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Territoires de santé locaux et recours aux soins transfrontaliers : l’exemple de la Haute Casamance

Introduction

Les déplacements liés au recours aux soins sont de plus en plus complexes avec le développement des moyens de communication, les changements dans les modes de vie et sans doute la fonctionnalisation de l’espace sur fond de territorialisation de l’offre de soins impliquant une diversité d’itinéraires thérapeutiques. D’un contexte mondial avec le développement du tourisme médical et de la télémédecine à celui local conditionné par l’accessibilité physique et financière, la qualité des soins proposés, la géographie du recours aux soins montre qu’il existe des paysages sanitaires hétérogènes en termes de réseaux de soins. Ces derniers sont construits entre émission et réception de flux de patients au-delà des logiques nationales de construction des systèmes de santé. 

Ainsi, des territoires de santé aussi pluriels que diffus se forment dans des espaces « globalisés » où se juxtaposent différents systèmes nationaux de santé (Alpes du Sud, Perez et Balli, 2010 ; Espace transfrontalier lao-thaïlandais, Bochaton, 2010). La Haute Casamance, un territoire pluriel à cheval sur quatre pays que sont le Sénégal, la Gambie, la Guinée et la Guinée Bissau est l’un de ces espaces pouvant être défini comme une enveloppe transfrontalière de recours aux soins dans un enchainement de déplacements de patients caractérisé par un rapport répulsion/émission/réception. Les mobilités transfrontalières peuvent ici être appréhendées dans une opposition entre fermeture dans la territorialisation de l’offre de santé nationale et ouverture dans les dynamiques de recours aux soins induites par des réseaux socioéconomiques dans la pratique de l’espace le long de la dyade. La fermeture renvoie ici à la distribution spatiale d’une offre de soins qui tourne le dos à la frontière en créant des déserts médicaux.

L’ouverture fait allusion à la pratique globale du recours aux soins qui dépassent les limites prétranchées dans les aires d’influence géographiques et administratives. Cette situation amène à réfléchir sur les trajectoires de recours aux soins et la création d’un bassin de santé transfrontalier en Haute Casamance à travers des formes d’adaptation construites par les populations (Dione, 2013) au sens de « réseaux sociaux » compris ici comme des situations résultant des interactions dans le recours aux soins des populations de part et d’autre de la frontière. De l’ordre socioéconomique ou simplement en rapport avec l’espace vécu et l’homogénéité culturelle, le recours aux soins en Haute Casamance pose la question de la polarité transfrontalière des structures de santé nationales sans réelle coopération entre les États qui la compose mais avec des dynamiques sociales, économiques, culturelles qui font abstraction des frontières. 

Ce chapitre propose une lecture sur la façon dont les réseaux de recours aux soins sont construits dans une dynamique ambiguë de la frontière en Haute Casamance : périphérie multidimensionnelle, politiquement déconnectée de par l’absence de coopération sanitaire entre les différents États qui la composent et socialement, culturellement connectée de part et d’autre de son tracé dans la pratique du recours aux soins par les populations locales. 

La Haute Casamance, une région frontière multidimensionnelle

La Haute Casamance est un territoire difficile à saisir tant sa caractérisation tient de plusieurs aspects aussi complexes les uns que les autres. Sur le plan historique et géographique, avec la Basse Casamance, elle fait partie de la région naturelle de la Casamance. Du point de vue politique et administratif, ses limites se superposent à celles des régions administratives de Kolda et de Sédhiou. La Haute Casamance est frontalière des républiques de Gambie de Guinée Bissau et de Guinée.

Carte 1. Situation de la Haute Casamance.
Carte 1. Situation de la Haute Casamance.

Toutefois, dans cette réflexion nous avons tenu à l’inscrire dans un registre territorial plus vaste aux contours imprécis entre le Sénégal, la Gambie, la Guinée Bissau et la Guinée avec comme point focal, la région de Kolda au Sénégal. Nous justifions ce cadrage géographique de la zone de recherche par le fait que dans l’espace pratiqué, la Haute Casamance représente un carrefour où se côtoient les peuples de la Gambie, du Sénégal, de la Guinée Bissau et de la Guinée suivant des logiques économiques, sociales et culturelles qui dépassent les frontières. Les multiples échanges, qui s’y passent, donnent à réfléchir sur les concepts de continuité (vécu et pratique continus de l’espace transfrontalier) et de discontinuité (frontière officielle restrictive) dans l’espace de partage. Ainsi nous allons axer nos propos sur les spécificités de la Haute Casamance par rapport à deux aspects de la frontière dans ses différentes constructions : territoire fédérateur ouvert et extrémité territoriale limitative. Les deux cas, dans une opposition ou dans une complémentarité, permettent de comprendre les dynamiques territoriales de recours aux soins formels et informels.

La Haute Casamance, territoire fédérateur ouvert et extrémité territoriale limitative : entre espace vécu et espace construit

La frontière peut être considérée comme « un territoire à part entière aux effets ambivalents, qui tantôt sépare, tantôt attire » (Cordon, 1998) dans lequel des représentations socioculturelles, historiques, économiques, géographiques, politiques s’entremêlent pour lui donner une identité hétéroclite. Cette ambivalence attribue à la frontière plusieurs caractères en fonction des soubresauts de son construit et des interactions de part et d’autre jusqu’à en faire un « cadre où l’essentiel n’est pas le cadre mais les hommes qui sont encadrés » (Demangeon, 1941). Ce caractère à la fois relatif et individuel, sans occulter l’effet de groupes (socioculturels) en termes de perception et de vécu, lui donne une pluralité de considérations en raison des formes de relations (réseaux socioéconomiques) le long d’une dyade. On parle ainsi de « zone frontalière », « espace de partage », « région frontière » autant de qualificatifs applicables sur plusieurs endroits du globe. 

