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Une Pénélope marseillaise : Mercédès dans Le Comte de Monte-Cristo

In memoriam Marguerite Ségui.

Dans Le Comte de Monte-Cristo (1846), Alexandre Dumas reprend la trame de l’Odyssée d’Homère. Edmond Dantès, le jeune marin injustement accusé de conspiration bonapartiste, est enfermé secrètement au Château d’If, au large de Marseille. Il met quatorze ans à s’en échapper, puis il mûrit sa vengeance pendant neuf autres années. Il est semblable à Ulysse, qui guerroie dix années sous les murailles de Troie, puis qui met dix ans à revenir à Ithaque, avant de se venger des prétendants qui pillent son île et voudraient bien épouser sa femme Pénélope. Dantès a également sa Pénélope, qui est sa fiancée Mercédès. Cette douce fille de pêcheurs, orpheline, qui file le chanvre pour survivre, apparaît au début de l’histoire. C’est à cause d’elle que le malheur fond sur Edmond.

La similitude entre son destin et celui de Pénélope est frappant. Dumas fait tout pour l’accentuer. Comme Pénélope, Mercédès attend le retour de son promis. Le séjour en mer d’Edmond n’a duré que quatre mois, mais ce voyage est déjà placé sous le signe de l’inquiétude et du malheur. Il annonce la très longue séparation du couple, qui ne se retrouvera que pour se perdre définitivement, vingt ans après. À première vue, cette triste fin arrête la ressemblance entre l’œuvre d’Homère et celle de Dumas. Cependant, Mercédès est-elle digne de son modèle antique et n’y aurait-il pas une autre Pénélope dans le roman qui, elle, serait en tous points conforme à la figure homérique ?

Nous aimerions nous interroger sur les représentations de Mercédès comme Pénélope de l’époque romantique. Que nous dit Alexandre Dumas des attentes masculines en termes de fidélité amoureuse féminine ? Quels sont les liens entre la Pénélope d’Homère et la Mercédès de Dumas ? Comment Dumas fait-il de Mercédès une Pénélope déchue ? Y a-t-il d’autres Pénélope dans Le Comte de Monte-Cristo, qui elles ne sont pas déchues par le narrateur ? Qu’est-ce que cela nous dit des représentations de la fidélité/infidélité féminine de Dumas, du courant romantique auquel il appartient et de son époque ?

Nous verrons comment Le Comte de Monte-Cristo est une réécriture de l’Odyssée. Nous analyserons les liens entre les deux œuvres, à travers la figure de Pénélope. Nous soulignerons les liens entre Mercédès et Pénélope. Nous montrerons ensuite comment Mercédès est une Pénélope déchue, à la fois héroïne romantique, femme glacée par l’ascension sociale, puis femme sacrificielle qui trouve sa rédemption dans la maternité et la solitude. Enfin, nous tracerons le portrait des autres Pénélope présentes dans le roman, en les opposant au personnage de Mercédès. Correspondent-elles à la Pénélope antique, qui reste patiemment auprès de sa toile en attendant Ulysse ?

Une réécriture d’Homère

De l’Odyssée au Comte de Monte-Cristo

Comparer une épopée en vingt-quatre chants, dont le texte oral et anonyme a été fixé au VIe siècle avant notre ère, et un roman-feuilleton du milieu du XIXe siècle, écrit par un ogre de la littérature avec la complicité de son collaborateur habituel, peut sembler étrange. Genres et époques sont différents, des problèmes auctoriaux se posent. Alexandre Dumas a lu Homère sur les recommandations d’un ami1, mais sans préciser dans quelle traduction.

Les analepses sont quasiment bannies du roman de Dumas, à l’inverse du poème homérique. Dans l’Odyssée, le chant IV, qui fait partie de la Télémachie, est une répétition condensée, par Ménélas, du récit qu’Ulysse fait aux Phéaciens, aux chants IX à XII. Dans Le Comte de Monte-Cristo, il y a le chapitre LXXVII, lorsque Haydée raconte à Albert de Morcerf la prise de Janina, en version édulcorée, afin qu’il ne reconnaisse pas (encore) son père dans le traître français qui a vendu le sultan Ali-Pacha. Lorsqu’Edmond rapporte à la comtesse de Morcerf son emprisonnement et les raisons de celui-ci, il est bref, quoique puissant2. De même, nous n’assistons pas au récit que fait Mercédès à Albert pour le persuader de ne pas se battre en duel à mort avec Monte-Cristo3.

