux parents des enfants.
Le cadre juridique de la politique linguistique de la République de Mordovie établit effectivement la position dominante de la langue russe dans la sphère de l’administration publique. Aux termes des prescriptions de l’article 11 de la loi Relative aux langues d’État de la République de Mordovie (Zakon 1998), il ressort que la langue administrative dans les organes d’État de la République de Mordovie, dans les organes du gouvernement local est le russe et, si nécessaire, également la langue mordve (mokcha ou erzya). Ainsi, la langue russe est utilisée à la fois comme langue administrative (et uniquement, si nécessaire, en mordve) et dans la correspondance officielle entre les autorités de l’État et les raïons et municipalités. Dans les organisations situées sur le territoire de la République de Mordovie, le travail de bureau est effectué en russe et, seulement si nécessaire, en langues erzya et mokcha. L’article 12 de ladite loi (Zakon 1998) oblige ceux qui souhaitent s’exprimer dans les langues mordves lors des réunions, consultations et assemblées au sein des organismes du pouvoir d’État de la République de Mordovie et des organes du gouvernement local à en informer à l’avance le chef de l’autorité publique de la République de Mordovie ou de l’organe du gouvernement local concerné. Ce discours devrait être accompagné d’une traduction en langue russe. La nécessité de notifier à l’avance le désir d’utiliser les langues mordves crée un obstacle supplémentaire à l’exercice du droit d’utiliser les langues d’État (natives) dans le travail des autorités nationales. Par conséquent, on peut constater que les employés des organismes de l’État et des municipalités de la République de Mordovie ne sont pas motivés pour apprendre les langues mordves.
En même temps, l’article 18 de la loi (Zakon 1998) établit l’utilisation obligatoire de toutes les langues d’État dans les documents officiels certifiant l’identité d’un citoyen ou les informations le concernant (actes de naissance, de mariage, de décès, documents d’éducation à l’exception des établissements d’enseignement fédéraux), mais également les textes sur les sceaux, les timbres, les cachets, les en-têtes officiels des organismes d’État de la République de Mordovie. La loi dispose également que, dans la liste des territoires, les panneaux de signalisation doivent être conçus dans deux ou trois langues d’État de la République de Mordovie, ainsi que dans d’autres langues, en tenant compte des intérêts de la population locale.
Bien que la loi Relative aux langues d’État de la République de Mordovie établisse la nécessité de créer les conditions nécessaires à l’utilisation des langues mordves dans les médias, dans le domaine de la publication d’ouvrages didactiques, méthodologiques et dans la création littéraire en langues mordves, nous constatons de la fin du XXe siècle au début du XXIe une tendance claire à la « russification » de la littérature nationale mokcha et erzya dans le contexte du bilinguisme :
« Les écrivains mordves modernes créent de plus en plus ces œuvres en russe, ce qui s’explique en partie : cela permet d’élargir le public concerné et de dissimuler les défauts de connaissance de la langue mordve. » (Žindeeva 2012 : 117).
Les chercheurs notent que, malgré l’égalité juridique déclarée des langues russes et mordves, dans un certain nombre de cas, la priorité est donnée à la langue russe lorsqu’il s’agit de les utiliser comme langues d’État. Cette situation, d’une part, correspond aux réalités contemporaines dans lesquelles le russe est la langue de communication interethnique, y compris dans les contacts linguistiques entre Mokchas et Erzyas. D’autre part, afin de ne pas aggraver le déséquilibre du bilinguisme et de la situation diglossique existant dans la République, il est nécessaire de renforcer plus activement le statut des langues mordves. On peut donc affirmer que la situation linguistique en Mordovie est étroitement liée à la situation ethno-politique. De plus, tout cela est lié à un haut niveau de tolérance ethnique propre à la Mordovie ainsi qu’à l’ensemble de la région de la Volga (Povolžʹe). La tolérance ethnique dans cette région multiculturelle de la Russie repose sur le rapprochement socio-psychologique de la population non pas sur des valeurs ethniques mais plutôt sur des principes de la territorialité. La similarité des valeurs socioculturelles, les rapports interethniques et les images de la perception sociale propres aux représentants des différents groupes ethniques en sont des indicateurs (Martynenko 2020 : 203).
La domination de la langue russe sur le territoire de la République de Mordovie est en conséquence évidente : elle bénéficie de plus de domaines d’application et d’un éventail de fonctions plus large que les autres langues, bien que l’erzya et le mokcha soient également les langues d’État de la République de Mordovie. Pour autant, il est à noter que le russe est utilisé principalement dans les villes, alors que les langues mordves sont davantage préservées dans les zones rurales. Les cas de certaines situations de communication et de certains parlers mordves diffèrent néanmoins beaucoup de la situation générale. Ainsi, dans les villages, les enfants ne parlent plus leur langue native, au mieux ils la comprennent ; le russe remplace l’une des langues mordves. Cette situation de langue autochtone est surtout caractéristique des régions situées en dehors du territoire d’origine des Mordves.