En Afrique, l’expression « pays frontières », utilisée la première fois en 2000 par l’ancien président malien Alpha Oumar Konaré, y désigne « un espace géographique à cheval sur les lignes de partage de deux ou plusieurs États limitrophes où vivent des populations liées par des rapports socio-économiques et culturels ». Dans le cas de notre réflexion, l’hypothèse retenue est que la Haute Casamance constitue un territoire imprécis dans ses contours socioculturels mais relativement cadré et fermé dans son construit politique. Ainsi, deux logiques sont retenues. Premièrement, la frontière vue dans sa pratique par les populations comme un territoire fédérateur ouvert de part et d’autre du tracé qui la symbolise avec des « rapports socioculturels dans une relation de groupe qu’il s’agisse de villages ou d’un ensemble de villages liés de façon horizontale » (Coquery-Vidrovitch, 1999). Deuxièmement, la frontière comprise comme une extrémité territoriale limitative qui représente un « espace figé de l’État dans ses limites et avec des réglementations contraignantes » (Lombard, 2003) tout en considérant que les « frontières sont perméables sans obstacles naturels majeurs contraignants » (Fanchette, 2001) dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest.  Les populations s’adaptent et se déplacent suivant les besoins, les possibilités offertes et les liens sociaux de part et de d’autre de la frontière. Dans l’une ou l’autre logique, la limite est bien présente et donne sens à la compréhension de la frontière comme espace commun pouvant être assimilée à une « simple discontinuité fonctionnelle » (Moulé, 2010). Par conséquent, nous considérons qu’il existe, en Haute Casamance, une contradiction entre espace vécu par les populations à travers des logiques économiques et socioculturelles qui ignorent les frontières et l’espace construit sous l’impulsion des politiques nationales qui imposent une rupture aux extrémités frontalières.

Pour comprendre cet ensemble transfrontalier et les déterminants qu’il suscite dans les réseaux de soins à la fois formels et informels, il est important d’utiliser une échelle d’analyse temporelle du local au global. L’histoire de la Haute Casamance fait ressortir une évolution de l’espace au fil des mutations géopolitiques survenues au cours de trois périodes. D’abord une période précoloniale marquée, en Haute Casamance, par une succession sur un même territoire des sociétés politisées de Gabou et de Fouladou. Le royaume de Gabou vit le jour vers 1240 et connut son plein développement entre le XIIIe et le XIXe siècle. Il regroupait les actuelles républiques de Guinée Bissau, du Sénégal, de la Gambie et de la Guinée. Le royaume de Fouladou, crée au XIXsiècle à la suite de la révolte des peuls contre le Gabou, couvrait les actuels départements de Kolda et Vélingara (Sénégal), Bassé (Gambie) Farim et Bafata (Guinée Bissau) avec les mêmes composantes ethniques que l’ancien royaume de Gabou. Pendant cette période, la pratique spatiale était caractéristique d’une organisation socio-économique ouverte aux centres de gravité localisés à la croisée des foyers de production (littoral, forêt, sahel). À ce propos, Lambert (1998) évoque l’idée que « chaque société locale était insérée dans ce premier maillage du continent en bassins de production, espace de circulation et centre de consommation » et non sur une structuration encadrante avec des frontières formelles. Différents peuples (Peul, Mandingue, Diola) entre le Sénégal, la Guinée, la Gambie et la Guinée Bissau actuels y ont produit une pratique de l’espace continue. Cette idée nous permettra d’avancer sur la résurgence des pratiques de l’espace de cette période qui déteignent sur les réseaux socioéconomiques actuels. Ensuite, correspondant à l’établissement des frontières dans leur forme actuelle, vient la période coloniale pendant laquelle le modèle d’organisation de l’espace politique, économique et social précolonial a subi de profondes mutations au gré de manipulations volontaires imposées par l’économie coloniale. Cette dernière, sous l’effet conjugué du drainage des ressources naturelles vers la métropole et de l’écoulement de produits finis dans les terres conquises, a permis la mise en place d’une trame d’organisation spatiale à partir de positions géostratégiques comme le littoral. Ainsi au sud du Sénégal, relate Pierre Xavier Trincaz (1984), on a assisté à « l’effacement de Birkama, (dans l’actuelle république de Gambie), capitale du Kasa Mansa (actuelle Casamance) » au profit de Ziguinchor situé sur le littoral ouvrant sur l’atlantique. Ainsi, on remarque l’affaiblissement des anciens centres de gravités localisés à l’intérieur. 

Également, cette période correspond à la naissance des colonies françaises du Sénégal et de la Guinée, anglaise de la Gambie et portugaise de la Guinée Bissau. Les anciens royaumes de Gabou et de Fouladou sont ainsi disloqués en plusieurs entités de part et d’autre des nouvelles frontières. Cette fragmentation a porté un coup à l’homogénéité socio-spatiale en particulier en Afrique extrême occidentale. Selon Boubacar Barry (1999) « au sud, les Diola, les Manding et les Peul appartenant à l’ancien territoire de Gabou sont partagés entre les deux Guinée, la Gambie et le Sénégal. Et encore pire la situation de la Gambie qui coupe la colonie du Sénégal en deux, créant ainsi entre le sud et le nord de ce pays un déséquilibre majeur (…) ». Toutefois, au-delà de ce bouleversement socio-territorial, une nouvelle forme d’organisation met en exergue une structuration sociale, politique et économique. Dans le domaine de la santé, c’est pendant cette période que le système de santé de ces pays a vu le jour dans sa forme actuelle même si à ses débuts destinés « à préserver uniquement la santé des troupes et de l’administration coloniale » (Alonou, 2002). Par la suite étendu aux indigènes, le système de santé colonial a été construit à l’échelle de l’Afrique Occidentale Française (AOF) avec une organisation centralisée. Mais en 1957, avec l’application de la loi cadre Defferre1 qui morcelait les services fédéraux de l’AOF en autant de fragments qu’il y avait de colonies, la structuration globale de l’offre de santé à l’échelle macro régionale a subi une désorganisation de son maillage territorial. Par conséquent, au moment des indépendances, chaque pays disposait d’un service général d’hygiène mobile et de prophylaxie existant sur son territoire sans relation directe avec les autres du même ordre. D’un autre point de vue, la mise en évidence de l’héritage colonial en fonction des différents colonisateurs anglais (Gambie), lusophone (Guinée Bissau), français (Sénégal et Guinée) traduit une hétérogénéité des politiques de santé, divergentes ne serait-ce que par rapport au mode d’administration directe ou indirecte reconduit aux indépendances. 