Au niveau textuel, il y a très peu d’épreuves physiques pour Dantès, une fois qu’il est sorti du cachot et qu’il a trouvé le trésor de l’abbé Faria. Le mentor disparaît rapidement pour Edmond, contrairement à Télémaque et à Ulysse. Il resurgit à la fin, lorsque le comte se demande s’il a bien fait de se venger4. Il subit alors une seconde catabase, en retournant au Château d’If, devenu attraction touristique des bourgeois louis-phillipards. Comme Ulysse au chant XI, Edmond interroge les morts, puis se détache de son passé, enfin prêt pour un nouvel amour.

L’ancien marin a plus d’alliés qu’Ulysse. Les alliés sont là dès le départ pour le comte, bien qu’ils ne soient pas les mêmes, sauf le bandit Luigi Wampa. Monte-Cristo n’a aucune alliée : Haydée est soit passive, soit un moyen pour se venger de Morcerf. Mercédès ne fait que retenir le bras vengeur de son fils. Dantès n’a aucun adjuvant qui l’ait connu enfant ou jeune adulte. Il n’a pas d’Eumée (le fidèle porcher) ni d’Euryclée (la nourrice), comme Ulysse, ou pas de Victorine (la nourrice), comme plus tard Arsène Lupin. Pas non plus de chien qui meurt de joie en le reconnaissant, comme Argos pour Ulysse.

Cependant, au-delà de ces différences apparentes, les ressemblances sont nombreuses. Les deux œuvres portent le nom du héros. Ce sont tous deux des marins, longtemps absents de chez eux, et contre leur volonté. Comme les forains le chantent dans Les Demoiselles de Rochefort : « Marins, amis, amants ou maris, les marins sont toujours absents5 ». Pourtant, tous deux se sont approchés de leur chez-eux à un moment ou à un autre. Pendant ses quatorze ans d’emprisonnement, Edmond est resté à quelques kilomètres à peine de la cabane des Catalans de Mercédès. Au chant X, Ulysse était à quelques encablures d’Ithaque, avant que son équipage ne déchaîne les vents d’Éole et ne l’éloigne pour sept ans encore de son île.

La temporalité est proche : Ulysse reste vingt ans éloigné de son île d’Ithaque, Edmond Dantès est prisonnier quatorze ans au Château d’If, îlot en face de Marseille, à la veille du débarquement de l’île d’Elbe, puis il mûrit sa vengeance encore neuf années, avant d’arriver à Paris en 1839. Tous deux doivent surmonter des épreuves physiques et morales qui sculptent leur corps. Les épreuves sont plus physiques que morales pour Ulysse, qui les subit constamment dans sa chair (monstres divers, cire et liens sur son bateau, crachats et coups des prétendants et des serviteurs infidèles de son palais). Edmond, lui, est pris à partie de manière plus morale que physique, sans diminuer le supplice subi à If et les aller-retours entre son cachot et celui de Faria. Il délègue beaucoup d’actions à d’autres personnages (bandits, domestiques, Haydée), manière pour Dumas de faire surgir le pittoresque et d’enrichir son récit. Les deux marins usent de ruses et d’identités différentes pour arriver à leurs fins. Tout au long de l’épopée, Ulysse est d’ailleurs qualifié de « noble », de « sage », de « divin », de « patient », de « prudent », mais surtout de « rusé », « aux mille ruses » (πολύμητις), selon les traductions. Il est « étranger » chez les Phéaciens, puis chez Eumée, mendiant en son palais, Ethon le Crétois pour Pénélope, puis finalement Ulysse. Edmond Dantès endosse la personnalité d’un Maltais6, au sortir des eaux méditerranéennes, puis celle du comte de Monte-Cristo, après avoir trouvé le trésor hérité de l’abbé Faria. Il est ensuite Lord Wilmore7, l’abbé Busoni8, Simbad le marin9. C’est un trait d’époque. Ainsi, dans Les Misérables (1862), Jean Valjean endosse l’identité de monsieur Madeleine, puis d’Ultime Fauchelevent.

Edmond agit par sa volonté, sous couvert de vengeance dictée par Dieu, tandis qu’Ulysse est généralement inspiré par la déesse Athéna. Chaque héros a son mentor, Athéna pour Ulysse, Faria pour Dantès. Athéna prend l’apparence du sage Mentor, pour guider Télémaque. La déesse aux yeux pers protège, accompagne et guide les deux protagonistes masculins dans leurs pérégrinations et dans leurs actions. Le principe féminin est plus important, plus intelligent que le principe masculin. Athéna insuffle des pensées, des actions ainsi que des songes également à Pénélope. Son rôle est déterminant dans le triomphe final d’Ulysse, en le guidant dans le châtiment des prétendant10, puis en rétablissant Ulysse sur son trône11.

