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Peter Altenberg et le « petit art majeur »

Je ne fais pas dans la grandeur. Je ne monte pas à l’assaut du ciel. Je cherche délibérément plutôt de petites choses d’ici-bas : sentiments silencieux, petits, à peine perceptibles, états instables des nerfs qui échappent, notes fines, furtives, promptes, qui s’évanouissent.
Hermann Bahr1

 

Pour comprendre le prestige dont a bénéficié le format bref dans la littérature viennoise du tournant du siècle, et notamment les écrits de Peter Altenberg2, il faut commencer par s’intéresser au terreau, particulièrement fertile, dans lequel ces formes brèves ont pris racine. Cette époque voit, un peu partout en Europe, se multiplier les petites formes littéraires – poèmes en prose, aphorismes, essais ou feuilletons. Les grandes formes du roman et du drame sont, elles aussi, concernées par cette tendance générale à la réduction. Le goût pour la petite forme et l’esquisse est généralement considéré comme caractéristique des courants post-naturalistes, comme le prolongement littéraire du subjectivisme et de l’impressionnisme. La labilité de l’individu moderne, sa versatilité en matière de style et de mode de vie, et la multiplicité des expériences psychiques dont il est le siège renvoient à son incapacité d’assumer la construction d’une identité. Il s’adapte par empathie au monde fragmenté qui l’entoure. Les formats brefs sont mieux à même de capturer les nuances les plus subtiles des sensations et de rendre palpable la précarité du Moi telle qu’analysée par Ernst Mach, ce Moi qui « ne peut être sauvé3 ». Ils sont aussi plus adaptés au mode de vie moderne, car, comme le souligne Karl Kraus, dans la grande ville – qu’il s’agisse de Vienne, de Berlin ou de Paris – il n’est pas à la portée de tout le monde de « lire un roman et de le savourer morceau par morceau dans le peu de temps imparti […] au restaurant, au café, dans un fiacre, dans un omnibus, dans une voiture […]4 ». Selon Egon Friedell5, « le livre pour l’homme moderne […] ne doit pas être quelque chose qui prend du temps, mais il doit en faire gagner. Les livres sont des substituts d’expériences, des aides d’urgence pour les gens qui n’ont pas le temps6 ». L’époque moderne et le nouveau temps social qui la caractérise, « rapide, linéaire, celui de l’événement et du choc imprévu7 », invite à la lecture-zapping, celle des journaux et périodiques qui regorgent de microformes et autres microgenres, comme l’ont montré les travaux de Marie-Ève Thérenty sur la civilisation médiatique. Le modèle micropoétique et l’esthétique de la mosaïque propres au journal quotidien sont l’expression, comme l’écrivait Georg Simmel, de « notre besoin si diversifié d’excitation8 ». Le format miniature donne accès à une totalité en soi insaisissable, il met en œuvre la dialectique du proche et du lointain qui constitue la base de l’expérience moderne. Il convient à l’art naturaliste de la proximité brutale – celui de la deuxième et troisième génération – qui « prend chaque fragment du monde, jusqu’au plus petit, pour en extraire sa signification propre », comme à l’art symboliste de l’éloignement idéal, qui « interpose entre nous et les choses sa propre exigence, préconçue, de ce qu’est la beauté et la signification9 ». Il rend visible la coexistence de deux pôles entre lesquels oscille l’expérience moderne, deux fascinations : la tentation de la proximité et l’attrait pour l’éloignement10.

Cette dialectique du proche et du lointain, les intellectuels viennois du tournant du siècle l’expérimentent quotidiennement, comme en témoigne Stefan Zweig dans son livre-testament Le Monde d’hier. À Vienne, la civilisation du journal rencontre celle du café :

Dans un bon café de Vienne on trouvait non seulement tous les journaux viennois mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, les français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier […] Ainsi nous savions tout ce qui se passait dans le monde, de première main ; nous étions informés de tous les livres qui paraissaient, de toutes les représentations, en quelque lieu que ce fût, et nous comparions entre elles les critiques de tous les journaux ; rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que cette facilité qu’il avait de se repérer aussi complètement, au café, dans les événements mondiaux, tout en discutant dans un cercle d’amis11.

Le journal, à la fois « lieu de gestation du minuscule » et « œuvre-monde de la plus grande ampleur12 », entretient avec le café13 une relation quasi métonymique. À la différence des cafés parisiens, les banquettes des cafés viennois n’étaient pas simplement installées le long des murs, mais créaient des alcôves qui donnaient une impression d’intimité aux clients. Elles contribuèrent au sentiment que le café était un salon, un deuxième foyer : « […] le café, dans lequel une certaine intimité fut recréée, faisait oublier le visage impersonnel de la grandiloquence architecturale14 » qui caractérisait le Ring de Vienne. Les Stammgäste, les habitués – comme c’était le cas de Peter Altenberg au café Griensteidlpuis au café Central – s’y faisaient même adresser leur courrier et leur linge. Pour Alfred Polgar, le Café Central est « une sorte d’organisation de désorganisés15 », « un trou de province niché au cœur de la métropole16 » où circulent les ragots et les anecdotes. Les clients y séjournent comme des poissons dans un bocal « sur leurs fonds marins miniaturisés17 », partageant « durant tant d’heures de leur vie les quelques mètres cubes du même espace vital18 ». Le « centraliste19 » est « le parasite de l’anecdote qui court sur lui ». Mais, par un curieux renversement des échelles, celle-ci devient « la chose principale, l’essentiel » : « tout le reste, tout ce qui relève de l’existence réelle, c’est laissé en petites lettres, en appendice […] on peut aussi bien s’en passer ». Le « centraliste » vient chercher au café « une totalité de rechange », un remède à sa « nature incertaine ». C’est au café que l’on « théorisa la modernité20 ». S’y côtoient plusieurs classes sociales, plusieurs nationalités, issues des quatre coins de l’Empire. Le « petit trou de province » est aussi symbole de pluralité et d’ouverture à de nouvelles influences, il est une « conception du monde21 », un lieu-monde. Claudio Magris décrit les « écrivains de café » – Peter Altenberg en premier lieu – comme des « vagabonds » gribouillant des « apostilles » et défendant « une marge ultime d’irréductible individualité22 ». Mais ce que les écrits de ces « vagabonds » enregistrent avec la précision d’un sismographe n’est rien moins que les ultimes soubresauts d’un Occident miné de toutes parts par le vide.

Le centre et la marge, la fragmentation et la totalisation : à Vienne, les contradictions historiques et géopolitiques trouvent leur équivalent dans le champ de la psychanalyse, comme dans celui de la littérature. Le sujet se découvre « comme le lieu chaotique et disjoint où les contradictions s’affrontent, se chevauchent et se mêlent sans jamais se résoudre23 ». Pour Claudio Magris, « la civilisation habsbourgeoise a poursuivi le rêve d’une totalité harmonieuse et c’est précisément cette passion nostalgique qui l’a contrainte à découvrir la désarticulation du réel24 ». L’empire multinational est menacé de désintégration. Mais il possède une capitale culturelle, scientifique et économique – Vienne – jouant un rôle majeur en Europe centrale et orientale. Bruno Bettelheim considère que « cette étrange contradiction entre l’épanouissement extraordinaire de la capitale et le déclin […] de l’Empire explique le développement culturel de Vienne durant cette période25 ». La sagesse habsbourgeoise compose avec ces contradictions, « se méfie de toute totalité aspirant à se réaliser par le sacrifice de l’individuel » et « veut protéger la marge contre le centre, le particulier contre l’universel, la fugace tendresse des sens contre la marche triomphale et destructrice de l’Esprit du monde26 ». Sur le plan esthétique règnent la bigarrure, le discontinu, l’esquisse, l’anecdote, les « écrits en marge27 ». L’art des nerfs/Nervenkunst investit un monde de petits riens. Pour Hermann Bahr, Arthur Schnitzler est « un grand virtuose », mais « sur une petite note » et « ce peu, il le soigne […] jusqu’à ce que l’insignifiant […] prenne de la noblesse et de la dignité28 ». Pour le feuilletoniste viennois Alfred Polgar, « la vie fermente et se décompose trop rapidement pour pouvoir la conserver indéfiniment dans des livres longs29 ». Quant à Peter Altenberg30, il avait une capacité unique à voir le monde en miniature et se décrit lui-même comme « un petit miroir de poche31 » reflétant la « petite vie32 ». Kafka l’avait qualifié de « génie des petits riens33 ». Les quatorze ouvrages34 qui constituent son œuvre sont en effet des recueils d’esquisses, de poèmes, d’aphorismes ou des scènes de cinq minutes. Alfred Polgar parle, à son sujet, d’une « pluie d’essais, de drames improvisés, de poèmes à même la vie », car le « jus des nerfs lui tenait lieu d’encre35 ».

