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Théâtre forum-CNV sur la sècheresse en Méditerranée.
Pouvoirs, prises de conscience et savoirs en anthropologie de la performance

Théâtre forum-CNV sur la sècheresse en Méditerranée.
Pouvoirs, prises de conscience et savoirs en anthropologie de la performance

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Si l’eau constitue un enjeu sur le temps long pour les sociétés méditerranéennes en contexte de changement climatique, elle est aussi devenue une question socialement vive, portée dans la sphère des débats et des actions publiques. La position des chercheur·e·s sur cette thématique délicate peut alors osciller entre une objectivité scientifique déconnectée des savoirs citoyens, et une science si engagée qu’elle s’en confond avec le sens commun.

Pour éviter ces écueils, nous avons créé un « terrain en arts vivants » sur les territoires concernés. C’est-à-dire que nous avons mis en place des espaces d’échanges de savoirs entre chercheur·e·s, expert·e·s et habitants par l’intermédiaire d’un dispositif scénique spécifique : le théâtre-forum. L’objectif était de positionner les différentes parties prenantes dans une forme d’horizontalité pour échanger des points de vue et des connaissances de manière incarnée, située, pour ensuite en tirer conjointement des enseignements intellectuels et pragmatiques.

Dans un premier temps, nous décrirons la mise en place du projet de recherche-action en France et au Maroc et la manière dont nous avons conçu le théâtre-forum comme dispositif. Nous montrerons ensuite comment les aléas du terrain ont bouleversé ce dernier : la manière dont les acteurs impliqués ont créé une mise en scène de notre mise en scène et celle dont les conflits latents nous ont amenés à intégrer la Communication Non Violente (CNV) dans le théâtre-forum. Enfin, examinerons la manière dont le projet a créé des espaces de liminarités où l’on ne les attendait pas nécessairement et en tirerons quelques pistes de réflexion sur la performativité en anthropologie.

Le projet à l’origine : recherche-action et théâtre-forum

À la faveur d’un financement pour des projets pilotes expérimentaux, nous avons contacté des partenaires universitaires, ainsi que des associations impliquées sur des territoires méditerranéens sensibles à la ressource en eau en France (Lubéron) et au Maroc (Zerhoun)1. Les deux massifs sont impactés par une forte diminution de la ressource en eau, une dégradation de sa qualité qui induit une fragilisation des milieux naturels aquatiques et des risques pour la production agricole. L’accès à l’eau potable y est assuré, mais la qualité de l’eau peut présenter des épisodes de crises. L’eau agricole provient en grande majorité de transferts extérieurs dans le massif français, tandis que le massif marocain a recours essentiellement à des productions extensives. L’impact du changement climatique se fait particulièrement ressentir ces dernières années sur les deux territoires avec la multiplication des périodes de sécheresse et d’assecs des cours d’eau, même en hiver. Notre terrain d’étude a été constitué par les deux massifs, mais nous n’avons pas effectué de monographies territoriales comparées. Si nous avons réalisé des observations et des entretiens, nous avons surtout créé sur place des espaces de rencontre entre acteurs qui sont devenus la matière première de notre étude.

La mise en place des terrains-dispositifs en théâtre-forum

Nous avons ainsi décidé avec les différents partenaires de mener le projet en quatre temps : 1/ test du théâtre-forum comme méthode de projet sur nous-mêmes en tant qu’équipe de projet (chercheur.eu.ses, étudiant·e·s et responsables d’ONG), 2/ observations de terrain et entretiens qualitatifs, 3/ création d’espaces de rencontre au travers du théâtre-forum entre chercheurs, experts et habitants, 4/ analyse des données par les chercheurs et les acteurs pour poursuivre les activités de recherche, d’une part, et les programmes opérationnels, d’autre part. Ont ainsi été réalisés en France : quatorze entretiens sur l’eau (usages, gouvernance, transmission des savoirs, représentations des systèmes socionaturels…) avec des acteurs variés (experts d’organismes impliqués sur le territoire, des habitants, des acteurs du tourisme, des agriculteurs…), deux ateliers avec une quinzaine d’étudiants, chercheurs et professionnels impliqués dans le projet (deux fois deux jours) suivis d’une représentation-débat publique lors de la fête de la science (Marseille, 2021), trois ateliers sur place (un atelier avec une douzaine d’habitants, un atelier avec une dizaine de professionnels et d’experts de l’eau, et un atelier avec une dizaine de personnes issues des deux précédents – 2 jours au total répartis sur une semaine). Au Maroc, quinze entretiens ont été effectués, ainsi qu’un atelier avec une vingtaine d’étudiants (3 jours), un atelier avec une douzaine d’habitants (4 jours) avec une représentation-débat publique finale. Le manque de disponibilité des professionnels, experts et agriculteurs ont conduit à la réduction du nombre de jours d’ateliers dans le cas français et au changement de la composition des participants des ateliers dans le cas marocain, nous y reviendrons. L’ensemble des ateliers et des représentations a été filmé afin de constituer une matière à analyser pour la recherche ; ainsi que pour des vidéos documentaires sur chaque terrain qui ont été échangées entre les terrains puis partagées avec le public.

La création d’ateliers d’échanges de savoirs constitue en soi un « dispositif » tel que l’entend Emmanuel Belin à partir de Foucault, de De Certeau et de Winnicott. Le dispositif est un « espace intermédiaire de pratiques »2 qui fait exister un espace des possibles, un espace potentiel (Winnicott) et permet ainsi l’existence d’un espace non a priori signifiant. Dans notre projet, il s’agit de faire rencontrer autour de la question de la sécheresse des chercheurs, des experts et des habitants dans un espace-temps constitué par un atelier où chacun peut expérimenter et partager sa conception de la sécheresse sans imposer aux autres son interprétation du réel et en acceptant une co-création de significations sur la question. Le dispositif devient alors « un signifiant générique pour (…) qualifier une manière de voir des manières de faire qui sont toujours plus complexes et mélangées »3. Il s’agit à la fois d’élaborer un environnement imaginaire pour explorer des possibles, et en même temps, des repères pour des « prises » sur des situations qui sont expérimentées concrètement et collectivement4. Il y a donc deux formes d’étayage présentes dans le dispositif, l’une est une exploration utilisant l’imaginaire, et les explications ou argumentations, l’autre est incarnée et joue sur les places, postures, jeux, attentes des acteurs présents sur scène, mais aussi dans le public.

Le théâtre-forum comme dispositif

Comme mode d’activation du dispositif, nous avons choisi d’utiliser le théâtre-forum. Créé au Brésil dans les années 1970 par Augusto Boal, c’est l’un des outils du théâtre de l’opprimé, inspiré de la pédagogie de Paulo Freire5. Il s’agit d’une approche « qui vise à permettre à des personnes opprimées, non professionnelles du théâtre (des “non-acteur·ices”) d’utiliser un “arsenal” théâtral comme outil de conscientisation, de débat, d’expression et de lutte »6. L’intention est de passer d’une expérience personnelle à une conscientisation collective des rapports de pouvoir, à une réflexion critique sur les mécanismes d’oppression, et enfin de développer un pouvoir agir commun7. Cette approche insiste sur le potentiel libérateur dans l’exploration active des liens entre oppresseurs et opprimés, et dans la critique de ce qui les lie et reproduit les relations oppressives. Elle propose pour cela une exploration des conditions objectives de l’oppression en les rendant visibles dans nos actions quotidiennes, dans nos performances ordinaires8.