Les symboles de reconnaissance existent dans les deux œuvres. Les plus évidents sont la bourse de monsieur Morrel, et l’arbre de la chambre de Pénélope et d’Ulysse. Cette bourse est le symbole du pouvoir monétaire des personnages et du bon état de leur fortune. Elle passe des mains du riche armateur Morrel, protecteur des Dantès, à celles du perfide Caderousse, qui la récupère après la mort du père Dantès12. Edmond, sous l’apparence de l’abbé Busoni, se la fait offrir par Caderousse13. C’est cette bourse qu’Edmond fait donner à Julie Morrel, alors que son père, ruiné, désire se suicider14. Les traites dues par l’armateur ont été acquittées par le comte, sous l’identité de Simbad le marin, ce qui sauve la maison Morrel. Dantès reprend cette bourse avant son départ pour l’Orient, dans le but de garder un souvenir pieux et agréable, une fois sa vengeance accomplie15. Pour Ulysse, c’est l’arbre grâce auquel il a fabriqué la couche conjugale qui est le symbolon ultime, la clef qui lui rouvre définitivement le cœur et l’esprit de Pénélope16 :

« Obéis, Euryclée ! et va dans notre chambre aux solides murailles nous préparer le lit que ses mains avaient fait ; dresse les bois du cadre et mets-y le coucher, les feutres, les toisons, avec les draps moirés ! »

C’était là sa façon d’éprouver son époux. Mais Ulysse indigné méconnut le dessein de sa fidèle épouse : Ulysse. — O femme, as-tu bien dit ce mot qui me torture ?… Qui donc a déplacé mon lit ? le plus habile n’aurait pas réussi sans le secours d’un dieu qui, rien qu’à le vouloir, l’aurait changé de place. Mais il n’est homme en vie, fût-il plein de jeunesse, qui l’eût roulé sans peine. La façon de ce lit, c’était mon grand secret ! […] Voilà notre secret !… la preuve te suffît ?… Je voudrais donc savoir, femme, si notre lit est toujours en sa place ou si, pour le tirer ailleurs, on a coupé le tronc de l’olivier.

L’olivier, arbre symbole d’Athéna, représente également la force et l’ingéniosité d’Ulysse, alliage du corps et de l’esprit, qui ont entouré Pénélope pendant vingt ans. La félicité des époux reprend vigueur à cet endroit.

C’est aussi par le corps lui-même que les deux héros sont reconnus par leurs proches. Ulysse montre à Pénélope la cicatrice faite jadis par un sanglier lors d’une chasse, après avoir tenté de la dissimuler à Euryclée, lorsque les prétendants étaient encore dangereux. Le comte est immédiatement reconnu par la comtesse de Morcerf à sa voix, pourtant altérée par les cris de rage et de désespoir poussés dans le cachot numéro 34 du Château d’If.

Pénélope chez Homère

La figure de Pénélope est à la fois complexe et simple. Elle surgit dès le chant I. Elle est peu caractérisée par son physique. L’aède la qualifie de « femme divine17 », ce qui est très élogieux, mais vague. D’elle sourdent des flux associés au féminin : larmes et cris18 manifestent son émotivité et son manque de contrôle, dans une situation de tensions extrêmes, ainsi que le regret toujours intact de son époux. Elle est définie par son respect des rites sociaux et religieux19.

Elle est aussi définie par rapport aux hommes. Elle est « fille d’Icare20 ». Typiquement, son statut social dépend uniquement des mâles. Cela correspond au statut des femmes grecques dans l’Antiquité, éternelles mineures, déjà heureuses de ne pas avoir été exposées après leur naissance. C’est d’ailleurs son statut social qui conduit Pénélope à adopter des stratégies d’évitement, vis-à-vis des prétendants qui occupent et qui pillent sa demeure. Comme « femme du roi d’Ithaque », elle possède des biens matériels et un pouvoir indirect importants, dont elle n’est que la dépositaire.