Peter Altenberg est né à Vienne, en 1859. Après des études éclectiques, nerveusement fragile et hypersensible, il est déclaré, par les médecins, inapte au travail salarié et mène une vie de bohème. Au début des années quatre-vingt-dix, il commence à écrire ses esquisses et rédige des critiques artistiques pour les quotidiens viennois Abendblatt et Wiener Allgemeine Zeitung. Il édite aussi, en collaboration avec Adolf Loos, une éphémère revue, Kunst (1903-1904). Après la première guerre mondiale, sa maladie nerveuse s’aggrave : il souffre d’insomnie, développe une addiction à l’alcool et aux somnifères, qui ruine sa santé. Après plusieurs séjours en maison de santé, il meurt en janvier 1919.

J’analyserai ici les enjeux de la construction par Peter Altenberg d’une posture mineure et excentrique et montrerai dans quelle mesure celle-ci relève d’une stratégie de médiation de son œuvre dans l’espace social viennois et dans le champ littéraire du tournant du siècle. Nous verrons que cette mise en scène de soi se manifeste non seulement dans sa manière d’être en société, mais aussi, du point de vue rhétorique et discursif, dans la théorisation d’un style. L’étude des liens entretenus par Altenberg avec le cabaret Fledermaus permettra enfin de réinstaller le personnage du « petit génie » au centre de la scène, au cœur d’un vaste réseau de relations artistiques et littéraires et de saisir le rôle important joué par l’écrivain, non seulement dans la naissance et la construction du mouvement de la Jeune Vienne, mais aussi dans l’émergence des avant-gardes en Allemagne et en Europe centrale.

L’excentricité comme stratégie médiatique

Peter Altenberg est réellement un poète. Ses petites histoires reflètent sa vie entière. Et chaque pas, chaque mouvement qu’il fait corrobore la vérité de ses paroles […] c’est un idéaliste étrange, qui trouve les beautés du monde, comme des mégots dans les cendriers des cafés
Franz Kafka à Gustav Janouch, autour de 192036

 

En son temps, Peter Altenberg était devenu le prototype des écrivains de café viennois, aussi célèbre pour ses écrits que pour ses excentricités. Il pouvait compter sur l’appui de ses admirateurs pour alimenter et entretenir sa légende par de multiples anecdotes à son sujet. Il se désignait lui-même comme un pique-assiette / ein Schnorrer, vénéré par les uns comme une icône, considéré par les autres comme un imposteur. Sans emploi fixe, il passait ses journées dans les cafés, ses nuits dans les cabarets ou les maisons de passe. Ses faits et gestes, comme ses tenues vestimentaires, relevaient de la performance. Son propre corps était comme une allégorie de son écriture, une émanation de ce qu’il donnait à lire. Il avait une prédilection pour les tissus anglais et les chemises colorées, pour les cravates voyantes. Il allait par les rues en parlant tout seul, sans chapeau, en sandales, « le cordon de lorgnon aussi large qu’un mètre à ruban, une grosse canne à pommeau coincée sous le bras37 ». Son comportement excentrique était un objet d’amusement pour le public bourgeois, qui consommait son image sans avoir souvent lu une seule ligne de ses écrits. Il existe d’ailleurs un nombre impressionnant de photographies, de caricatures, de dessins le représentant, notamment le célèbre portrait par Oskar Kokoschka, daté de 1909. Lorsque l’éditeur Fischer Verlag fit paraître pour la deuxième fois, en 1898, le recueil Les Choses comme je les vois, il ajouta deux portraits d’Altenberg, une photographie en regard de la page de titre et, à la fin du livre, une caricature par Hans Schliessmann. Cette pratique, très inhabituelle chez cet éditeur, ne fait que souligner l’importance accordée aux liens qui unissent l’œuvre à l’homme.

Peter Altenberg incarne une stratégie auctoriale parfaitement en phase avec les tensions qui traversent son époque : « moderniste antimoderne, féministe misogyne, juif antisémite et toxicomane fanatique en matière de santé, [il] était l’incarnation même de la culture à face de Janus de la Vienne fin de siècle38 ». Pour cette raison sans doute, Egon Friedell lui attribue « une parfaite contemporanéité » / eine absolute Zeitgemässheit et le considère comme « le diagramme de la culture de son temps » / das Diagramm der Kultur seiner Zeit39. Sa posture est emblématique, jusqu’à la caricature, du dilemme auquel commencent à être confrontés les écrivains à l’époque et qui n’a cessé de s’intensifier jusqu’à aujourd’hui : d’un côté, la nécessité de s’affirmer sur le marché littéraire et donc celle de participer au jeu médiatique ; de l’autre, le désir de s’éloigner des servitudes de la société de masse et des mécanismes de l’information collective. Mais, bon gré mal gré, Peter Altenberg fut entraîné par son siècle vers une modernité impossible à rejeter, à laquelle il finit même par trouver beaucoup d’attraits. S’il critiquait la superficialité de la littérature de feuilleton, l’individu Altenberg « faisait partie, par ses apparitions originales sur la scène publique, de ce que Friedrich Uhl40 appela le “feuilleton viennois”41 ». Il portait un grand intérêt à la publicité, à la photographie, à la culture médiatique en général. Son goût pour le format bref avait pour corollaire une passion pour « cette autre forme d’extrait que représente la carte postale42 ». Il en possédait une importante collection, à une époque où les cartes postales connaissent leur âge d’or et circulent chaque jour par dizaines de milliers. Il les annotait et les rangeait dans des albums, les considérant comme de petites formes littéraires innovantes43. Tandis que dans les rues de Vienne – comme dans celles de Berlin ou de Paris – les murs « se couvrent d’affiches polychromes qui inventent une nouvelle esthétique où art et publicité ont partie liée44 », Peter Altenberg, dans une esquisse intitulée « Emerson45 », évoque son émotion à la lecture de l’ouvrage Cercles :

On fait des affiches artistiques qui frappent l’œil, qui vous forcent à vous arrêter, fascinantes et engageantes, pour des marques de champagne ou des parfums ?! Pourquoi n’imprime-t-on pas ces phrases d’Emerson à chaque coin de rue, sur des affiches artistiques qui frappent l’œil, qui vous forcent à vous arrêter, fascinantes et engageantes ?!?46

Il a compris tout le bénéfice que la littérature pouvait tirer désormais des nouveaux outils et supports de communication. Ailleurs, dans Les choses comme je les vois, il développe une théorie du poème en prose sous forme de remarques sur les « petites choses qu’[il] écri[t] ». Pour ce faire, il n’hésite pas à mobiliser l’image anti-poétique du bouillon cube pour désigner ces « extraits de […] la vie de l’âme », « condensée en deux ou trois pages, débarrassée du superflu, comme l’est le bœuf dans un pot de Liebig47 ».

Hermann Bahr aussi avait bien compris cette porosité entre le monde de la littérature et celui de la publicité, lui qui « inventa » la Jeune Vienne et s’attela, comme le montre Karl Zieger, à façonner « une image de marque48 » pour le groupe des écrivains réunis au café Griensteidl – Peter Altenberg, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler, Félix Salten, Richard Beer-Hofmann. Bahr mit en œuvre une véritable stratégie de communication, pour les rendre « identifiables comme écrivains viennois dans le champ de la littérature de langue allemande49 ». Comme l’explique Ewa Werth, Bahr popularisa, par l’intermédiaire des feuilletons qu’il publiait dans les gazettes, une « perception radicalement différenciée et polarisée de Berlin et de Vienne50 », fondée sur toute une série de stéréotypes et d’antagonismes chargés de montrer que le Viennois est animé par ses pulsions, ses désirs, intuitif, et qu’il s’oppose à la technicité du Berlinois : « Contrairement au naturalisme berlinois qui semble rigoureux, expérimental avec des formes dures et peu confortables, le mouvement viennois brille par sa souplesse, son laisser-aller, sa facilité, sa naïveté et ses formes molles et bien confortables51 ». Gotthart Wunberg, éditeur de deux volumes réunissant cinq cents articles de feuilleton viennois du tournant du siècle, souligne dans son introduction : « Hermann Bahr a imposé un nouveau cours des valeurs52 », un nouveau rapport de force dans lequel Vienne devait cesser de jouer le rôle de l’épigone et occuper la position centrale dans le paysage littéraire germanophone. Après avoir séjourné à Paris, parce qu’il était un fervent admirateur de Zola – puis à Berlin (en 1890 et 1891), où le naturalisme faisait des émules – Hermann Bahr finit par revenir à Vienne en novembre 1891, animé du désir de fonder un mouvement littéraire proprement viennois capable de concurrencer Berlin par un « dépassement du naturalisme ». Pour ce faire, il travailla ardemment à « présenter les jeunes écrivains viennois, malgré leurs différences, comme un groupe homogène53 ». En réalité il s’agissait d’un groupe peu structuré, rassemblant des personnalités très différentes dont les goûts et les activités littéraires étaient également très diverses.

