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La production du plomb au Laurion
durant l’époque classique

par

Les mines du Laurion ont amplement contribué au destin exceptionnel de l’Athènes classique en produisant chaque année, durant les périodes d’intense exploitation, près de 20 tonnes d’argent converties1, pour l’essentiel, en monnaies. Toutefois, bien que systématiquement qualifiées de mines d’argent2, ces exploitations n’en étaient pas moins fondamentalement des mines de plomb. Le minerai lauréotique en renfermait environ 20 %, où l’argent n’était présent qu’à raison de 2 kg par tonne de plomb en moyenne3. Partant, pour obtenir une drachme d’argent de 4,3 g, environ 2 kg de plomb d’œuvre devaient être produits et traités. Dès lors, au regard des énormes quantités d’argent extraites chaque année, les masses de plomb générées par l’industrie lauréotique auraient été considérables : près de 1 400 000 tonnes en quatre siècles4.

La production du plomb au Laurion a cependant fort peu attiré l’attention5. Il s’agit pourtant d’un maillon important – pour ne pas dire essentiel – de l’industrie minière, qui soulève par ailleurs de nombreuses questions qu’il serait toutefois illusoire de résoudre sans un bilan préalable des informations disponibles ; ce sont ces prémices de futures recherches que je suis heureux d’offrir à Béatrice Cauuet.

L’intérêt modeste porté par les Modernes à cette industrie reflète parfaitement celui que les Anciens lui accordaient déjà. Sauf erreur, seul un stratagème exposé au livre II des Économiques attribués à Aristote s’y réfère explicitement6 : 

Πυθοκλῆς Ἀθηναῖος Ἀθηναίοις συνεβούλευσε τὸν μόλυβδον τὸν ἐκ τῶν Λαυρείων παραλαμβάνειν 
παρὰ τῶν ἰδιωτῶν τὴν πόλιν, ὥσπερ ἐπώλουν, δίδραχμον, εἶτα τάξαντας αὐτοὺς 
τιμὴν ἑξαδράχμου οὕτω πωλεῖν.

Pythoclès d’Athènes conseilla aux Athéniens d’acquérir au nom de l’État tout le plomb du Laurion que les particuliers avaient chez eux, au prix où ils le vendaient, c’est-à-dire deux drachmes, puis d’en taxer le prix à six drachmes et de le revendre7.

Ce témoignage soulève plusieurs questions, notamment l’identité de Pythoclès, que l’on identifie généralement à un contemporain de Démosthène, mort en 3188, situant ainsi l’épisode dans le dernier tiers du IVe s. Ensuite, on ne sait pas si sa proposition fut adoptée. Enfin, on ne précise pas quelle quantité de plomb s’échangeait contre 2 drachmes ; or, c’est là l’un des seuls prix attestés pour l’Attique. S’il s’agissait d’un talent9, ce serait alors le plus bas connu pour ce matériau10, ce qui n’a rien d’étonnant : l’activité minière lauréotique connut une croissance considérable dans les années 340 ; le plomb devait donc être disponible en très grandes quantités à l’époque de Pythoclès. Ce prix contraste en tout cas avec le seul autre attesté pour Athènes : en 408, le talent de plomb est vendu 5 drachmes11. Comme l’avait déjà bien vu G. Glotz12, ce prix élevé s’explique manifestement par la désorganisation des activités minières, à la suite de l’occupation de Décélie par l’armée spartiate. Les deux seuls prix attestés pour l’Attique risqueraient donc bien de ne pas être représentatifs de ceux qui y étaient habituellement pratiqués.

