Écoute-moi, petit : une fois dans cette mine de la falaise du Tarnagas, j’ai pleuré, j’avais quatorze ans, le mineur, un gavot de Lozère dur comme un chêne m’avait laissé seul en me donnant l’ordre de faire le chargement. Tu sais comme le travail est pénible certains jours. J’étais fatigué et en sus les chantiers d’en bas tiraient les uns à la suite des autres et m’envoyaient leur fumée. Nous n’étions que les deux, ma lampe et moi, dans le chantier ; je savais que les lendemains seraient mornes pareillement, je me suis senti sans force. Je me suis assis et j’ai pleuré comme un gosse que j’étais devant la misère de la vie. Et puis à ce moment j’ai senti dans l’air une odeur de mandarine. Un mineur dans l’arrivée d’air épluchait une mandarine. Ce devait être l’heure de la soupe. Le parfum était rassurant, je n’étais plus seul, les profondeurs de la terre se peuplaient d’hommes. (Alleman 2002, Les prouesses extraordinaires du grand Zapata).1
L’exploitation minière est un processus destructif incontournable, irréversible. Pourtant, le milieu souterrain des mines anciennes a ceci de particulier qu’il est un conservatoire où sont intimement préservées les traces de l’activité humaine : traces d’outils liées à l’abattage, traces de suie liées à l’éclairage, traces relatives au cheminement des mineurs et de leurs fardeaux sur le sol des galeries ou encore traces de vie quotidienne. Ces traces innombrables, uniques, couvrent la roche dans un espace tridimensionnel, au sol, sur les parois, comme au toit des ouvrages2.
Indices, traces, empreintes : à quelles conditions ces éléments sont-ils susceptibles d’être livrés à une interprétation rationnelle au même titre que l’artefact ?
Marques d’outils, indices de procédés ou empreintes fugaces, abandonnés sur le sol, les traces imprimées dans la roche ou les stériles abattus, parfois figés, fossilisés par la calcite, renferment une multitude d’informations relatives aux techniques d’abattage, aux gestes ou à la progression des mineurs. Selon l’angle d’observation, la perception de l’observateur, l’intensité de l’éclairage, ces traces sont visibles à l’œil nu. Il en est d’autres, ténues, dont la pertinence demande une certaine acuité. Pour qui tente de les déchiffrer et d’en comprendre le sens, la trace ouvre une multitude d’interprétations possibles. Dans certains cas, seule l’expérimentation peut apporter une réponse.
Nombre d’entre elles ont été pour partie effacées, détruites par les travaux antérieurs ; c’est le cas lorsque les exploitations modernes à la poudre ont élargi les galeries et foudroyé certaines zones excavées. Pourtant les indices d’exploitations anciennes restent visibles. Langage à part entière, leur lecture requiert une forme d’expérience dans le raisonnement qui les accompagne.
Les déchets qui jonchent le sol des galeries sont eux aussi porteurs d’informations souvent inédites sur les techniques d’abattage en présence. L’analyse tracéologique des éclats de roches permet de distinguer l’impact de l’outil tout autant que la puissance du coup et le rendement en rapport avec le volume de défruitement.
Dans le monde souterrain des Indes noires de Jules Vernes, la trace s’identifie au vestige : vestigium, étymologiquement la trace de pas. La recherche, l’identification des traces, leur analyse, l’élaboration d’hypothèses et la quête d’indices, participent pleinement de l’investigation souterraine.
Aux origines de la trace… l’abattage au rocher
Grand pourvoyeur de traces manifestes, l’abattage – et donc la percussion manuelle – est une opération fondamentale. Selon les périodes, le mode d’abattage évolue et avec lui, les caractéristiques des traces : traces punctiformes, linéaires, diffuses et leurs corollaires, stries courtes, allongées, courbes… À l’intérieur d’un même procédé peuvent se substituer plusieurs variantes révélatrices d’un outillage spécifique, mais aussi d’un savoir-faire propre à chaque ouvrier.
Dans les réseaux souterrains, le travail omniprésent imprime sa marque : abattage au rocher avec un maillet en roche ou métallique (percussion lancée), abattage au pic et au coin en utilisant le bois dur ou un andouiller à partir des joints de faiblesse de la roche (percussion posée, levier de force), abattage au marteau et à la broche (percussion posée), abattage au feu3.
Dans les mines du Laurion, la taille dans les marbres, une roche particulièrement dense et résistante, s’effectuait manuellement à la pointerolle et vraisemblablement au moyen de pics dans les roches plus friables comme les schistes.
La pointerolle est l’outil emblématique du Laurion. C’est une pointe ou ciseau effilé en métal terminé d’un côté par une tête sur laquelle l’ouvrier frappait à l’aide d’une massette. Cet outil était tenu à la main, voire emmanché.