Dans la stratégie médiatique d’Hermann Bahr, Peter Altenberg occupe une place de choix. Il lui consacra plusieurs chroniques, le considérant comme un authentique poète qui avait su faire revivre le Viennois de toujours, et en même temps comme la source à laquelle pourraient puiser ceux qui avaient foi dans l’avenir. Plus âgé que les autres membres du groupe, ceux-ci en avaient fait leur mascotte et l’avaient affublé d’une aura particulière. Excentrique et pourtant central – comme le café dans lequel il avait élu domicile – il emblématisait à merveille la situation paradoxale de la modernité viennoise, l’un des creusets les plus féconds de la culture de notre siècle, née aux marges du monde occidental. Lorsqu’il séjournait en clinique à cause de sa maladie nerveuse, ses amis publiaient dans les journaux des bulletins sur son état de santé et des appels de fonds. Avant d’être un écrivain, il était un personnage charismatique, parfaitement en phase avec ce qui faisait l’essence de l’esprit viennois : l’art de la représentation. Arthur Schnitzler fit de lui le personnage principal de l’une de ses pièces, Das Wort54, tout comme Karl Rössler dans sa pièce Das Lebensfest (1906). Altenberg était poète dans tous les aspects de sa vie, « poète parleur » selon Alfred Polgar, « qui montrait dans toute sa personne quelque chose de si antipapier, de si disqualifiant pour tous les tâcherons de l’écriture, bref, de si contraire à l’étiquette de la profession55 ». En somme, Altenberg inventa ce que nous désignons aujourd’hui comme « littérature hors-le-livre ». Les anecdotes le concernant étaient virales, elles circulaient dans les journaux et sur la scène des cabarets. Peter Altenberg, l’excentrique, le marginal, devint « incontournable », autour de lui « se répandit une race de disciples », qui « bégayait l’argot de sa personnalité ». « Il fallait voir », ajoute Alfred Polgar, comme les « artistes les mieux cotés », ces « solistes », « d’un seul coup se dégradaient en figurants56 ».

Le style télégraphique de l’âme : une théorie de l’extrait

Que sont donc mes esquisses ?! Des extraits de nouvelles. Que sont donc mes aphorismes ?! Des extraits de mes esquisses. Et si je n’écrivais plus rien ?! Des extraits de mon Saint Silence !
Peter Altenberg57

 

Narrateur de sa propre vie, Peter Altenberg fut aussi théoricien du « petit », érigé en style d’écriture. Il se présentait lui-même comme un impressionniste obsessionnel ne reconsidérant jamais ses textes. En juillet 1894, dans une lettre à Arthur Schnitzler, qui l’interrogeait sur sa manière de travailler, il affirmait écrire de manière totalement impulsive sans connaître jamais son sujet à l’avance : « Je déteste la retouche. Un seul jet et c’est bon – ! Ou mauvais ! Qu’est-ce que ça fait ? Si c’est juste toi, toi et personne d’autre, ton toi sacré58 ! » Il envisageait l’écriture comme « une décharge organique naturelle d’un homme plein, d’un homme trop plein59 », une activité solitaire, jouissance pure, peu soucieuse de la popularité, comme de la réalité sociale : « je ne parviens pas à produire de bons résultats. Je suis un petit miroir de poche, un miroir de toilette, pas un miroir du monde60 ».La posture adoptée par Altenberg est celle de l’amateur, qui exerce son art sans volonté de faire œuvre, dans un régime de gratuité, sans quête d’une reconnaissance littéraire. Ne se revendique-t-il pas, dans cette même lettre, comme un « auteur d’“échantillons sans valeur commerciale”61 » ? Il voit, dans cet exercice spontané, la possibilité de se démarquer d’une littérature inféodée aux exigences économiques du marché. En acceptant de laisser une place aux erreurs et à l’inachèvement, Altenberg refuse d’être un professionnel des lettres, il souhaite apparaître comme un Viennois léger et nonchalant, vaguement fumiste. Mais cet ethos d’amateur, dans lequel il aime se draper, et le régime de gratuité et d’invisibilité qui l’accompagne, ne viennent-ils pas contredire son goût pour la théâtralisation de soi ? En 1901, dans une autre lettre, adressée à un collectionneur de manuscrits de Nüremberg, il revient sur la façon dont il produit ses textes et confirme ce qui est manifestement devenu un fait acquis :

Peu de gens veulent me croire, mais c’est pourtant le cas : mon cerveau n’est pas capable de se livrer à la réflexion sur quoi que ce soit […] Je ne réfléchis jamais – je n’anticipe jamais. Je n’ai jamais la moindre idée de ce sur quoi j’écris. Les événements de la journée semblent, à mon insu, s’enregistrer photographiquement en moi-même62.

Altenberg souscrit ici à la notion machienne du moi « insauvable » qu’Hermann Bahr a popularisée avec force dans son Dialogue sur le tragique en 1904 en affirmant que notre système nerveux n’est pas responsable des impressions du moment. Après la mort d’Altenberg, sa compagne, Helga Malmberg, a largement contribué, dans son livre de souvenirs publié quarante ans après la mort de l’écrivain, à fixer définitivement cette légende :

Jamais il ne relisait, n’améliorait, ne corrigeait. Ses esquisses allaient dans un grand et vieux sac de voyage dans un coin de sa petite chambre. Il les sortait de là une fois par an et les envoyait au lecteur de son éditeur S. Fischer à Berlin, qui les « nettoyait », les triait et les classait63.

Miguel Couffon fait l’hypothèse que le goût d’Altenberg pour la forme brève avait une origine physiologique et qu’elle s’explique par « son incapacité physique d’écrire des textes plus longs », par sa nature instable, son inaptitude « à se plier longtemps à une discipline commune », son « hypersensibilité nerveuse constatée par un médecin dès 188264 ». Toutefois, les travaux d’Irène Köwer65, puis ceux d’Andrew Barker66, qui s’appuient sur une analyse précise des sources manuscrites et des différentes versions des textes d’Altenberg, ont montré que l’auteur prenait soin d’élaborer ses premières impressions, comme le fait un photographe dans la chambre noire, lorsqu’il travaille ses négatifs. Dans l’esquisse intitulée « L’Art », Altenberg établit d’ailleurs une analogie entre son idéal artistique et l’appareil photo Kodak : « La plus grande des artistes est avant tout la Nature, et un Kodak tenu par une main vraiment humaine, vraiment sensible, permet d’en saisir sans peine les richesses67 ». La référence d’Altenberg à la photographie instantanée révèle son goût pour un réalisme du détail et une écriture capable de saisir sur le vif les éléments du quotidien :

Cela fait longtemps que je ne jauge les gens que sur des détails minutieux. Je ne peux malheureusement pas attendre les “grands événements” de leur vie, où ils se “dévoilent” complètement. Je dois pouvoir effectuer ces “révélations” lors des plus petits événements ! Par exemple, lors de la prise de la canne, de la poignée du parapluie qu’il ou elle choisit. Pour la cravate, pour le tissu de la robe, pour le chapeau, pour le chien qu’il ou elle tient, pour mille petites choses insignifiantes, jusqu’au bouton de manchette […] je m’attache aux petites choses de la vie, aux cravates, aux manches de parapluie, aux poignées de canne, aux expressions isolées, aux trésors imperceptibles, aux perles de l’âme qui roulent sous la table et que personne ne retrouve68 !

Il s’agit de donner de la nature une représentation plus juste, mais où la vérité du sentiment est de première importance et où la personnalité de l’artiste intervient à la fois dans le choix et dans l’interprétation de la réalité, selon le credo zolien : « un coin de la création vu à travers un tempérament69 ». Alfred Polgar note cette attention au minuscule comme caractéristique de l’écriture d’Altenberg, celle-ci fonctionnant comme un miroir déformant « son optique grossissait un grain de poussière70 ».

Mais Altenberg ne se place pas sous l’égide de Zola, plutôt sous celle de Huysmans, le « petit réaliste71 », qui lui inspire une poétique de l’extrait pour ses petites formes, qui ont l’ambition de saisir la vie elle-même72. À partir de 1905, les éditions du recueil Les Choses comme je les vois comportent une épigraphe tirée d’À rebours, publié en France en 1884. Il s’agit du célèbre passage du quatorzième chapitre présentant les opinions de Des Esseintes sur la littérature contemporaine. La citation, en langue originale, passablement remaniée par Altenberg – des phrases sont tronquées, d’autres synthétisées – se réfère à la forme du poème en prose, comme « osmazome de la littérature », « huile essentielle de l’art », « goutte de poésie ». En plaçant, au début de la nouvelle édition du livre, cette citation d’une autorité telle que Huysmans, Altenberg souhaitait-il persuader ses lecteurs que ses textes étaient davantage que de simples croquis ? En citant Huysmans, peut-être entendait-il orienter ces mêmes lecteurs au-delà de la seule sphère autrichienne et mettre en perspective ses productions dans un contexte littéraire plus largement européen73. Cet exemple est révélateur de l’investissement de l’auteur dans ce qu’Emmanuel Souchier appelle « l’énonciation éditoriale74 » et il vient contredire la fable selon laquelle Altenberg aurait préféré laisser le soin à son éditeur de trier et de classer ses esquisses.