C’est aussi dans ce sens que sa fameuse toile peut être pensée. Comme le souligne Louise Bruit Zaidman dans son article « Les Filles de Pandore21 » :

L’activité de tissage par elle-même suggère une pratique qui pourrait être indéfiniment prolongée, ou, ce qui revient au même de ce point de vue, est perpétuellement renouvelée (c’est une des significations possibles du tissage sans cesse défait et sans cesse renouvelé de Pénélope, que son activité rend maîtresse du temps des hommes : celui des prétendants qu’elle conduit à la mort, celui d’Ulysse à qui elle « donne le temps » d’arriver).

Pénélope et Ulysse agiraient, sans le savoir, de concert, en luttant contre le temps. Ce qui ressort du texte est également son habileté verbale. Elle tient souvent tête aux prétendants et elle teste l’étranger (Ulysse déguisé), puis Ulysse lui-même, avant de le reconnaître véritablement. Ce n’est pas une figure muette ni passive. L’aède la décrit comme « (très) sage22 » (περίφρων), épithète également accolée au nom d’Ulysse.

Parallèle entre Mercédès et Pénélope

Mercédès a de nombreux points communs avec Pénélope. Ce sont deux femmes, deux épouses et deux mères. Leurs points de convergence sont liés à leur rapport aux hommes : elles sont filles, fiancées, épouses de. Elles n’existent pas par elles-mêmes, leurs émotions et leurs pensées sont dirigées vers les mâles. Ce sont deux femmes qui pleurent beaucoup : l’absence de l’aimé, la présence de l’aimé, les soucis divers, notamment par rapport à leur fils. Être une femme est pleurer. Tota mulier in lacrimis, pourrait-on dire.

Toutes deux sont, aussi, désignées par leur prénom, tandis que les hommes ont droit à de nombreuses épithètes ou sont nommés par rapport à leur statut social. La familiarité est plus grande avec les personnages féminins, surtout avec l’héroïne de Dumas, qui appartient au peuple.

Elles sont toutes dévouées aux pères de leur fiancé ou époux. Pénélope s’occupe de Laërte, qui s’est retiré, laissant le champ libre aux prétendants23. Mercédès a pris soin avec dévouement du père Dantès et elle a attendu son décès pour épouser Fernand24. L’absence ou la présence d’une figure paternelle a une forte incidence sur la destinée féminine. L’absence du père conduit à des formes de dépression : larmes, choix d’un époux peu aimé, jeu social contraint. Les femmes sont la proie d’hommes avides et malhonnêtes (les prétendants, Fernand).

Ces deux femmes doivent gérer l’absence du « père marin », selon la terminologie de Belinda Cannone. L’essayiste précise25 :

Un de mes amis me dit son regret de n’avoir pas eu d’enfants. Il aurait aimé être père, et il précise : « donne le temps ». Être le père marin, qui revient les bras chargés de cadeaux exotiques. Là je l’interromps : commode la situation des hommes, on jette un enfant sur le rivage puis on repart naviguer, et une fois l’an, l’enfant hurle de joie : « Mon père marin, mon père marin est de passage ! » À la réflexion, il me semble que le fantasme est d’une grande vérité : pour tout homme existe la possibilité d’être un père marin. Le permanent semble faire moins rêver. En revanche, pas de femme pour s’imaginer capitaine au long cours.

Dantès et Ulysse correspondent parfaitement à la définition du « père marin », tandis que Pénélope et Mercédès ne se rêvent effectivement jamais partant seule en voyage, sur la mer.

Une Pénélope déchue

Amour ou pudeur ?

Mercédès correspond-t-elle aux clichés de l’héroïne romantique ? Si l’on pense à la figure romantique restée dans l’imaginaire collectif, c’est une faible femme, qui pleure et s’évanouit à chaque chapitre, qui est passive, quoique emportée par une passion démesurée, tel un avatar légèrement modernisé de la figure féminine de la littérature courtoise. Si l’on se penche sur les textes, particulièrement ceux de Dumas, l’image est différente. Les femmes agissent et sont fortes, malgré un destin tragique et des pleurs répétés. Songeons à Milady (Les Trois Mousquetaires), à la Reine Margot, à la duchesse de Guise (Henri III et sa cour), à Adèle (Antony). Un article récent revient sur ces visions différentes d’un même groupe de personnages26 :

[…] le romantisme est un texte d’opposition qui s’inscrit contre un contexte culturel et politique visant à solliciter le droit pour encadrer la nouvelle rhétorique et les nouveaux standards d’une masculinité et d’une féminité en manque de substance après la grande secousse des revendications portées lors de la Révolution française. Il s’agit de maintenir l’héritage traditionnel de la différence des sexes et de la domination masculine tout en le promouvant à travers les habits neufs de la modernité, par le nouveau langage des dispositifs d’alliance, de l’éducation des enfants et du droit civil.

