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Quand le majeur devient mineur : marionnettes et drame religieux dans les cercles littéraires et artistiques de la fin du XIXᵉ siècle 

Écoutez donc, amis, comme de vrais enfants ;
Oubliez, pour un soir, que vous êtes savants.
Maurice Bouchor, Noël ou le Mystère de la Nativité.

Dans une France qui, sous la Troisième République, se considère toujours comme la « fille aînée de l’Église », édifie des basiliques à Paris ou à Lyon, croit aux apparitions mariales et nourrit des vocations mystiques telles que celles de « la petite Thérèse » à Lisieux, l’érosion des pratiques religieuses et la sécularisation croissante de la vie sociale n’en sont pas moins patentes, confirmant un processus de « déchristianisation » contre lequel s’élève la communauté catholique, et qui se manifeste notamment dans le conflit entre l’État et l’Église à propos du système d’enseignement.

Les années 1880 et 1890 voient s’accentuer cette déchristianisation, tout particulièrement dans les cercles littéraires et artistiques de la capitale qui se partagent entre agnosticisme, libre-pensée, fascination pour les spiritualités orientales, théosophie ou occultisme. Les productions artistiques directement inspirées par le culte catholique, pour leur part, sont généralement discréditées pour leur mièvrerie et leur sentimentalisme – ce qu’on désigne alors comme le « style saint-sulpicien ».

C’est pourtant dans ce contexte, bien peu favorable aux expressions de la foi chrétienne sur les terres de l’art « à fort capital symbolique » (pour reprendre la distinction établie par Pierre Bourdieu1), qu’on assiste à partir de la fin des années 1880 à un regain de vitalité du drame religieux : épisodes de l’Ancien Testament, scènes de la Nativité, vies de saints et de martyrs. Ces représentations, toutefois, trouvent leur écho le plus favorable dans une branche mineure des arts de la scène, les théâtres d’ombres et de marionnettes : Petit-Théâtre de la Galerie Vivienne, Théâtre des Pantins, Théâtre d’ombres du Chat-Noir… Toutes ces réalisations sont saluées par la critique qui reconnaît alors dans le théâtre de formes animées l’instrument idéal pour la représentation de pièces d’inspiration religieuse.

L’étonnement de Léon Bloy

Écoutons par exemple l’aveu exprimé par Léon Bloy, écrivain catholique et polémiste, un jour de février 1891 :

J’eus, l’autre jour, la curiosité de voir et d’ouïr, au petit théâtre des Marionnettes de la Galerie Vivienne, le Noël de Maurice Bouchor […].
J’allais là, je le déclare, supérieurement armé, treillissé, caparaçonné et même grillagé de scepticisme. Ma défiance est à peu près infinie de ces démarquages d’un passé brûlant de foi, au profit des ambitions marécageuses d’une esthétique de mécréants.
…] je me croyais à peu près certain d’avaler, trois heures durant, quelque sous-pastiche des sublimes divertissements sacrés dont le Moyen-Âge attisait son cœur en édulcorant sa misère, et cela conçu dans l’odieux esprit des restitutions archaïques où s’enlise depuis si longtemps déjà la littérature française.
Comment prévoir que j’allais trouver, dans cette pauvre petite salle, une émotion telle qu’après trois jours de lapidation, d’écartèlement et de trépan, je n’ai pas encore cessé d’en être rempli2 ?

Cet étonnement et cette émotion, le public du Petit-Théâtre dirigé par Henri Signoret et Maurice Bouchor semble les avoir largement partagés : ouverte trois ans auparavant comme un théâtre où représenter les chefs-d’œuvre de la littérature dramatique boudés par les grandes scènes (La Tempête de Shakespeare, Le Gardien vigilant de Cervantès, Les Oiseaux d’Aristophane…), cette « pauvre petite salle » où prennent tout de même place 250 spectateurs du Tout-Paris littéraire et artistique, obtient ses plus grands succès avec deux œuvres de Bouchor, Tobie (1889) et ce Noël ou le Mystère de la Nativité (1890), ce qui encourage l’écrivain à y présenter en 1892 La Légende de sainte Cécile et La Dévotion à saint André. Les critiques sont unanimes à saluer la réussite de l’alchimie qui s’opère, dans ces spectacles, entre la gestuelle hiératique des marionnettes à clavier construites par le sculpteur Jean-Baptiste Belloc et les drames religieux de Bouchor. « Nous avons eu là quelques minutes rares et vraiment exquises », écrit Jules Lemaître.