Le plomb occupait incontestablement une place importante dans le monde grec. Même si toute estimation chiffrée paraît hors d’atteinte, les secteurs qui en étaient grands consommateurs se laissent facilement identifier, en premier lieu la construction13 et la marine14. Le plomb intervenait dans de nombreux alliages15 et était utilisé pour la réalisation d’objets multiples : poids16, cachets17, boîtes18tesserae19, figurines20, tablettes de defixiones21 et plus largement support d’écriture22, pesons de filets de pêche23 ou de tisserands, matériau pour réparer les céramiques24, auxquels on pourrait ajouter les lampes25, sans oublier les tuyaux dont l’usage était évidemment beaucoup moins répandu qu’à l’époque romaine26. Il était également utilisé en cosmétique et en pharmacie27. Avec une production qui aurait pu atteindre jusqu’à 10 000 tonnes par an28, le plomb du Laurion subvenait sans doute très largement aux besoins des Athéniens et pas aux leurs uniquement : il était également exporté à l’étranger, dans des quantités malheureusement, elles aussi, impossibles à évaluer. Le témoignage le plus explicite est sans doute un compte de Delphes de 34129 mentionnant le versement, à Athènes, de 191 drachmes pour une taxe sur le plomb, identifiée par L. Migeotte30 comme un cinquantième frappant l’exportation de ce métal. Si l’on fixe le prix du talent de plomb lauréotique à c. 3 drachmes, la quantité acheminée à Delphes aurait été de plus de 3 000 talents, soit près de 80 tonnes. Pour le reste, seules les analyses élémentaires – plus particulièrement la caractérisation des isotopes du plomb – sont susceptibles de révéler que le plomb d’un objet fabriqué hors d’Athènes provient du Laurion ; nous en donnons ci-après une liste qui demanderait évidemment à être étoffée. R.H. Brill et J.M. Wampler31 identifiaient un lotus provenant du temple d’Artémis Orthia (Ve siècle) et des scellements dans une tombe lydienne (VIe s.) ; il faut y ajouter les pièces d’une hydrie et d’une oinochoé du VIe s. d’origine péloponnésienne32 ; des éléments d’épaves et/ou de leur cargaison, notamment celles de Porticello33, de Kyrenia et de Tektaş Burnu34 ; le métal de statuettes du temple d’Artémis Orthia35, une quinzaine d’objets retrouvés en Thrace, principalement en contexte funéraire36, ainsi que le plomb mêlé au bronze de la Chimère d’Arezzo37. Il serait bien évidemment illusoire de mesurer l’importance du Laurion dans l’approvisionnement en plomb du monde égéen uniquement sur base d’indices aussi infimes. Fort heureusement, le témoignage du Ps.-Aristote reproduit plus haut livre à cet égard un élément décisif : si Athènes avait pu se permettre d’augmenter le prix du plomb de 200 % à la fin du IVe siècle, c’est qu’elle occupait alors une position de quasi-monopole.

De ce commerce du plomb, nous n’avons plus guère comme témoins que de très rares lingots provenant d’épaves38. Néanmoins, seuls deux exemplaires issus de celle de Porticello33 et un autre de celle de Ma’agan Mikhael39 présentent la composition isotopique du Laurion40. Plusieurs lingots de plomb furent cependant retrouvés au Laurion. L’un d’eux, découvert à Kamariza au XIXe siècle, a intégré ensuite les collections du Musée de Saint-Germain-en-Laye41. Deux autres ont été illustrés par C.E. Conophagos42, l’un de sa collection personnelle, l’autre exposé au Musée du Laurion. On doit vraisemblablement y ajouter un quatrième exemplaire, celui qu’a illustré É. Ardaillon43.

La présence de tels lingots au Laurion pose tout naturellement la question des conditions de production sur place. Pour obtenir le plomb commercial, il fallait “revivifier” la litharge résultant de la coupellation au moyen d’une nouvelle fusion afin de chasser l’oxygène44. Or, plusieurs éléments laissent penser que cette opération n’était pas systématiquement pratiquée. Il y avait encore au XIXe siècle des quantités importantes de litharges au Laurion : C.E. Conophagos45 en dénombrait plusieurs centaines de tonnes. On peut penser qu’il devait y en avoir bien davantage à l’époque classique, car ces litharges furent probablement réexploitées dès les périodes hellénistique et romaine46. Par ailleurs, la litharge en tant que matière première avait de multiples usages47, et faisait également l’objet d’un commerce international, sans doute sous la forme de petits rouleaux48 retrouvés en grandes quantités au Laurion49.

Dans de telles conditions, il paraît bien illusoire de multiplier par 40050 les quantités d’argent sorties du Laurion pour estimer ainsi les masses de plomb produites, puisqu’une partie seulement de la litharge devait y être retraitée en plomb commercial. Tout l’enjeu consisterait à en évaluer la proportion, mais c’est a priori peine perdue en raison de l’indigence de notre documentation.

Il est de surcroît bien difficile d’identifier des vestiges liés à la production du plomb au Laurion. Des installations métallurgiques ayant servi à la refonte de la litharge ont été signalées à Assimaki51, Puntazeza52, Ari et Demoliaki53. On retrouve également de la litharge dans plusieurs ateliers (ἐργαστήρια), comme à Bolzari54 et à Gaïdouromandra55, souvent sous la forme d’une poudre très fine, comme à Agrileza56, Souriza57 et Thorikos58. Néanmoins, selon le dernier bilan dressé par G.D. Papadimitriou46, il s’agirait là du reflet d’opérations d’époques hellénistique et romaine, qui consistaient principalement à exploiter d’anciens déchets miniers pour en récupérer l’argent ; dans ces conditions, il n’y aurait donc plus de vestiges liés au travail du plomb pour l’époque classique.

À défaut d’être exhaustif, ce bilan est à tout le moins représentatif des différentes informations disponibles pour étudier la production du plomb au Laurion. C’est à partir de ces éléments épars qu’il convient à présent, par leur analyse serrée et leur mise en relation, de tenter de reconstituer les différents aspects de cette industrie afin de replacer adéquatement ce maillon essentiel au cœur de l’histoire minière du Laurion, notamment en l’insérant dans un modèle de rentabilité de ce secteur minier59.

