Voici un ouvrage précieux, riche d’une réflexion profonde, elle-même nourrie d’une expérience géographique longue et diverse. Paul Claval nous livre ici une étude non seulement fondée sur l’analyse des grandes mutations de la géographie humaine de ses débuts jusqu’à nos jours, mais aussi une interprétation éclairée par son propre engagement tout au long de sa vie. Loin d’un militantisme de circonstance ou à courte vue, son engagement n’a eu de cesse de fournir des explications du monde contemporain, et ce, en cherchant ce qu’il y a de meilleur dans les travaux intellectuels quels que soient leurs éventuelles tendances politiques, quelles que soient leurs disciplines scientifiques, quels que soient leurs pays d’origine. Paul Claval a toujours entretenu un dialogue étroit avec des traditions intellectuelles et des spécialistes de nombreux pays. Parmi eux, l’Italie, la Grande-Bretagne, le Québec, les États-Unis, le Brésil ont largement contribué à nourrir sa réflexion et à lui donner sa portée internationale. Au-delà de ses limitations bibliographiques, ce dernier ouvrage repose grandement sur cette expérience internationale.
Encore jeune géographe, il avait publié en 1964 un Essai sur l’évolution de la géographie humaine qui tranchait avec les pratiques habituelles : il y faisait part, avec le grand talent qui est le sien pour mêler synthèse et interprétation, des sources du malaise qu’il percevait alors et des nouvelles avenues de recherche qui se dessinaient internationalement. Près de 60 ans plus tard, il revient sur la question. Mais ce Nouvel essai, tout en mettant à jour les grandes étapes de l’évolution de la géographie humaine, est d’une facture différente à bien des égards. La forme de l’essai est plus accusée. Elle permet à Paul Claval d’être plus présent dans une narration dont il est un des personnages. Partie prenante de l’évolution de la recherche tant en France qu’à l’étranger, il se trouve en position de témoin, de commentateur, de critique et d’acteur vis-à-vis des grands enjeux de la pensée géographique. L’essai permet aussi d’apporter une dimension tout à fait nouvelle à sa présentation : conscient que la géographie est toute traversée, surtout depuis les années 1960, par les théories sociales qui ont pris un grand ascendant dans la société contemporaine, Paul Claval a choisi de se concentrer sur certains aspects de la philosophie et des sciences sociales. Il cherche moins à en montrer l’application en géographie qu’à remonter à leur force et à leurs présupposés. C’est là une grande originalité de cet ouvrage dans le paysage des publications géographiques. En effet, il va bien au-delà de l’examen de l’impact des théories sociales en géographie humaine ; il renverse aussi la démarche, en refusant le confort de simplement importer une pensée qui se fabrique hors de sa discipline – confort adopté par de nombreux géographes adeptes des modes ou des positions orthodoxes du moment. Dans cet essai, c’est le spécialiste de géographie qui revisite ces théories pour mieux en caractériser les tenants et les aboutissants. Paul Claval, en se concentrant notamment sur les contributions-phares de Pierre Bourdieu et surtout de Michel Foucault, offre un regard neuf et original, autant sur la pensée de ces auteurs que sur ses conséquences en géographie humaine.
C’est au prix de cet examen critique des théories issues des sciences sociales et de la philosophie que Paul Claval arrive non seulement à expliquer les mutations récentes de la géographie humaine mais aussi, et surtout, à dégager comment dépasser leurs limitations. Pour lui, l’approche culturelle, dont il s’est affirmé comme le grand promoteur et qu’il distingue de la géographie culturelle comme simple branche de la discipline, constitue la voie privilégiée à construire. Si elle conserve certains apports des théories sociales issues de la philosophie et des sciences sociales contemporaines, elle se situe aussi en rupture avec elles par son ouverture aux croyances et idéologies qui nourrissent la recherche d’« aux-delàs », d’« ailleurs », sur lesquels les êtres humains veulent fonder le sens de leurs actions. L’approche culturelle reprend à ce propos, en la développant, une contribution majeure mais trop négligée que l’auteur avait faite dès les années 1980 : les sciences sociales reposent en grande partie sur des mythes fondateurs. La volonté contemporaine de décrypter la face inconsciente du réel, inspirée de Marx, de Freud ou de Saussure, a souvent buté sur l’interprétation de ce qui est voilé. Et l’attrait quasi exclusif pour la critique des systèmes de domination s’est produit au détriment d’un effacement de la question environnementale au sein de la géographie humaine.
Avec ce Nouvel essai, Paul Claval invite à un regard scientifique sur le monde et les sociétés, qui ouvre sur des réflexions approfondies et passionnantes à propos du devenir de la liberté individuelle, des rapports de pouvoir, de la recherche des « aux-delà », de la crise de la « modernité occidentale ». Sa conception scientifique de la géographie humaine aborde par là les grandes questions philosophiques qui ne cessent d’agiter l’humanité, et débouche in fine sur la nécessité de se ressaisir du rapport humain à la nature.