La poupée qui figure la Vierge, presqu’immobile, et dont le front s’incline seulement un peu vers l’Enfant pour lui chanter une berceuse, est adorable de candeur liliale, et aussi belle en vérité dans la lumière dont elle est baignée, que les plus pures et les plus naïves vierges des Primitifs3.

Quant à Anatole France, s’adressant aux marionnettes du Petit Théâtre, il s’exclame dans sa chronique « La Vie littéraire » du Temps : « il n’y a plus que vous aujourd’hui pour exprimer le sentiment religieux4 ! »

Les tentatives d’exprimer ce sentiment sur de grandes scènes et avec des acteurs de chair et d’os, pourtant, ne manquent pas : préparant le « renouveau littéraire catholique » des premières décennies du XXe siècle, la fin du XIXe voit se multiplier, dans les théâtres de la capitale, les représentations de drames sacrés. Après un essai encore isolé, La Vierge de Charles Grandmougin mise en musique par Jules Massenet (1880), vient L’Amante du Christ de Rodolphe Darzens, mise en scène au Théâtre Libre en 1888. Poussée par Sarah Bernhardt, La Passion d’Edmond Haraucourt est donnée en lecture publique en 1890, puis régulièrement représentée pour les fêtes de Pâques, les années suivantes, au Théâtre d’Application, au Châtelet, au Théâtre de la Porte Saint-Martin puis à l’Odéon5. Charles Grandmougin fait jouer Caïn en 1890, L’Enfant Jésus puis le Christ en 1892. En cette même année 1892, Joseph Fabre publie Jésus, « mystère en cinq actes » et Antoine Chansroux La Passion de Jésus, « drame en cinq actes et en vers ».

En dépit de leurs succès publics, ces œuvres suscitent les réticences de beaucoup de critiques, d’artistes et d’écrivains. Ce sont bien là les « sous-pastiche[s] des sublimes divertissements sacrés » du Moyen Âge que vitupère Léon Bloy, des exercices de drames versifiés qui ne rencontrent, au mieux, que l’adhésion polie des feuilletonistes. Après avoir cité quelques vers du Christ, le « drame sacré » de Grandmougin, Francisque Sarcey, dans Le Temps, ironise :

[…] il me semble entendre là ce que les vieux professeurs de rhétorique appelaient un développement, un brillant développement, quand ils donnaient à la classe une matière de vers latins. Les alexandrins de M. Grandmougin ont quelque ressemblance avec les hexamètres que nous perpétrions autrefois, quand nous nous envolions, sur l’aile du Gradus, dans les champs sacrés de la poésie virgilienne6.

Surtout, la réception de ces œuvres dans la presse confirme le bien-fondé des préventions de Maurice Bouchor, reprises par Anatole France, contre l’incarnation par des acteurs de théâtre des épisodes de l’Histoire sainte. À lire les comptes rendus, la transposition du Nouveau Testament dans les cadres ordinaires des productions parisiennes semble rien moins qu’évidente : le souvenir des spectacles profanes joués dans les mêmes salles, celui des rôles précédents des comédiens (et plus encore des comédiennes), les trucages trop visibles, l’écart entre les dialogues de la pièce et les paroles consignées dans les Évangiles… tout fait problème dans cette nouvelle alliance du théâtre et de la religion. Bien qu’ils fassent souvent référence aux Jeux de la Passion tyroliens ou à ceux d’Oberammergau, les critiques soulignent l’écart insondable entre ces traditions populaires et les représentations parisiennes : aux premières la « naïveté », aux secondes l’« art » – celui de la versification, celui du jeu de l’acteur, celui de la composition musicale –, mais un art qui, par sa maîtrise même, paraît incompatible avec l’expression du sentiment religieux.

La presse catholique, pour sa part, souligne son hostilité de principe à l’idée de voir représenter la vie du Christ sur les planches d’un théâtre ordinaire. En 1891, La Croix fait entièrement silence sur la mise en scène de La Passion d’Haraucourt pendant la Semaine sainte, tandis que L’Observateur français écrit :

Assurément, nous n’approuvons guère ces exhibitions. Il leur manque d’abord un certain mérite littéraire. […] Le public avait quelque peu sifflé l’an dernier, à la lecture, donnée par Mme Sarah Bernhardt et M. Philippe Garnier, du poème de M. Haraucourt. Il se montre aujourd’hui plus calme et nous estimons qu’il a grandement tort. Outre les imperfections naturelles à son auteur, la Passion a encore cet inconvénient d’offrir aux sceptiques blasés du Paris-théâtral une distraction qui, si elle n’est point précisément sacrilège, n’a jamais été méritée par cette sorte de public. Ces gens-là sont vraiment si peu dignes de prendre part à ces merveilles, qu’à la sortie ils multiplient les calembours et s’extasient, avec M. Sarcey, sur l’habileté de M. Haraucourt à discerner « la Cène à faire »7.