Le théâtre-forum a connu un succès mondial qui lui a valu d’être fréquemment dévoyé́ dans un usage institutionnel au sein par exemple de projets de développement et de projets sociaux. Le théâtre-forum est aussi devenu une ressource de plus en plus convoquée pour les sciences participatives : il est utilisé, le plus souvent, comme un outil pour capter des données scientifiques, pour transiter de la recherche à l’action, ou pour restituer des résultats de recherche. Il est rarement convoqué dès l’origine des projets dans une logique de justice épistémique (équité sociale et cognitive) entre les différents groupes concernés9. Pourtant, le théâtre-forum tel que conçu par Boal s’intéresse avant tout au rééquilibrage des rapports de pouvoir afin que les groupes sociaux les moins favorisés soient en mesure de se penser, de dire et agir.

Boal travaillait principalement avec ces groupes afin de les soutenir dans un processus émancipatoire. Pour notre part, nous avons choisi de travailler avec tous les groupes sociaux en présence (nous reviendrons sur ce point plus tard) et proposé que chacun explore sa conception de la ressource en eau, puis la communique aux autres. Nous avons proposé les ateliers à des personnes de profils variés : étudiants, chercheurs, professionnels d’ONG et de parcs nationaux, consultants, responsables municipaux, professionnels du tourisme, agriculteurs, habitants de la commune… L’idée était de croiser les points de vue en quatre temps : tout d’abord entre membres de l’équipe projet (étudiant·e·s, chercheur·euse·s et expert·e·s nationaux), puis entre expert·e·s et professionnel·le·s résidant sur place, ensuite entre usagers à titre professionnel et privé résidant sur place, enfin entre ces groupes grâce à des volontaires issus des trois ateliers précédemment cités. Dans ce dernier atelier, nous avons suivi les cinq étapes du théâtre-forum de la sorte :

  • Identification du thème et du problème par le groupe : ce ne sont pas les intervenants extérieurs qui décident de ce qui est important à traiter. Dans notre projet, chaque atelier a constitué des sous-groupes par affinité ; et chacun d’entre eux a défini le thème qui lui semblait le plus crucial (exemples de thèmes choisis : le manque d’eau, la qualité de l’eau potable, la transmission des savoirs sur l’eau, les règlementations des usages des rivières…). Chaque sous-groupe choisit son thème, mais aussi la manière de poser la problématique et ses enjeux majeurs.
  • Élaboration d’une histoire qui finit mal avec des personnages et des saynètes sur le problème jusqu’à un point de chute : chaque sous-groupe définit les contours de la question en identifiant – au travers de la création de scènes, d’un synopsis et de personnages – les acteurs en présence, leurs objectifs, leurs relations, les espace-temps les plus cruciaux, leurs savoirs, leurs représentations, etc. (cartographie d’acteurs, usages, représentations).
  • Représentation Forum : chaque sous-groupe joue devant le public constitué (1) de l’autre partie du groupe durant les ateliers (2) puis devant un public plus large le cas échéant. Chaque groupe prend ainsi la responsabilité de porter publiquement le problème et son point de vue (échanges de savoirs, représentations, positionnements et confrontations).
  • Remplacement des personnages par des spect-acteurs et spect-actrices qui montent sur scène pour changer le cours de l’histoire : chaque groupe peut ainsi analyser et expérimenter des solutions pour une meilleure équité dans le partage des savoirs et des autres ressources en jeu.
  • Construction d’un nouveau modèle d’action futur : le groupe et le public choisissent des prochains pas à réaliser à la suite de l’atelier ou à la représentation10.

Nous avons ainsi cherché à utiliser le théâtre-forum autour de l’eau pour faire émerger des savoirs, les partager, en créer des nouveaux et passer à l’action (de recherche ou d’organisation territoriale). Nous avons pour cela recruté une professionnelle du théâtre-forum en France et un professionnel au Maroc pour animer les ateliers afin de pouvoir nous-mêmes participer à l’expérience au même titre que les autres membres du projet ou les habitants.

Aléas des terrains, arène du projet et introduction de la Communication Non Violente

Comme dans tout projet de développement, un projet de recherche-action représente à la fois une manne et un risque que l’ensemble des parties prenantes cherche à contrôler en rentrant dans le projet comme dans une « arène »11. Nous avons rapidement compris que l’ensemble des jeux matériels et symboliques des personnes et groupes impliqués a constitué une sorte de dispositif-arène se superposant, traversant, modifiant le dispositif théâtre-forum que nous souhaitions expérimenter. Cela a constitué une sorte de scène dans la scène dont ne maîtrisions ni les contours, ni l’évolution ; et qui s’est articulée autour de deux enjeux : le territoire et la sécheresse.

Les participants au projet : une double mise en scène

Les massifs et les villages dans lesquels nous sommes intervenus en France et au Maroc constituaient pour nous des terrains d’étude sur lesquels proposer le dispositif du théâtre-forum. Mais ils représentaient aussi une multitude d’enjeux pour les autres participants du projet comme : une municipalité à défendre pour les responsables municipaux face aux autres aspirants politiques passés et présents, ou à des risques de mouvements sociaux, un terrain de recherche privilégié sur lequel attirer ses étudiants pour certains chercheurs, un passage obligé pour obtenir le plus rapidement possible un diplôme pour certains étudiants, une raison d’être auprès des bailleurs pour certains organismes intervenants, etc. Notre présence a été ainsi utilisée en partie par les personnes impliquées pour satisfaire ces objectifs.

La proposition de participation aux ateliers s’est faite par le travail conjoint des membres de l’équipe, des contacts institutionnels et informels sur place, des voies d’informations publiques, etc. Le résultat nous a en partie échappé. Les agriculteurs ont été sous-représentés par rapport à ce qui était prévu : ils étaient effectivement dans une période de travail au champ, mais il s’agissait aussi de la population avec lequel la question de l’eau était la plus vive socialement. Certaines associations n’ont pas été représentées dans les ateliers du fait de la cartographie de leurs relations avec les institutions déjà présentes. Des personnes engagées sur les questions sociales ne se sont pas jointes au processus du fait du manque de clarté pour elles de la démarche de théâtre-forum (et de sa différence avec les sensibilisations injonctives d’économie d’eau). Enfin, certains des étudiants formés à la méthode du théâtre-forum ont fait de l’expérience un terrain d’étude, par choix, mais aussi en raison des incitations de leurs professeurs et institutions. Tout ceci aurait pu être en partie compensé par un travail de plus long terme sur le terrain de notre part, mais nous avons sommes aussi entrés et sorties de scène de cette arène de manière trop ponctuelle en acceptant de jouer le jeu d’un monde de la recherche avec aujourd’hui très peu de moyens pour beaucoup d’attendus et de contraintes bureaucratiques et communicationnelles.

