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Rien n’était simple dans le projet d’exposition Sendas epigráficas. Le caractère inédit de l’aventure pour la plupart de ses acteurs, les aléas d’une conversation discontinue entre artistes et chercheurs, les tâtonnements propres à la dynamique créative ont entravé à maintes reprises un cheminement commun, l’ont mis en péril parfois, et en ont toujours souligné le caractère irrésolu et vacillant. Si les écueils se sont faits si sensibles, c’est parce que le projet Sendas epigráficas se voulait d’abord une exploration, celle des modalités de passages de la science seule à une “autre chose” que l’on peine encore à définir, un “quelque chose” venant unir l’art et l’histoire autour d’un même objet : l’inscription tardo-antique et médiévale. Qui prendrait le temps et la peine de retracer l’histoire de cette initiative constaterait que le résultat ne trahit pas le manifeste rédigé sous la forme d’une humble déclaration d’intention à l’hiver 2019, et qui constitue l’acte de naissance symbolique de Sendas epigráficas. Le temps a fait œuvre, le projet a pris formes (◉1) et cet ouvrage en est la “dernière” émanation : dernière en date d’abord puisqu’elle intervient en aval du projet de recherche et d’exposition et qu’elle entend mettre au jour l’ensemble des propositions scientifiques et artistiques ; dernière également parce qu’elle met le point final à l’aventure intellectuelle née il y a près de huit ans à Poitiers, à quelques jours de l’été.  

 

Montage de l’exposition dans les galeries de la Casa de Velázquez © MU.
◉ Montage de l’exposition dans les galeries de la Casa de Velázquez © MU.

Avec Sendas epigráficas, il s’agissait d’abord de prolonger une réflexion scientifique portant sur la notion de “frontière”, de “limite”, de “marge” dans les pratiques de l’écriture épigraphique entre la fin de l’Antiquité et le début de l’époque moderne ; une problématique de culture écrite donc, ambitieuse certes parce qu’envisagée sur le temps long, mais balisée dans les formes de l’interrogation. Trois rencontres se sont tenues sur le sujet à la Casa de Velázquez, avec un format très libre de discussion et d’échanges, au cours desquelles d’importantes avancées méthodologiques et de belles découvertes documentaires ont eu lieu : datations revues et corrigées, traductions améliorées, terminologies affinées, thématiques originales formalisées, approches disciplinaires renégociées1. Dans cet élan, la question des contours même de la discipline épigraphique, en ce qu’elle permet d’approcher l’objet inscription, a fini par se poser, révélant l’incapacité de la science historique seule à saisir tout à fait ce qui réside dans cette trace du passé et dans son intention, à le transmettre aussi. L’idée d’une collaboration entre chercheurs et artistes était née. 

L’Académie de France à Madrid et l’École des hautes études hispaniques et ibériques, parce qu’elles sont les deux acteurs de la recherche à la Casa de Velázquez, fournissaient les conditions d’une telle rencontre et ont appuyé l’entreprise Sendas epigráficas de bout en bout. Il restait encore à inventer le principe de cette collaboration pour éviter ces formes pauvres du dialogue entre artistes et scientifiques que sont parfois la commande et l’exégèse. C’est donc dans l’échange autour de ce qu’est le document épigraphique – un objet réunissant signes et matériaux face aux temps de l’histoire – que les idées des uns et des autres ont pu s’exprimer. Les œuvres sont nées d’une interprétation sensible et esthétique des inscriptions par les artistes, et le regard scientifique, en se nourrissant des réflexions, des tentatives, des échecs des créateurs, s’est progressivement libéré de ses limites dans l’appréhension des documents. Les deux démarches se sont réalisées en symbiose, en relation, en affinités, dans un dialogue qui rétablissait l’engagement et l’émotion comme moyens de saisie du réel. C’est donc naturellement que l’exposition s’est montée à la Casa de Velázquez où elle se faisait l’écho de la singularité de l’institution madrilène, lieu propice au partage des pratiques, au gré des collaborations, des émulations et des amitiés.  

