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Article 3•
M. Rostovtzeff et le “capitalisme” antique vu de Russie*

par

* Extrait de : Pallas, 33, 1987, 7-17.

L’article dont Madame C. Depretto-Genty nous présente ici une remarquable traduction1, et qui n’avait jamais été publié auparavant dans une langue occidentale, revêt une grande importance historiographique. Michel Rostovtzeff l’a en effet écrit à l’époque où, après avoir complété sa formation par un voyage de trois ans dans divers pays d’Europe (1895-1898), il venait de commencer à enseigner le latin à l’Université de Saint-Pétersbourg. Lui qui ne s’intéressait guère aux recherches théoriques et méthodologiques, éprouva le besoin, à ce moment de sa carrière, de se situer par rapport aux débats internationaux (avant tout allemands) relatifs à l’économie antique. Dans cet article de 1900, il affirma pour la première fois les idées “modernisantes”, “modernistes” qui le caractérisent ensuite jusqu’à la fin de sa vie. Après Eduard Meyer et Julius Beloch, il y proclame que l’économie antique n’était pas archaïque, n’était pas moins proche de nous que les économies européennes des XVIIe et XVIIIe siècles, et considère qu’on peut la qualifier de capitaliste. Jamais, au grand jamais, il ne renonça par la suite à ces choix fondamentaux, qui transparaissent en particulier du début à la fin de ses deux grandes Histoires économiques et sociales, de l’Empire romain et du Monde hellénistique2.

Mais cet article est d’autant plus intéressant qu’il montre en même temps comment le jeune professeur Rostovtzeff était conduit à ces choix, et comment la question de la modernité de l’économie antique se posait pour un antiquisant russe du début de ce siècle. Plus encore qu’économique, l’enjeu était national, politique et culturel : il s’agissait de savoir si la Russie se rattachait ou non, par ses origines gréco-romaines, aux traditions européennes et si elle était ou non capable de s’occidentaliser dans son régime politique et ses structures sociales.

En 1893, l’économiste allemand Karl Bücher publia un petit livre dans lequel il distinguait trois grands stades de l’histoire de l’économie, selon l’origine des biens consommés3. Il y avait d’abord l’économie domestique, “Hauswirtschaft ou “Oikenwirtschaft, dans laquelle les biens sont avant tout consommés à l’intérieur des unités économiques qui les produisent. Ensuite, l’économie urbaine ou citadine, “Stadtwirtschaft (les biens passent directement de la sphère des producteurs aux consommateurs). Enfin, l’économie nationale, “Volkswirtschaft (les biens connaissent toute une série d’échanges avant de parvenir à la consommation). Il s’agissait aux yeux de Bücher de trois stades logiques, mais qu’il assimilait sans autre forme de procès à des périodes chronologiques, pour aboutir à un schéma linéaire de l’histoire de l’humanité. Toute l’Antiquité était rejetée du côté de l’économie domestique et constituait comme l’enfance de l’humanité. Le Bas Moyen Âge connaissait le triomphe de l’économie urbaine, et l’économie nationale ne commençait qu’à l’époque moderne.

Les thèses de Bücher, qui ne résistaient pas à l’examen des faits et auxquelles plus personne ne croit aujourd’hui, furent très discutées, surtout en Allemagne, et constituèrent le point de départ de la controverse entre “primitivistes” et “modernistes”. Au “primitivisme” de Bücher, qui insistait sur l’archaïsme économique de l’ensemble de l’Antiquité, s’opposèrent des historiens de l’Antiquité, au premier rang desquels il faut citer Eduard Meyer4.