De la sorte, notre dispositif d’atelier de théâtre-forum a été modifié par les jeux des participants à l’arène du projet : nous avons cherché en quelque sorte à mettre en scène des situations, mais nous avons aussi été mis en scène (nous-mêmes, le projet, les ateliers de théâtre) par les autres chercheurs, les experts, les partenaires, les étudiants, les habitants… Ce jeu d’interactions sociales goffmanien12 s’est joué à deux niveaux : celui des entrées et sorties du projet et des ateliers de théâtre-forum, et celui des entrées et sorties de scène jouée lors des remplacements de théâtre-forum. Les acteurs sociaux ont ainsi joué à la fois par leur présence ou absence dans le projet ; et par une position dans un débat au travers d’un rôle théâtral endossé. À ces deux niveaux, le jeu s’est avéré performatif dans le sens où il a modifié les contours du réel (nous y reviendrons).

Conflits et transformation méthodologique : le théâtre-forum Communication Non Violente

Le projet s’est développé l’année universitaire 2021-2022 incluant la sécheresse – historique pour les deux pays – de l’été 2022. Au Maroc, la situation hydrique peut générer une crise économique et sociale pour les ménages ruraux à tel point que le gouvernement décide cette année-là de donner une aide à chaque foyer ; et que la police nous interdit de faire la représentation publique sur la place de la ville (nous l’avons réalisé dans le centre social avec seulement une soixantaine de personnes). En France, des conflits entre usagers ont été observés l’été précédent autour de l’usage de certains cours d’eau, différentes instances comme des comités de bassin sont en difficulté, et la tension remonte à l’approche de l’été. Par ailleurs, nous apprenons tardivement que la municipalité dans laquelle nous allons intervenir présente un conflit entre l’ancienne et la nouvelle équipe municipale qui divise une partie des associations et des habitants. Face à ces tensions et aux inquiétudes de différentes parties prenantes du projet, impliquées de longue date sur ces territoires, l’équipe projet décide de transformer le dispositif du théâtre-forum pour y inclure de la Communication Non Violente. Il ne s’agit pas ici de contourner les problématiques ou de désamorcer les tensions, mais au contraire de les faire émerger et de les exprimer, mais en les réélaborant collectivement. Tout comme pour Boal, le théâtre-forum ne doit pas servir de catharsis pour mieux supporter des situations injustes, pour Marshal B. Rosenberg, créateur de la Communication Non Violente (CNV), la CNV ne doit pas servir de « stupéfiant » pour supporter les systèmes tels qu’ils sont13. La différence c’est que Rosenberg entend résoudre les problèmes de manière équitable, mais aussi pacifique. Si Boal met en garde sur le fait que l’opprimé ne doit pas devenir à son tour un oppresseur, il ne fait pas de la non-violence le centre de son approche à la différence de Rosenberg qui s’inspire de l’action politique non violente de Gandhi (d’où vient le nom de la pratique).

Loin des usages qui en sont parfois faits par les institutions, la CNV est à l’origine pensée comme subversive. Elle cherche à favoriser un accès équitable de tous les humains (et autres êtres vivants) aux ressources pour satisfaire leurs besoins. Rosenberg s’inspire à cet endroit de la théorie des besoins de l’économiste écologiste chilien Manfred Max Neef14. Pour que les besoins de tous (individus, groupes sociaux, autres êtres vivants) soient satisfaits, la CNV considère que (i) toute action individuelle et collective est reliée à un besoin essentiel pour la personne ou le groupe qui la réalise (ii) la violence et les injustices/iniquités proviennent des manières (stratégies) que les humains emploient pour satisfaire leurs besoins et non pas des besoins eux-mêmes qui sont universels (iii) que le changement social vers plus de paix et d’équité n’est possible et durable que s’il se réalise à trois niveaux à la fois : 1/ à l’intérieur des individus, 2/ dans les interactions quotidiennes entre personnes et groupes sociaux, 3/ dans les systèmes. Sur ce dernier point, Rosenberg rejoint Boal qui a, lui aussi travaillé sur l’intime (Arc-en-ciel du désir), les interactions entre groupes sociaux (théâtre-forum), et les structures (théâtre-législatif)15. Le théâtre-forum comme la CNV sont pensés comme des maïeutiques où les participants sont invités à retrouver leur pouvoir d’agir par un processus de conscientisation. À partir des problèmes amenés par les participants, le théâtre-forum utilise la mise en scène théâtrale, tandis que la CNV propose des temps de travail individuel, en binômes et en sous-groupes, des jeux de rôle et des mises en situation en grand groupe. Il n’y a pas de représentation publique en CNV, mais le travail peut être fait avec des groupes de taille conséquente publique (par exemple lors de médiation de conflits entre groupes sociaux sur un territoire). Pour Boal, le joker (animateur du théâtre-forum) ainsi que le travail du groupe jouent un rôle central dans le processus de maïeutique. Pour Rosenberg, l’animateur de CNV et le groupe jouent également un rôle important, mais chaque personne est aussi invitée à devenir un maïeuticien de lui-même et des autres au travers de l’écoute empathique. En effet, une autre source d’inspiration de la CNV est la psychologie humaniste de Carl Rogers (dont Rosenberg a été élève puis collaborateur) qui considère qu’une écoute non dirigée permet à la personne ou au groupe de trouver ses propres solutions et ressources16. Le théâtre-forum d’Augusto Boal travaille essentiellement auprès des groupes dominés, tandis que la CNV travaille aussi avec les groupes dominants afin que les prises de conscience se fassent de part et d’autre. Ainsi, la CNV de Marshall Rosenberg complète le théâtre-forum en proposant – entre autres – que les solutions apportées ne visent pas seulement à renverser des rapports de force, mais aussi à satisfaire au mieux les besoins de l’ensemble des parties prenantes, et ce de manière pacifique.

Si Rosenberg était professeur d’université et s’est inspiré de chercheurs comme Max Neef et Rogers, il ne cherche pas plus que Boal à prouver scientifiquement sa démarche. Les deux auteurs relatent leur méthode, démarches, essais, erreurs et résultats de manière empirique. Lorsque nous avons perçu à quel point les territoires étaient en crise, nous avons décidé en cours de projet d’utiliser le Théâtre forum-CNV non pour prouver quelque chose, mais comme une méthode plus complète que le théâtre-forum pour échanger des savoirs et trouver des pistes de solutions dans un projet de recherche-action sur un sujet conflictuel. Nous avions accès à cette ressource car l’une d’entre nous (SL) avait créé depuis 2016 une fusion de ces deux approches(17). Dans ce projet sur le volet marocain, elle a travaillé avec Hosni Almoukhlis animateur de théâtre-forum en dalija pour faire évoluer les ateliers de théâtre-forum avec des éléments clefs de CNV18. En France, comme la situation était plus tendue dans le village, nous avons décidé de mettre davantage l’accent sur la CNV et de refaire d’abord du lien entre les participants, à travers du Théâtre forum-CNV que SL a animé. Elle n’a donc pas pu être participante au même titre que les autres chercheurs comme au Maroc ou au début du projet en France. Elle est d’une certaine manière « montée sur scène » de manière plus présente que pensée initialement. Dans l’équipe de chercheurs, nous pensions être nous-mêmes nos propres objets d’étude au même titre que les autres participants (comme une forme d’auto-ethnographie19) au sein d’un dispositif que nous avions créé. C’est effectivement ce qu’il s’est passé, mais de manière plus prégnante que prévu.

