Les cinq articles que j’ai réunis dans ce dernier chapitre du recueil relèvent tous de l’histoire sociale, mais ils sont nettement différents les uns des autres. Le premier concerne spécifiquement les caractéristiques de l’histoire sociale romaine. Il m’a été demandé par des collègues du Collegium Beatus Rhenanus, structure de recherche et de formation consacrée aux Sciences de l’Antiquité des universités de Bâle, de Fribourg-en-Brisgau, de Mulhouse et de Strasbourg. Je remercie vivement ces collègues, et surtout Michel Humm, Thomas Späth et Eckhard Wirbelauer. C’est sans doute dans cet article que j’ai parlé de la manière la plus précise et la plus juste de la “Controverse Bücher-Meyer”, c’est-à-dire des grands débats sur l’archaïsme et la modernité de l’économie antique.
Comme il touche à toutes les directions de l’histoire sociale romaine, il serait très long de chercher à mettre à jour la bibliographie qui y est citée. Je désire seulement mentionner les recherches menées par M. Cébeillac-Gervasoni, qui malheureusement nous a quittés en 2017. Toutes ces recherches concernent les élites des diverses cités de la partie occidentale de l’Empire et l’épigraphie municipale, c’est-à-dire le deuxième des cinq fragments que j’ai distingués dans mon article. Le lecteur est prié de se reporter aux ouvrages indiqués en note, et qu’elle a écrits ou dirigés1.
Deux autres articles traitent de la mobilité sociale dans la société romaine de la fin de la République et du Haut-Empire2. Le premier est issu d’un colloque du GIREA (Groupe International de Recherche sur l’Esclavage dans l’Antiquité) qui s’est tenu à Lecce, dans les Pouilles, en 1983, – et le second d’un colloque sur la mobilité sociale organisé à Strasbourg par E. Frézouls et H. Pavis d’Escurac, et publié en 1992. Les conclusions de ces deux textes diffèrent nettement de celles de l’article que j’avais consacré vingt ans plus tôt à la société pompéienne3. Certes, mon article de 1973 portait sur une seule cité, tandis que ceux de 1985 et de 1992 étaient beaucoup plus larges du point de vue géographique, mais portaient sur des milieux sociaux précis, ceux des commerçants et financiers professionnels. Il n’y a donc pas à proprement parler de contradiction ; mais il est vrai que mon évaluation de la mobilité sociale a beaucoup évolué au cours des années 1980 et 1990. Dans les années 1970, j’étais convaincu de la permanence de ce que j’appelais alors l’oligarchie, tant au niveau de Rome que dans une cité comme Pompéi. J’étais convaincu que le renouvellement des élites s’opérait avant tout à la faveur de crises violentes, comme par exemple les guerres civiles du Ier siècle a.C. Par la suite, dans les années 1980, les recherches de K. Hopkins et de F. Jacques m’ont amené à modifier nettement mes conclusions. Même si certaines des méthodes de K. Hopkins ont été très contestées, en particulier par F. Jacques, j’ai été convaincu par sa conclusion selon laquelle un substantiel renouvellement des lignées des élites s’opérait indépendamment de toute crise politico-militaire, par le jeu des mécanismes démographiques4.
J’apprécie beaucoup le second de ces articles sur la mobilité sociale, parce que j’y suis parvenu à traiter les textes disponibles par catégories, et en relation avec leur contenu, au lieu de réunir toutes les informations disponibles en un seul ensemble, quelle que soit leur origine et de quelques textes qu’elles proviennent.
Les deux derniers articles de ce chapitre traitent de la totalité de l’échelle sociale, mais de façon fort différente. J’ai longuement travaillé sur l’un et sur l’autre, et avec acharnement. Le plus ancien des deux, qui porte sur les fondations privées, pose une question qui était discutée au cours des années 1970, et qui m’intéressait vivement : celle des classes sociales.