Quelques spécimens sont conservés au musée de Lavrio. Les barres de fer, comme celles visibles au musée de Saint-Germain-en-Laye, ont été utilisées pour dérocher les amas minéralisés dans les chantiers profonds.
Le mineur tenait la pointerolle d’une main, la pointe appuyée sur le rocher, et de l’autre, la frappait. Dans ce dispositif, le contact est continu entre la roche et la force instantanément dirigée. La percussion est majoritairement unidirectionnelle, mais peut intervenir sur plusieurs plans de l’espace. L’utilisation de la percussion indirecte est avérée dans tous les travaux du Laurion, particulièrement dans les puits et les galeries de recherche ou de traçage4.
Dans les galeries, les traces de progression sont omniprésentes. Elles sont matérialisées par une multitude de stries subparallèles curvilignes, parfois équidistantes sur les parois ; elles indiquent à la fois le sens de creusement des travaux et la posture initiale du mineur au front de taille. Ces traces, souvent régulières, marquent les parois des conduits du Laurion et en sont l’une des caractéristiques. Les traces encore visibles révèlent en réalité les derniers enlèvements destinés à parachever le travail. Elles exposent une succession régulière et rythmée des coups portés sur la roche, notamment au niveau des parements (fig. 1).
Chaque procédé a laissé ses empreintes, sa signature ; selon les types de percussions utilisées, percussion lancée et percussion posée5, le paysage souterrain en sera modifié.
À travers une approche multiscalaire, l’observation des traces permet d’appréhender une véritable grammaire des styles : le sens de progression, les stratégies employées, le déroulement des séquences d’abattage ou l’ordonnancement des opérations, la spécificité des tâches mises en œuvre, les variations à l’intérieur d’un même tronçon de galerie (calibrage, proportions, etc.), certaines incohérences techniques liées à la configuration du contexte, la fréquence de tailles, l’enchaînement des techniques et par là même des gestes, les postures, les gestes bimanuels, combinés…
Ce que nous livre la lecture des puits du Laurion en matière de torsion, correspond à la progression des chantiers en profondeur (Puits Perséphone). Dans certains puits, le phénomène d’emboitement est moins visible, mais des compartiments sont perceptibles dans les puits vrillés (Spi 14B) et sont nettement plus importants en volume. Ils pourraient correspondre à la masse de roche défruitée à partir d’une volée de gradins. C’est une hypothèse qui permettrait d’expliquer la particularité de certains puits dont le conduit apparait comme torsadé. Dans ces exemples, le décalage pourrait correspondre à la superposition de plusieurs volumes enlevés successivement au moyen de la technique des gradins droits. Le vrillage dextre ou senestre qui en résulte serait la manifestation d’une succession d’opérations menées par plusieurs équipes de mineurs se relayant par poste. La régularité de chaque compartiment ou volume excavé s’expliquant par la permanence des techniques utilisées. Le vrillage enregistré entre chaque compartiment pourrait être la résultante d’un changement de sens dans le mode opératoire et notamment dans la localisation du premier gradin enlevé. Les variations morphologiques de ces assemblages indiqueraient donc des niveaux de compétences ou plutôt des variations dans les niveaux de compétences motrices à l’échelle du chantier lui-même (fig. 2). Ces variations sont perceptibles à différents niveaux d’échelle. Les différences entre deux compartiments tiennent de variations infimes enregistrées dans l’observation des traces de pointerolles : intensité du coup porté, angle d’attaque, portée de l’incision et enfin régularité dans les séries de coups portées sur les parois. L’ouvrier porte ici la signature unique de son geste et au-delà, celle de son savoir-faire6.
Les fouilles entreprises en 1976, 1978 et 1980-1981 par P. Spitaels dans la mine du théâtre de Thoricos ont démontré l’utilisation de plusieurs types d’artefacts pour attaquer la roche dès le Bronze ancien7. La régularité des incisions indique un positionnement particulier de l’outil selon un angle maitrisé, intimement lié au geste, mais aussi à une anticipation de l’ouvrage à concevoir8.
Indices de passage, traces de vie
Quiconque parcourt les anciens travaux miniers du Laurion pour la première fois reste frappé par la singularité des passages, par la régularité des travaux d’ingénierie et par l’esthétique des puits et des galeries. Mais c’est surtout la perception des paysages miniers qui suscite le questionnement9 que les rares vestiges ne peuvent résumer : comment ces labyrinthes ont-ils été creusés et comment imaginer le travail de ceux qui ont façonné cet espace que l’archéologie redécouvre ? La trace est ici la marque indélébile d’une temporalité sans retour. Son interprétation exige un raisonnement particulier pour mettre en relation les indices. Le raisonnement indiciaire contribue alors à la fabrique du récit à l’émergence d’une forme de connaissance du passé.