À l’évolutionnisme linéaire de Bücher, Meyer répondait par une conception cyclique de l’histoire de l’Europe occidentale. Les peuples qui vivent autour de la Méditerranée ont vécu, selon lui, deux grands moments successifs : l’Antiquité, qu’il tient pour terminée à l’époque de Dioclétien, et les Temps Modernes au sens large, qui commencent au Moyen Âge. Entre les deux, une transition de plusieurs siècles. L’Antiquité a connu un grand essor économique, suivi d’une forte régression. Les Temps Modernes, eux aussi, ont connu un semblable essor ; il est trop tôt pour savoir s’il sera suivi d’une régression analogue. Meyer pousse le parallélisme si loin qu’il compare chacun des siècles de l’Antiquité à un siècle de l’époque moderne. Quant aux rapports sociaux et économiques, quant à la circulation monétaire, à l’industrie, au commerce et aux exportations, le VIIe et le VIe siècle a.C. en Grèce lui paraissent correspondre aux XIVe et XVe siècles p.C., – le Ve siècle au XVIe siècle, – et ainsi de suite5. Bien avant la première guerre mondiale, Meyer était frappé par les ressemblances qui existaient, selon lui, entre l’époque des guerres puniques et la sienne propre. Cette vision des choses s’affirma au cours de la Grande Guerre ; devenu très nationaliste, Meyer comparait l’Allemagne à la Rome ancienne et la Grande-Bretagne à Carthage ; et il répétait après Caton : “il faut détruire Carthage”, delenda est Carthago !

Rostovtzeff ne partagea évidemment pas la haine que Meyer finit par éprouver pour l’Angleterre. Mais les premières pages de cet article montrent qu’il adhérait pleinement, en 1900, à son schéma cyclique de l’histoire de l’économie et de la société, et à aucun moment de sa vie il ne revint sur cette adhésion. Le préambule sur l’utilisation des métaphores organiques a pour fonction d’introduire à la critique de Karl Bücher. “Le spécialiste jouissant, qui plus est, d’une grande autorité” n’est autre que Bücher6. Rostovtzeff ne s’étend pas sur ses idées ; en quelques lignes du style pesant qui le caractérise à cette époque, il leur oppose une vision meyerienne de l’histoire ancienne : “je vais m’efforcer de montrer … combien il y a (dans l’Antiquité) d’analogies avec l’époque contemporaine ; en un mot, il s’agira de démontrer que dans le domaine économique la culture gréco-latine constitue un processus continu et achevé de développement qui a suivi les mêmes étapes de développement que notre civilisation contemporaine”.

Une telle vision implique qu’à certaines époques l’Antiquité ait possédé une économie fort proche de celles des XVIIe et XVIIIe siècles et que pour ces époques on puisse parler de capitalisme. C’est ce que fait Rostovtzeff sans aucune hésitation, alors que Bücher, bien entendu, refusait d’employer un tel mot. Aux générations qui ont suivi, J. Hasebrock et M. I. Finley, quoique leurs idées soient très différentes de celles de Bücher, s’y refusent eux aussi7, avec beaucoup d’autres, et à juste titre, car ils estiment qu’une notion moderne telle que celle-là n’aide pas à rendre compte de l’économie antique. Le débat n’est pas clos, mais de nos jours, si l’on excepte certains marxistes qui insistent sur le concept (spécifique) de capitalisme marchand, très peu de spécialistes souhaitent parler de capitalisme à propos de l’Antiquité.

Beaucoup plus tard, Rostovtzeff écrit que le capitalisme est une forme libre de l’économie individuelle visant à l’accumulation illimitée de capitaux, et fondée sur une agriculture et une industrie rationnelles, travaillant pour des consommateurs indéterminés, – que le producteur n’identifie pas à l’avance8. Le capitalisme, à ses yeux, c’est   la conjonction de conduites et de mentalités spécifiques (à quelque secteur économique qu’elles s’appliquent), et d’autre part d’un certain degré de commercialisation et de transactions monétaires. Le système fiscal et l’administration financière de l’Égypte ptolémaïque, par exemple, dans leur complexité que Rostovtzeff tient pour moderne, sont révélateurs de la prospérité commerciale du pays, et du niveau qu’y atteignait la production tant agricole qu’“industrielle” (encore un mot emblématique, dont l’emploi n’est pas innocent).