Conclusion
Les langues mordves (erzya et mokcha) se rapprochent entre elles, quoiqu’elles possèdent un certain nombre de différences significatives aux niveaux phonétique, morphologique, lexicologique et syntaxique. Le glossonyme général utilisé pour la nomination du groupe des langues erzya et mokcha – langues mordves – n’est pas utilisé dans les langues erzya et mokcha. Pour nommer les langues mordves, en erzya et en mokcha, on emploie le composé mokšèrzânʹ kelʹ (erz., mokсh), établi au cours des dernières décennies. Au contraire, les nominations des langues erzya et mokcha possèdent en russe des variantes insuffisamment établies, èrzânskij âzyk, mordovskij-èrzâ âzyk / mordovskij (èrzâ) âzyk, èrzâ–mordovskij âzyk ; mokšanskij âzyk, mordovskij-mokša âzyk / mordovskij (mokša) âzyk, mokša-mordovskij âzyk, tandis qu’en mordve ces nominations ont un caractère plutôt stable et unique : èrzânʹ kelʹ (erz.) et mokšenʹ kâlʹ (mokch.).
Il est à noter que les quasi-ethnonymes Karataïs, Terioukhanes, Chokchas ne sont pas déterminants pour les nominations des idiomes correspondant à ces groupes sous-ethniques. Leur réalité n’a pas influencé la transformation des nominations des variantes géographiques des idiomes considérés. En définitive, les nominations de type géographique de l’idiome reflètent pleinement les processus d’assimilation qui se sont déroulés dans les groupes géographiques respectifs : les Karataïs ont adopté la langue tatare, préservant dans l’idiome les traits archaïques du dialecte de l’Est de la langue tatare et le vocabulaire de la langue erzya, les Terioukhanes ont complètement adopté la langue russe, les Chokchas utilisent jusqu’à présent le glossonyme « erzya » pour nommer leur idiome bien qu’ils reconnaissent des différences significatives avec d’autres dialectes erzyas et des similitudes avec la langue mokcha.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, en Mordovie, un certain nombre de lois directement liées à la sphère linguistique ont été adoptées. Ainsi, en 1998, l’Assemblée d’État de la République de Mordovie a adopté une loi Relative aux langues d’État de la République de Mordovie, et, en 2013, la loi Relative à l’Éducation en République de Mordovie, et aussi, fit suite un ensemble de décrets du Gouvernement et du Président de la République de Mordovie. Ces documents reflètent en fait les principes de base et les aspects de la conception de la politique linguistique et éducative nationale de la Fédération de Russie, en l’occurrence l’égalité des droits de toutes les langues à leur préservation et à leur développement, l’interdiction de la discrimination sur la base de la langue, le soutien de l’État aux établissements d’enseignement pour que les langues natives y aient leur place. Au résultat, Il est cependant important de souligner que le nombre de documents adoptés ne répond pas pleinement aux besoins de la société moderne en vue de résoudre les problèmes de politique linguistique et de préserver par ce biais la diversité linguistique.
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Notes
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- https://ru.wikipedia.org/wiki/Мордовская_диаспора (consulté le 25/11/2021).
- http://www.demoscope.ru/weekly/ssp/sng_nac_89.php?reg=0 (consulté le 25/11/2021).
- http://www.demoscope.ru/weekly/ssp/rus_nac_02.php (consulté le 25/11/2021).
- La première mention de l’ethnonyme Mordves relève des travaux de l’historien des Goths Jordanès (IVe s.) qui raconte les campagnes du roi des Goths Ermanaric et parle des tribus belliqueuses vaincues. Parmi ces tribus, il mentionne le peuple Mordens (Iordan 1960 : 150) dont le nom est identifié avec ethnonyme Mordves. N.F. Mokšin suggère que dans un effort de souligner le pouvoir de Ermanaric, probablement, Jordanès lui a attribué la conquête d’un certain nombre de tribus qui auraient difficilement pu être conquises par le roi goth en raison de leur éloignement géographique. Les chercheurs pensent qu’il a pris cela des itinéraires (les trajets des routes romaines) où les régions traversées par des routes commerciales étaient souvent désignées par les noms des tribus qui y habitaient (Mokšin 1993 : 9).
- www.perepis2002.ru/index.html?id=17 (consulté le 22/11/2021).
- https://www.gks.ru/free_doc/new_site/perepis2010/croc/perepis_itogi1612.htm (consulté le 22/11/2021).
- Selo (en rus.). Selo a une église à la différence de la derevnâ.
- Karataevskie : littéralement habitants du « village de Karataï ».
- Naciâ.
- Unité administrative infraterritoriale de dernier rang à partir du XVIIIe siècle dans l’Empire Russe et dans les premières décennies de l’URSS.
- Poselok gorodskogo tipa : type de bourg équipé de façon moderne qui propose divers services à la population créé à partir de l’époque soviétique.
- https://ru.wikipedia.org/wiki/Мордовия#Население (consulté le 16/09/2022).
- Gosudarstvennoe Sobranie Respubliki Mordoviâ.
- Organy gosudarstvennoj vlasti Respubliki Mordoviâ obespečivaût na territorii respubliki sozdanie sistemy obrazovatelʹnyh učreždenij s obučeniem na rodnom âzyke ili izučeniem rodnyh âzykov. Pravo vybora âzyka vospitaniâ i obučeniâ detej prinadležit roditelâm ili licam, ih zamenâûŝim, v sootvetstvii s zakonodatelʹstvom Rossijskoj Federacii.