Devant les accès des mines de Thorikos, ce sont des empreintes de pieds qui recouvrent par place les dalles à quelques mètres de l’entrée de certains ouvrages. Le dessin réalisé par piquetage suit dans le moindre détail le contour du pied qui apparait ici comme une signature du corps. La dimension des pieds ne fait aucun doute sur l’origine de ceux qui ont imprimé leurs traces sur la roche : il s’agit d’enfants et d’adolescents dont on peut supposer l’appartenance au monde de la mine. Ces empreintes voulues par ceux qui les ont façonnées ouvrent un registre d’interprétations qui demeure à l’état d’hypothèse. Ces traces invitent à reconstituer les personnes à l’origine de ces images, à retrouver une part d’humanité au-delà de la perception même de l’empreinte. Sous terre, les traces de trainage et de progression sont encore visibles pour quiconque s’aventure à les déchiffrer. Le sol des galeries abandonnées offre parfois des empreintes statiques. On trouve aussi des empreintes dynamiques qui révèlent une action. Dans les galeries du troisième contact, autrement dit par 110 mètres de fond, ont été retrouvées plusieurs traces de genoux témoins de progression dans l’argile : les traces d’un mouvement scellé par le concrétionnement, immobilisé par le temps (fig. 3).
Indices et traces
La découverte des indices et des traces, puis leur analyse détaillée selon une méthode partageable : ce chemin autorise la restitution d’un geste ou de séquences de gestes et d’activités humaines.
La démarche est identique à celle d’une enquête criminelle. Le raisonnement indiciaire conduit à risquer une hypothèse explicative, mouvante. Le premier livre du De doctrina Christiana d’Augustin distingue les choses et les signes, res et signa. Les signes renvoient aux indices, aux traces, à tout ce qui peut nous renseigner sur une action, un phénomène passé. Quant au savoir qui vise à déchiffrer des traces, il est aussi ancien que l’humanité. C’est le geste du chasseur immobile qui scrute les traces de la proie. Ginzburg dans son essai sur les traces, comme Zadig de Voltaire, reconstitue les faits à partir d’un raisonnement inductif. Il ne s’agit pas de rechercher la connaissance par elle-même, mais d’établir la vérité de faits passés : la marque d’un passage, d’un travail, ou encore l’empreinte d’un doigt, d’une main dans l’argile10.
Le paradigme de l’indice recherche le détail invisible, la trace à peine perceptible, fuyante. À l’instar d’une scène de crime, l’analyse des traces dresse un constat et permet au-delà de déchiffrer une histoire. Dans l’obscurité des galeries, le moindre détail compte tout autant que l’ensemble des faits qu’ils évoquent. Ces traces participent d’une réalité historique complexe. Pour autant Zadig ne peut s’affranchir, en formulant ses hypothèses, d’une expérience antérieure. C. Ginzburg souligne la portée épistémologique de ce paradigme pour les sciences humaines qui repose, selon lui, sur cette hypothèse méthodologique :
Si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent – traces, indices – qui permettent de la déchiffrer.11
La méthode indiciaire ou l’interprétation des indices
Il nous arrive parfois de réfléchir seul dans la pénombre de galeries inviolées depuis des millénaires, devant les traces de ceux qui se sont heurtés à la pesanteur du fond, à l’âpreté de la matière, à l’obscurité des chantiers.
Comment imaginer le son rythmé des coups de pointerolle, le fracas des roches que l’on trie, le langage furtif des gestes, la lueur blafarde des lampes à huile. Indices et traces sont la mémoire des gestes accomplis, génération après génération, jusqu’à épuisement du gisement. Que reste-t-il de la mémoire sinon quelques traces infimes inscrites dans la roche, témoins d’une épopée à jamais révolue ?
La trace est-elle ce chemin vers la mémoire ?
L’intérêt de l’empreinte sur le sol ou les parois d’une galerie de mine ou d’un puits n’est pas seulement esthétique ou émotionnel (fig. 5) ; les traces interrogent au premier plan le visiteur souterrain. Les détails les plus anodins, ce que C. Ginzburg nomme à proprement parler les singularités, sont porteurs d’éléments collectifs, tel un microcosme au sein duquel se dissimule le sens des événements12. Il confirme l’existence d’une connexion complexe censée expliquer les phénomènes superficiels. Ces connexions enfouies, une fois mises au jour, sont immensément productrices de discours et de sens.