Notons que, si le débat sur l’économie antique s’est enrichi depuis le début du siècle, et surtout depuis vingt ou trente ans (en sorte que les positions de Bücher et de Meyer paraissent désormais caricaturales), il ne tire plus guère parti de l’administration financière et de la fiscalité. Les pages que Rostovtzeff consacre à la fiscalité ptolémaïque, à la fiscalité romaine, à la ferme publique et à ses modalités, enfin à la disparition des douanes intérieures romaines, sont contestables certes, mais intelligentes et très stimulantes. Également soulignée, quelques années plus tôt, par H. von Scheel, qui, lui aussi, comme Bücher, fondait sa réflexion sur la lecture d’économistes classiques, l’importance économique et sociale de ces thèmes fiscaux est de nos jours presque totalement ignorée9.

Revenons à l’essor de la production agricole et industrielle : il n’aurait pas été possible si les agents économiques n’avaient pas eu une mentalité de profit et le souci d’intensifier le plus possible la culture du sol. La politique du souverain, qui certes répond à des préoccupations budgétaires, révèle en outre ce souci et cette mentalité ; elle aussi constitue donc aux yeux de Rostovtzeff un symptôme du caractère capitaliste de l’économie hellénistique. Dans la mesure où ce capitalisme favorisait les échanges, à l’intérieur même de l’État ptolémaïque, et d’un État à l’autre, en Méditerranée et au Proche-Orient, il est permis de parler d’économie nationale, et non point d’économie domestique. Rostovtzeff n’est pas convaincu de l’intérêt de la typologie bücherienne ; mais plus encore que cette typologie, il reproche à Bücher le sort que ce dernier a réservé à l’Antiquité tout entière : acceptons la typologie, mais à condition que certaines périodes de l’Antiquité soient rangées au nombre des économies nationales ! Il ne parle d’ailleurs jamais d’économie urbaine, et n’utilise que le premier et le troisième des stades de la classification de Bücher.

Parmi les formes de capitalisme, certaines débouchent plus franchement sur une économie nationale, tandis que d’autres entretiennent une forte dose d’économie domestique. Parmi les premières, certaines sont fécondes et d’autres non. Ainsi, le capitalisme de la fin de la République romaine, que Rostovtzeff qualifie plus tard, au cours des années 1920, de “capitalisme féodal”, était stérile ; car l’économie nationale qu’il engendrait “ne reposait pas sur les échanges réciproques de deux ou plusieurs producteurs, mais sur l’absorption unilatérale par le centre des produits venant des provinces”. Il s’agit d’un enrichissement par l’État, qui transforme les bourgeois (c’est-à-dire les membres de l’élite, à la fois entrepreneurs et rentiers de la terre et du capital mobilier) en magnats (c’est-à-dire en profiteurs de la politique et de la conquête). À la fin de la République, par suite des conquêtes et du pillage des provinces, les magnats se saisissent directement de beaucoup de terres et de richesses, et d’autres finissent entre leurs mains après avoir transité par celles de l’État10. Bourgeois et magnats se répartissent de façon souple entre les ordres : beaucoup de Sénateurs et certains chevaliers sont des magnats, d’autres chevaliers et les aristocrates municipaux sont plutôt des bourgeois.