Marionnettes et catholicisme

La marionnette, par contraste, est donc saluée comme l’interprète idéal du drame religieux. Il s’agit là d’un retournement plutôt étonnant si l’on se souvient de la défiance ou de l’hostilité exprimées depuis trois siècles par l’Église catholique à l’égard de cet instrument théâtral8. Charles Magnin, dans son Histoire des marionnettes en Europe9, rappelle la décision du synode diocésain d’Orihuela, en 1600, d’interdire l’utilisation des marionnettes dans les églises pour représenter les histoires du Christ, de la Vierge et des saints, car « elles excitent plus le mépris et la moquerie que la dévotion10 ». En 1647, après avoir assisté avec la régente Anne d’Autriche aux Mitouries de Dieppe, un spectacle complexe d’automates qui accompagnait depuis plusieurs siècles la messe de l’Assomption, Louis XIV, alors âgé de neuf ans, en interdit la représentation à la demande de sa mère. En 1686, Bossuet, évêque de Meaux, écrit au procureur du roi de sa ville :

Pendant que vous prenez tant de soin à réprimer les mal-convertis, je vous prie de veiller aussi à l’édification des catholiques, et d’empêcher les marionnettes, où les représentations honteuses, les discours impurs et l’heure même des assemblées portent au mal… Il m’est bien fâcheux, pendant que je tâche à instruire le peuple le mieux que je puis, qu’on m’amène de tels ouvriers, qui en détruisent plus en un moment que je n’en puis édifier par un long travail11.

Ces prises de position et ces demandes d’interdiction, toutefois, n’empêchent pas les marionnettistes d’exploiter les sujets religieux dans leurs spectacles, tant s’en faut. Une affiche parisienne de 1746, par exemple, annonce :

Messieurs et Dames, la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ en figures de cire mouvantes comme le naturel, se représente depuis le dimanche de la Passion jusqu’au jour de Quasimodo inclusivement. Ce spectacle est digne de l’admiration du public, tant par les changements de ses décorations que par le digne sujet qu’il représente. C’est toujours sur le pont de l’Hôtel-Dieu, rue de la Bûcherie, où de tous temps s’est représentée la crèche12.

Comme le souligne Charles Magnin, le drame sacré constitue l’un des principaux fonds de commerce des théâtres de marionnettes populaires, qu’il s’agisse des troupes itinérantes qui parcourent les campagnes, des baraques démontables qui suivent le rythme des foires et des fêtes religieuses, ou bien des salles régulières qui se développent au XIXe siècle, notamment dans le Sud de la France. Ces salles de spectacle, où sont données alternativement des pièces à sujet religieux ou profane jouées par des marionnettes, sont d’ailleurs appelées « crèches » à Lyon, bien qu’elles ne représentent pas que la Nativité : à la Crèche Joly, on peut voir aussi des féeries (La Queue de la poêle, La Poudre de Perlimpinpin), des drames (Le Diable à Lyon ou les inondations de 1840, Trente ans ou la vie d’un joueur) ou des drames historiques (Napoléon)13.

« La piété sans la foi »

Les drames religieux que compose Maurice Bouchor pour le Petit Théâtre de marionnettes de la Galerie Vivienne ne sont donc, de ce point de vue, que l’introduction dans les cercles littéraires et artistiques parisiens d’un genre théâtral encore bien vivant, à cette même époque, dans les traditions régionales. À l’inverse des tentatives de Charles Grandmougin et d’Edmond Haraucourt, qui aspirent à donner à leurs « mystères » tout le décorum théâtral des tragédies néo-classiques et rêvent d’effets spectaculaires14, Bouchor emprunte la voie mineure de la marionnette populaire en prenant pour modèle les crèches provençales : fils d’un médecin marseillais, c’est sur un « air provençal » arrangé par Paul Vidal qu’il fait s’ouvrir son Noël, où le riche paysan a pour nom Bartomieu15 et le berger Farigoul. Les choix techniques du Petit Théâtre de la Galerie Vivienne vont d’ailleurs dans ce sens : le système des marionnettes à clavier, construit par Belloc, est repris de celui des crèches mécaniques parlantes qu’on peut voir aujourd’hui au Musée du Vieil-Aix.