Dans ce contexte, il est aisé de saisir les prémices d’un manque d’articulation des différents systèmes nationaux de santé qui se côtoient sans se toucher dans l’ensemble transfrontalier de la Haute Casamance. Enfin la période d’après les indépendances, où l’espace politico-économique a continué d’être façonné dans la même logique que celle de l’époque coloniale. Mais l’aspect le plus caractéristique de cette période reste les difficultés économiques dans le cadre des politiques d’ajustement structurel dont la conséquence fut le désengagement de l’État avec comme corollaire la réduction des dépenses publiques qui n’épargne pas le secteur de la santé. Les écarts territoriaux de santé n’ont pas été comblés malgré la politique de décentralisation initiée depuis 1972 au Sénégal. L’action publique en matière d’offre de santé locale obéit toujours à une territorialisation où les points névralgiques sont localisés dans les capitales régionales (Niang Diène, 2018). Et au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ces centres, l’offre s’amenuise vers les périphéries frontalières, créant ainsi une zone faiblement desservie avec une accessibilité physique réduite. Les facteurs distance, temps de trajet, état des routes, moyens de transport déterminent la fréquentation en ce sens qu’ils traduisent la proximité ou l’éloignement d’une structure de soins. En Haute Casamance, l’impraticabilité des routes et l’absence de moyens de transport adéquats étirent les distances. Dans cette logique, l’organisation territoriale du secteur socio-sanitaire présente une répartition spatiale inachevée avec le dénuement des périphéries et une absence de jonction des systèmes de santé des différents pays qui se partagent l’espace transfrontalier.

La Haute Casamance, une périphérie frontalière oubliée dans l’offre de santé

Pour comprendre les dynamiques transfrontalières de recours aux soins en Haute Casamance, il est sans doute nécessaire de porter une attention à l’organisation des systèmes de santé des pays de l’ensemble transfrontalier. En effet, dans le fond, les quatre pays ont une construction identique de planification sanitaire avec comme socle la promotion des soins de santé primaires. L’action sanitaire y est traduite par un système de référencement de type pyramidal à quatre niveaux territoriaux : le niveau local (zone médicale), le niveau départemental (district sanitaire), le niveau régional (région médicale) et le niveau central ou national. La région de Kolda au Sud du Sénégal, au centre du bassin de santé de la Haute Casamance, occupe le niveau de région médicale suivant la hiérarchisation de la pyramide sanitaire. Elle correspond à la région administrative divisée en 3 départements que sont Kolda, Vélingara, et Médina Yoro Foulah (MYF), 9 arrondissements, 31 communautés rurales, 9 communes et environ 1562 villages officiels. La région médicale, conformément à la pyramide sanitaire du Sénégal, est composée de 3 districts sanitaires qui correspondent aux 3 départements avec comme structures de soins référence les centres de santé ou Établissements Publics de Santé (EPS) de niveau 1 polarisant la zone médicale constituée des postes de santé et maternités rurales. Au-dessus, le Centre Hospitalier Régional (EPS de niveau 2), implanté dans la capitale régionale Kolda, constitue le niveau le plus élevé d’offre de soins de la région. 

La région médicale de Kolda est encadrée d’est en ouest respectivement par les régions médicales de Sédhiou (sans hôpital régional) et de Tambacounda. Au sud, elle est limitée par les subdivisions sanitaires de l’Oio, de Bafata et de Gabou en Guinée Bissau. Si Bafata et Gabou sont desservis par un hôpital régional, l’Oio en est dépourvu comme la région de Sédhiou au Sénégal. Au Nord, les subdivisions gambiennes Upper River et Central River, dont la structure sanitaire phare est l’hôpital de Bansang, délimite la région médicale de Kolda. Ces localités frontalières ont la même structuration de la pyramide sanitaire que la région de Kolda. La desserte médicale de la région fait état de deux centres de santé localisés dans le département de Kolda et de Vélingara. Le département de Médina Yoro Foulah n’est pas desservi en centre de santé. Ce chainon manquant dans l’échelle de référence consacre un déséquilibre dans l’offre de soins et bouleverse profondément les trajectoires locales de recours aux soins. Dans ce département les populations, pour des soins de santé secondaires, fréquentent les structures de Kolda dans des conditions pénibles de déplacement dues au mauvais état des routes et à l’absence de moyens mobiles d’évacuation comme dans la commune de Ngoundourou et de Pata à 60 km au nord à la frontière gambienne.

Ainsi, cette organisation territoriale de l’offre de santé est marquée par des disparités remarquables avec des déserts médicaux en Haute Casamance. 

Carte 2. Zones de déserts médicaux.
Carte 2. Zones de déserts médicaux.

Concrètement dans les pratiques territoriales de la santé, les centralités périphériques et/ou frontalières couvrant l’arrière-pays sont peu ou mal desservies en infrastructures sanitaires.  Cependant, celles-ci entretiennent des aires de polarisation dont les limites empiètent dans les États voisins. Dans cette logique, les localités les plus aptes à accueillir des patients grâce à une desserte médicale relativement acceptable attirent dans leur sillage de polarisation des territoires d’émission de patients, la plupart dépourvus d’une couverture sanitaire satisfaisante. Les populations développent ainsi des stratégies de recours aux soins et s’orientent souvent vers la structure la plus proche et qui offre des possibilités minimales d’accès à des soins décents. De ce fait, un des paramètres pris en compte dans le choix de la structure de soins, aussi bien pour le recours aux soins local que pour le recours aux soins transfrontalier, reste l’accessibilité physique indifféremment de l’appartenance à un système national donné. Par exemple certaines localités de la Guinée Bissau à la frontière avec le Sénégal comme Kuntima et Sinthiang Mali se référent normalement à Bafata à 97 km. Toutefois, on assiste à une affluence de ces populations vers Saré Konko et Salikégné (au Sénégal) à moins de 5 km pour les premiers soins et ont la possibilité de recourir si cela s’avère nécessaire à l’hôpital régional de Kolda à environ 30 km. Ce désert médical s’explique en grande partie par la hiérarchisation de l’offre de soins qui défavorise les espaces le long de la frontière.