Affirmer que l’économie antique a atteint le troisième stade de Bücher, le montrer en analysant les périodes où elle a connu son plus grand essor (la période hellénistique, la fin de la République romaine et le Haut Empire), esquisser les mécanismes du capitalisme antique, s’interroger sur les causes du déclin économique qui succède à la prospérité : voilà les objectifs de cet article, exactement les mêmes que ceux du livre de Meyer. Rostovtzeff s’inspire ici beaucoup de Meyer. Il est d’autant plus intéressant d’examiner quelles différences l’en séparent, et en quoi cet article diffère de ce qu’il écrit vingt, trente ou quarante ans plus tard, par exemple dans SEHRE (Social and Economic History of the Roman Empire) et dans SEHHW (Social and Economic History of the Hellenistic World). Alors que Meyer s’étend longuement sur la Grèce archaïque et classique, Rostovtzeff, plus papyrologue que philologue, consacre son premier grand paragraphe à l’Égypte hellénistique, et les suivants au monde romain. Mais, très sensible à la lecture, cette différence chronologique ne révèle pas de grosse divergence dans l’interprétation, car Meyer ne songe pas à nier que le monde hellénistico-romain ait été le plus développé de toute l’Antiquité. Tous deux insistent sur l’importance de l’Égypte lagide et de sa capitale, où se trouvent concentrées, écrit Meyer, toutes les forces de la vie moderne ; pour Rostovtzeff, Alexandrie est incontestablement la plus moderne des villes antiques. Pourtant, alors que Meyer fait, dans son livre, plusieurs allusions marquées à la Grande-Bretagne, c’est à Paris du XVIIIe siècle que Rostovtzeff compare Alexandrie11. Faut-il voir là un signe de francophilie ? Non, car le jeune Rostovtzeff n’a pas davantage séjourné en France qu’en Angleterre, et sa culture ne l’oriente pas particulièrement vers la France. Mais aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris n’est pas une ville aussi “moderne” que Londres, et, à Saint-Pétersbourg comme à Berlin, la France n’apparaît, à la veille de la Grande Guerre, que comme le premier des alliés de la Grande-Bretagne. Dans cette comparaison, il faut donc voir une prudence de Rostovtzeff, qui cherche ainsi à éviter les excès du “modernisme”.

J’ai déjà signalé qu’il conserve certains éléments de la pensée de Bücher, et dans ces mêmes années du début du siècle, il s’intéresse beaucoup aux recherches de Max Weber12. Les dernières pages du présent article montrent qu’à la différence de Meyer, Rostovtzeff refuse d’assimiler le capitalisme antique à “notre actuelle production d’usine”13 ; il n’y compare jamais la main-d’œuvre servile au prolétariat moderne. Bref, si son propos est résolument hostile aux thèses de Bücher et favorable à celles de Meyer, il est soucieux de nuances et d’atténuations, auxquelles, par la suite, il lui arrivera malheureusement de renoncer. Évolution emblématique : dans deux articles de 1936, c’est à Londres qu’il compare Alexandrie, et non plus à Paris14.

Autre différence par rapport à Meyer : alors que ce dernier compare les esclaves antiques aux prolétaires modernes, Rostovtzeff souligne qu’il y avait très peu d’esclaves en Égypte lagide, et probablement dans les autres monarchies hellénistiques. À Rome et en Italie, à la fin de l’époque républicaine, on trouve, certes, sur les “grandes plantations”, d’impressionnants “troupeaux d’esclaves”15. Mais c’est précisément là un symptôme de l’infériorité économique et sociale de l’Italie par rapport à la Méditerranée orientale. Car la plantation esclavagiste tend à suffire à ses besoins, et constitue donc, au sein d’une économie capitaliste et d’une certaine façon nationale, un noyau d’“économie primitive de type domestique”16. La présence massive des esclaves est un des indices de l’infériorité économique de la Rome républicaine par rapport aux royaumes hellénistiques : “Rome est passée directement des formes d’une vie primitive à la domination de l’Italie puis de toute une partie du monde”. Concession notable, mais limitée, aux thèses de Bücher. Manière d’amorcer une explication du déclin économique et social que marque l’Antiquité tardive. En 1900, Rostovtzeff n’en est pas encore à expliquer ce déclin par la lutte sociale, comme il le fait à partir de 1923 ; il n’interprète pas encore la crise du IIIe siècle p.C. comme une confrontation violente des bourgeoisies urbaines et des classes populaires liées à l’armée17. Il y voit le résultat lointain des insuffisances de l’économie et de la société italiennes ; le ver était dans le fruit, et, comme l’Italie domina politiquement et militairement l’ensemble de la Méditerranée, l’économie saine du monde hellénistique n’est pas parvenue, malgré les mérites des Empereurs, à triompher radicalement de ces tendances primitives et domestiques de l’Occident latin18. S’il n’a pas encore élaboré la thèse qui fait la célébrité de SEHRE, Rostovtzeff s’intéresse déjà au “Gibbon’s problem”, au problème du déclin de l’Antiquité, et il s’y intéresse en historien de l’économie et de la société.