Sur le plan dramaturgique, Bouchor s’inspire aussi des spectacles populaires en introduisant, même à doses modestes, des contrepoints comiques à l’Histoire sainte. Dans la « légende biblique » Tobie, par exemple, les reproches d’Anna, qui prend à témoin le public des choix malheureux de son époux Tobie, ou les confidences à ce même public du démon Asmodée, camouflé en poisson, suscitent rires et sourires – par exemple lorsque ce dernier explique qu’un dindon ayant mangé ses organes génitaux, il ne peut réaliser son désir de posséder la jeune Sara. Dans Noël ou le mystère de la Nativité, ce sont les dialogues du bœuf et de l’âne, la conversion à la bonté du propriétaire de l’étable puis celle du paysan Bartomieu, autorisant son fils Myrtil à épouser la bergère Marjolaine, qui forment contrepoint au récit de la naissance de Jésus.

Pourtant, si l’on compare le Noël de Bouchor au texte des jeux de crèche tel qu’on les représente à la même époque, en marionnettes, dans les théâtres de tradition régionale, une différence majeure apparaît. Les intermèdes comiques des Nativités populaires ont pour première fonction d’établir un lien de proximité immédiate avec le public, en jouant de personnages contemporains, socialement situés, qui offrent un prolongement sur la scène de l’environnement quotidien. Au Théâtre Joly de Lyon, c’est un vieux couple, le Père et la Mère Coquard, qui se hâte dans la rue Sainte-Marie des Terreaux (celle-là même où est située la salle de spectacle) pour venir présenter ses hommages à l’enfant Jésus :

Le Père Coquard :
M’amour, as-tu bobo à tes petits petons ?

La Mère Coquard :
Non, mais c’est bassinant de marcher à tâtons,
Je n’y vois pas, mon chou. Soulève ta lanterne.
Je tiens un mauvais pas. Ces chemins, c’est pitié16.

À Besançon, c’est un vigneron, Barbisier, sa femme Naitouère et le compère Verly qui se rendent auprès du nouveau-né, suivis d’une série de figures pittoresques avec lesquels Barbisier s’entretient : un ermite, une religieuse, un avocat, un ramoneur, un chaudronnier, un frère quêteur, une femme qui tousse et cherche un remède, une coquette qui meurt foudroyée devant l’étable17.

Le comique léger dont use Bouchor, lui, n’a pas pour objet de créer du lien entre le récit sacré et le monde ordinaire ; entre hier, là-bas, et ici, aujourd’hui. Sa fonction n’est pas religieuse, mais littéraire et théâtrale : il permet de surprendre le spectateur par l’introduction ponctuelle du familier et du burlesque dans le développement lyrique de la pièce, et de relancer ainsi son attention. Comme l’analyse finement Jules Lemaître, l’écrivain joue en effet sur un registre subtil, celui de « la piété sans la foi18 », lequel implique d’obtenir l’adhésion du public aux codes du merveilleux – la « suspension volontaire de l’incrédulité19 », pourrions-nous dire avec les mots de Coleridge – indépendamment de toute croyance religieuse. Dans la préface à l’édition de son Noël, Bouchor, farouche défenseur de l’école publique et de la laïcité, entreprend de distinguer, dans les religions, la part du dogme, celle de la morale et celle de la légende, et c’est sur cette dernière seule qu’il entend s’appuyer20.

Sans doute le double « devenir mineur » du drame sacré, sa réduction à la légende et sa représentation en marionnettes, est-il l’une des clés de l’émotion si violente ressentie par Léon Bloy. L’une et l’autre en effet, la légende et la marionnette, appellent la même « suspension volontaire de l’incrédulité », l’une et l’autre obligent l’adulte raisonneur, « supérieurement armé, treillissé, caparaçonné et même grillagé de scepticisme » comme l’était l’écrivain, à lâcher prise pour retrouver la disponibilité de l’enfance. C’est bien ce que décrit celui-ci lorsque, cherchant à comprendre « l’effet inouï, la surprise d’âme et la totale réduction de cœur » qu’il a éprouvés devant les marionnettes du Noël, il met l’accent sur le rôle déclencheur du premier tableau :