La figure ci-dessous montre que la territorialisation de l’offre de santé en général obéit à une structuration verticale avec une indication de référence de la base (niveau de desserte primaire) au sommet (niveau de desserte tertiaire), les deux niveaux reliés par un niveau secondaire intermédiaire. Les ramifications du système de santé pour chacun des quatre États ont leurs extrémités à la frontière représentées sur la figure par le niveau primaire. Cependant, on note l’existence de zones faiblement desservies de part d’autre de la frontière (niveau primaire avec le poste de santé) avec une accessibilité physique réduite vers les niveaux tertiaire et secondaire (hôpitaux régionaux et centre de santé) dans des territoires de part et d’autre des frontières.

Hiérarchisation de l’offre de santé et désertification médicale en Haute Casamance (source : I. Dione, 2013).
Hiérarchisation de l’offre de santé et désertification médicale en Haute Casamance (source : I. Dione, 2013).

Ces zones faiblement desservies sont matérialisées suivant deux logiques. Entre le Sénégal et la Gambie, même s’il existe de façon relativement acceptable des structures de santé primaires comme le poste de santé et la maternité rurale, cette zone présente une accessibilité géographique réduite vers l’hôpital de Bansang en Gambie et l’hôpital de Kolda au Sénégal d’une part. D’autre part entre le Sénégal et la Guinée Bissau, la désertification médicale se traduit par une desserte faible qui entretient un recours aux soins vers Kolda au Sénégal et Bafata en Guinée Bissau (voir carte 2).

Par conséquent, les populations de part et d’autre dans ces espaces mal desservis par les différents systèmes nationaux de santé développent des réseaux d’accès aux soins de santé modernes indépendamment de leur appartenance nationale. Il s’agit de réseaux sociaux difficiles à saisir dans l’aire de l’ensemble transfrontalier de la Haute Casamance pour plusieurs raisons parmi lesquelles on relève la porosité des frontières, l’homogénéité socio-ethnique, la forte mobilité de la population autour des marchés ruraux hebdomadaires et l’absence d’un système d’information sur la sécurité sociale. Cet ensemble de facteurs tend à rendre difficile la compréhension et la caractérisation des circuits formels de recours aux soins. Pour la Haute Casamance, les consultants étrangers y ont, dans la majorité des cas, des points de chute par le biais d’une partie de la famille installée sur place ; ce qui rend difficile une identification par la nationalité. Dans cette logique, on ne peut pas porter une différenciation précise tant les échanges sont permanents et la barrière linguistique inexistante. L’exigence de la pièce d’identité ou de toute autre forme d’identification par la nationalité n’est pas soumise aux patients et ces derniers peuvent être soignés quelle que soit la provenance. C’est l’une des contradictions de la politique consistant à spécifier la contrepartie financière des étrangers normalement plus importante que celle des nationaux.

Si on met en évidence l’offre de santé dans cette configuration, il va de soi que les trajectoires de recours aux soins ne s’inscrivent pas dans les théories d’offre de santé par rapport à un contexte géographique et territorial bien défini à travers les constructions nationales de système de santé. On remarque ainsi une contradiction dans l’offre et la demande au gré de la façon dont l’espace est construit, perçu et vécu. 

En définitive, cette situation est à l’origine d’une désertification médicale dont la conséquence est le développement d’une dynamique de recours aux soins entre émission et réception de patients des zones les plus dotées vers les zones les moins desservies au-delà des frontières en incluant des facteurs exogènes comme les opportunités de recours aux soins aux points de rencontre économiques (marchés hebdomadaires). 

Pour caractériser les mobilités transfrontalières de recours aux soins dans l’ensemble transfrontalier de la Haute Casamance, un choix représentatif d’unités spatiales traduisant au mieux ces dynamiques est fait. Nous retenons deux situations, les mobilités induites par les dynamiques socioéconomiques et celles provoquées par l’attraction de structures de santé de grande envergure pour les soins proposés en intégrant l’indicateur d’accessibilité géographique à l’ensemble des structures de soins de référence de la Haute Casamance en l’occurrence le poste de santé de Diaobé et le Centre Hospitalier Régional de Kolda. 

Les données indiquées proviennent de résultats de recherches menées entre 2009 et 2013, dans le cadre de notre thèse de doctorat, en Haute Casamance sur la population locale et étrangère sujette aux mobilités transfrontalières de recours aux soins à Kolda. Elles sont produites à partir de données secondaires collectées dans les registres de consultations et d’hospitalisations et les rapports d’activités du poste de santé de Diaobé et du centre hospitalier régional de Kolda pour la période entre 2010 et 2011. Les échantillons retenus sont de 398 consultants à Diaobé, et 408 à Kolda. Cette collecte est complétée par des enquêtes par questionnaire sur 248 personnes spécifiant l’origine des consultants (dans ou hors zone d’influence de la structure de santé), la justification du choix de recours aux soins (occasionnel ou courant), la pathologie etc. Également des entretiens ont été effectués auprès des personnels de santé et des autorités sanitaires sur la polarisation effective des structures de soins et la définition des itinéraires thérapeutiques entre foyers d’émission et de réception de patients.

Logiques transfrontalières de recours aux soins : des réseaux sociaux à l’épreuve des frontières

En Haute Casamance, nous considérons que seule la recherche de meilleurs soins est valable quel que soit le lieu de départ de part et d’autre de la frontière. Ainsi, des réseaux sociaux complexes de recours aux soins sont mis en place avec des dynamiques aidant à l’orientation et au choix du lieu. Les liens historiques, la configuration des frontières (porosité) et les réalités socio-économiques sont entre autres les tenants qui façonnent le territoire de santé actuel de la Haute Casamance. Ces dynamiques socio-territoriales refaçonnent le paysage sanitaire et fabriquent une redéfinition des logiques formelles de recours aux soins. Par conséquent, les faits de santé dans l’ensemble transfrontalier de la Haute Casamance sont inscrits dans une centralisation de la marge frontalière, censée représenter une extrémité dans la construction des systèmes nationaux de santé des différents pays qui la compose. Il existe une hiérarchisation de places centrales suivant les situations d’accessibilité physique, d’offre de santé et de position privilégiée dans les échanges économiques. Cette hiérarchisation articule l’existence de plusieurs bassins de santé de part et d’autre des frontières qui sont liés par des mobilités transfrontalières dans tous les domaines. Le bassin de santé est ici compris par rapport à « une homogénéité de comportements des populations et non directement sur une disposition des structures de l’offre » (Vigneron, 1999). 