En outre la référence à Huysmans et à son alter ego, Des Esseintes vient emblématiser le positionnement instable d’Altenberg entre marge et centre. Le marginal selon Huysmans, comme le présente Michel Biron, « ne se veut pas en franche rupture par rapport au centre : il en émane et refuse de s’en séparer75 ». Des Esseintes s’installe à Fontenay, dans « l’espace de la bordure, du mitoyen76 », « un lieu ambigu soumis à la logique urbaine77 », mais en même temps à l’écart de celle-ci, selon un « principe de liminarité78 ». Altenberg, lui, investit le café, épicentre de la vie sociale viennoise, lieu de débat et de commérage, mais aussi « poste restante des sans-abri79 », lieu propice à l’inspiration, celui du « poète et du métaphysicien armé de son carnet80 » : Le Café Central, écrit Alfred Polgar, est « une vision du monde, singulière en ceci qu’elle tire tout son contenu du refus de voir le monde81 ». La bicoque de Des Esseintes n’est pas sans rappeler non plus la chambrette d’Altenberg à l’hôtel Graben, dont il avait couvert les murs de photographies, dessins ou caricatures annotées de son écriture82. Peter Altenberg, comme des Esseintes, subit et revendique tout à la fois sa condition de marginal. Dès 1894, au début de son activité d’écrivain, il est conscient de la difficulté qu’il impose à son lecteur. Il rapporte ainsi à Arthur Schnitzler que ses textes ont la « malchance » d’être toujours considérés comme de « petits échantillons », qui présentent comme caractères principaux l’inachevé, le fragmentaire, le non situable. Mais dans le même temps, il considère que c’est précisément de cette petitesse qu’ils tirent leur originalité et il ne rechigne pas à se présenter lui-même comme un « précurseur83 » ou à prendre sa place dans la lignée des grands écrivains : « J’aime Maeterlinck, Strindberg, Zola, Hamsun, Ibsen, Gorki etc. etc. !84 ». Malgré son éloge du mineur, il n’en oublie pas moins les maîtres, dont il laisse pourtant la liste ouverte avec désinvolture. Sa théorie de l’extrait reste à l’état d’ébauche, elle ne fait l’objet d’aucun ouvrage dédié, mais se trouve disséminée çà et là, dans un aphorisme, une lettre adressée à un confrère, ou une citation choisie pour sa résonance avec ses propres écrits. Lorsqu’il cite Huysmans, Altenberg prend des libertés avec le texte de celui-ci dans l’objectif de rapprocher la pensée de l’écrivain français de la sienne et de faire de ce passage du roman À rebours un manifeste théorique de ses propres textes85. Il insère notamment, parmi les phrases de Huysmans, cette formule, qui lui appartient en propre : « le poème en prose représentait […] l’art bavard réduit en sobre silence », dont on retrouve une autre version dans « Autobiographie » : « Je considère que ce que l’on tait avec sagesse est plus artistique que ce qu’on “prononce en bavardages”86 ». L’obsession du silence et l’imaginaire du minimalisme poétique qui traversent l’œuvre d’Altenberg pourraient bien être le point culminant du positionnement paradoxal de l’auteur vis-à-vis de l’époque, celle de la rationalisation du temps et de son accélération. Pour accompagner sa théorie de l’extrait, il mobilise l’image la plus moderne qui soit, celle du télégraphe, l’invention qui a rétréci le monde et contribué à promouvoir le sentiment d’instantanéité : « Oui, j’aime le “procédé abrégé”, le style télégraphique de l’âme !87 ». Mais il en teste les limites jusqu’au blocage et à l’autodestruction, en dynamitant au passage les fondements de la logique capitaliste : « Je deviens de plus en plus concis dans mes pensées, et cela signifie donc toujours meilleur, toujours moins consommateur de temps ! Pour finir, je ne dirai plus rien du tout. Ce sera la meilleure chose à faire88 ».

Le cabaret Fledermaus, théâtre d’art en miniature

Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens compétents qui n’ont pas le temps de lire deux cents pages. On leur donne trois pages en extrait ! De nos jours, beaucoup de gens ne supportent plus les soupers de dix plats. On leur donne du sanatogène89 […] Telle est la position du « cabaret » par rapport au « théâtre ».
Peter Altenberg90

 

La théorie de l’extrait trouve son accomplissement le plus marquant dans l’art du cabaret. Peter Altenberg s’y est beaucoup investi, sans doute parce que les boniments, les petites pièces, les chansons et les danses qui se succédaient au cabaret étaient un équivalent scénique de ses propres livres, une sorte de cabinet de curiosités des arts et de la littérature. Il y voyait un « refuge pour le petit art majeur91 » où les artistes de cabaret92 ont la possibilité de « faire d’un rien, un tout93 », de créer à partir d’un rien une « tragédie de la destinée »94. Une grande partie de l’œuvre d’Altenberg se trouve étroitement liée à l’aventure du Fledermaus (La Chauve-souris), un cabaret qui occupa une place centrale dans la vie culturelle viennoise, lieu de rencontre entre les artistes de la mouvance sécessionniste (Gustav Klimt, Koloman Moser, Carl Otto Czeschka ou Oskar Kokoschka), des écrivains de la Jeune Vienne (notamment Alfred Polgar) et d’une jeunesse prête à la révolte. C’est à l’automne 1907 que le Français Marc Henry95 ouvrit le cabaret, dans la cave d’un immeuble de la Kärtnerstrasse, avec sa compagne la chanteuse Marya Delvard96 et avec le soutien de l’homme d’affaire et mécène des Wiener Werkstätte97, Fritz Wärndorfer. Le Fledermaus faisait figure de « studio expérimental ». Les membres de la Sécession y « faisaient valoir leur prétention à changer la vie98 ». La décoration du cabaret avait été réalisée dans le style Art Nouveau viennois (le Jugendstil). L’intérieur, avec trois cents places assises et un bar américain, avait été conçu par les Ateliers viennois/Wiener Werkstätte – dont c’était l’une des premières réalisations d’envergure – et la salle de théâtre selon les plans de l’architecte Josef Hoffmann, l’un des fondateurs de la Sécession. Dans le hall d’entrée, des carreaux de céramiques polychromes, recouverts de dessins, de vignettes, de symboles, de caricatures, composaient une mosaïque couvrant les murs du bar et son comptoir. La salle de spectacle restait, elle, très sobre. La petite scène, dont la courbe en forme de haricot avançait dans la salle, n’avait que cinq mètres de large et à peine trois mètres et demi de profondeur. Sa disposition devait, selon ses créateurs, donner l’impression que le lieu de l’action théâtrale se situait au milieu des spectateurs, « dans la vie immédiate99 », selon une atténuation de la frontière scène/salle préconisée par August Strindberg dès 1888, dans la préface de sa pièce Mademoiselle Julie100. Outre les costumes et les textiles, les Ateliers viennois avaient également conçu du mobilier et de la vaisselle, ainsi qu’un abondant matériel publicitaire, cartes postales, affiches, programmes et badges pour les ouvreuses. Andrew Barker évoque les souvenirs d’Egon Friedell101, qui présente, en 1928, le Fledermaus comme « un joyau d’intimité et de bon goût », dont la salle noire et blanche contrastait avec la décoration des théâtres : « Habitué à avoir du velours rouge et du plâtre doré pour son argent, le public se déchaîna et la soirée d’ouverture se transforma en un énorme scandale102 ».

Entre 1907 et 1909 – les années les plus florissantes du cabaret, car ensuite un déclin régulier s’installa jusqu’en 1913103 –, une relation d’osmose s’établit entre la production littéraire d’Altenberg et la vie culturelle du cabaret. Il en était le « poète-maison » der Hausdichter, désigné comme tel dans le premier programme du cabaret. Le Fledermaus fut imaginé par ses créateurs comme une sorte d’écrin pour les œuvres d’Altenberg. Outre le prologue, plusieurs textes de l’écrivain furent présentés lors de la soirée d’ouverture : Lina Loos – sous son nom de scène Lina Vetter – récita une chanson de cabaret/ Kabarettlied, publiée en 1908 dans le recueil Märchen des Lebens, ainsi que la petite pièce intitulée Maske der Frau, datée de septembre 1907 et dédiée à l’architecte du cabaret, Josef Hoffmann. Marya Delvard, Gertrude Barrison et Lina Vetter, vêtues de costumes élaborés par Carl Otto Czeschka, récitaient des aphorismes d’Altenberg sur une musique de Hannes Ruch. L’une après l’autre, elles entraient en scène, prononçaient quelques phrases, puis se retournaient et disparaissaient. La saynète était tout à fait dans l’esprit du cabaret Fledermaus, associant texte, musique, danse, costumes et décors, dans l’objectif de réaliser une œuvre d’art totale. En janvier et février 1908, Lina Vetter interpréta aussi des contes d’Altenberg, accompagnés par les rythmes d’une valse de Konrad Scherber, et deux passages des Nächtlichen Szenen. Karl von Zeska récita les poèmes Ihr Liebhaber et Die Jugendzeit. Durant la saison 1908-1909 Egon Friedell lut des esquisses d’Altenberg et, en tant que conférencier, racontait des histoires drôles sur la vie de l’écrivain et des conversations fictives avec celui-ci. Le 20 mars 1909, en l’honneur de l’écrivain, une matinée fut même organisée, dont les recettes lui furent entièrement destinées. La forte affinité de l’auteur avec Egon Friedell fut notamment soulignée dans le Fremden-Blatt : « Il n’y a qu’un seul P. A. et le Dr Friedell est son prophète104 ! ».