Il s’agit, pour les auteurs romantiques, d’habiller autrement d’anciens stéréotypes, qui perdurent. Avant même d’apparaître, Mercédès est caractérisée par sa beauté, puis sa fidélité est mise en doute par Caderousse, tandis qu’Edmond s’y refuse : « Allons, allons, dit le jeune homme, j’ai meilleure opinion que vous des femmes en général, et de Mercédès en particulier, et, j’en suis convaincu, que je sois capitaine ou non, elle me restera fidèle27 ». Le marin retourne le cliché pour valoriser sa fiancée. Point de misogynie ici, le cas particulier de Mercédès est étendu à celui de toutes les femmes.

La scène se déplace ensuite dans la cabane de Mercédès, où se trouve son cousin Fernand. La jeune fille est aux prises avec les sentiments violents de son parent, qui laisse éclater sa jalousie. Elle reste calme, mais laisse finalement parler son cœur28 :

Que voulez-vous dire ? demanda Mercédès en lançant un regard impérieux, que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas. […] Fernand, s’écria Mercédès, je vous croyais bon et je me trompais ! Fernand, vous êtes un mauvais cœur d’appeler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh bien, oui, je ne m’en cache pas, j’attends et j’aime celui que vous dites, et s’il ne revient pas, au lieu d’accuser cette inconstance que vous invoquez, vous, je dirai qu’il est mort en m’aimant.

Le verbe de déclaration, allié aux points d’exclamation et au regard vif, fait envisager un ton impétueux. Parler haut et crier montrent l’absence de retenue de la Catalane, dans cet extrait qui ressemble fort à une scène de théâtre, avec les didascalies adéquates. De même, elle ne cache pas sa joie29 :

« – Mercédès ! cria une voix joyeuse au-dehors de la maison, Mercédès ! – Ah ! s’écria la jeune fille en rougissant de joie et en bondissant d’amour, tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée, puisque le voilà ! » Et elle s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit en s’écriant : « À moi, Edmond ! me voici. » Edmond et Mercédès étaient dans les bras l’un de l’autre.

Appartenir au peuple est ne pas cadrer son être ni ses propos, prendre le pouvoir de manière symbolique en occupant l’espace par le corps et par la voix, à défaut de l’occuper par sa position sociale, par le poids de l’argent.

C’est aussi être habillée de manière différente, voire attirer l’attention par un costume spécifique. Dumas charge le portrait pittoresque, en bon Romantique qu’il est30 :

Mercédès était belle comme une de ces Grecques de Chypre ou de Céos, aux yeux d’ébène et aux lèvres de corail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchent les Arlésiennes et les Andalouses. Une fille des villes eût peut-être essayé de cacher sa joie sous un voile ou tout au moins sous le velours de ses paupières, mais Mercédès souriait et regardait tous ceux qui l’entouraient, et son sourire et son regard disaient aussi franchement qu’auraient pu le dire ses paroles : Si vous êtes mes amis, réjouissez-vous avec moi, car, en vérité, je suis bien heureuse !

Le lecteur est régalé d’une description digne d’un tableau pompier. Elle retarde l’action et elle est un avertissement pour le public : Mercédès est bien typée, pour une future mariée française. Faut-il, dès lors, s’étonner qu’elle finisse par épouser son cousin, un Catalan comme elle ?

La jeune fille avait pourtant repoussé Fernand et les « coutumes » qui voudraient qu’on ne s’épouse qu’entre gens du même pays : « […] mais oubliez-vous que c’est parmi les Catalans une loi sacrée de se marier entre eux ? – Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi, c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez- moi, n’invoquez pas cette habitude en votre faveur31. » L’auteur montre ici, sous le prétexte de l’histoire de la vengeance contre Dantès, que l’ordre social le plus raciste persiste, malgré les efforts d’une jeune fille amoureuse pour briser ce cercle infernal. La première comparaison avec les femmes grecques annonce aussi, subtilement, le futur amour de Dantès pour Haydée, qui, au final, n’est qu’un double de Mercédès, une Mercédès qui elle, est fidèle. La joie sincère de Mercédès est soulignée, ainsi que la différence sociale que ce manque de contenance implique.

L’arrestation de Dantès lors de son repas de fiançailles a pour conséquence une dramatisation du personnage de Mercédès32 :

« Adieu, Dantès ! adieu, Edmond ! » s’écria Mercédès en s’élançant sur la balustrade. […] Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mercédès en sortant des bras du vieillard. […] Mercédès ne croyait point à tout cela ; car, comprimée jusqu’à ce moment, sa douleur éclata tout à coup en sanglots.