Qu’est ce qui prédispose à la mise en place des réseaux sociaux de recours aux soins et comment caractériser les nouveaux territoires de santé qui font fi des frontières entre le Sénégal, la Guinée, la Guinée Bissau et la Gambie à partir de la Haute Casamance ?

Réseaux socioéconomiques et mobilités de soins : Diaobé au cœur d’une polarisation transfrontalière

La Haute Casamance est caractérisée par une organisation socio-économique au cœur de laquelle existe un ensemble de points de rencontre établis de façon informelle : les marchés hebdomadaires ruraux autrement appelés loumo.  Dans le processus d’établissement de ces derniers, deux faits majeurs ressortent. Le premier est lié, au début des années 60 après les indépendances, à l’étatisation et à la promotion de l’arachide qui a abouti à une exclusivité de la commercialisation de cette denrée à des sociétés nationales. La conséquence en est le « repli des grandes maisons de commerce vers les capitales nationales et le vide commercial dans les campagnes n’a pas été comblé par les structures mises en place par l’État » (Ninot, 2002). Le deuxième fait majeur est relatif à la libéralisation survenue au début des années 80. Il s’est agi d’un désengagement de l’État associé à d’autres facteurs telles que l’évolution du commerce avec de nouveaux acteurs (grands commerçants) et la redynamisation des réseaux d’échanges informels du fait de l’augmentation des besoins de consommation que proposent les milieux urbains. Dans cette logique, on assiste à une prise d’importance des marchés ruraux. L’espace rural est ainsi soumis à une recomposition systémique complexe avec le foisonnement des circuits informels de collecte et de redistribution des produits agroforestiers et manufacturés dans une situation d’émission et de réception de flux de marchandises au cœur des points de rupture de charges à l’image du marché international de Diaobé, le « loumo » le plus populaire de la Haute Casamance.

Le loumo est localisé dans le département de Vélingara, précisément dans la commune de Koukané au Sénégal. De part sa position carrefour entre la Gambie, le Sénégal, la Guinée Bissau, et la Guinée, il joue le rôle du regroupement économique le plus important en Haute Casamance. Il draine ainsi des populations de toute l’Afrique de l’Ouest. Diaobé est doté d’un poste de santé et correspond à la zone médicale, la plus petite unité spatiale dans la territorialisation de l’offre de santé. L’espace théorique de polarisation du poste de santé de Diaobé englobe 10 villages pour une population de 40 000 personnes. Mais dans la réalité il faut ajouter 5 à 6000 marchands et acheteurs qui y viennent entre lundi et jeudi sans compter les zones alentours non prévues qui ont la possibilité  de solliciter le poste de santé les jours de loumo.

Carte 3. Polarisation effective du poste de santé de Diaobé.
Carte 3. Polarisation effective du poste de santé de Diaobé. .

Dans la desserte effective, le poste de santé de Diaobé couvre un territoire relativement élargi qui atteint d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest. Dans l’origine des consultants, Diaobé, qui est théoriquement desservi par le poste de santé, représente 33 % de l’ensemble. La part du département de Vélingara évaluée à 32 %, (alors que celui-ci est doté d’une structure de niveau supérieur : le centre de santé), concerne des consultants venus de l’intérieur comme Pakour, Wassadou. Diaobé joue un rôle relais par rapport au centre de santé de Vélingara (à 30 km) et l’hôpital régional de Kolda (à 60 km). Pour le reste, la fréquentation est exclusivement liée aux activités économiques car le déterminant « accessibilité physique » ne peut être pris en compte dans la mesure où les zones émettrices comme les autres régions du Sénégal, la Guinée, la Guinée Bissau, le Niger et la Mauritanie sont non seulement éloignées mais sont dotées d’infrasctures de soins plus performantes ou au même niveau que Diaobé. On observe ainsi une polarisation discontinue car, détérminée en partie  par la présence des consultants au loumo.

Graphique 1. Origine des consultants au poste de santé de Diaboé 
(sources : I. Dione, enquêtes personnelles, 2013).
Graphique 1. Origine des consultants au poste de santé de Diaboé
(sources : I. Dione, enquêtes personnelles, 2013). .

En somme les mobilités de soins en Haute Casamance dépendent des mobilités socioéconomiques dans le sens où premièrement, les lieux de tenue de marchés hebdomadaires disposent de structures de santé primaires (poste de santé) polarisant un arrière-pays de part et d’autre de la frontière. Deuxièmement, les jours de marché permettent une plus grande mobilité du fait de la disponibilité de moyens de transport. Par conséquent c’est également une opportunité pour les populations d’accéder aux structures de soins de niveau supérieur à Kolda. Cette situation n’est pas unique en Haute Casamance, d’autres localités comme Saré Yoba à la frontière avec la Guinée Bissau et Pata avec la Gambie présentent les mêmes caractéristiques dans les mobilités de soins. Cependant, l’offre de santé présente, dans son aire théorique de recours aux soins, des insuffisances notables dans ces localités de forte affluence. 

Toutefois, les populations ont la possibilité de se tourner vers la structure de santé régionale de Kolda. Les localités de tenue de marchés hebdomadaires constituent des sortes de relais car elles permettent une plus grande accessibilité physique pour le Centre Hospitalier Régional de Kolda (CHRK) qui présente un niveau relativement acceptable d’offre de santé.  