Source d’inspiration, auteur fétiche du cabaret, Peter Altenberg en était aussi le promoteur et le chroniqueur grâce aux articles qu’il signait dans le Wiener Allgemeine Zeitung. Dans ce même journal, le 21 septembre 1907, un mois avant l’ouverture du cabaret, il écrivait que le Fledermaus serait « à Vienne, le premier cabaret véritablement artistique », destiné à « une élite de quelques centaines de personnes capables d’apprécier et de jouir intimement de l’aménagement de la salle ». Il insistait sur le caractère raffiné du lieu : ici pas de « relents d’absinthe » ; à la cave on ne trouve « que des perles de vin et le champagne le plus cher ». Au début du mois d’octobre, une brochure105 avait été réalisée, dans laquelle les visées artistiques du Fledermaus étaient expliquées en détail. Le texte n’est pas signé. Mais tout porte à croire que l’auteur en est également Peter Altenberg. Le début de ce texte présente le caractère novateur du cabaret, qui « ne veut en aucun cas se comparer à une quelconque entreprise existante, apparemment similaire106 », même si son objectif est de « reprendre, renouveler, développer et poursuivre l’idée originelle du cabaret, qui s’est quasiment perdue », « maintes fois malmenée et […] contrainte de servir des objectifs non artistiques107 ». Le Fledermaus sera beau, fonctionnel et moderne, et il sera le lieu idéal pour mettre en application les idées défendues par Josef Hoffmann dans le manifeste des Ateliers viennois en 1905, comme les idées hygiénistes et diététiques d’Altenberg, exposées, sous forme de courts fragments, dans l’ouvrage Prodromos, publié en 1906 : l’offre du Fledermaus contraste avec « les concerts, les théâtres, les repas trop riches sur des sièges étroits dans des auditoriums enfumés » ; il dispose d’« un espace théâtral qui, par ses proportions spatiales, par l’utilisation de matériaux authentiques et par la composition organique des couleurs et des ornements, donne l’impression d’un lieu intime et confortable, mais aussi d’un lieu ouvert ». Les Ateliers viennois avaient pour objectif de réhabiliter les arts appliqués, longtemps considérés comme mineurs : l’architecture, la décoration et le design. Influencé par l’esthétique Arts and Crafts de William Morris, Hoffmann voulait renverser la tendance menant à la production en série. Il fit l’éloge du travail de l’artisan, qui crée des objets soignés et de qualité, en petite quantité. Comme les membres de la Sécession défendant l’artisanat, Altenberg partait en croisade pour défendre les petits artistes du cabaret – au rang desquels il se rangeait – pour qu’ils puissent bénéficier de l’estime jusqu’ici réservée aux « oiseaux géants », c’est-à-dire aux grands dramaturges canoniques dominant le paysage littéraire nord-européen du tournant du siècle :

Le cabaret serait donc un refuge idéal pour le petit art majeur ! Tous les oiseaux ne sont pas des vautours, des aigles des mers, des condors, et ne s’élèvent pas à 12 000 pieds dans les airs glacés pour observer des pays entiers ! Il y a aussi de charmants petits oiseaux comme le roitelet, le martin-pêcheur, la mésange huppée. Ils sont peut-être encore plus originaux, plus étranges, voire plus admirables que les oiseaux géants ! Il en va de même pour les petits artistes ! Ils ne s’élèvent jamais à 12 000 pieds au-dessus du sol comme Ibsen, Gerhart Hauptmann, Hamsun, Strindberg, Maeterlinck. Mais ils courent sur la terre avec une grâce indescriptible, à travers les herbes des prés et les buissons, et procurent également de la joie par leurs “arts mineurs” de la vie vivante108 !

L’oiseau, les buissons, les herbes des prés sont des motifs typiques du graphisme viennois — ils figuraient d’ailleurs sur plusieurs des carreaux de faïence du bar du Fledermaus. Altenberg reprend l’idée, centrale dans le programme des Ateliers, d’un art qui se rapprocherait de la vie109, à la portée de tous et néanmoins exigeant, d’un art qui partirait du quotidien le plus banal et subordonnerait chaque détail à une totalité efficace. Le « petit art majeur » du cabaret est une épure de théâtre, qui s’apparente au souci d’Adolf Loos de réduire l’architecture à ses principes fondamentaux, en évacuant toute ornementation inutile :

Faut-il donc plonger toutes les “perles” dans des opérettes d’une heure et demie et les faire repêcher par d’“habiles plongeurs” ?!?! Le “cabaret” épargne cette peine au public qui paie ! Il apporte les “perles” et laisse s’écouler la boue et les choses sans valeur — C’est ce que font les pêcheurs de perles110.

Altenberg, poète du bref et de l’anodin, isole dans ses aphorismes et ses esquisses les « petits événements de la vie », les « trésors imperceptibles », les « perles l’âme ». Mais au cabaret, il les destine à un « public qui paie » / ein zahlendes Publikum, et qui les consomme, comme il le ferait s’il se trouvait dans un magasin de nouveautés. Julien Schuh a présenté la culture cabaretière, à Montmartre, comme un « double laboratoire des avant-gardes et de la culture de masse111 », comme le lieu d’une « articulation entre l’élite artiste et le public bourgeois112 ». Et Jean-Claude Yon a montré dans son Histoire culturelle de la France au XIXe siècle113 que l’avant-garde est indissociable de l’émergence de la culture de masse, alors même qu’elle établit des rapports distancés avec celle-ci. Ce sont les mêmes lignes de tension qui traversèrent l’aventure du cabaret viennois Fledermaus. Et Altenberg hérita des mêmes contradictions qui minèrent les principes essentiels des Ateliers viennois. En effet, malgré les déclarations d’intention de leurs créateurs, qui souhaitaient ardemment promouvoir une forme de culture destinée au plus grand nombre, les Ateliers, dès l’origine, dépendirent « – à dessein plus que par accident – d’une clientèle très restreinte, extrêmement riche et par certains côtés capricieuse114 ». Comment s’adresser au plus grand nombre lorsqu’on refuse la Massenproduktion ? Ce public qui « paie », auquel il faut « épargner la peine » de « lire deux cent pages » parce qu’il « n’a pas le temps » est celui de la civilisation du loisir, où règne l’injonction au divertissement. Il faut satisfaire ses « besoins pratiques et hygiéniques », considérés comme tout aussi importants que « les exigences esthétiques proprement dites », il faut lui « faire oublier » ses « heures de labeur dans une succession de scènes variées », écrivait Altenberg dans la brochure inaugurale du Fledermaus.

En février 1908, Marc Henry démissionna de la direction du cabaret. Il fut remplacé par Egon Friedell115. Tandis qu’Altenberg s’éloignait progressivement du Fledermaus, rattrapé, dès 1910, par sa maladie nerveuse qui le conduisit à plusieurs reprises en maison de santé, les impératifs économiques pesant sur la direction du cabaret se firent de plus en plus pressants. Les choix de programmation s’en ressentirent, cédant à la facilité et flattant toujours plus les goûts du public au détriment de la créativité. Le cabaret Fledermaus survécut jusqu’en 1913, date à laquelle il fut transformé en un théâtre de revues, le Femina.

Pour conclure…

Un mot de monsieur P. A. sur monsieur P. A. : “ Il avait la chance de n’être ni poète lyrique ni romancier ni philosophe. De là cette union littéraire et unique de trois talents qu’on n’a pas !”116

La poétique de Peter Altenberg se révèle en creux dans une série de choix négatifs. Cet aphorisme, en forme d’épitaphe, placé par l’écrivain en avant-propos de son recueil Les Choses comme je les vois, nous invite à penser son œuvre de manière oblique, par le biais du minimalisme, envisagé en termes de manque, avec le silence pour horizon. Altenberg adopte la posture de l’exclu social, qui préfère la potentialité de la littérature à sa réalisation, mais sa passivité est active, comme celle d’un Bartleby. Ses écrits se situent dans un entre-deux, à l’articulation du vide et du plein, du personnel et du collectif, de l’intime et du social, du centre et de la marge, selon le même « principe de liminarité » évoqué par Michel Biron à propos de Huysmans. Ils se déploient dans un double mouvement de concentration et d’ouverture. Altenberg couvre de cadres les murs de sa minuscule chambre à l’hôtel Graben, révélant ainsi sa fascination pour les imprimés modernes : cartes postales, photographies de célébrités, instantanés. Pour Altenberg, la collection privée constitue un aspect de sa personnalité publique. Et les objets collectionnés fonctionnent comme des métaphores de sa pratique, son écriture se présentant souvent comme une sorte de collection, une accumulation d’observations visuelles. Altenberg se sent trop à l’étroit dans les genres canoniques, il multiplie les collaborations artistiques, n’hésite pas à mettre en question les supports traditionnels de la littérature, au profit d’autres, moins légitimes, comme la carte postale. Son œuvre déborde le cadre du livre, s’expose sur la scène des cabarets et vise à décentrer la littérature dans le champ culturel de son temps. Tout sauf isolée et marginale, sous ses dehors excentriques, l’œuvre d’Altenberg influence les dadaïstes de Zurich, les écrivains allemands117 de Prague et le Neuer Club, groupe de poètes expressionnistes fondé en 1909 à Berlin par Kurt Hiller. Altenberg tisse des liens entre la Jeune Vienne littéraire et les conceptions artistiques de la Sécession, la sociabilité de café, le feuilleton de presse ou la culture cabaretière, et, ce faisant, il finit par se placer au centre d’un maillage artistique, culturel et médiatique pour lequel il devient incontournable.