≈Rien n’égale la douceur de cet initial tableau qui détermine souverainement et du premier coup l’orientation du drame où les rôles importants sont tenus par le bœuf et l’âne, après que l’archange Gabriel leur eût départi le langage humain.
L’allégresse infiniment humble de ces animaux sans péché qui n’en peuvent plus de savoir que Jésus va naître, est pénétrante comme la lumière. L’âme vaseuse du spectateur est subitement clarifiée.
Ce qui tombe, alors, c’est la pluie des lys, des grands lys pâles, éclatants et silencieux, de l’adoration la plus pure. La suavité de cet instant n’est pas exprimable. Un effluve de réconciliation et d’amour qu’on croirait eucharistique, émane positivement de ces bestiaux en carton, charitables et rudimentaires, qui dialoguent saintement par la voix émue des invisibles récitateurs21.

Les drames de la chasteté

Ce devenir-mineur des grands récits théologiques, tel qu’il se réalise sur les scènes des théâtres de marionnettes du Paris littéraire fin-de-siècle, n’emprunte pas seulement le chemin d’un retour à la disponibilité de l’enfance envers le merveilleux. Il prend aussi celui d’une focalisation insistante sur les thématiques de la chasteté et de l’abstinence, comme en témoigne le choix des sujets traités. Dans Tobie, c’est parce qu’ils renoncent à consommer leur union pendant la nuit de noces que Tobie et Sara, aidés par l’archange Gabriel, triomphent du démon Asmodée. Dans La Dévotion à saint André de Maurice Bouchor, l’évêque Simplice est séduit par une jeune femme, Luce, qui n’est autre que Lucifer. Mais saint André, déguisé en pauvre homme, se fait admettre chez Simplice et démasque le Diable avant que Simplice n’ait cédé à la tentation. Dans La Légende de sainte Cécile, la jeune vierge, menacée de viol par un tyran et son sbire, choisit le martyre plutôt que d’accepter l’amour de Valérien, le païen qu’elle a converti et qui meurt dans l’arène après elle.

Cette focalisation sur le refus de la sexualité, et sur le couple antithétique virginité / souillure, est particulièrement marquée dans les drames d’une poétesse du Xe siècle, l’abbesse Hrotswitha de Gandersheim, qu’Anatole France recommande chaleureusement à Henri Signoret et Maurice Bouchor. Ceux-ci suivent son conseil et, en 1889, mettent au programme du Petit-Théâtre Abraham l’ermite, l’histoire d’un ermite qui veut que sa fille Marie reste vierge. Mais elle se fait séduire et s’enfuit de la cellule où son père la tenait enfermée. Deux ans plus tard, ayant appris qu’elle travaille dans une auberge et s’y prostitue, Abraham part la retrouver et, s’étant d’abord fait passer pour un client, lui révèle son identité et la convainc de se repentir. Il la ramène à la maison et l’y enferme pour qu’elle se mortifie et expie ses péchés.

Un deuxième drame de Hrotswitha, Paphnutius, est interprété plusieurs fois en marionnettes : d’abord en 1894, chez André-Ferdinand Hérold qui vient d’en réaliser une nouvelle traduction, puis en 1897 au Théâtre des Pantins installé dans l’atelier de Claude Terrasse. L’histoire est celle dont s’est inspiré Anatole France pour son roman Thaïs publié en 1889, et adapté à l’opéra en 1894 avec la musique de Jules Massenet. L’ermite Paphnutius (Athanaël chez Anatole France) cherche à convertir la prostituée Thaïs, « la plus belle et la plus voluptueuse des femmes », et pour parvenir à ses fins se présente lui aussi à elle comme un client. L’ayant amenée à se repentir, Paphnutius lui fait expier ses péchés en l’enfermant dans une cellule minuscule, entièrement aveugle, où elle doit vivre au milieu de ses excréments. Au terme de trois ans de repentir et de mortification, Thaïs meurt et monte au ciel.