L’objet éditorial que le lecteur a sous les yeux a été envisagé très tôt dans le processus créatif. Il est une composante essentielle dans la mise en œuvre de la recherche scientifique et artistique autour des inscriptions tardo-antiques et médiévales. Il entend ainsi répondre aux exigences de l’érudition, telles qu’on les attend dans la pratique de l’épigraphie, et aux exigences esthétiques telles qu’on les attend dans la pratique artistique. Il se veut un lieu réconciliant ces exigences et témoignant, nous l’espérons, de la fécondité d’une rencontre entre recherches plastique et scientifique, lorsque l’une et l’autre ont partie liée. Il s’agit d’un objet hybride, à la croisée des chemins entre les actes de colloque, le catalogue d’exposition, le compte rendu de visite, le portrait d’artiste. Outre un essai conclusif sur l’ensemble du projet, sur son indisciplinarité et son intranquillité, son procédé et ses effets, ce livre réunit les textes de six des 24 communications prononcées dans le cadre des ateliers de travail LIMITS, toutes déplacent avec talent les frontières disciplinaires et méthodologiques pour interroger à nouveaux frais les aspects les plus engageants des cultures écrites anciennes, qu’il s’agisse des inscriptions anciennes ou des créations contemporaines – sans distinction, en dialogue. À la manière d’un catalogue, le lecteur trouvera également les œuvres contemporaines présentées dans l’exposition. Le livre comporte aussi cinq comptes rendus de visite, produits du regard de l’historien, du critique, de l’anthropologue, de l’artiste-chercheur et du poète sur l’exposition. Pensés comme le colophon de l’aventure, ces textes sont à leur tour une variation sur les procédés créatifs mis en jeu dans l’exposition, moins pour les valider que pour souligner éventuellement leur efficacité dans le dialogue entre art et science.  Enfin, le lecteur trouvera quatre textes autonomes, autour de notions nées des intuitions suscitées par cette matière riche et emmêlée que constitue le contenu de ce livre. Lecteurs et lectrices trouveront ces apartés en fin d’ouvrage, apartés que l’on a voulu détachés. Aussi permettent-ils d’accompagner une itinérance décalée, plus désordonnée, plus ouverte aussi.

Dans le mouvement d’invention qui a guidé l’élaboration formelle et technique de l’ouvrage, la publication qui s’ouvre ici a été l’occasion pour les commissaires de Sendas epigráficas de poser un regard rétrospectif sur l’exposition, moins pour en décrire les aspects factuels ou contextuels accessibles à tous désormais sous forme d’archives électroniques (◉2)2, que pour relire leur intervention à la lumière du processus créatif ; pour produire le diagnostic des effets d’une mise en dialogue des pratiques et ceux d’une contiguïté entre contemporain et passé. Que faire d’une communication prononcée dans le cadre d’une journée d’étude une fois qu’elle a été prise en charge par un artiste ? Que persiste-t-il d’une inscription analysée dans le détail de l’érudition une fois qu’elle a été mise en scène dans une œuvre contemporaine (◉3) ? Que reste-t-il de la création artistique une fois qu’elle a été “lue” par l’anthropologie ? Que reste-t-il des intentions esthétiques une fois que l’exposition a été montée, visitée, critiquée et démontée ? C’est cette résistance du matériau historique et artistique que cet ouvrage entend rendre disponible au public. 

 

Capture d’écran du site archive “exposendas”.
◉ Capture d’écran du site archive “exposendas”.
Marie Bonnin 
“Pruebas”.
◉ Marie Bonnin, Pruebas.

L’idée qui sous-tend ce projet depuis Sendas epigráficas est celle d’un processus :  la rencontre entre recherche scientifique et création artistique contient en puissance la production d’un contenu, historique et esthétique, et c’est dans un processus de concomitance et de rétroactivité que se génère un surplus de sens. Or, l’exposition est venue paradoxalement et dans les apparences figer cette vitalité. Ce livre fait le pari d’une remise en mouvement par-delà la genèse et l’événement : une dernière pirouette pour ouvrir, via l’exploration qu’en fera le lecteur-interprète, de nouveaux chemins, impensés jusqu’à présent ; une création qui se renouvèlerait au gré des lectures, une matière contingente, soulevant de nouvelles questions sur les pratiques d’écritures : il n’y a donc rien d’achevé ici. 