  1. « Jung Wien », Deutsche Zeitung, septembre-octobre 1893, dans Hermann Bahr, Ce monsieur de Linz qui inventa Vienne, textes de Hermann Bahr, Karl Kraus et Hugo von Hofmannsthal, traduits et présentés par Jean Launay, Monaco, Éditions du Rocher, « Anatolia », 2006, p. 183.
  2. Pour cette question, je renvoie à l’ouvrage de référence d’Irène Köwer, Peter Altenberg als Autor der literarischen Kleinform, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1987.
  3. Ernst Mach qualifie le Moi d’unrettbar (« insauvable, irrécupérable »). L’influence d’Ernst Mach sur la production littéraire de son temps est considérable. Herman Bahr, Peter Altenberg ou Hugo von Hofmannstahl ont assisté aux conférences d’Ernst Mach à Vienne. Selon Hermann Bahr, Ernst Mach aurait été le penseur le plus perspicace de son époque (« ihr schärfster Denker », Expressionismus, Delphin, 1920, p. 64).
  4. Je traduis (pour les notes suivantes, sauf indication contraire, je suis l’autrice des traductions). « […] knapp zugemessenen Zeitraümen […] im Restaurant, im Café, in der Droschke, im Omnibus, im Strassenwagen […] einen Roman zu lesen und ihn Stückweis zu geniessen », cité par Irène Köwer, op. cit., p. 64.
  5. Egon Friedell (1878-1938) est un journaliste, critique de théâtre, acteur et auteur de music-hall viennois. Il prend la direction du cabaret Fledermaus de 1908 à 1910. En 1910, l’éditeur Samuel Fischer lui commande une biographie de Peter Altenberg qu’il fera publier sous le titre Ecce Poeta.
  6. « Das Buch für den modernen Menschen […] nicht etwas Zeitraubendes sein, sondern es muss Zeit ersparen. Bücher sind Surrogate für Erlebnisse, Notbehilfe für Menschen, die keine Zeit haben ». Egon Friedell, « Peter Altenberg. Zu seinem fünfzigsten Geburtstag », dans Peter Altenberg, Bilderbögen des kleinen Lebens, Berlin-Westend, Erich Reiss Verlag, p. 210.
  7. « Présentation : le minuscule, trait de civilisation médiatique », dans Marie-Ève Thérenty & Guillaume Pinson (dir.), « Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction », Érudit, vol. 44, 3, 2008, p. 6.
  8. Georg Simmel, « Esthétique sociologique », traduit de l’allemand par Lambert Barthélémy, Michel Collomb, Philippe Marty & Florence Thérond (dir.), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2007, p. 30.
  9. Ibid., p. 28.
  10. À ce sujet, je renvoie à l’article de Gérard Raulet, « Le proche et le lointain comme expérience historique », dans Michel Collomb & Philippe Marty (dir.), Le Proche. Notion d’esthétique et de sociologie. À partir de Georg Simmel, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 21-38.
  11. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, traduction de Serge Niémetz, Paris, Belfond, « Le livre de poche », 1996, p. 58-59.
  12. « Présentation : le minuscule, trait de civilisation médiatique », dans Marie-Ève Thérenty & Guillaume Pinson (dir.), « Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction », op. cit., p. 9.
  13. Comme le souligne Béatrice Gonzales Vangell : « les cafés servaient souvent d’annexes aux rédactions des grands quotidiens et des revues influentes. Les nouvellistes et les écrivains participent à leur élaboration et à leur rédaction. Très rapidement, un lien se noue entre presse et littérature » dans « Le Kaffeehaus, lieu de modernité », Germanica, 43, 2008, p. 2. [http://journals.openedition.org/germanica/586].
  14. Id.
  15. Alfred Polgar, « Théorie du Café Central », dans Histoires sans morale, traduction de Jean Launay, Monaco, Éditions du Rocher, « Anatolia », 2004, p. 229.
  16. Id., p. 229.
  17. Ibid., p. 230.
  18. Id.
  19. C’est ainsi qu’Alfred Polgar désigne l’habitué du Café Central.
  20. Id.
  21. Id.
  22. Claudio Magris, « Le Flambeau d’Ewald », dans Jean-Clair (dir.), Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, Éditions du Centre Pompidou, 1906, p. 21.
  23. Ibid., p. 26.
  24. Ibid., p. 23.
  25. Bruno Bettelheim, « La Vienne de Freud », dans Jean Clair (dir.), op. cit, p. 31.
  26. Claudio Magris, « Le Flambeau d’Ewald », dans Jean Clair (dir.), op. cit., p. 22.
  27. Écrits en marge/ An den Rand geschrieben, titre d’un livre d’Alfred Polgar, Reinbek, Rowohlt, 1926.
  28. Hermann Bahr, « La jeune Autriche », dans Ce Monsieur de Linz qui inventa Vienne, op. cit., p. 170-171.
  29. Alfred Polgar, Histoires sans morale, op. cit., p. 52 (citation figurant en quatrième de couverture).
  30. Peter Altenberg est un pseudonyme que l’auteur s’est choisi. Son véritable nom était Richard Engländer. « Peter » était le surnom d’une jeune fille dont il avait été amoureux dans sa jeunesse et « Altenberg » le nom d’une localité proche de Vienne où elle résidait.
  31. « Ich bin so ein kleiner Handspiegel », lettre de Peter Altenberg à Arthur Schnitzler datée de juillet 1894, publiée pour la première fois par Egon Friedell dans Das Altenbergbuch, Leipzig, Vienna, Zürich, Wiener graphische Werkstätte, 1921.
  32. Peter Altenberg, Bilderbögen des kleinen Lebens (Planches d’images de la petite vie), 1909.
  33. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 1988, p. 104.
  34. Le plus célèbre de ces ouvrages est le recueil Wie ich es sehe (Les Choses comme je les vois) paru en 1896. En 1901, Peter Altenberg publie Was der Tag mir zuträgt (Ce que le jour m’apporte), en 1906 Prodromos, en 1908 Märchen des Lebens (Contes de la vie) et en 1909 Bilderbögen des kleinen Lebens (Planches d’images de la petite vie).
  35. Alfred Polgar, « Peter Altenberg », dans Histoires sans morale, op. cit., p. 241.
  36. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, op. cit., p. 104.
  37. Alfred Polgar, « Peter Altenberg », dans Histoires sans morale, op. cit., p. 245.
  38. « Peter Altenberg anti-modern modernist and misogynistic feminist, anti-Semitic Jew and drug addicted health fanatic was the very embodiment of the Janus-faced culture of fin-de-siècle Vienna ». Andrew Barker, Telegrams from the Soul. Peter Altenberg and the Culture of fin-de-siècle Vienna, Columbia, Camden House, 1996, « Introduction », p. XI.
  39. Cité par Irène Köwer, op. cit., p. 32.
  40. Écrivain et journaliste viennois (1825-1906), auteur de feuilletons.
  41. Miguel Couffon, Peter Altenberg. Une vie de poète bohème à Vienne entre 1859 et 1919, Paris, Orizons, 2011, p. 47.
  42. Ibid., p. 152.
  43. Dans Ce que le jour m’apporte, se trouve une vingtaine de textes brefs, pour la plupart déjà publiés vers 1899, et désignés comme « Cartes postales » / Ansichtkarten. Ils inspireront à Alban Berg un cycle de cinq Lieder composé entre 1911 et 1912.
  44. Dominique Kalifa, « L’invention de la culture de masse », Sciences humaines, 170, avril 2006.Et se reporter aussi à Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001.
  45. Il s’agit ici de Ralph Waldo Emerson, essayiste, philosophe et poète américain, chef de file du mouvement transcendantaliste américain.
  46. « Man macht künstlerische auffallende Plakate, die zum Stillstehen zwingen, die bannen und nöthigen, für Champagner-Marken und Parfums?! Weshalb druckt man nicht diese Sätze Ermersons an allen Strassenecken auf künstlerische auffallende Plakate, die zum Stillstehen zwingen, die bannen und nöthigen?!? », « Emerson », traduction de Miguel Couffon, dans Peter Altenberg, Esquisses et nouvelles esquisses, Arles, Actes Sud, 1989, p. 272.
  47. « Denn sind meine kleinen Sachen Dichtungen?! Keineswegs. Es sind Extrakte! Extrakte des Lebens. Das Leben der Seele und des zufälligen Tages, in 2-3 Seiten eingedampft, vom Überflüssigen befreit wie das Rind im Liebig-Tiegel!”, « Selbstbiographie », traduction de Miguel Couffon dans Nouvelles esquisses viennoises, Arles, Actes Sud, 1984, p. 12.