Le Théâtre forum Communication Nonviolente. 
Une pratique transformatrice ? (29 août 2024).
Le Théâtre forum Communication Nonviolente.
Une pratique transformatrice ? (29 août 2024).

Prises de conscience, pouvoirs et liminarité

La notion de performance apparue dans les années 1950 à la fois en linguistique avec Austin et en sociologie avec Goffman, puis en anthropologie dans les années 1960 avec Turner et dans les arts scéniques, a ensuite été appliquée à un ensemble très varié de domaines anthropologiques entre le rituel, le jeu, le sport, le théâtre, les études féministes, postcoloniales, et concernant un ensemble très large de pratiques ou situations, de la danse aux expositions, des transes au tribunal, d’un groupe de rock à un meeting politique, ou encore de performer l’identité́ à travers le genre, la race ou toute autre construction culturelle20.

Dans notre projet, le dispositif de théâtre-forum crée un espace de liminalité : c’est-à-dire un moment où le participant – chercheur inclus – n’est plus qui il était avant l’expérience et n’est pas encore celui qu’il deviendra après21. Boal a souligné la nature performative du théâtre-forum : « les opprimés participent simultanément à ces deux mondes, le monde de la réalité et le monde des images [de l’oppression théâtralisée] devenues réelles »22. Le changement de nos places en tant que chercheur·e·s et l’inclusion de la CNV dans le processus de théâtre-forum ont renforcé cette liminalité.

(Se) donner à voir : prises de conscience et performance

Si la performance se définit par une action montrée (showing doing) et induit nécessairement une interaction entre les praticiens et les spectateurs, transformatrice des deux côtés23, la performativité du théâtre-forum se vit à toutes les étapes de son élaboration. Les trois premières étapes (identification du thème, élaboration du scénario et représentation) consistent à montrer et rendre observable un fait social auparavant individualisé et banalisé au travers d’une lente reconstruction collective verbale, physique, et émotionnelle. La quatrième étape (remplacement des personnages sur scène par les spect-acteurs et spect-actrices) signe la rupture avec la dichotomie observateur/observé et avec toute autre tentative de dysmétrie (sachant/apprenant, sauveur/sauvé, etc.). L’émancipation est vécue alors comme une dialectique entre l’ensemble des participants. Boal préconisait de (i) travailler essentiellement avec les groupes dominés et (ii) de ne replacer sur scène que les personnages ayant le moins de pouvoir. Certains courants de théâtre-forum proposent de travailler avec les dominants comme les dominés en groupe mixte dès le départ ; et de remplacer à n’importe quel moment n’importe quel personnage. Dans le Théâtre forum-CNV, nous proposons (i) de travailler d’abord en groupe de paires et ensuite avec des groupes mixtes ; et (ii) de remplacer d’abord les personnages ayant le moins de pouvoir et ensuite les autres.

En effet, travailler en premier dans un groupe relativement homogène permet aux participants de se montrer d’abord à eux-mêmes (showing doing) dans un premier dispositif plus confortable que celui de la confrontation avec l’altérité. Avec la CNV, chaque personnage et groupe social représenté a ainsi le temps de se donner de l’auto-empathie autour de la question (en l’occurrence les usages de l’eau) en distinguant précisément ce qui se passe (observation), ce qu’il en pense (jugement), ce qu’il ressent (sentiments et sensations), ce qui est important pour lui à ce moment (besoin) et l’action privilégiée qu’il aimerait mettre en œuvre (demande, stratégie). Il s’interroge aussi sur son intention : cherche-t-il à gagner du pouvoir (en réussissant à imposer son point de vue aux autres ou en gagnant davantage de ressources) ; ou souhaite-t-il se relier pour prendre conscience de ce qui est important pour lui et pour les autres ?24 Dans le Théâtre forum-CNV, le groupe travaille à partir de personnages idéaltypiques qu’il construit et qui serviront à jouer les saynètes. L’(auto) empathie donnée aux personnages intervient au moment de l’incorporation et du développement des personnages. Les personnages permettent aux personnes de travailler sur elles tout en effectuant une prise de distance théâtralisée qui leur permet de mieux analyser ce qu’elles vivent, d’en comprendre les ressorts systémiques (personnage idéaltypique d’un groupe social à un moment donné) et de se mettre aussi au service du groupe (apprentissage collectif). Le joker du Théâtre forum-CNV guide le processus d’abord par le corps. Il s’agit d’une prise de conscience incorporée (awareness) avant d’être mise en mots (consciousness) et analysée25. Autour de la question de l’eau, les participants ont identifié de nombreux besoins comme le respect, l’équité, la communication, la sécurité physique, etc.26. Lorsque l’eau est identifiée comme besoin vital (comme besoin en tant que tel ou comme médium pour la survie), l’expérience devient généralement plus intense. Lors des exercices/expériences27, lorsque le besoin du personnage ou du groupe social est conscientisé (awarness), le corps du personnage ou du groupe se transforme, se relâche, prend une juste tonicité même si le besoin n’est pas « comblé » par une action extérieure : cela est visible dans les vidéos prises des séances. À l’inverse, lorsque le besoin est simplement pensé intellectuellement, le corps du personnage reste tendu ; au cours de l’improvisation, il a généralement du mal à le dissocier de ses stratégies privilégiées, a tendance à débattre avec les autres et à chercher des solutions pour obtenir gain de cause (que ses stratégies soient mises en œuvre). Tous les groupes ont présenté des moments d’awarness lors de la conscientisation de leurs besoins, mais nous avons noté que les groupes les plus instruits (chercheurs, experts) avaient davantage de mal à ressentir physiquement leurs besoins, ainsi qu’à les dissocier de leurs stratégies. Par exemple, dans un atelier du groupe des experts et chercheurs en France le besoin d’eau a été identifié au cours d’une expérience de CNV et le groupe a commencé à débattre sur la question de savoir si l’eau était un besoin en tant que tel ou une stratégie pour le besoin de survie, certains affirmant que quoi qu’il en soit il s’agissait de l’économiser (stratégie privilégiée). Ce n’est qu’à la fin du processus que les différentes personnes présentes ont pris conscience de leurs réflexes habituels de prise de conscience, de pensée, d’argentation vis-à-vis d’elles-mêmes comme des autres.