La réponse qu’il lui apporte montre une volonté de mettre l’accent sur la Méditerranée orientale qui était étrangère à E. Meyer. Comme Meyer, Rostovtzeff est convaincu que la période hellénistique, les derniers siècles de la République romaine et le Haut-Empire constituent l’acmé de l’Antiquité classique. Mais à la différence de Meyer, il établit une nette hiérarchie entre ces trois époques, au profit des monarchies hellénistiques. La république romaine ne peut se targuer de réalisations analogues à celles de ces monarchies, et surtout à celles de l’Égypte lagide. Malheureusement, tout ce qui, au XVIIIe siècle, “allait atteindre à Paris son apogée, allait être écrasé à Alexandrie par une forme nouvelle d’organisation politique, l’État romain”11.

L’Empire romain ne constituerait qu’une tentative (couronnée de succès, certes, mais Rostovtzeff insiste sur la fragilité de ce “magnifique édifice”) pour préserver ou retrouver ce qui avait fait l’essor économique des monarchies hellénistiques. L’opposition de l’Occident et de l’Orient, sans cesse présente dans cet article et surtout dans ses dernières pages, s’estompe dans les œuvres postérieures de Rostovtzeff, mais sans jamais disparaître.

Mais cette opposition, fondée sur la conception meyerienne des aires de civilisation19, n’est jamais l’expression d’un ethnocentrisme ou d’un racisme ; Rostovtzeff est étranger à toute pensée raciste, et, par exemple, il dénonce au passage les pogroms dans un article de 190120. L’Orient et l’Occident s’opposent parce qu’ils sont soumis à des principes économiques et sociaux différents, et, en 1900, pour Rostovtzeff, c’est la Méditerranée orientale qui se caractérise à l’époque antique par l’essor d’une économie nationale. Au Moyen Âge et aux Temps modernes, le flambeau de l’Histoire a changé de main ; l’Occident a désormais reçu en héritage le capitalisme et l’économie nationale. Comme l’écrivait le grand historien de la Russie B. Klutchevsky, dont les œuvres ont exercé une grande influence sur Rostovtzeff : “le mystère de l’évolution historique ne tient, en somme, ni aux pays ni aux peuples, tout au moins, pas seulement à eux-mêmes, à leurs particularités internes et fixées une fois pour toutes. Il réside plutôt dans les conjonctures extérieures et intérieures de l’évolution, multiformes, alternativement favorables ou néfastes, qui se forment dans certains pays, chez un peuple particulier, et pour un temps plus ou moins long”21. Autre idée importante liée à celle-là, et qui le sépare aussi d’E. Meyer : il insiste dans cet article de 1900 sur le rôle économique de l’État. Pour montrer la modernité de l’économie antique, Meyer s’intéressait surtout aux grands intérêts privés, au “Grosskapital dont le développement va de pair avec celui du paupérisme et du prolétariat. Si Rostovtzeff ne parle presque que de l’État, c’est en partie parce qu’il utilise l’administration financière et le système d’imposition comme des indices pour mesurer le développement économique d’un pays22. Mais c’est aussi parce que l’État lagide lui paraît être le plus grand entrepreneur de l’Égypte. Il arrive certes (à l’époque républicaine romaine) que les interventions de l’État nuisent à l’essor économique ; et d’autre part il admet volontiers que les pouvoirs publics des cités et États antiques ont toujours constitué un frein à cet essor, en Orient comme en Occident. Mais l’économie capitaliste saine n’est pas nécessairement, pour Rostovtzeff, dans cet article, une économie libérale ; elle peut résulter des interventions de l’État, que d’ailleurs il ne distingue pas toujours du libre jeu de la vie économique privée. Encore faut-il savoir en quoi résident ces interventions. L’action des Ptolémées est d’autant moins révélatrice d’archaïsme qu’ils n’hésitent pas à investir l’argent dans les travaux d’irrigation, dans les monopoles de production, etc. Le rôle du Trône n’est pas nocif, car, bien loin de piller, il exerce des prélèvements sur des activités fécondes ; et, s’il redistribue, ce n’est pas exclusivement à des “rentiers”, dont le seul souci soit de prélever, à leur tour, le pourcentage le plus fort possible. Le Roi a le monopole du sel : et la gabelle ? Qu’on n’oublie pas les vexations auxquelles elle donnait lieu ! En comparant Alexandrie au Paris de la Monarchie absolue, Rostovtzeff souligne quel prix il attache aux initiatives du souverain, pourvu que ces initiatives ne renforcent pas les tendances invétérées à l’économie domestique. L’économie nationale, économie où les biens connaissent toute une série d’échanges avant de parvenir à la consommation, est un peu aussi une économie de l’État. Un quart de siècle plus tard, son maître Th. Zielinski écrivait : “l’économie nationale, c’est-à-dire les revenus et les dépenses du Trésor public23”. La “Volkswirtschaft pour Rostovtzeff, n’est guère dissociable à cette époque de la “Staatswirtschaft”. En cela, il se sépare nettement d’E. Meyer, économiquement beaucoup plus libéral.