  48. Karl Zieger, « La “modernité viennoise” : de la réception du naturalisme à une “mystique des nerfs” », Itinéraires, « Modernités occidentales et extra-occidentales », mars 2009. p. 148. [http://journals.openedition.org/itineraires/518].
  49. Id.
  50. Ewa Werth, « Vienne et Berlin, deux imaginaires opposés ? Le “sismographe” Hermann Bahr », L’Âge d’or, « La ville au temps des avant-gardes », novembre 2018, p. 8. [http://journals.openedition.org/agedor/3114].
  51. Ibid., p. 7.
  52. Gotthart Wunberg, Das Junge Wien, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1976, p. LXVII.
  53. Karl Zieger, « La « modernité viennoise » : de la réception du naturalisme à une « mystique des nerfs » », art. cité, p. 148.Je renvoie aussi à Jacques Dugast, « Les références esthétiques de la modernité viennoise », MaLiCE, « Littérature comparée et esthétique(s) », mars 2012. [https://cielam.univ-amu.fr/malice/articles/references-esthetiques-modernite-viennoise].
  54. Cette tragi-comédie a été commencée en 1904 et retravaillée jusqu’en 1927, et finalement est restée inachevée.
  55. Alfred Polgar, « Peter Altenberg », dans Histoires sans morale, op. cit., p. 241.
  56. Ibid., p. 243.
  57. « Was sind denn meine Skizzen?! Extrakte von Novellen, Was sind denn meine Aphorismen?! Extrakte meiner Skizzen. Was ist denn, wenn ich gar nichts mehr schreibe?! Extrakte meines Heiligen Schweigens!». « Splitter », dans Nachfechsung, Berlin, Fischer, 1916, p. 104.
  58. « Ich hasse die Retouche. Schmeiss es hin und gut –! Oder schlecht! Was machst das?! Wenn nur Du es bist, Du und kein Anderer, Dein heiliges Du ! ». Id.
  59. « […] eine natürliche organische Entlastung eines vollen, eines üvervollen Menschen ». Lettre de Peter Altenberg à Arthur Schnitzler datée de juillet 1894 (voir note 31).
  60. « […] die Ware kommt alleweil nicht. Ich bin so ein kleiner Handspiegel, Toilettespiegel, kein Welten-Spiegel ». Id.
  61. « Deshalb bin und bleibe ich doch nur ein Schreiber von “Muster ohne Wert” ». Id.
  62. « Wenige wollen es mir glauben, dennoch ist es so: mein Gehirn ist nicht fähig, sich dem Nachdenken über irgendeine Sache hinzugeben […] Ich denke nie nach – nie vor. Ich habe nie auch die geringste Ahnung von dem, was ich schreibe. Die Ereignisse des Tages scheinen sich, mir unbewusst, in mir selbst abzuphotographieren ». Extrait cité p. 260-261 par Andrew W. Barker dans l’article « “Ich hasse die Retouche”: Peter Altenberg’s letter to Arthur Schnitzler of July 1894 and its Consequences” », Modern Austrian Literature, Vol. 25, 3/4, Special Arthur Schnitzler Issue, 1992, p. 257-272.
  63. « Niemals las er durch, verbesserte, korrigierte. Seine Skizzen wanderten in eine grosse alte reisetasche in der Ecke seines Zimmerchens. Von dort nahm er sie einmal im Jahr heraus und schickte sie dem Lektor seines Verlegers S. Fischer in Berlin, der sie “ausmistete”, sichtete und ordnete ». Andrew W. Barker, art. cité, p. 258.
  64. Miguel Couffon, Peter Altenberg, op. cit., p. 44-45.
  65. Irène Köwer, Peter Altenberg als Autor der literarischen Kleinform, op. cit.
  66. Andrew W. Barker, « “Ich hasse die Retouche”: Peter Altenberg’s letter to Arthur Schnitzler of July 1894 and its Consequences », art. cit.Andrew W. Barker, Telegrams from the Soul. Peter Altenberg and the Culture of fin-de-siècle Vienna, op. cit.
  67. Peter Altenberg, Esquisses et nouvelles esquisses viennoises, op. cit., p. 294. « Die grösste Künstlerin vor allem ist die Natur und mit einem Kodak in einer wirklich menschlich-zärtlichen Hand erwirbt man mühelos ihre Schätze », dans « Kunst », Wie ich es sehe (Skizzen aus dem Wiener Alltagsleben).
  68. « Ich beurteile schon seit langem die Menschen nur nach minutiösen Details. Ich kann leider auf die “grossen Ereignisse” in ihrem Leben nicht warten, bei denen sie sich ganz “enthüllen”. Ich muss diese “Enthüllungen” bei den kleinsten Ereignissen bereits vornehmen können! Z.B. bei dem Stockgriff, dem Schirmgriff, den er oder sie sich aussucht. Bei der Krawatte, bei dem Stoff des Kleides, bei dem Hute, bei dem Hund, den er oder sie sich hält, bei tausend unscheinbaren Kleinigkeiten, bis zu dem Manschettenknopf herab […] Deshalb halte sie mich an Kleinigkeiten im Leben, an Krawatten, Schirmgriffe, Stockgriffe, einzelne Ausprüche, unmerkbare Kostbarkeiten, Perlen der Seele, die unter den Tisch rollen, und von niemanden aufgefunden werden! ». Peter Altenberg, “Kleinigkeiten”, dans Bilderbögen des kleinen Lebens, Berlin-Westend, Erich Reiss Verlag, 1909, p. 182.
  69. La célèbre phrase de Zola se trouve dans une étude consacrée à Proudhon et Courbet, publiée dans le recueil de critiques Mes Haines (1866).
  70. Alfred Polgar, « Peter Altenberg », dans Histoires sans morale, op. cit., p. 242.
  71. L’expression est utilisée par Michel Biron dans son article « Huysmans et le “petit réalisme” », dans Pierre Popovic et Erik Vigneault (dir.), Les Dérèglements de l’art. Formes et procédures de l’illégitimité culturelle en France (1715-1914), Presses de l’université de Montréal, p. 197-212.
  72. Peter Altenberg, Nouvelles esquisses viennoises, op. cit., p. 12. « Denn sind meine kleinen Sachen Dichtungen ?! Keineswegs. Es sind Extracte ! Extracte des Lebens. Das Leben der Seele und des zufälligen Tages, in 2-3 Seiten eingedampft », « Selbstbiographie », Was der Tag mir zuträgt.
  73. Miguel Couffon émet l’hypothèse que c’est À rebours qui a permis de faire connaître à Altenberg les « petits tableaux » d’Aloysius Bertrand, sans que l’on puisse affirmer toutefois qu’ » Altenberg ait eu connaissance des fantaisies de celui que l’on peut considérer comme le créateur du genre, ni qu’il ait lu le Gaspard de la nuit » (se référer aux pages 40 et 41 de l’ouvrage Peter Altenberg, op. cit.). Sur les lectures françaises de Peter Altenberg, notamment Baudelaire, se référer à l’article de Norbert Bachleitner : « Peter Altenberg, la décadence et l’esthétique du poème en prose », Revue de littérature comparée, 2001/4, 300, p. 527-542.
  74. Emmanuel Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 6(2), 1998, p. 137-145.
  75. Michel Biron, « Huysmans et le “petit réalisme” », art. cité, p. 200.
  76. Id.
  77. Ibid., p. 201.
  78. Id.
  79. Georg Steiner, Une certaine idée de l’Europe, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005, p. 42.
  80. Id.
  81. Alfred Polgar, Histoires sans morale, op. cit., p. 227.
  82. « Son souhait le plus ardent était que cette chambre fût conservée après sa mort », écrit Werner J. Schweiger (« Peter Altenberg », dans Jean Clair, Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, op. cit., p. 337). Ce qui ne fut pas le cas. Une partie de ces photographies fut en effet dispersée dans des collections privées, mais on peut aujourd’hui en retrouver quelques pièces au Musée historique de la ville de Vienne.
  83. C’est d’ailleurs le sens du terme Prodromos, titre de son ouvrage édité par S. Fischer en 1906.
  84. Prodromos, Berlin, 1912, p. 62.
  85. Sur ces pratiques de réemploi de traductions au service d’une quête d’auctorialité, je renvoie à l’article de Clément Dessy dans ce même volume.
  86. Nouvelles esquisses viennoises, op. cit., p. 12. « Was man “weise verschweigt” ist künstlerischer, als was man “geschwätzig ausspricht” », « Selbstbiographie », Was der Tag mir zuträgt.
  87. Id., « Ich liebe das “abgekürzte Verfahren”, den Telegrammstil der Seele! ».