L’esclavage était alors au centre de vives controverses, notamment en France et en Italie. Ces controverses opposaient des historiens, des archéologues et des anthropologues qui considéraient l’ensemble des esclaves comme appartenant à une même classe sociale, à d’autres qui refusaient l’idée d’une telle classe des esclaves. Les marxistes les plus dogmatiques avaient davantage tendance à soutenir l’idée que l’ensemble des esclaves constituait une classe sociale. En France, J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet étaient très opposés à une telle idée5. J’y étais aussi très opposé, mais je cherchais à définir ce qui, en plus de leur statut juridique, ou à partir de leur statut juridique, pouvait constituer l’unité sociale, non pas du groupe des esclaves, mais de leurs situations au sein de la vie économique, malgré la très grande diversité de leurs existences concrètes. À cette fin, j’ai utilisé la catégorie de “statut de travail”, comme je l’ai par exemple expliqué dans la Préface de la seconde édition de Vie financière dans le monde romain6.
Mais, indépendamment de cette controverse sur les esclaves, j’ai eu l’occasion de rédiger un article sur les fondations, dans le cadre d’une rencontre organisée par E. Frézouls. Au fur et à mesure que j’étudiais les inscriptions disponibles pour l’Italie et essayais de les mettre en série et de les interpréter, j’ai distingué deux grands ensembles, en fonction de l’importance des sommes engagées, de la prestation prévue par le fondateur et de l’organisme auquel la fondation était confiée. Je ne reprends pas ici le détail de l’argumentation, qu’on trouvera dans l’article. Je me suis convaincu que ces deux ensembles, les privilégiés d’une part et les non-privilégiés de l’autre, devaient être qualifiés de classes sociales. Il ne s’agit pas de classes directement fondées sur une certaine place dans la vie économique (même s’il y avait sûrement des rapports, directs ou indirects, entre les structures économiques et de telles appartenances). C’étaient de grands ensembles socio-culturels. Je me suis aperçu notamment que la cité était socialement trop éloignée des membres des milieux plébéiens pour qu’ils lui confient la gestion d’une fondation. Ils préféraient s’adresser à des groupements plus restreints, et plus proches d’eux, par exemple des collèges ou des vici (ils “préféraient” ces groupements plus restreints, ou bien ils étaient amenés à les privilégier, ou bien ils y étaient contraints).
Ces conclusions que j’ai tirées de l’étude des fondations en Italie m’ont beaucoup intéressé, et j’ai été déçu qu’elles ne soient pas discutées et reprises par d’autres. Dans mon article, j’adoptais une attitude sociologisante et assez polémique, et m’opposais par exemple à la démarche de E. F. Bruck7. Pour E. F. Bruck, il fallait avant tout mettre l’accent sur les intentions et les impulsions psychologiques et morales qui ont conduit à la constitution de fondations – croyance en l’immortalité, désir de s’assurer un culte post mortem, goût de la gloire, etc. – et expliquer les modalités juridiques ou pratiques de la fondation par les exigences de ces motifs. Dans les années 1970, la forte présence d’idées telles que celles de E. F. Bruck et de F. De Visscher, notamment chez les spécialistes de droit romain8, explique-t-elle que mon schéma d’explication des fondations d’Italie n’ait pas eu d’échos ?
Ou bien est-ce dû au fait que je n’ai pas persévéré dans une telle voie, après la publication de cet article ? Il y avait au moins deux projets que j’aurais pu essayer de réaliser. Mais je ne me suis engagé dans aucun des deux, – retenu que j’étais par d’autres entreprises (d’abord les métiers bancaires ; plus tard, l’édition française des deux grandes sommes de M. I. Rostovtzeff ; et la parenté, qui a donné lieu au livre de 1990)9. Le premier de ces deux projets était d’étudier de cette façon l’intégralité des fondations connues dans tout l’Empire. Mes premiers sondages m’ont semblé montrer que ce que j’avais observé pour l’Italie ne valait pas nécessairement ailleurs. Mais je me suis borné à quelques sondages. Le second projet était une réflexion sur ces classes sociales et sur les manières de déceler leur existence.
Cet article n’était certes pas sans défauts. Par exemple, la manière dont je refusais de m’intéresser aux inscriptions du IVe siècle p.C. n’était pas justifiée. Il faut bien s’arrêter à un moment ou à un autre, certes ; mais les raisons que j’ai mises en avant pour m’arrêter avant le IVe siècle n’étaient pas valables. Malgré de tels défauts, sur le fond, je continue à être totalement convaincu par les argumentations que j’ai développées dans cet article. Mais j’ai probablement eu tort d’appeler “fondations réflexes” et “fondations non réflexes” les deux grandes catégories de fondations que je distinguais (et que je continue à distinguer). Probablement, cette appellation n’était pas bien choisie. À vrai dire, pour moi, l’essentiel ne résidait pas dans les noms des deux types de fondations, il résidait dans la division sociale que révélait l’existence même de ces deux types. Il faut noter aussi que la réflexion sur la notion de classe sociale et sur les classes sociales, qui avait pris une certaine importance par suite de l’influence du marxisme, en a de nouveau perdu au cours de ces dernières décennies.