Enfin, dans la logique de cet éloge de l’Orient hellénistique, Rostovtzeff, quand il aborde la gestion des domaines agricoles, s’intéresse à la nature de la main-d’œuvre, et accorde au petit fermage plus de modernité qu’à l’esclavage, parce que le domaine esclavagiste tend vers l’autosuffisance et constitue donc un noyau d’économie domestique. Le petit fermage, c’est l’exploitation “paysanne” au même titre que la petite propriété. C’est le fondement d’une “économie paysanne” et un gage de liberté politique. Si l’on compare l’Antiquité à la Russie moderne, le petit fermage et la petite propriété sont les formes d’appropriation du sol qui s’instaurent quand le servage est aboli. L’esclavage rural et le colonat attaché à la terre sont, mutatis mutandis, les équivalents antiques du servage moderne.

Cet article, c’est le destin du monde gréco-romain vu du pays de la Troisième Rome, et implicitement à la lumière de l’histoire de la seconde, Constantinople (sans oublier l’histoire du christianisme). Rostovtzeff, quand il l’écrit, a présents à l’esprit les problèmes auxquels se heurte la Russie. D’un bout à l’autre de son œuvre érudite, il ne cesse, d’ailleurs, de se poser en silence les mêmes questions fondamentales : la Russie a-t-elle suffisamment subi l’influence gréco-romaine pour s’ouvrir à l’Europe occidentale et aux valeurs européennes ? Peut-elle connaître un régime social et politique proche de ceux de l’Europe occidentale, – disons politiquement libéral, et capitaliste en économie ? comment parvenir à instaurer un tel régime en Russie ? Faut-il s’en remettre à l’action éventuellement réformatrice de l’État ? Ou bien le triomphe d’un tel régime social et politique implique-t-il nécessairement une évolution autonome de la société civile ?