La dimension religieuse des petits drames confiés aux marionnettes est donc singulièrement limitée puisqu’elle porte exclusivement, à l’exception du Noël, sur le motif de la chasteté. Il y a là aussi, en quelque sorte, minoration, même si l’on sait à quel point l’Église catholique, qui établit en 1854 le dogme de l’Immaculée Conception, place alors au centre de ses discours les questions de l’abstinence et de la préservation de la virginité22. Mais devant un public familier des théâtres et composé, pour une large part, d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes – ces « sceptiques blasés du Paris-théâtral » comme les désigne L’Observateur français23, une telle insistance sur les thèmes de la sexualité peut être perçue de manière ambiguë. Si La Dévotion à saint André et La Légende de sainte Cécile ne semblent pas avoir prêté à double sens, les plaisanteries d’Asmodée, dans Tobie, sont jugées trop libres, et un critique note qu’« on a un peu ri, parfois mal à propos24 », aux représentations d’Abraham l’ermite.

Comment ne pas rire, en effet, devant ces saints hommes, Abraham et Paphnutius, ayant fui la société pour devenir ermites, qui tous deux vont trouver des prostituées et prétendent acheter leurs charmes avant de les amener à se repentir ? Si, au Petit-Théâtre de la Galerie Vivienne, les effets comiques paraissent involontaires, les représentations du Théâtre des Pantins, qui usent de petites marionnettes à fils et non des graves sculptures mobiles de Belloc, ne se privent pas de souligner le caractère scabreux de la situation. La transposition du drame sacré dans un spectacle mineur, ici, se fait trivialisation, comme l’explique Alfred Jarry dans sa Conférence sur les pantins : « Paph[nutius] est une pièce sérieuse, c’est l’histoire de la conversion de Thaïs. Il a suffi pour en faire une pièce comique de l’interpréter en marionnettes. » Puis, après avoir lu le passage dans lequel Thaïs demande où, dans sa minuscule cellule, elle pourra satisfaire ses besoins naturels, et comprend qu’elle devra désormais vivre dans la puanteur de ses excréments, l’auteur des Antliaclastes confirme, narquois, à son auditoire : « Vous voyez bien que c’est une pièce sérieuse25 ».

À hauteur d’enfance

Que conclure de cette exploration des drames à sujet religieux joués en marionnettes dans le Paris fin-de-siècle ? D’abord ceci : si le théâtre de marionnettes – comme, d’ailleurs, le théâtre d’ombres – est alors utilisé pour la mise en scène de pièces tirées des Évangiles ou des vies de saints, c’est de manière synchrone avec les réalisations des grandes scènes. Théâtre de marionnettes et théâtres d’acteurs vont ici de pair, mais avec des succès bien différents : succès artistique pour les premiers, succès économique pour les seconds26. Sans doute même pourrait-on mettre en parallèle ce premier « renouveau théâtral catholique » avec le regain de vitalité qui semble s’opérer, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, dans les spectacles religieux populaires en province, qu’ils soient interprétés en marionnettes ou par des troupes d’amateurs : mais seule une étude quantitative permettrait de le vérifier.

Une autre conclusion qui me semble s’imposer est que le devenir-mineur du théâtre à sujet religieux ne doit pas être confondu avec sa parodie ou son renversement comique. Parce qu’il prend modèle sur les spectacles populaires, les crèches régionales en particulier, le Petit-Théâtre de la Galerie Vivienne se pare, aux yeux de ses spectateurs, des vertus de simplicité et de candeur seules capables de les réconcilier avec l’imagerie de la foi. Au contraire des alexandrins grandiloquents déclamés par Sarah Bernhardt en longue tunique blanche, ou des crucifix géants dressés sur les scènes du Châtelet et de l’Odéon, les légendes « naïves » et les « petites » marionnettes sont présentées comme capables de produire de très grandes émotions.

Parce qu’elles demandent au public qu’il renonce un instant à ses cadres mentaux pour se plonger dans un monde où des figures mécaniques sont perçues comme des êtres vivants et les animaux sont doués de la parole humaine, les marionnettes obligent le spectateur à regarder la scène à hauteur d’enfance. C’est là un autre « devenir mineur » qui se joue : un retour aux premiers âges, quand le merveilleux semblait naturel et que le rire surgissait dès qu’il était question d’excréments.