  88. « Ich werde immer kürzer in meinen Gedankengängen, und das heisst also immer besser, immer weniger Zeit raubend! Zum Schluss werde ich gar nichts mehr sagen. Das wird das beste sein ». « Splitter », Nachfechsung, Berlin, Fischer, 1916, p. 104.
  89. Boisson fortifiante inventée par la société allemande Bauer en 1898, et vendue ensuite dans le monde entier.
  90. « Eine Menge Menschen vertragen heutzutage nicht mehr ein Souper von 10 Gängen. Diesen gibt man eben Sanatogen […] So ist die Position des “Kabarett” dem “Theater gegenüber” ». Extrait d’un texte de Peter Altenberg daté de 1905, publié dans Bilderbögen des kleinen Lebens, Berlin-Westend, Erich Reiss Verlag, 1909, p. 164.
  91. « Ein Hort der kleinen grossen Kunst », Ibid., p. 164-165.
  92. Il cite dans le même texte : Yvette Guilbert, Mela Mars, Marya Delvard, Egon Friedell, Coquelin aîné, Girardi, Otto Tressler et la Niese.
  93. « Die könnten nämlich alle aus einem Nichts ein Alles machen », Ibid., p. 164.
  94. « eine Schicksalstragödie », id.
  95. Marc Henry (1873-1943), de son vrai nom Georges Achille Vaucheret – chansonnier, librettiste d’opéra, auteur et interprète de chansons françaises et allemandes – est l’une des figures marquantes des débuts du cabaret. À Münich avec Léo Greiner, il dirigea, entre 1899 et 1902, la revue franco-allemande, revue bimensuelle politique et littéraire. Il a participé à l’aventure du Chat Noir, fut co-fondateur du cabaret munichois Die Elf Scharfrichter, en 1901, avant de fonder à Vienne le cabaret Nachtlicht, puis le Fledermaus. Guillaume Apollinaire fit sa connaissance à Munich et resta en contact avec lui jusqu’à sa mort.
  96. Marya Delvard (1874-1965), de son vrai nom Maria Billère, s’est spécialisée dans le répertoire de la chanson populaire française et allemande. Son extrême pâleur et son allure sur scène, statufiée dans une longue robe noire, la tête penchée en arrière, furent popularisées par les affiches de Thomas Theodor Heine.
  97. Les Ateliers viennois ont été fondés en 1903 sous l’impulsion de l’architecte Josef Hoffmann, du designer Kolo Moser et de l’industriel Fritz Wärndorfer. Ce groupe s’est donné pour objectif de réconcilier l’artisanat et les arts majeurs, de diffuser l’art dans tous les domaines de la vie et de mettre l’esthétique de la modernité à la portée de chacun. Je renvoie à l’ouvrage de référence dirigé par Christian Brandstätter, Wiener Werkstätte. Les Ateliers viennois 1903-1932, Hazan, 2004.
  98. Wolfgang Greisenegger, « La mise en scène de théâtre », dans Jean Clair (dir.), Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, op. cit., p. 317.
  99. Extrait de la brochure rédigée par Peter Altenberg pour le cabaret Fledermaus, voir note 104.
  100. À la même époque, le petit format du théâtre, de la scène et de la salle est un thème récurrent dans plusieurs projets d’avant-garde en Europe. C’est en 1906 que Max Reinhardt ouvre son Kammerspielhaus à Berlin et en novembre 1907 que Strindberg crée l’Intima Teater à Stockholm. À Vienne, les architectes Otto Wagner (1902) et Josef Hoffmann (1910) ont travaillé à des projets de construction de « petits théâtres » qui ne verront finalement jamais le jour.
  101. Das Friedell-Lesebuch, Munich, Beck, 1988.
  102. Andrew Barker, Telegrams from the Soul, op. cit., p. 127.
  103. C’est d’ailleurs aussi en 1913 que les Ateliers viennois, en faillite, cessèrent leur activité de production.
  104. Fremden-Blatt, 21 mars 1909, cité par Andrew Barker, Telegrams from the Soul, op. cit., p. 125.
  105. La brochure et l’intégralité de son texte sont reproduits dans : Michael Buhrs, Barbara Lesàk et Thomas Trabitsch (dir.), Fledermaus Kabarett 1907 bis 1913. Ein Gesamtkunstwerk der Wiener Werkstätte. Literatur, Musik, Tanz, Christian Brandstätter Verlag | Österreichischer Theatermuseum, 2007, p. 154-170.
  106. « Das Theater und Kabarett “Die Fledermaus” will sich in keiner Weise mit irgendwelcher bestehenden, scheinbar ähnlichen Unternehmung vergleichen ». Ibid., p. 157.
  107. « Es will auf eigenen künstlerischen Anschauungen fussend, den fast verloren gegangenen, ursprünglichen Gedanken des Kabaretts wieder aufnehmen, erneuern, ausbauen und weiterführen, unbekümmert darum, dass er, seit seinem Auftauchen vielfach gemissbraucht, und wie wir wohl wissen, gezwungen wurde, unkünstlerischen Zwecken zu dienen ». Id.
  108. « Das Kabarett sei also, ideal gedacht, ein Hort der kleinen grossen Kunst! Nicht alle Vögel sind Lämmergeier, Seeadler, Kondor, und erheben sich 12000 Fuss in die eisigklaren Lüfte, um Umschau zu halten über ganze Länderstrecken! Es gibt auch wertvolle entzückende kleine Vöglein wie der Zaunkönig, der Eisvogel, die Haubenmeise. Sie sind vielleicht noch origineller, merkwürdiger, ja bewundernswerter als die Riesenvögel! Ähnlich verhält es sich mit den Klein-Künstlern! Sie erheben sich nie 12000 Fuss über die Erde wie Ibsen, Gerhard Hauptmann, Hamsun, Strindberg, Maeterlinck. Aber sie huschen unbeschreiblich anmutig über die Erde hin, durch Wiesengräser und Gebüsche, und erfreuen ebenfalls durch ihre “Klein-Künste” des lebendigen Lebens! ». Bilderbögen des kleinen Lebens, op. cit., p. 164.
  109. Peter Altenberg écrit dans son texte intitulé « L’Art » : « nous voulons maintenant te rendre vivant, te rapprocher de la vie de tous les jours, toi l’Art, fantôme sans chair ni sang ! Nous allons te faire pénétrer dans le moment vécu, afin que tu aies une action fructifiante et enrichissante sur les êtres humains de tous les jours ! […] Vivre sa vie avec art, c’est l’art de la vie ! Nous voulons marier l’art, cette chose exceptionnelle, avec le quotidien », dans « Une femme est un état de notre âme », Esquisses et nouvelles esquisses viennoises, op. cit., p. 294.
  110. « Muss man denn alle Perlen in eineinhalbstündige Operetten versenken und von geschickten Tauchern erst herausfischen lassen?!?! Das Kabarett erspare dem zahlenden Publikum diese Mühe! Es bringe die Perlen und lasse den Schlamm und die Wertlosigkeiten abrinnen — So Machen es ja auch die Perlenfischer », Bilderbögen des kleinen Lebens, op. cit., p. 165.
  111. Laurent Bihl et Julien Schuh, « Les Cabarets montmartrois dans l’espace urbain et dans l’imaginaire parisien, laboratoires des avant-gardes et de la culture de masse (1880-1920) », COnTEXTES, 2017, 19. [http://journals.openedition.org/contextes/6351].
  112. Ibid.
  113. Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Armand Colin, coll. « U, 2010 », chapitre 9, « L’émergence de la culture de masse ».
  114. Peter Vergo « La Wiener Werkstätte 1903-1913. Le paradis terrestre et le chemin de la ruine », dans Jean Clair (dir.), Vienne 1880-1938, op. cit., p. 274.
  115. Voir note 5.
  116. La citation, en français dans le texte, est tirée de l’« Avant-propos » de Les Choses comme je les vois / Wie ich es sehe.
  117. Andrew Barker analyse de manière convaincante les liens qui unissent l’art de Kafka et celui d’Altenberg, notamment les liens entre Ein Bericht der Akademie d’une part et Der Affe Peter et Ungeziefer d’autre part. Par ailleurs l’esquisse « Die Hungerkünstlerin » (Bilderbögen des kleinen Lebens) pourrait avoir inspiré la nouvelle de Kafka « Ein Hungerkünstler » (1922).
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 31
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
20 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Thérond, Florence, « Peter Altenberg et le ‘petit art majeur’ », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 134-154 [en ligne] https://una-editions.fr/peter-altenberg-et-le-petit-art-majeur/ [consulté le 04/06/2025].
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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