Parce que le regard est multiple, la lumière changeante, l’instant de la perception fugace, parce que le projet même est le fruit d’une complexité inhérente à tout processus de recherche, le parcours de lecture proposé n’est qu’une voie parmi d’autres : il suit les trois thématiques issues du projet de recherche LIMITS, matière, signes et temps qui sont celles qui ont inspiré le travail des artistes et guidé la scénographie de l’exposition. La linéarité imposée par le format livre, sa hiérarchie implicite, ne sont sûrement pas le reflet fidèle de nos démarches, celle du projet comme celle de l’exposition. Le lecteur peut s’en émanciper, lire au kilomètre ou ne pas lire, passer de l’œuvre à l’article ou de l’artiste à l’essai, désordonner, découdre la trame et tenter toutes les combinaisons, pour leur écho, par passages, à l’égal d’une pérégrination libre dans un espace d’exposition. Chacun des fragments qui composent l’objet s’entend en effet per se autant qu’il est essentiel à l’ouvrage. Dans cette mécanique complexe, nous faisons le pari d’un réseau de liens, mêlant et liant des échelles variables : une œuvre, une phrase, une capitale enluminée, une démarche artistique, une posture scientifique. Les clés d’entrées dans Traversée sont donc multiples, l’itinérance en son sein également. Faute de pouvoir mettre en œuvre la Rayuela (Marelle) à la Cortázar, le produit éditorial idéal, le “livre-total”, le lecteur est invité à y frayer ses propres chemins, autant d’itinéraires à penser comme des routes aériennes qui permettent de relier un aéroport à un autre à différentes altitudes, selon différents caps, en fonction du trafic ou du vent.  

Un an après les faits, à partir de ce qu’il nous restait d’impressions, après le regard embrassant qu’impose la responsabilité éditoriale, nous avons-nous même établi des ponts. Ils sont sans doute le résultat le plus concret du regard rétrospectif annoncé plus haut, concrétisé dans l’émergence de “sujets”, des apartés entre gloses, marginalia et exégèse. Ces écrits très libres autour des notions d’Ordre, d’Ambiguïté, de Survivances et d’Engagement sont nés des télescopages provoqués par toutes les associations originales comme ils les éclairent ; ils s’y essaient pour le moins. L’ordre, l’ambiguité, l’engagement, la survivance interviennent comme de possibles manières de traverser l’objet épigraphique, et de s’en saisir autrement. De fait, dans sa globalité et sa complexité, la réalisation de ce livre a éveillé le désir d’interroger les pratiques graphiques indépendamment des objets ou thèmes qui s’y attachent traditionnellement. Et si le projet LIMITS reposait sur une discussion autour des éléments définitoires de l’inscription, les plus valides en apparence pour explorer les limites de la discipline épigraphique ; comme un pied de nez malicieux, l’exposition Sendas epigráficas a conduit à s’en émanciper tout à fait. 

 Traversées en est le témoignage.

Notes

  1. Pour un aperçu du contenu de ces journées : http://www.exposendas.org/programme-limits/les-journees-detude/
  2. http://www.exposendas.org/presentation/
Rechercher
Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111589
ISBN pdf : 2-35311-159-9
ISSN : 2827-1963
Code CLIL : 4055; 3711;
Posté le 26/02/2024

Pictogrammes de l'ouvrage

Sciences
Arts
Critique
Matière
Signe
Temps
Ordre
Ambiguïté
Survivances
Engagement

Comment citer

Debiais, Vincent, Uberti, Morgane, “Préambule”, in : Debiais, Vincent, Uberti, Morgane, éd., Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie, Pessac, PUPPA, collection B@lades 3, 2024, 21-28, [en ligne] https://una-editions.fr/preambule [consulté le 26/02/2024]
doi.org/10.46608/balades3.9782353111589.4
licence CC by SA
couverture du livre Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie
Illustration de couverture • photo de l'exposition Sendas, Casa de Velasquez (© Morgane Uberti).

Cet ouvrage a obtenu le soutien financier du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS).

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