Le cinquième article de ce chapitre, “Affaires et relations sociales sous le Haut-Empire”, résulte de l’invitation d’Alessandro Corbino, Professeur de Droit romain et organisateur du grand “Convegno Internazionale di Diritto romano”, qui se tenait tous les deux ans à Copanello (province de Catanzaro, Région de Calabre). J’ai été invité à prendre la parole dans le colloque de juin 2004. J’ai traduit mon intervention en italien, et la traduction a été corrigée par A. Storchi Marino, Professeur à l’Université de Naples, que je remercie vivement. Cette intervention a ensuite été publiée dans les actes du colloque10. Ici, cependant, je préfère présenter sa version française.
Quoique ce texte ait été rédigé il y a déjà une quinzaine d’années, il représente l’état le plus récent de mes conclusions sur les relations sociales et sur les relations d’affaires dans le monde romain, ou du moins dans une bonne partie du monde romain (et surtout en Italie). Toutefois, en relisant cette communication de Copanello, “Affaires et relations sociales”, et en la confrontant avec l’article plus ancien qui traite des fondations privées, je suis frappé par une nette opposition entre les deux sur un point important, et même central : le rôle de la cité. D’un côté (dans l’article sur les fondations), je dis que les évergètes plébéiens étaient surtout amenés à confier leurs fondations, non pas à leur cité, mais à des groupements plus restreints (les collèges, les vici, etc.). De l’autre, j’insiste sur le rôle central des cités dans l’activité commerciale et financière, dans la vie quotidienne des “affaires”. Dans les deux cas, je ne suis parvenu à ces conclusions qu’à partir de documents. Je ne les renie donc en aucune façon. Faut-il conclure à une contradiction ?
La confrontation entre ces deux séries de conclusions conduit à s’interroger sur la structure des cités et sur les rapports que le chef-lieu entretenait avec le reste du territoire. La bibliographie à ce propos est extrêmement abondante, mais il y a sûrement place pour de nouvelles études, et notamment pour de nouvelles études régionales. Certains, par exemple en Grande-Bretagne, s’y sont intéressés dans le cadre du débat sur la ville de consommation. Dans ce débat, je me sens très proche des interprétations et conclusions défendues par P. Leveau11. La notion de ville de consommation ne me paraît pas le meilleur biais pour poser le problème de la structure sociale et économique des cités antiques12.
Ajoutons que l’institution d’une fondation est une opération exceptionnelle, qui n’a rien à voir avec la vie quotidienne des affaires ou du commerce. D’autre part, l’article sur les fondations montre clairement que la situation n’est pas la même dans toute l’Italie. En particulier, les Régions X et XI (Vénétie et Transpadane) présentent, quant à la nature des fondations, d’intéressantes particularités par rapport aux Régions de la péninsule proprement dite. Il serait donc trop simple d’opposer les conclusions de ces deux articles. Tous deux peuvent être à l’origine de diverses interrogations, et chacun des deux insiste sur quelques-uns des aspects des sociétés d’époque romaine.
Notes
- Cébeillac-Gervasoni 1998 ; ead., éd. 1996 ; 2000 ; Cébeillac-Gervasoni & Lamoine, éd. 2003 ; Cébeillac-Gervasoni et al., éd. 2004 ; Berrendonner et al., éd. 2008 ; Lamoine et al., éd. 2010 ; 2012.
- Andreau 1985a (voir aussi les p. 598-599 et 624 du même volume) ; 1992b (respectivement articles n°30 et 31 du présent recueil).
- Andreau 1973b.
- Hopkins 1983 ; Jacques 1990.
- Voir par exemple Vidal-Naquet 1968 = 1981, 211-221.
- Andreau 2015, X-XII.
- Bruck 1955.
- Ibid. ; De Visscher 1955.
- Andreau & Bruhns, éd. 1990.
- Andreau 2012a (article n°33 du présent recueil).
- Leveau 1983a ; 1983b ; 1987-1989.
- À ce sujet, voir Andreau 2017.