Nous retrouvons là les stéréotypes de la femme romantique, qui sont assignés aux bourgeoises dans la vie réelle. Une femme se doit d’avoir des vapeurs lors d’acmés émotionnelles. Dumas se souvient qu’il a écrit des scènes semblables au théâtre, par exemple dans Henri III et sa cour (1829) et Antony (1831).

Amour ou argent ?

Telle la Garance des Enfants du Paradis33, Mercédès subit une ascension sociale qu’elle n’a pas désirée. Elle perd le surnom de « Belle Catalane », qui fleure bon le pittoresque et le populaire pour devenir la Comtesse de Morcerf. Ses gestes sont mesurés, sa parole brève. Elle n’a plus la vivacité de la jeune fille qui n’hésitait pas à remettre son cousin Fernand à sa place34 :

– Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, on devient mauvaise ménagère et on ne peut répondre de rester honnête femme lorsqu’on aime un autre homme que son mari. Contentez-vous de mon amitié, car, je vous le répète, c’est tout ce que je puis vous promettre, et je ne promets que ce que je suis sûre de pouvoir donner.

À cette époque, son corps est en mouvement, ses paroles fusent. À l’inverse, Madame la comtesse de Morcerf est une femme qui n’a plus à craindre l’absence ni l’oubli de l’homme aimé. Cependant, Alexandre Dumas ne charge jamais son personnage d’une légèreté coupable. Un des personnages les moins recommandables, Caderousse, voisin des Dantès devenu aubergiste près du Pont du Gard, parle en termes mesurés de Mercédès35 :

Mercédès fut d’abord désespérée du coup qui lui enlevait Edmond. Je vous ai dit ses instances près de M. de Villefort et son dévouement pour le père de Dantès. […] rien devant les yeux qu’un vieillard qui s’en allait mourant de désespoir. […] Le vieillard mourut, comme je vous l’ai dit : s’il eût vécu, peut-être Mercédès ne fût-elle jamais devenue la femme d’un autre ; car il eût été là pour lui reprocher son infidélité. Fernand comprit cela. Quand il connut la mort du vieillard, il revint. […] Mercédès lui demanda six mois encore pour attendre et pleurer Edmond. […] Mercédès se maria donc, continua Caderousse ; mais, quoique aux yeux de tous elle parût calme, elle ne manqua pas moins de s’évanouir en passant devant la Réserve, où dix-huit mois auparavant avaient été célébrées ses fiançailles avec celui qu’elle eût vu qu’elle aimait encore, si elle eût oser regarder au fond de son cœur. […] Sa fortune grandissait déjà, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait la musique, elle apprenait tout. D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait tout cela que pour se distraire, pour oublier, et qu’elle ne mettait tant de choses dans sa tête que pour combattre ce qu’elle avait dans le cœur. […] Cependant, je suis sûr qu’elle n’est pas heureuse, dit Caderousse.

Ni misogynie ni machisme ne sont présents dans le discours de Caderousse, qui explique l’attitude de Mercédès de manière objective. L’abbé Busoni seul exprime de la rudesse dans son jugement : « Au fait, dit l’abbé avec un sourire amer, cela faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander davantage l’amant le plus adoré ? » Puis il murmura les paroles du poète anglais : Frailty, thy name is woman36! » Shakespeare et son Hamlet sont appelés à la rescousse de l’ex-fiancé, qui, finalement, justifie la conduite de Mercédès par une généralisation de la haute culture romantique.

C’est toujours par des points de vue masculins que nous savons que Mercédès n’a rien oublié de son passé. Son fils Albert la présente naïvement à Monte-Cristo sous forme d’un tableau qu’il possède dans sa petite maison privée. Madame de Morcerf y est vêtue en Catalane. Le pittoresque du costume régional est souligné par Albert comme une bizarrerie : nous sommes dans la bonne société, où est né Albert, ignorant du passé populaire de ses parents. Dumas, en bon dramaturge, ménage le suspens et les retrouvailles du couple. L’absence amoureuse de Dantès commence à être comblée, mais qu’en est-il de son ex-fiancée ? Ce portrait a été exécuté « […] pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour son retour une gracieuse surprise ; mais, chose bizarre, ce portrait déplut à mon père37 […] », d’après Albert. Ne serait-il pas une manière de boucher le vide de sa nouvelle position sociale ? C’est aussi se souvenir de sa jeunesse, particulièrement du jour de ses fiançailles avec Edmond, où elle portait ce costume. L’image dit l’absence de l’amour véritable et pour Fernand.