Notes

  1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Libre Examen », 1992.
  2. Léon Bloy, « Revanche des lys », La Plume, 15 février 1891, p. 65.
  3. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 6e série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1898, p. 386.
  4. Anatole France, « Les marionnettes de M. Signoret », Le Temps, 10 juin 1888.
  5. La Passion a ensuite été reprise en 1930 à la Comédie-Française où elle fut jouée 56 fois.
  6. Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, 21 mars 1891.
  7. R., « La Semaine sainte à Paris », L’Observateur français, 28 mars 1891.
  8. Elle y a cependant longtemps eu recours sous la forme de la statuaire mobile : les figures articulées du Christ qu’on déposait de la croix pour la mise au tombeau pendant les célébrations de la Semaine sainte, par exemple. Voir Kamil Kopania, « ‘The idolle that stode there, in myne opynyon a very monstrous sight.’ On a number of late-medieval animated figures of Crucified Christ », dans Alexandra Lipinska (dir.), Material of Sculpture : between Techniques and Semantics, Wrocław, Wydawnictwa Uniwersytetu Wrocławskiego, 2009, p. 131-148.
  9. Charles Magnin, Histoire des marionnettes en Europe depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Michel Lévy Frères, 1852.
  10. Synodus Oriolana Secunda, Murcia, Apud Viduam Philippi Teruel, 1780 p. 52. Le Concile de Trente (1545-1563) marque le début de cette hostilité, en interdisant notamment de tirer profit de l’exhibition des images dans les églises, ce qui permit d’exclure les marionnettistes.
  11. Jacques-Bénigne Bossuet, Lettre à M. de Vernon, procureur du Roi au présidial de Meaux, 18 novembre 1686. Cité dans Charles Magnin, Histoire des marionnettes en Europe, op. cit., p. 138.
  12. Ibid., p. 120.
  13. Voir la reconstitution de certains de ces textes par Gaston Baty dans Le Théâtre Joly : les crèches et les marionnettes lyonnaises à fils, Paris, Éditions Coutan-Lambert, 1937.
  14. Dans la dernière scène de L’Enfant Jésus de Grandmougin, la Sainte Famille, endormie au pied d’un gigantesque Sphinx pendant la fuite en Égypte, est attaquée par des soldats romains. Mais le Sphinx se dresse sur ses pattes de devant et ordonne aux soldats de les laisser dormir.
  15. Bartoumieu est le nom d’un personnage comique des crèches provençales.
  16. « La Crèche », dans Gaston Baty (dir.), Le Théâtre Joly, op. cit., p. 43.
  17. La Crèche, drame populaire au patois de Besançon, recueilli d’après les traditions locales par A. B. C. H., Lille, Desclée De Brouwer et Cie., 1896.
  18. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, op. cit., p. 376.
  19. Samuel Taylor Coleridge, « Autobiographie littéraire, chap. xiv », La Ballade du vieux marin et autres textes, Paris, Gallimard, 2013, p. 379.
  20. Voir Maurice Bouchor, « Préface », Noël ou le Mystère de la Nativité, nouvelle édition, Paris, Flammarion, 1901, p. 5-25.
  21. Léon Bloy, « Revanche des lys », loc. cit., p. 66.
  22. Voir Alain Corbin, « L’emprise de la religion », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, vol. 2 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p. 51-63.
  23. Voir ci-dessus, note 8.
  24. Marcel Fouquier, « Chronique », La France, 7 avril 1889
  25. Alfred Jarry, « Les Marionnettes », Œuvres complètes, vol. 2. Paris, Gallimard, 1987, p. 636. Ce texte est un fragment manquant, retrouvé en 1980 par Thieri Foulc, de la Conférence sur les pantins prononcée par Jarry le 22 mars 1902 dans les salons de la Libre esthétique à Bruxelles. Il vient compléter l’édition ancienne de la conférence (Œuvres complètes, vol. 2. Paris, Gallimard, 1972, p. 420-422).
  26. « L’an dernier Haraucourt a obtenu, avec sa Passion, un succès énorme, et un succès d’argent, s’il vous plaît. Je tiens de lui-même que, malgré des frais considérables de mise en scène, malgré des cachets supplémentaires largement donnés, l’affaire s’est soldée, pour l’impresario et pour lui, en sérieux bénéfices » (Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, 21 mars 1892).À l’inverse, le Petit-Théâtre des marionnettes de la Galerie Vivienne n’a jamais réussi à rémunérer les artistes qui restaient bénévoles.
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EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
10 p.
Code CLIL : 3677
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Comment citer

Plassard, Didier « Quand le majeur devient mineur : marionnettes et drame religieux dans les cercles littéraires et artistiques de la fin du XIXᵉ siècle », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 109-120 [en ligne] https://una-editions.fr/quand-le-majeur-devient-mineur/ [consulté le 04/06/2025].
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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