Une fois que les personnes et le groupe se sont clarifiés grâce aux jeux théâtraux et au processus d’empathie (chaque personne ayant perçu sa singularité, les différences et les ressemblances au sein du groupe de pairs), le groupe (ou une partie du groupe) rencontre les autres groupes ayant parfois des intérêts et des points de vue opposés. Ils cherchent alors à s’accorder pour monter et jouer une saynète qui représente le problème en tenant compte des points de vue et des intérêts divergents des uns et des autres sur la question. La difficulté est alors généralement de déterminer quel groupe social est mis en scène comme ayant le plus de pouvoir et l’utilisant parfois en posture de domination. Au Maroc, le groupe a résolu cette difficulté en choisissant un groupe social non présent parmi les participants (et en le représentant comme dominant, issu d’une institution étatique). Une fois la saynète montée et le travail avec les personnages effectué, le groupe d’acteurs volontaires a clairement conscience des enjeux de pouvoir qu’il va montrer aux opérateurs, des stratégies privilégiées des personnages et des besoins de chacun d’entre eux. Ils ont aussi conscience de se mettre à disposition du public pour que ce dernier procède à des prises de conscience et cherche collectivement des solutions au problème grâce au débat (forum) et aux remplacements.

Pouvoirs et performance

Lors des remplacements, le fait de remplacer d’abord dans le Théâtre forum-CNV les personnages ayant le moins de pouvoir permet de mettre en lumière les rapports de force qui sont nécessairement présents (bien qu’à des degrés différents) dans toutes les interactions, et d’inciter ceux qui ont le plus de pouvoir à prendre en considération ceux qui en ont moins. Il s’agit que chaque personne, et groupe social accepte de rentrer en négociation (qu’il s’agisse de mieux répartir certaines ressources ou de considérer des savoirs et des conceptions différentes du problème). D’un point de vue dramaturgique, cela permet d’éviter les solutions « utopiques »28 où soudainement le dominant cesse d’exercer sa domination, et où il n’y a plus de problème à résoudre. Le fait de remplacer dans un second temps les personnages dominants permet à ces derniers d’effectuer aux aussi un travail de conscientisation nécessaire à une équité plus structurelle : cela permet une émancipation dialectique comme le préconisait Freire en éducation29, Fals Borda en recherche-action30, mais aussi Rosenberg en CNV31. Dans cette optique, le Théâtre forum-CNV n’utilise pas le vocabulaire « oppresseur » et « opprimé » pour désigner les personnages, mais « pouvoir sur » et « pouvoir sous » afin de distinguer : a/ le personnage (son histoire, son caractère), b/ sa fonction sociale (son statut, son niveau de pouvoir), c/ sa manière d’exercer le pouvoir (sur/sous ou pouvoir de/pouvoir avec). Cela permet de redonner une marge de manœuvre au personnage pour changer son niveau de pouvoir (par différents biais qu’il teste), ainsi que sa manière de l’exercer (passer du pouvoir sur/sous au pouvoir avec ou de). Ceci valorise l’agency des personnages et renforce la liminarité de la situation. La notion de liminarité articule, en effet, les théories de la structuration sociale et celles de l’agency, en dissolvant provisoirement leurs distinctions. Dans une situation de liminalité, la structuration sociale est à la fois remise en question et réélaborée32.

La cinquième étape du théâtre-forum (construction d’un nouveau modèle d’action futur) valorise et prend acte d’une partie de la liminalité des pensées, corps, émotions, interactions, alliances vécues au cours de tout le processus. En Théâtre forum-CNV, il s’agit d’actions destinées à des résultats matériels (des solutions concrètes pour ceux qui subissent le plus le problème en évitant de produire un autre problème), mais aussi à des changements de posture indispensables à la mise en œuvre de ces solutions et à la transformation des attitudes et des relations sur le plus long terme (changement des rapports de force en évitant une autre domination, et posture de dialogue). Il n’est pas question de proposer des recettes politiques ou communicationnelles aux participants : ils expérimentent et choisissent au cours de leur expérimentation ce qui leur convient et leur semble faisable. Au Maroc, la représentation publique a créé une situation de liminalité intéressante suivie d’un changement concret. Elle a montré une histoire où un jeune en visite chez sa grand-mère tombait malade du fait de la mauvaise qualité de l’eau. Son ami appelle le représentant de l’Office National d’Eau Potable (ONEP) qui se dégage de toute responsabilité. Pour les remplacements, ce sont essentiellement des « cadets sociaux » qui sont montés sur scène : un jeune homme du village, un enfant et deux femmes (même si elles étaient élues à la municipalité). Ils ont remplacé des personnages en « pouvoir sous » et leur ont fait changer de posture33 : par exemple, une femme âgée a remplacé la grand-mère qui est alors sortie d’une attitude de soumission silencieuse à une attitude active en organisant les habitants. Dans la seconde phase de remplacements, ils ont aussi remplacé le représentant de l’ONEP qui était en attitude « pouvoir sur » (en bloquant tout revendication et dialogue) et qui a alors pris en compte des désidératas des habitants formulés lors des élections et sollicité une étude sur la qualité de l’eau. Les acteurs volontaires ont été entrainés en théâtre-forum à avoir une posture ni trop résistante, ni trop souple face aux remplacements. Ils abandonnent leurs objectifs lorsqu’ils sont convaincus. En Théâtre forum-CNV, on complète cette préparation en travaillant sur le ressenti physique et émotionnel du besoin satisfait ou insatisfait : lors des remplacements, les acteurs forum acceptent de modifier leurs stratégies lorsqu’ils sentent que leurs besoins sous-jacents sont respectés. Le soir de la représentation au Maroc, il y avait dans le public des élus du bord opposé aux femmes qui sont montées sur scène. Venus voir ce qui allait se passer et ne montant pas sur scène (ce qui aurait peut-être nui à leur image ?), ils ont été mis publiquement en scène par les femmes et les jeunes, tour à tour, face à des revendications citoyennes, puis face à leurs responsabilités d’élus. À la fin du spectacle-forum, le joker a rappelé les différentes options proposées dans la séance. Quelques semaines plus tard, des actions sur la question de l’eau ont été réalisées dans le massif. L’association partenaire du projet a effectué (avec les eaux et forêts, les communes et l’aide financière du gouvernement) l’encadrement et la rémunération de jeunes aux chômages (dont une partie avait participé au théâtre-forum) pour l’aménagement des sources des salias afin de lutter contre la sécheresse. Et des élus locaux ont entamé une demande d’étude de faisabilité pour une station d’épuration des eaux usées de la ville. La crise de sécheresse de l’année en cours a précipité ces actions, mais le Théâtre forum-CNV a probablement aussi contribué à faciliter leur déclenchement et leur mise en œuvre.