Dès avant la Grande Guerre, les réponses qu’il apporte à ces questions se modifient, et l’évolution se précipite après la Révolution de 1917, quand, ayant pour toujours quitté son pays, il se met à vivre dans le monde anglo-saxon. Le libéralisme économique de l’État devient alors pour lui l’une des pierres de touche de la modernité. Dans le long compte-rendu qu’il consacra en 1914 au deuxième livre de Khvostov sur l’Égypte, il oppose deux principes dans l’organisation de l’industrie textile ptolémaïque. Le premier est hérité des traditions indigènes : c’est l’organisation gouvernementale, la “direction centralisée bureaucratico-capitaliste” ; la crise du IIIe siècle p.C., facilitant un “retour aux traditions anciennes”, lui confère une nouvelle vigueur. Le second a été introduit par les Grecs : c’est l’initiative privée. Il est aisé de comprendre où penchent désormais le cœur et la raison de Rostovtzeff”24

Les progrès de son libéralisme économique l’amènent après la guerre à critiquer la politique des rois hellénistiques, et en particulier des Lagides, et à mieux reconnaître les mérites des cités-États d’Italie. En Méditerranée orientale, il oppose clairement la Grèce, qui garantit dans une certaine mesure la liberté politique et économique des citoyens, à l’Égypte, organisée selon le principe de la gestion gouvernementale. Le Roi était propriétaire de tout le territoire de l’Égypte et pouvait disposer de ses ressources, y compris les mines, les lacs et les rivières. Une telle situation signifie “la nationalisation de toute la production agricole et industrielle”, et un tel système est dominé, selon Rostovtzeff, par le maître-mot suivant : “tout pour l’État et par l’État, rien pour l’individu”. Il songe évidemment aux Bolcheviks, et, dans la conclusion d’un article daté de 1920, il remarque que, deux mille ans plus tard, les mêmes problèmes restent posés. L’Europe a encore à répondre à la même question : “l’individu existe-t-il pour l’État, ou bien l’État existe-t-il pour assurer aux individus le libre développement de leur pouvoir créatif”25 ?

De 1900 à 1920 ou 1925, les réponses changent, mais les questions et la façon de les aborder ne se sont aucunement modifiées, car elles sont directement liées aux engagements politiques et culturels de Rostovtzeff, qui, après la Révolution de 1905, est entré au Parti Constitutionnel-Démocrate (“cadet”). Rien d’étonnant que la deuxième Révolution de 1917, celle des Bolcheviks, l’aide, dans SEHRE, à repenser le déclin de la civilisation antique : dès le début de sa carrière, il unissait dans sa réflexion historique, très étroitement mais de façon en général implicite, le sort de son pays et celui de l’Antiquité gréco-romaine : “l’Antiquité est notre miroir, un miroir possédant, pour celui qui sait s’en servir, la capacité fantastique de révéler les traits généraux de ce qui nous entoure, et d’en accuser les contours”22.