Le « hub sanitaire2 » de Kolda, réceptacle des mouvements transfrontaliers de recours aux soins 

Il s’agit d’analyser les dynamiques de recours de soins dans le « le hub sanitaire » représenté par le Centre Hospitalier Régional de Kolda qui propose des soins de niveau tertiaire. Il attire ainsi des populations d’une origine très diversifiée suivant un rayon qui dépasse largement sa couverture théorique qui est la région administrative de Kolda. La particularité de l’attraction de la région médicale de Kolda tient de sa situation géographique qui lui confère une position carrefour où l’hôpital rayonne dans un « hub sanitaire » constitué de quatre États composant le bassin de santé de la Haute Casamance. Toutefois, cette couverture transfrontalière favorise en même temps une forte affluence dont la conséquence est la saturation de l’offre de santé. Cette situation se complique avec l’absence d’un hôpital de ce niveau dans la région de Sédhiou3 et d’un centre de santé dans le département de Médina Yoro Foula4. Ainsi, l’offre de santé de la région médicale est exclusivement centrée sur le CHRK. C’est ce déséquilibre qui engendre une rupture de desserte théorique et complique l’application de la santé de proximité comme le suggère la stratégie des soins de santé primaires. À cela il faut ajouter d’autres facteurs externes qui interagissent pour déterminer des trajectoires de recours aux soins qui se joignent au CHRK. Parmi ceux-ci, on peut souligner le système de santé de la Guinée Bissau en faillite depuis 1998. En cause, la guerre civile qui a favorisé la destruction de plusieurs structures de soins périphériques. Par ailleurs, on note également l’augmentation de la population koldoise par une forte croissance naturelle (3 % d’accroissement naturel) et un déplacement massif de réfugiés (à ce jour non évalué puisque les populations ont été souvent reçues par des familles). La dynamique de recours aux soins implique une fréquentation différente (pour les localités polarisées) en fonction de la proximité, du dénuement sanitaire dans lequel se trouvent les zones émettrices de consultants. Par ailleurs, l’ampleur de la fréquentation de populations qui viennent de zones qui n’intègrent pas la polarisation théorique des structures de santé de la Haute Casamance tient des mobilités liées aux flux économiques vers la région de Kolda, de l’homogénéité socio-spatiale mais surtout de la qualité des soins proposés.

Graphique 1. Origine des consultants au poste de santé de Diaboé 
(sources : I. Dione, enquêtes personnelles, 2013).
Graphique 2. Origine des patients étrangers interrogés dans les structures de Kolba
(sources : I. Dione, enquêtes personnelles auprès des patients étrangers, 2013). .
Carte 4. Polarisation effective du Centre Hospitalier Régional de Kolda.
Carte 4. Polarisation effective du Centre Hospitalier Régional de Kolda. .

Concrètement, le rayon effectif d’action de l’hôpital transgresse les frontières pour atteindre certaines localités des pays limitrophes comme la Gambie, la Guinée Bissau et la Guinée. Les zones étrangères sont identifiées particulièrement en Guinée Bissau avec l’affluence de populations venant de Pirada, Kambadiou, Saré Bakary, Toniataba, Saré Kobe, Farim, Kuntima et jusqu’à Bafata à l’intérieur. Ce recours aux soins est essentiellement déterminé par des recommandations de l’infirmier chef de poste (enquêtes auprès des professionnels de santé) à solliciter l’hôpital de Kolda de la part des structures intermédiaires. Parmi celles-ci on relève Salikégné, Coumbacara et Saré Konko pour les patients originaires de Kambadiou, Saré Kobe, Toniataba, Saré Bakary, Kuntima et Saré Mali. Pour les zones émettrices comme Farim et Bafata la sollicitation aux soins de santé à Kolda est directe en ce sens que ces localités abritent des structures relativement acceptables pour des soins de santé primaires. Il s’agit d’une attraction fortement déterminée par la qualité des soins et qui concerne une minorité capable de soutenir la contrepartie financière des soins, les frais de séjour et de transport.

Les localités gambiennes concernent surtout Gambissara, Saré Bodio, Foulabatang, Bassé Santa Su, Brikama Ba, Saby et Bansang dans une moindre mesure. Les structures relais à la frontière sont Pata, Ngoundourou, Médina Yoro Foula et Némataba qui accueillent des patients gambiens venant des zones émettrices citées précédemment.

Pour la Guinée, les mobilités de soins vers le Sénégal ne concernent pas spécialement les zones frontalières mais surtout la classe aisée qui porte un choix de premier ordre sur la qualité des soins dispensés à Kolda. En effet, dans ce cas de figure l’accessibilité physique qui n’est pas optimale du fait de l’éloignement relatif des localités frontalières ne permet pas de faire le premier choix pour l’hôpital régional de Kolda. Koundara qui constitue la première ville guinéenne à la frontière avec le Sénégal est distante de 200 km de Kolda.

Si l’on considère l’accessibilité physique dans le territoire gambien pour les populations locales par rapport à leurs structures nationales de référence, celle-ci est relativement acceptable du fait de l’existence d’hôpitaux régionaux à la frontière avec le Sénégal comme celui de Bansang. Pour le choix du CHRK, les mobilités de soins s’effectuent en rapport avec la qualité des soins qui y sont dispensés et s’inscrivent dans un recours aux soins à la fois habituel et occasionnel avec comme catalyseur la présence au marché hebdomadaire de Pata.

Le recours aux soins des populations bissau guinéennes à Kolda obéit en même temps à l’accessibilité physique et à la qualité des soins. Des zones comme Kuntima, desservies par un poste de santé sans électricité ni médicaments à la hauteur de la demande, ne répondent pas à l’attente sanitaire des populations. L’alternative de recours aux soins transfrontalier constitue la solution pour ces populations à se soigner d’autant plus que Kolda se trouve à 40 km. L’hôpital régional de Kolda offre ainsi à ces populations la possibilité de recourir aux soins de santé modernes contre les infections les plus aiguës qui nécessitent souvent une hospitalisation et un suivi soutenu.

À la lecture de ces dynamiques territoriales de recours aux soins, on constate que les populations s’inscrivent dans une recherche perpétuelle de soins dans un ensemble transfrontalier à l’offre de santé déséquilibrée. Des réseaux sociaux se forment autour des mobilités socioéconomiques sans épouser les théories nationales d’offre de santé pour les quatre pays du bassin de santé de la Haute Casamance. Dans cette logique, que représente une coopération sanitaire transfrontalière entre les pays du bassin de santé de la Haute Casamance ?