La liminalité n’est pas nécessairement où on l’attend

Turner suggère que la phase de liminarité peut être vue comme une sorte de « limbe social », un espace d’expérimentation et de jeu (daring microspaces) dans lesquels les individus peuvent recombiner leurs savoirs et leurs pratiques, renégocier leurs identités, réinterroger leurs valeurs et leurs croyances34. Il s’agit d’expériences phénoménologiques de transformation possible des individus et des groupes sociaux. Ces situations correspondent à des moments d’ambiguïté entre un ordre social entré en crise, et un nouvel ordre encore à réaliser. Ils correspondent à une expérimentation des possibles et des rôles, car les règles et explications sociales habituelles sont réinterrogées et n’agissent plus, et permettent alors d’en créer de nouvelles. Dans notre projet, la crise liée à la sécheresse a constitué un début d’interstice complété par le dispositif de Théâtre forum-CNV. Mais cet interstice n’a pas joué que dans les massifs. Comme l’anthropologue Nigel Barley dans son récit humoristique finit par comprendre que l’objet d’observation n’est pas les Dowayo, mais lui-même35… nous avons fini par comprendre que notre projet n’avait pas tant transformé les acteurs de terrain que nous-mêmes et nos sphères professionnelles.

En effet, au Maroc, au niveau de l’institution universitaire, le processus de théâtre-forum a suscité des débats notamment entre les enseignants-chercheurs des Sciences Agronomiques et ceux des Sciences Humaines, mais il n’a pas fondamentalement transformé le dialogue entre les deux groupes (les premiers continuant à considérer que seules des innovations technologiques peuvent faire progresser les problématiques de terrains, les seconds tentant de justifier au niveau des tutelles ces approches comme « serious game » pour concertation multi-acteur). Et les étudiants qui ont travaillé sur l’eau dans les douars n’ont pas pris le théâtre-forum comme objet d’étude, ce dernier n’ayant pas reçu assez d’approbation des autorités pédagogiques. En revanche, lorsqu’un étudiant s’est suicidé la même année, ce sont les jeunes qui avaient fait les ateliers de théâtre-forum qui se sont soulevés pour qu’il y ait davantage de concertation au sein du prestigieux institut de formation : « on n’est pas des machines à produire », « il faudrait faire du théâtre-forum car on a besoin de plus de dialogue et de concertation ». Les étudiants ont ainsi cherché à utiliser le théâtre-forum pour leur propre vie et non pour la vie des autres, comme Augusto Boal le préconisait. Il est ainsi possible que l’effet de liminalité du théâtre-forum ait davantage – ou au moins autant) agit sur les relations entre étudiants et enseignants que sur les relations dans le massif.

En France, dans le massif, le temps de théâtre-forum a été moins important qu’au Maroc : nous avons privilégié d’abord la remise en dialogue au travers de la CNV, puis réalisé les ateliers de Théâtre forum-CNV et enfin animé un atelier d’intelligence collective36 d’une journée entière pour avancer sur les décisions. Cela a permis que des acteurs locaux qui n’adressaient plus la parole parviennent à participer aux mêmes ateliers et s’accordent même à la fin de ces derniers sur la réhabilitation – toute symbolique – de la fontaine du village alimentée par une source ancestrale. En France, de la même manière qu’au Maroc, le processus a transformé la dynamique du groupe des étudiants (notamment une étudiante en souffrance et isolée a été intégrée et soutenue par sa promotion à la suite des ateliers) ; et les relations entre les étudiants et les enseignants du projet (le groupe s’est notablement investi dans le module et les cours ont été davantage co-construits). Par ailleurs, un groupe de chercheurs est resté en contact pour un réseau de recherche sur le sensible en Sciences Humaines, alors que certains d’entre eux n’osaient pas auparavant assumer pleinement ce thème et certains outils. Par exemple, pour une des autrices (SL), c’est à la suite de ce projet qu’elle a décidé d’écrire en sciences humaines sur la CNV qui appartenait auparavant à son travail de formatrice car elle s’est aperçue que la CNV pouvait constituer une approche d’enquête au même titre que d’autres dispositifs d’anthropologie de la performance. D’autre part, pour l’autre auteur (PH), cette expérience lui a permis d’intégrer davantage le théâtre-forum en tant que dispositif pédagogique, à la fois pour éprouver les formes participatives, mais également comme un mode de co-construction des savoirs au sein de formations. En outre, le constat des transformations que cette recherche-action a permis sur le terrain a donné lieu à l’organisation d’un séminaire inter-universitaire « corps vivants, corps sensibles, expérimentation » dont plusieurs séances de travail ont porté sur le rôle de dispositifs entre art et sciences comme vecteurs de transformations sociales.

Tout comme Boal présente la montée sur scène des spect-acteurs comme le franchissement d’une frontière, les chercheurs/chercheuses du projet ont franchi des lignes-frontières tacites de leur culture professionnelle en participant aux ateliers de Théâtre forum-CNV. La science a historiquement cherché à se distinguer du sens commun par une valorisation du cognitif au détriment du corps et des émotions, et par la construction d’une figure du sérieux pour reconnaître la compétence. Le théâtre-forum fait sortir le chercheur du régime émotionnel de basse intensité37 dans des scènes qui peuvent être intenses. Il met en scène le corps du chercheur/de la chercheure rappelant ainsi qu’il est aussi un acteur situé. Il révèle ses pensées dans un langage oral et accessible où il/elle peut être critiqué·e. Il le fait jouer et le rend parfois comique le délaissant ainsi sa toge de crédibilité. Il rétablit ainsi – au moins dans l’espace-temps du dispositif – une partie de l’horizontalité avec les autres participants. L’approche de la CNV dans le Théâtre forum-CNV fait franchir un pas supplémentaire à la posture du chercheur/de la chercheure : il/elle ne fait pas que jouer, il/elle cherche à l’intérieur de lui/elle ses sensations, ses émotions, ses besoins. Dans son métier, il/elle a appris à observer l’extérieur, et éventuellement s’il/elle est anthropologue à observer ses interactions avec l’extérieur et les modifications que ces dernières induisent. Le Théâtre forum-CNV lui propose de poursuivre l’analyse de ces interactions tout en examinant à l’intérieur de lui/elle-même les impacts. Il ne s’agit plus d’examiner seulement les changements de comportements, mais aussi les changements de pensées, d’émotions, de sensations, de besoins dans l’interaction. Il est de plus enjoint à les rendre visibles dans son jeu d’acteur et à les exprimer verbalement aux autres dans une forme d’authenticité. Son corps devient alors un terrain à part entière comme dans le cas des performances de clown38. D’un point de vue performatif, le chercheur accepte de faire partie à part entière d’une expérience totale.