Notes

  1. Rostovtzeff 1987.
  2. Rostovtzeff 1926g et 1941. Ces deux Histoires économiques et sociales vont être publiées en 1988 et 1989 dans une traduction française de Mme Odile Demange aux éditions R. Laffont (collection Bouquins) (Rostovtzeff 1988 et 1989) : elles seront précédées de deux introductions rédigées par moi [articles n°1 et 2 du présent volume].
  3. Bücher 1893. Ce petit livre de Bücher a été réédité en allemand, avec quatre autres textes (deux de E. Meyer et deux de J. Beloch) dans Finley, éd, 1979. Sur cette controverse, voir Will 1954 ; et Austin & Vidal-Naquet 1972, 11-19.
  4. Meyer 1895, repris dans Meyer 1924b, 79-168. Olivier Leroy a publié une perspicace réfutation de la partie ethnologique de l’œuvre de Bücher. Il lui reproche : d’une part, de rester fidèle “aux dogmes simplistes de l’évolutionnisme” (selon lesquels l’humanité toute entière est passée “par des stades déterminés de civilisation, sortant les uns des autres par modifications imperceptibles et suivant des lois nécessaires”) ; d’autre part, de bâtir de toutes pièces, en inversant les qualités supposées du civilisé, une espèce de psychologie négative du primitif, “plus artificielle que celle de l’homo oeconomicus dont il se gausse” (Leroy 1925). Pour un exposé rapide des idées ethnologiques de Bücher, voir Bücher 1901, 1-41.
  5. Meyer 1924b, par exemple p. 118-119 et 134.
  6. Voir Rostovtzeff 1987, 20 ; Bücher avait notamment travaillé sur les révoltes d’esclaves du IIe siècle a.C. (1874) et sur la politique fiscale de Dioclétien (1894). Ces deux études furent rééditées avec d’autres, dont la plupart concernent les époques médiévale, moderne et contemporaine, dans le recueil Beiträge zur Wirtschaftsgeschichte (1922).
  7. Hasebroek 1928 ; Finley 1975a.
  8. Rostovtzeff 1936a, 343-344. – La mentalité capitaliste est celle de l’homo oeconomicus, qui caractérisa le monde hellénistique (Rostovtzeff 1936b, 252).
  9. Scheel, 1907. Sur l’abolition des barrières douanières, voir Rostovtzeff 1987, 37-38.
  10. Voir Rostovtzeff 1987, 28-29 ; 1957, XI-XIV. Dans une certaine mesure, l’économie d’époque impériale est plus saine, parce que les bourgeois y jouent un plus grand rôle, aux dépens des magnats. Le très riche Lycien Opramoas, “capitaliste de province”, est un exemple parmi d’autres de bourgeois (voir Rostovtzeff 1987, 38). – La façon dont Rostovtzeff se représente ici la fin de la République romaine était encore très habituelle il y a vingt ou vingt-cinq ans. Les recherches archéologiques (en particulier sur les amphores) ont récemment conduit beaucoup d’Antiquisants à insister davantage sur l’activité économique privée et sur l’importance des profits qu’elle permettait, aux dépens du rôle financier de l’État et de la politique. Voir à ce propos Giardina & Schiavone, éd. 1981 ; et Tchernia 1986.
  11. Voir Rostovtzeff 1987, 27.
  12. À la demande de M. Weber, M. Rostovtzeff rédige l’article “Kolonat” (1910a).
  13. Voir Rostovtzeff 1987, 39.
  14. Rostovtzeff 1936a, 332 ; 1936b, 239.
  15. Voir Rostovtzeff 1987, 30-31.
  16. Voir ibid., p. 31 et 38.
  17. Dès 1919, dans un opuscule politique publié à Londres, Rostovtzeff compare implicitement la crise du IIIe siècle p.C. et les derniers siècles de l’Empire Romain d’Occident à la Révolution russe et à ses effets, et il écrit : “(les Bolcheviks) veulent nous ramener dans la voie qui fut parcourue au moment de la décadence de l’Empire romain” (Rostovtzeff 1919a, 9). Mais dans cet opuscule il n’explicite évidemment pas sa conception de la Révolution sociale romaine. Cette conception est complètement précisée en avril 1923, quand il prononce une communication au Ve Congrès International des Sciences Historiques à Bruxelles (Rostovtzeff 1923b). Elle réapparaît notamment dans un article des Annales Contemporaines (Rostovtzeff 1923a et 1924), puis dans SEHRE (Rostovtzeff 1926).
  18. Voir Rostovtzeff 1987, 39-40.
  19. Pour une analyse précise de cette conception des trois aires de civilisation, se reporter à mon Introduction de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, publiée en 1988 aux éd. R. Laffont [article n°1 du présent volume].
  20. Rostovtzeff 1901, 8.
  21. Klutchevsky 1956, 31.
  22. Voir Rostovtzeff 1987, 21.
  23. Zieliński 1931, 333.
  24. Rostovtzeff 1914.
  25. Rostovtzeff 1920e.
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
ISBN pdf : 978-2-35613-374-8
ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
7 p.
Code CLIL : 3385
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Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 3. M. Rostovtzeff et le ‘capitalisme’ antique vu de Russie”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 101-108 [En ligne] https://una-editions.fr/rostovtzeff-et-capitalisme-antique [consulté le 15 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.5
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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