L’entretien de ce vide fait qu’elle reconnaît immédiatement Dantès sous le visage poli de Monte-Cristo38. L’absence d’oubli de l’amour, thème éminemment romantique, lié à la nostalgie, fait logiquement naître la mélancolie. Cette attitude est celle de Mercédès, semblable à celle de Pénélope pleurant Ulysse pendant vingt ans.

Maternité et solitude

Mais la distante comtesse échoue à ranimer son premier amour. Si elle en parle à son Edmond, c’est dans le but de sauver son fils de sa vengeance. Il est symptomatique que ce chapitre XCI s’intitule « La mère et le fils ». La comtesse de Morcerf est réduite à son identité maternelle, elle n’existe que par elle et que pour elle. Contrairement à Haydée, qui donne son prénom aux chapitres XLIX et LXXVII, Mercédès est toujours désignée par son appartenance régionale (chapitre III « Les Catalans »), soit par sa fonction (être mère). Elle n’existe pas par elle-même, elle dépend toujours d’un autre. Dumas est de son temps, la femme ne peut avoir d’autres identités que celles données par l’extérieur mâle.

Mercédès, malgré son statut d’aristocrate mondaine, ne sort pas de chez elle. Quoique les mœurs françaises du XIXe siècle soient moins strictes que celles de la Grèce de la même époque ou que celle d’Ulysse, Mercédès n’est pas montrée en visite. Il semble également qu’elle ne soit jamais sortie de Paris, ni de son hôtel, depuis son mariage. L’époque n’est pas encore aux Expositions Universelles, mais les sorties aux expositions d’art, au théâtre, à l’Opéra, sont de rigueur pour une aristocrate. Mercédès vit aussi recluse à Paris qu’aux Catalans marseillais, ou qu’Haydée à Janina ou à Paris. Les deux rivales ont le même genre d’attitude.

En gagnant la richesse, Mercédès est déchue de la pureté de son amour pour Edmond. Elle ne retrouve dignité qu’en abandonnant richesse et sexualité, en se consacrant à la maternité. Elle n’est plus que mère. Mais elle reste seule à jamais, elle a tout perdu : fiancé, fils, mari, son rang et la considération du grand monde. Mercédès est une Pénélope qui n’a pas su attendre. L’ordre social est ainsi restauré, chacun.e retrouve sa classe. Dumas montre la vanité de tout effort, même déloyal, pour changer l’ordre social. Chacun.e doit accepter son destin, quitte à subir une vie très dure. Une femme qui ose s’élever s’expose à une solitude encore plus rude que celle due à l’absence de l’aimé.

Les autres Pénélope

Les autres figures de Pénélope possibles appartiennent à la génération des enfants : mademoiselle Danglars, mademoiselle de Villefort, Haydée.

Filles de …

Mademoiselle Danglars, Eugénie pour les intimes, fait partie de la deuxième génération des personnages du Comte de Monte-Cristo. Dès sa première apparition, nous nous doutons qu’elle n’est pas une héroïne de type romantique, mais plutôt la projection du fantasme saphique du XIXe siècle, avec un traitement réaliste, quoique stéréotypé. Eugénie est grande, brune semblable à « Diane chasseresse39 ». C’est une figure masculine, ce qui induit une sexualité homosexuelle. L’ensemble de ses propos et de ses actes confirment cette première impression. Elle refuse de rester au foyer parental et elle s’enfuit avec son amie, la blonde, douce et fragile Louise d’Armilly. Elle n’a rien à voir avec Pénélope. Elle en est l’antithèse parfaite : belle mais froide, cultivée et spirituelle, mais sans grâce, calculatrice, envisageant la musique comme un métier et non comme un passe-temps, homosexuelle et non hétérosexuelle.

Au contraire, Valentine de Villefort est une autre figure de type homérique, revisitée par le Romantisme, via Shakespeare. Belle, spirituelle, cultivée, douce et malheureuse, elle possède toutes les qualités propres à inspirer un amour profond et durable. En butte aux persécutions de sa belle-mère, Cendrillon de la Seconde Restauration, elle attend patiemment que la situation inextricable où elle se trouve se dénoue d’elle-même, entre deux visites de son cher Maximilien Morrel. Il lui faut passer par un simulacre de mort, telle Juliette, pour gagner le droit au bonheur et à la fin de l’absence.