De la sorte, la performance du Théâtre forum-CNV constitue un processus forcément artificiel, mais non fictionnel39 : les chercheurs comme les autres participants apportent leurs situations sur le thème de l’eau, acceptent d’entrer dans une forme d’exploration transformatrice d’eux-mêmes, des autres, de la situation. Mettre en scène des relations, en les performant, ne sert pas à illustrer une structure (un scénario) sous-jacente, qu’aurait « décodé » le chercheur et qu’il s’agirait de dévoiler, mais comme lieu même où s’expérimentent les manières riches, changeantes, complexes, variables de mettre en œuvre les règles sociales40. Il s’agit là d’une « anthropologie “dialogique” faisant du terrain un espace de communication et d’interactions »41.  Les règles sociales changent elles-mêmes selon les situations, les contextes, et le fait de les performer montre la richesse et la complexité qui ne peut s’exprimer qu’en situation : comment celles-ci agissent ou comment nous sommes agis par elles, mais aussi comment elles se transforment. Ce n’est pas l’ethnologue qui trouve des réponses à ses questions, mais le social qui se déploie dans ses multiples dimensions. Plutôt que de considérer le travail du chercheur comme devant décrire un fait social extérieur auquel il assiste, il crée la situation à expérimenter en proposant un cadre artificiel (une situation de Théâtre forum-CNV) pour observer, avec les participants, et non pas sur leur action, comment le social se déploie – et lui échappe parfois – en situation. Découvrir ensemble les règles du jeu de la situation en jouant la complexité du social, permet de se rendre compte du cours d’action et de la logique de la situation de manière réflexive et collective. Cela rend alors possible le fait de la déplier encore davantage (qu’est-ce que chacun a compris ici ?). Le théâtre-forum CNV constitue ainsi une forme d’ethnographie de la performance42 où les expériences se situent à la fois dans un processus d’incarnation (embodiment) et d’encapacitation (empowerment). Le caractère artificiel de ce théâtre (fabriquer une scène) donne l’occasion de mobiliser des ressources collectivement. L’individu revisite, au sein d’un collectif, des situations qu’il a déjà vécues seul et crée une nouvelle compréhension et une réélaboration de la situation vécue en l’éprouvant à nouveau, mais différemment. Le groupe fait collectivement l’expérience de cette situation. L’expérience vécue et partagée devient alors une forme d’expression d’un savoir incarné, qui passe dans et à travers le corps, ainsi qu’une forme d’apprentissage, de création et d’échanges de savoirs.

Conclusion 

Nous avons créé un terrain-dispositif de rencontre entre chercheurs, experts et habitants dans des massifs méditerranéens soumis à de fortes sécheresses. Ce dispositif, le théâtre-forum a activé à la fois les manières de faire et les manières de voir au travers d’étapes codifiées favorisant l’abolition des frontières entre acteurs et spectateurs, observateurs et observés, sachants et apprenants, accompagnants et accompagnés. Les personnes et les groupes sociaux autour des territoires et du projet ont modifié le dispositif : ils ont réalisé une sorte de mise en scène de notre mise en scène en changeant les participants des ateliers et en utilisant notre présence à des fins diverses. Par ailleurs, la crise de la sécheresse durant l’année du projet nous a conduits à associer au théâtre-forum la Communication Non Violente. Tout comme le théâtre-forum, la CNV vise un processus émancipatoire au travers notamment de la conscientisation et d’une meilleure équité dans le partage des ressources. Elle met davantage l’accent sur la non-violence du processus. Elle insiste sur le caractère dialectique de l’émancipation et incite les dominants au même titre que les dominés à faire évoluer leur posture. Pour ce faire, elle met l’accent sur la conscientisation des besoins des acteurs qu’elle distingue de leurs stratégies privilégiées pour les satisfaire.

Le dispositif de théâtre forum-CNV traversé par les enjeux du projet a alors présenté une liminalité accrue. Les rapports, mais aussi des postures de pouvoir ont été revisités dans des groupes de pairs puis en groupes mixtes et lors des remplacements de scènes. Les savoirs ont été réexaminés au travers des pensées, mais aussi dans leur incarnation au travers des sensations physiques, des émotions et d’un processus global de prise de conscience. Ce dernier se joue à trois niveaux : la prise de conscience incorporée sans mots (awareness), la prise de conscience cognitive verbalisée (consciouness) et l’analyse.

La liminalité n’a pas été vécue uniquement là où nous nous y attendions. En effet, le processus a abouti à une évolution des rapports sociaux dans les massifs, mais aussi à une transformation du positionnement de certain·e·s étudiant·e·s et chercheur·euse·s dans leurs relations comme dans leurs manières de faire science. La performance a été réalisée entre chercheur·euse·s, expert·e·s et habitant·e·s à la fois d’un point de vue relationnel et interprétatif. Au croisement des Sciences Humaines, des Arts vivants et de l’engagement social tel que le proposait la performance theory43, l’usage d’un Théâtre forum-CNV dans la recherche-action a réinterrogé les frontières du terrain : des territoires des massifs au dispositif scénique puis à la mise une en abime globale où chacun.e accepte d’être transformé·e par la performance.