Coopération sanitaire transfrontalière en Haute Casamance : une formalisation incertaine entre repli national et instabilité politique

En août 2014, devant la montée d’Ebola aux confins de la Guinée, le Sénégal a pris la ferme décision de fermer ses frontières terrestres, aériennes et maritimes. Cette décision portée officiellement par le ministère de l’intérieur de la République du Sénégal a néanmoins été précédée de précautions à l’échelle locale. Déjà le 25 mars 2014, le préfet du département de Vélingara, dans la région de Kolda au sud du Sénégal, avait « imposé la fermeture des marchés hebdomadaires jusqu’à nouvel ordre dans le but de protéger le Sénégal contre toutes menaces de la propagation de la fièvre Ebola »5. Entre le Sénégal et la Guinée, un incident diplomatique a éclaté lorsqu’un jeune étudiant guinéen voyageant de la Guinée au Sénégal est détecté positif du virus Ebola à Dakar. Une psychose s’est installée et une série de réactions démesurées a même été notée lorsque la presse a donné la possibilité aux citoyens sénégalais de se prononcer sur la question. Une sorte de repli est très vite notée et beaucoup de sénégalais ont commencé à se désolidariser de la Guinée. Cette situation marque la fragilité dans laquelle peuvent se retrouver les pays d’Afrique de l’Ouest face aux risques sanitaires et l’exemple d’Ebola est édifiant à ce propos. Aujourd’hui, l’épidémie du COVID-19 traduit les mêmes faits, chaque État va pour une réaction intra-nationale alors que l’exposition est globale. La façon dont ces évènements se passent et sont gérés laisse penser qu’il n’existe pas de coopération sanitaire transfrontalière sérieuse. Même s’il est primordial voire hautement nécessaire de confiner ces types d’affections en fermant les frontières pour réduire tous contacts avec d’éventuelles zones de propagation, il est d’un salut de ratisser large dans la prévention et l’organisation des actions curatives induites qui doivent impliquer les États aux mêmes problèmes de santé.

Le constat est clair qu’en Afrique extrême occidentale trois situations particulières caractérisent les paysages sanitaires transfrontaliers :

  • une offre de soins cadrée et encadrée à l’échelle d’un territoire national destinée aux populations nationales ;
  • des problèmes et besoins de santé communs tant les affections sont les mêmes en termes d’endémies et de pandémies ;
  • un recours aux soins transfrontalier par les populations vivant dans les espaces de partage.

Dans la pratique du recours aux soins, la porosité des frontières et les déplacements incessants des populations ont fini par dessiner un cadre territorial dont le vécu dépasse les limites étatiques modernes au point de favoriser l’éclosion d’un espace sanitaire à l’échelle transfrontalière. L’exemple de la Haute Casamance n’est pas unique en son genre. La région frontière Sikasso-Korhogo-Bobo Dioulasso, respectivement du Mali, de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso, présente les mêmes caractéristiques. Les différents États de l’Afrique de l’Ouest ont compris la nécessité d’aller vers une coopération sanitaire transfrontalière avec l’idée de créer l’Organisation Ouest Africaine de la Santé (OOAS) en 1987. L’éclosion de cette structure met en exergue de manière explicite l’urgence « d’offrir le niveau le plus élevé en matière de prestation de soins de santé aux populations de la sous-région sur la base de l’harmonisation des politiques des États membres et des pays tiers, en vue de trouver collectivement et stratégiquement des solutions aux problèmes de santé de la sous-région ». Cette Structure fédératrice est née de la fusion de l’Organisation francophone de Coordination et de Coopération pour la lutte contre les Grandes Endémies (OCCGE)6 et de l’organisation anglophone West African Health Community (WAHC). L’objectif primordial de l’OOAS est de se départir des scissions héritées de la période coloniale avec la prévalence des deux systèmes anglais et français dans la planification sanitaire. Elle vise ainsi à favoriser une synchronisation des efforts en combinant les ressources et à instaurer un pilotage hiérarchisé qui prend en compte les attributs des différents États, des collectivités locales et des services de santé qui se partagent un domaine de compétence territoriale. Toutefois, il a fallu attendre 1998 pour l’émergence d’un modèle organisationnel de l’OOAS avec l’établissement du siège à Bobo Dioulasso au Burkina Faso. Par la suite, plusieurs initiatives ont pu être prises dans le cadre de la CEDEAO particulièrement en 2005 à Accra où les pays membres ont retenu dans une déclaration d’intention une gestion globale des problèmes de santé dans l’espace communautaire avec une coopération entre les autorités et professionnels de la santé. Il s’est agi d’uniformiser les législations sanitaires, d’impulser un système d’informations sanitaires global et de mettre en place une base de données des ressources sanitaires.

Cependant, il existe un décalage entre ces déclarations d’intentions et ce qui se passe sur la réalité du terrain en termes de coopération sanitaire. La tendance à l’uniformisation des politiques de planification bute sur l’engagement peu volontariste des pouvoirs publics mais surtout sur l’incapacité de ces derniers à soutenir financièrement les intentions dégagées au niveau de l’OOAS. La situation sanitaire de la Haute Casamance dans ce contexte laisse à réfléchir si on prend en considération l’organisation des systèmes de santé et l’état de santé des populations. Par exemple, la vaccination de masse reste dépendante des campagnes ponctuelles. Les résultats sont sujets à discussion puisque cantonnées à l’échelle nationale alors que la Haute Casamance présente les mêmes endémies dans une mobilité des populations avec une circulation des vecteurs de maladies. L’offre de santé montre des limites sur la couverture notamment dans les zones frontalières oubliées des pays composant la Haute Casamance. 

Alors ce faisant, une autre forme de gestion de l’espace sanitaire de la Haute Casamance devrait être au premier plan des préoccupations dans la prévention des risques sanitaires susceptibles d’atteindre cette partie de l’Afrique de l’Ouest. Ce qui est incontournable comme première démarche est sans doute de permettre que les États frontaliers s’associent là où les populations vivent l’espace en commun au-delà d’une appartenance nationale pour une coopération sanitaire franche. En Afrique extrême occidentale, si on prend l’exemple de la Haute Casamance comprise entre la Guinée et le Sénégal francophone, la Gambie anglophone, la Guinée Bissau lusophone, on imagine aisément des différences dans l’administration territoriale notamment la territorialisation de la santé. Par ailleurs, on relève également dans cette logique d’administration différenciée, des orientations politiques divergentes car les différents États composant cet espace ont sans doute des aspirations économiques différentes et une manière différente de concevoir le libre-échange. Le Sénégal, relativement « protectionniste » ne peut avoir la même conception sur le contrôle douanier que la Gambie, « ultra-libérale »7. Par ailleurs, l’instabilité politique « endémique », entre rébellions et guerres civiles, qui frappe l’Afrique extrême occidentale finit d’établir une situation d’isolement et de méfiance tant les enjeux de préservation d’une intégrité territoriale poussent les États à un repli. Le Sénégal est frappé par un mouvement de rébellion en Basse Casamance difficile à résoudre car la région naturelle de la Casamance est isolée par la Gambie même si aujourd’hui on constate une accalmie. En Guinée Bissau, les guerres civiles se succèdent depuis leur accession à l’indépendance. Devant ces remous géopolitiques, l’organisation spatiale est sans cesse redéfinie en fonction de l’ampleur des confrontations, des structures de soins sont détruites dans les foyers de tension généralement dans les périphéries frontalières. La situation décrite finit de faire de la Haute Casamance une marge fragile où les différents États l’encadrant n’arrivent pas à établir une coopération sanitaire transfrontalière formelle tant les espaces de partage sont ici considérés comme une vulnérabilité géopolitiquement parlant.