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Notes

  1. Cf. Flament 2018, pour le détail de cette estimation.
  2. Xénophon, Revenus, IV, 1.
  3. Conophagos 1980, 21 ; Rehren et al. 2002.
  4. Conophagos 1980, 22 ; 145.
  5. Nous n’avons connaissance que d’une seule étude spécifique sur le sujet, celle de Papadimitriou 2000, qui se focalise sur les conditions de production ; on se reportera également à Ardaillon 1897, 117-120, et Conophagos 1980, 331-337.
  6. Et encore fallut-il émender le texte des manuscrits pour retrouver l’information : Perdrizet 1899.
  7. [Aristote], Économiques, II, 36, trad. A. Wartelle (C.U.F.).
  8. Notamment Descat 2004, 395. Sur ce personnage, Davies 1971n12444.
  9. Boeckh 1857, 47 ; Burford 1969, 181, n. 1.
  10. À Épidaure au IVe s., le talent de plomb se paie entre 1,5 et 3 drachmes éginétiques (= respectivement c. 2 dr. 1 obole et c. 4 dr. 2 ob. attiques) : Burford 1969, 181. À Delphes, entre 2,5 et 3 dr. le talent : Treister 1996, 251 ; à Délos, au début du IIIe s., 4 dr. ; vers 250, 7 dr. : Glotz 1913, 27.
  11. IG I³ 476, ll. 296-299.
  12. Glotz 1912, 170.
  13. Orlandos 1966, 177 sqq.
  14. Eiseman & Ridgway 1987, 10-25.
  15. Ramin 1977, 181 ; Craddock 1977.
  16. Cordella 1869, 105. On renverra désormais à propos des poids antiques à la base de données Pondera Online (https://pondera.uclouvain.be).
  17. Jongkees 1950, 299.
  18. Une boîte provenant du Laurion est illustrée dans Boucher, à paraître.
  19. Krysko 1979, 56.
  20. Cf. la liste dans Nriagu 1983, 254-255.
  21. Peek 1941.
  22. Vinogradov 1998 pour la région du Pont ; pour Athènes : Kroll 1977.
  23. Eiseman & Ridgway 1987, 33.
  24. Conophagos 1980, 361, fig. 15-2.
  25. Ardaillon 1897, 120.
  26. Cordella 1869, 106.
  27. Stevenson 1955 ; Katsaros et al. 2010.
  28. Pour 20 tonnes d’argent, si le rapport argent/plomb est d’environ 1/500.
  29. CID II, 32, ll. 5-6.
  30. Migeotte 2014, 511.
  31. Brill & Wampler 1967, no 6 et 66 ; cf. à propos de la validité de ces résultats : Stos-Gale & Gale 2009, 203.
  32. Brill 1970, 149 ; 162 no Pb-654 et Pb-656.
  33. Eiseman & Ridgway 1987, 53-60.
  34. Brown 2011, 67.
  35. Davis & Vickers 2001.
  36. Kuleff et al. 2006.
  37. Stos-Gale 1992.
  38. Brown 2011.
  39. Brown 2011, 123.
  40. Treister 1996, 100, estime qu’un des lingots de l’épave de Giglio pourrait également être d’origine lauréotique.
  41. Boucher, à paraître.
  42. Conophagos 1980, 331-332, figg. 13-1 et 13-2.
  43. Ardaillon 1897, 118, fig. 25. Bien qu’il ait parfois été confondu avec celui de Saint-Germain-en-Laye (notamment Eiseman & Ridgway 1987, 54, n. 55 ; 55, n. 59), il ne peut s’agir du même exemplaire, car ses dimensions ne correspondent pas et il porte une marque en forme de motif végétal.
  44. Conophagos 1980, 331 sqq ; Papadimitriou 2000.
  45. Conophagos 1980, 310.
  46. Papadimitriou 2018.
  47. Rehren et al. 1999.
  48. Domergue 1990, 507.
  49. Conophagos 1960, 142. Un tube trouvé à Corinthe proviendrait du Laurion : Brill & Wampler 1967, n° 21.
  50. Conophagos 1980, 22.
  51. Oikonomakou 1994.
  52. Papadimitriou 2000, 118 ; 122.
  53. Tsaimou et al. 2015.
  54. Kakavoyannis 1984.
  55. Liagouras & Kakavoyannis 1976.
  56. Papadimitriou 2000, 120.
  57. Papadimitriou 2012.
  58. Rehren et al. 1999.
  59. Flament 2018.
ISBN html : 978-2-35613-537-7
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Comment citer

Flament, Christophe, “La production du plomb au Laurion durant l’époque classique“, in : Meunier, Emmanuelle, Fabre, Jean-Marc, Hiriart, Eneko, Mauné, Stéphane, Tămaş, Călin Gabriel, Mines et métallurgies anciennes. Mélanges en l’honneur de Béatrice Cauuet, Pessac, Ausonius Éditions, collection DAN@ 9, 2023, 261-266, [en ligne] https://una-editions.fr/production-du-plomb-au-laurion-durant-l-epoque-classique [consulté le 27/10/2023]
doi.org/10.46608/dana9.9782356135377.29
Illustration de couverture • de Paul Cauuet
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