« Autorité partagée, conflits d’autorité »
Le philologue soucieux de construire sa propre autorité et l’autorité du texte qu’il édite n’est jamais seul. Son travail s’inscrit en effet dans un réseau de relations souvent très denses, dont témoignent surtout les épîtres et poèmes liminaires. Car le philologue ne se définit pas seulement dans son rapport aux textes et aux hommes du passé, mais aussi dans le dialogue qu’il noue avec ses contemporains. Ceux-ci peuvent jouer divers rôles dans le processus éditorial : forts de leur autorité, de leur fortune ou de leur savoir-faire, ils peuvent en assurer la commande, la promotion ou l’impression. Ils amorcent, accompagnent, concrétisent le projet. Mais le travail philologique lui-même n’est pas davantage solitaire. Il peut ainsi procéder d’un effort collectif : certains textes liminaires insistent précisément sur la collaboration d’un groupe, souvent des amis et/ou des collègues, parfois des parents. Se pose alors la question du rapport entre auctores et factores, entre philologue qui « signe » l’édition, et « petites » mains qui l’accompagnent. L’autre peut-être aussi un rival. À l’image idéale d’une sodalitas humaniste qui affirme, dans le travail, sa cohésion, s’oppose alors l’acrimonie de certains, qui non seulement critiquent le travail de leurs lointains devanciers, mais celui, aussi, de leurs contemporains. Car le monde de l’humanisme philologique est traversé de tensions que certaines figures, tel Scaliger, savent mettre en scène. Ces rivalités ne sont pas nécessairement pusillanimes ; elles participent d’une féconde aemulatio qui oblige chacun à définir son travail et la source de l’autorité qu’il revendique. Surtout, la rivalité n’engage pas seulement des individus, mais des méthodes et des pratiques : traducteurs, imprimeurs sont eux-mêmes des passeurs de textes, des « amatores verborum » ; ils sont, à cet égard, des philologues. Considérer la manière dont l’autorité philologique se construit dans la tension permet, in fine, d’explorer, par-delà les rivalités personnelles qui font l’épaisseur humaine du sujet, comment la philologie humaniste se définit peu à peu en s’opposant à ce qu’elle n’est pas ou pourrait être, avec ce qu’elle n’est plus ou n’est pas encore.