Conclusion

La Haute Casamance, un espace de partage pris entre différentes constructions nationales d’offre de santé sans jonctions aux extrémités frontalières, est sujette à des mobilités de soins suivant des trajectoires qui outrepassent les limites d’État. Sa spécificité réside dans le fait qu’elle présente une contradiction entre espace politique et espace socioculturel dans les pratiques de recours aux soins. Espace politique figé et espace socioculturel ouvert sont les deux réalités qui se superposent pour former un bassin de santé transfrontalier. Par conséquent, y considérer la polarité transfrontalière revient à faire une analyse indépendante d’une gestion concertée sous l’angle des politiques publiques. Les mobilités de soins y sont inscrites dans des réseaux informels qui font fi des cadres théoriques de recours aux soins et obéissent à des logiques socioéconomiques hors contrôle des États autour des marchés hebdomadaires. Ces derniers constituent des points relais car disposant d’une offre de santé locale pour les structures de santé de niveau tertiaire comme le centre hospitalier régional de Kolda au cœur d’un « hub sanitaire » polarisant une partie du bassin de santé de la Haute Casamance. En somme, contrairement à ce qui se passe dans des espaces transfrontaliers en Europe (entre la France et l’Espagne sur l’exemple de l’Hôpital de Cerdagne), il n’existe pas à proprement parlé une coopération sanitaire transfrontalière. Même si les intentions sont discutées dans un cadre communautaire, des actions concrètes ne sont toujours pas visibles. Les populations développent leurs propres réseaux, la porosité des frontières aidant, dans un espace transfrontalier. L’exemple de la Haute Casamance est commun en Afrique à l’image de la zone transfrontalière entre Sikasso au Mali, Korhogo en Côte d’Ivoire et Bobo Dioulasso au Burkina Faso où il y a des difficultés à mettre en œuvre une coopération sanitaire transfrontalière. Une situation qui amène à se demander si ces ensembles territoriaux frontaliers sont si homogènes qu’ils laissent penser ? D’ailleurs il n’y a pas de revendications franches pour reconstituer ces espaces, au contraire on assiste à des tentatives d’autodétermination pour certaines zones comme la Casamance.

Par conséquent, à défaut d’une coopération sanitaire formelle, les États doivent privilégier une coopération sanitaire ponctuelle en cas de risques sanitaires et en même temps mettre en œuvre une stratégie de coopération localisée, pérenne, soutenue, organisée entre collectivités locales et professionnels de la santé de part et d’autre de la frontière.

Bibliographie

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Notes

  1. En Afrique coloniale française, chaque territoire était doté, par la loi cadre Defferre, d’un conseil de gouvernement, à compétence locale, présidé par le gouverneur, assisté d’un vice-président africain, qui allait rapidement en devenir le personnage central aux indépendances.
  2. Définition qu’on peut donner à un bassin de santé de grande envergure ; Audrey Bochaton dans « construction d’un espace sanitaire transfrontalier : le recours aux soins des laotiens en Thaïlande – 2009.
  3. Anciennement département de Kolda, érigé en région en 2008 théoriquement doté d’un centre régional hospitalier.
  4. Ancien arrondissement de Kolda, promu en département en 2008 normalement desservi par un centre de santé. 
  5. http://www.dakaractu.com/Les-loumas-fermes-a-cause-du-virus-Diaobe-victime-d-Ebola_a62840.html
  6. L’Organisation de coordination et de coopération pour la lutte contre les grandes endémies ou OCCGE est une structure de coopération sanitaire regroupant des états d’Afrique occidentale francophone (ex AOF) dont l’objectif est la lutte contre les grandes endémies. Elle a exercé ses activités de 1960 jusqu’en 1998, date à laquelle elle fond dans l’organisation ouest africaine de la santé (OOAS).
  7. Fanchette (2002) Certains États privilégient les importations du marché mondial à bas prix, qu’il s’agisse, pour la Gambie, d’une stratégie de développement basée sur la réexportation, ou pour la Guinée (en 1984) comme pour la Guinée-Bissau (en 1986), de faire suite à des périodes de pénurie chronique et de marché noir. D’autres pays comme le Sénégal privilégient au contraire le développement de l’agriculture ou de l’industrie en se protégeant des produits du marché mondial [Lambert, 1994, 91], Le Sénégal impose ainsi de très lourdes taxes à la plupart des marchandises importées qui accroissent les prix de 50 % à 70 %, non comprise la fiscalité interne au pays.

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Posté le 19/08/2021
EAN html : 9791030008067
ISBN html : 979-10-300-0806-7
ISBN pdf : 979-10-300-0807-4
16 p.
Code CLIL : 3318

Comment citer

Dione, Ibrahima Demba (2021) : “Territoires de santé locaux et recours aux soins transfrontaliers : l’exemple de la Haute Casamance”, in : Moullé, François, Reitel, Bernard, dir., Maillages, interfaces, réseaux transfrontaliers, de nouveaux enjeux territoriaux de la santé, Pessac, PUB, collection S@nté en contextes, 2021, 133-150, [en ligne] https://una-editions.fr/territoires-de-sante-en-haute-casamance [consulté le 20 août 2021].
http://dx.doi.org/10.46608/santencontextes1.9791030008067.11

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Accès au livre Maillages, interfaces, réseaux transfrontaliers, de nouveaux enjeux territoriaux de la santé
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