Notes

  1. Le financement a été octroyé par l’Institut SoMuM. Le nom et les détails concernant le projet ne sont pas explicités ici afin de garder une liberté de point de vue (auto)-critique sans nuire aux collaborateurs.
  2. Belin Emmanuel, Une sociologie des espaces potentiels. Logique dispositive et expérience ordinaire. Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 173.
  3. Ibid.
  4. Bessy Christian, Chateauraynaud Francis, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception. Paris, Métaillé, 1995.
  5. Boal Augusto, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 2000.
  6. Coudray Sophie, « Du “je” au “nous”. Le théâtre de l’opprimé comme grammaire d’une parole collective », Éducation et socialisation, 57, 2020. URL : https://journals.openedition.org/edso/12627.
  7. Ibid.
  8. Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1. La Présentation de soi, Les Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1973.
  9. Lewandowski Sophie, Molina Valdivia Alejandro, « Le théâtre-forum en recherche-action participative : au service des épistémologies radicales ? Corps, émotions, savoirs », Participations, 32, Épistémologies radicales et recherches participatives, 2022, p 155-181.
  10. Avant et après chaque remplacement, le facilitateur/trice (nommé « joker ») soutient les échanges entre les spect-acteurs et spect-actrices sur ce qu’ils et elles ont vu. Un seul personnage est remplacé à la fois. Le spect-acteur ou la spect-actrice choisit à quel moment effectuer un remplacement. Les autres acteurs et actrices tiennent leurs positions (et pour les dominant·es continuent à exercer leur pression sur l’acteur ou l’actrice dominé·e) jusqu’à sentir que la situation se renverse.
  11. Olivier de Sardan Jean-Pierre, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social. Paris, Karthala-APAD, 1995.
  12. Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1. La Présentation de soi, op. cit.
  13. « Si j’utilise la Communication Non Violente pour permettre aux gens d’être moins déprimés, de mieux s’entendre avec leur famille, mais ne pas leur enseigner en même temps à utiliser leur énergie pour transformer rapidement les systèmes dans le monde, alors je fais partie du problème. Essentiellement, j’apaise les gens, les rendant plus heureux de vivre dans les systèmes tels qu’ils sont : dans ce cas, j’utilise la CNV comme un stupéfiant », M. B. Rosenberg, Séminaire justice sociale, Suisse, 2005.
  14. Max-Neef Manfred, « Developpment and human needs », in : Gasper Des, St. Clair Asuncion Lera (éd.), Development Ethics, London, Taylor&Francis, 2017 (2010).
  15. Lewandowski Sophie, Molina Valdivia Alejandro, « Le théâtre-forum en recherche-action participative : au service des épistémologies radicales ? Corps, émotions, savoirs », art. cit.
  16. Rosenberg Marchal B., Les mots sont des fenêtres (ou des murs) : Introduction à la communication non violente, Saint-Julien-en-Genevois, Jouvence, 1999.
  17. Sophie Lewandowski est à mi-temps chercheure titulaire et à mi-temps formatrice de CNV et TF-CNV. Elle a été formée au théâtre-forum par A. Boal en 2000 à Paris et à la CNV depuis 2012. Elle a été certifiée formatrice de CNV par le centre international de M. B. Rosenberg (A-certif/CNVC) au terme de quatre ans de formation. Elle a développé depuis 2016 en tant que formatrice des ateliers qui fusionnent théâtre-forum et CNV dans différents pays. URL : https://www.youtube.com/watch?v=Fin0FY66U9w.
  18. Voir infra.
  19. Ellis Carolyn, Bochner Art, « Autoethnography, personal narrative, reflexivity », in : DenzinNorman K., Lincoln Yvonna S. (dir.), Handbook of Qualitative Research (2e éd.), Thousand Oaks, Sage Publications, 2000, p. 733-768.
  20. Schechner Richard, « Les “points de contact” entre anthropologie et performance », Communications, 92, 2013, p. 125-146. URL : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2013_num_92_1_2698.
  21. Turner Victor, The Anthropology of Performance, New York, Paj Publication, 1986.
  22. Boal Augusto, Jeux pour acteurs et non-acteurs. Pratique du théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte, 2004, p. 280.
  23. Biet Christian, « Avant-propos », Richard Schechner Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA », Paris, Éditions Théâtrales, 2008.
  24. Intention, Observation, Sentiment, Besoin, Demande constituent cinq étapes proposées par Rosenberg pour que chaque personne et groupe social interroge sa propre posture dans une situation donnée. Leur vulgarisation (qui omet souvent la première pourtant la plus importante) les a transformés parfois en boite à outil de communication bien loin de la conception originelle de leur auteur.
  25. Selon la distinction faite par Thomas Hanna, The body of life, New York, Alfred A. Knopf, 1979 cité par Heloisa Gravina, p. 239. Gravina Heloisa, « I have a Body, I am a Body: somatic approaches to movement at an under-graduate dance course », Brazilian Journal on Presence Studies, Porto Alegre, vol. 5, 1, 2015, p. 233-258.
  26. Manfred Max Neef a classé les besoins en neuf catégories (subsistance, protection, affection, compréhension, participation, loisir, création, identité, liberté). Ces catégories ne sont pas conservées en CNV. C’est surtout la distinction qu’il fait entre les besoins et la manière de les satisfaire qui a été reprise par Rosenberg (besoin/satisfaction pour M. Max Neef, besoin/stratégie pour Rosenberg).
  27. Le terme d’expérience désigne ici un exercice de CNV. Le terme d’exercice n’est pas utilisé car il n’y a pas de réponse précise ou de réussite à atteindre.
  28. Hosni Almoukhnis dans sa pratique de joker évite les solutions « magiques » (Dieu, le loto…), « utopiques » (tout le monde change de comportement d’un coup), « romantiques » (le policier tombe amoureux de la manifestante), ou « malhonnêtes » (diverses formes de violences et de manipulation).
  29. Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Érès, 2013 (1996).
  30. Fals Borda Orlando, Conocimiento y poder popular: lecciones con campesinos de Nicaragua, México y Colombia: estudio preparado para los grupos de base y para la Oficina Internacional del Trabajo, Bogotá, Punta de Lanza/Siglo Veintiuno Editores, 1985.
  31. Rosenberg Marchal B., Communication & pouvoir, Reggio Emilia, Éditions Esserci, 2008. Rosenberg Marchal B., Parler de paix dans un monde de conflits, Jouvence, 2009.
  32. Thomassen Bjørn, « The Uses and Meaning of Liminality », International Political Anthropology , vol. 2, 1, 2009, p. 5-28.
  33. Contrairement aux acteurs/actrices volontaires, le public n’a pas effectué d’exercices sur ces notions de pouvoir sur/sous, avec/de. C’est de manière spontanée qu’il fait évoluer généralement les rapports de force et le positionnement des personnages. Le travail préalable sur ces sujets avec les acteurs volontaires les prépare à l’improvisation constituée par les remplacements.
  34. Turner Victor, From Ritual to Theatre, New York, PAJ Publications, 1982.
  35. Barley Nigel, Un anthropologue en déroute, Lausanne, Payot, Voyage, 1983.
  36. Nous avons utilisé des outils de diagnostics partagés et de prise de décision collective qui nous ont été transmis par outils-réseaux : accords de groupe, retours sur pistes des ateliers de la semaine et des consultations précédentes, brainstorming, diagramme importance/facilité, chapeaux de Bono, interview croisé, tour de météo et d’analyse.
  37. Blondiaux Loïc, Traïni Christophe (dir.), La démocratie des émotions. Dispositifs participatifs et gouvernabilité des affects, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  38. Hert Philippe, « Le corps du savoir : qualifier le savoir incarné du terrain », Études de communication, 42, 2014. URL : https://journals.openedition.org/edc/5643.
  39. Spielman Guy, « L’“événement-spectacle” Pertinence du concept et de la théorie de la performance »,Communications, 92, 2013, p. 193-204. URL : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2013_num_92_1_2703.
  40. Müller Bernard, « Le terrain : un théâtre anthropologique », Communications, 92, 2013, p. 75-83. URL : https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2013_num_92_1_2694.
  41. Ibid., p. 79.
  42. Denzin Norman K., « The call to performance », Symbolic Interaction, 26 (1), 2003, p. 187-207.
  43. Pradier Jean-Marie, « De la performance theory aux performances studies », Journal des anthropologues, 148-149, 2017, p. 287-300.
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Chapitre de livre
Pessac
EAN html : 9791030010879
ISBN html : 979-10-300-1087-9
ISBN pdf : 979-10-300-1086-2
Volume : 4
ISSN : 3040-2956
Posté le 15/09/2024
17 p.
Code CLIL : 3122; 3656; 3657; 3686
licence CC by SA

Comment citer

Lewandowski, Sophie, Hert, Philippe, « Théâtre forum-CNV sur la sècheresse en Méditerranée. Pouvoirs, prises de conscience et savoirs en anthropologie de la performance », in : Gauthard, Nathalie, Martin, Éléonore, éd., Le terrain en arts vivants. Récits, méthodes, pratiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 4, 2024, 297-314, [en ligne] https://una-editions.fr/theatre-forum-cnv-sur-la-secheresse-en-mediterranee [consulté le 04/09/2024].
10.46608/vademecum4.9791030010879.18
Illustration de couverture • Anthropomorphisme#37 Crédit : © Blodwenn Mauffret, Guérande, août 2019
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