Pourquoi j’ai toujours ressenti les mineurs, confrontés à cette détresse du fond, à l’impassibilité muette de la pierre, leur retour dans la lente escorte des sols et l’invasion d’amertume des galeries, comme les êtres natifs et vulnérables d’un monde. Comme des revenants, saluant le jour depuis le poids austère et miséricordieux de leur disparition.13
Faire sens : paradoxalement, un tel constat amène à poser une réflexion sur les modalités d’exploration des mines anciennes. Dans les mines du Laurion en Grèce, l’abondance et la fragilité de certaines traces devant la progression des recherches nous ont parfois amenés à renoncer à poursuivre l’exploration afin de préserver l’intégralité de ces vestiges de l’éphémère.
Toute incursion dans le milieu souterrain porte immanquablement atteinte à l’environnement, au contexte archéologique. Or le moindre indice peut se révéler décisif dans la compréhension ou l’interprétation de certains phénomènes. L’intervention humaine après des siècles d’abandon doit être à la mesure des enjeux. La sanctuarisation d’espaces où se mêlent traces d’outils et marques de progression constitue dans ce sens une impérieuse priorité.
Document archéologique à part entière, la trace est une inscription, volontaire ou non, du corps et du geste (fig. 4). Mise au jour de la seule lumière artificielle des frontales, elle ouvre une multitude d’interprétations possibles, à commencer par la mise en récit d’une archéologie intimement liée à l’humain.
Bibliographie
- Alleman, M. (1954) : Les prouesses extraordinaires du grand Zapata, Paris.
- Bessac, J.-C. (1986) : L’outillage traditionnel du tailleur de pierre de l’Antiquité à nos jours, RAN Suppl. 14, Paris.
- Bril, B. (1991) : Les gestes de percussion : analyse d’un mouvement technique, in : Chevallier, D. dir. : Savoir-faire et pouvoir transmettre : transmission et apprentissage des savoir-faire et des techniques. Collection Ethnologie de la France cahier 6, Paris, 61-80.
- Ginzburg, C. (1989). Traces. Racines d’un paradigme indiciaire, in : Ginzburg, C. éd. : Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, 139-80.
- Ginzburg, C. (2010). Le Fil et les Traces : vrai faux fictif, trad. Martin Rueff, Paris.
- Laupin, P. (2002) : Les visages et les voix. Le chemin de la Grand-Combe.
- Leroi-Gourhan, A. (1964) : Le geste et la parole : La mémoire et les rythmes (Vol. 2), Paris.
- Morin, D., Rosenthal, P., Photiades, A., Delpech, S., Jacquemot, D. (2020) : Aegean mining technologies in Antiquity: a traceological approach: the Laurion mines (Greece), in : Sheedy, K. A., Davis, G. dir. : Mines, Metals, and Money: Ancient World Studies in Science, Archaeology and History, Metallurgy in Numismatics, vol. 6, London special publication n°56, 23-41 et Geological map of Spitharopoussi area (Lavrion district) in scale 1:5.000.
- Morin-Hamon. H. (2013) : Les ateliers de minéralurgie des minerais de fer d’altération du XVIIe au XIXe siècle. Empreintes dans les paysages et approche spatiale, in : Janot, F., Giuliato, G., Morin, D. dir. : Actes du colloque Indices et Traces la mémoire des gestes, Nancy, 75-87.
- Morin-Hamon, H., Morin, D. (2006) : L’impact des activités minières et minéralurgiques dans les paysages. Géoarchéologie et archéologie minière, in : 4000ans d’Histoire des Mines. L’exemple de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Mélanges Jean-Paul Jacob. Actes des Rencontres Nationales de Châteaudouble, Publication DVD.
- Ploux, S. (1989) : Approche archéologique de la variabilité des comportements techniques individuels ; L’exemple de quelques tailleurs magdaléniens à Pincevent. Thèse de doctorat. Université de Paris X.
- Waelkens, M. (1990) : Tool Marks and Mining Techniques in Mine No 3, in : Thoricos IX-1977/1982, 115-143.
- Willis, L. (1994) : Firesetting Technology, in : Bulletin of the Peak District Mines Historical Society, 12, 3, Historical Metallurgy Society. Special Publication: Mining before Powder. Ambleside Conference, 25-27th of March 1994, vol. 12, no 3, 1-8.
Notes
- Alleman 2002.
- Morin et al. 2020.
- Willis 1994.
- Morin et al. 2020.
- Leroi-Gourhan 1971 ; Bessac 1987.
- Ploux 1989.
- Waelkens 1990.
- Bril 1991.
- Morin-Hamon 2013 ; Morin-Hamon & Morin 2006.
- Ginzburg 1989.
- Ginsburg 1986 : Traces. Racines d’un paradigme indiciaire, pp. 218-294 ; in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire. Nouvelle édition augmentée, revue par Martin Rueff, Verdier, 2010.
- Ginsburg 1989.
- Laupin 2001.