Haydée

Haydée est d’abord vue comme un tableau orientaliste40 :

La jeune fille était dans la pièce la plus reculée de son appartement, c’est-à-dire dans une espèce de boudoir rond, éclairé seulement par le haut, et dans lequel le jour ne pénétrait qu’à travers des carreaux de verre rose. Elle était couchée à terre sur des coussins de satin bleu brochés d’argent, à demi renversée en arrière sur le divan, encadrant sa tête avec son bras droit mollement arrondi, tandis que, du gauche, elle fixait à travers ses lèvres le tube de corail dans lequel était enchâssé le tuyau flexible d’un narguilé, qui ne laissait arriver la vapeur à sa bouche que parfumée par l’eau de benjoin, à travers laquelle sa douce aspiration la forçait de passer.

Puis, sur ce charmant ensemble, la fleur de la jeunesse était répandue avec tout son éclat et tout son parfum ; Haydée pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans.

Dumas fournit à son lectorat un tableau excitant : douceur, jeunesse, beauté, passivité d’une figure exotique. C’est une quasi incitation au viol, en ces temps de virile conquête coloniale, d’orientalisme littéraire et pictural. Alain Corbin rappelle les racines de cet imaginaire et ses conséquences41 :

[…] l’Afrique du Nord et, plus largement, l’Empire ottoman constituent les territoires privilégiés au sein desquels s’est élaboré l’érotisme colonial. Ils constituent les théâtres les plus révélateurs des fantasmes et des désirs inassouvis du Blanc d’Orient. […] Le corps des femmes des colonies offre un complément au désir inspiré par les Européennes. Il propose, à bon prix, un exotisme de la chair qui renouvelle profondément les fantasmes.

Albert de Morcerf en est le prototype juvénile, en attendant Arsène Lupin et le royaume marocain qu’il offre à l’État français à la fin des Dents du tigre (1921). Jérôme Leroy, dans « Alexandre Dumas et Donatien, ou comment sortir de l’enfance », note42 :

Dans sa manière allègre de maltraiter ses héroïnes, Dumas ne cherche pas seulement à appâter le lecteur, à le tenir en laisse par ses hormones […] : il lit l’Histoire dans le corps des femmes. Les profaner, c’est les faire parler malgré elles de choses essentielles comme le passage du temps.

Le corps des femmes ne leur appartient pas. Il représente une époque et un lieu, ici la Grèce ottomane, qui intervient des années plus tard en France. Et le corps de Haydée est le champ de la lutte entre Monte-Cristo et Morcerf, après que ce dernier a réussi à conquérir le corps de Mercédès.

Le modèle d’Haydée est le personnage de Byron, qui apparaît au chant II de son Don Juan, sauvant le héros de la noyade. Son prénom signifierait « une caresse », ou « la caressée » en grec43. Dumas a lu Byron dans sa jeunesse44, comme tous les Romantiques.

Les talents artistiques d’Haydée en font une jeune fille accomplie. Mais son amour de la musique n’est pas aussi démesuré que celui de mademoiselle Danglars, il reste dans les bornes de l’art d’agrément d’une bonne éducation. Elle sait également entretenir une conversation. Elle correspond en cela à son aïeule homérique.

Haydée, ex-princesse de Janina, en Épire45, doit faire face à plusieurs absences tout au long de son existence : son père, puis sa mère, puis le comte de Monte-Cristo. Cependant, elles ne sont pas toutes sur le même plan. Les premières absences de son père sont le résultat d’une éducation genrée, avec une stricte séparation spatiale entre monde féminin et monde masculin. Le père est alors semblable à un dieu, qui apparaît brusquement, puis repart, laissant un souvenir éblouissant aux femmes. Nous trouvons ici le paradigme beauvoirien de la culture patriarcale : « L’ombre du mâle pèse toujours lourdement sur elles [les femmes]. Même lorsqu’elles ne parlent pas de lui, on peut lui appliquer le vers de Saint-John Perse : Et le soleil n’est pas nommé, mais sa présence est parmi nous46 ».

Se faire absent, avec des éclipses de présence, face aux femmes, est renforcer sa puissance. Monte-Cristo agit de même, ce qui lui vaut un prestige important auprès d’Haydée, et un aveu troublant : « Tu te trompes, seigneur ; je n’aimais point mon père comme je t’aime ; mon amour pour toi est un autre amour : mon père est mort et je ne suis pas morte ; tandis que toi, si tu mourais, je mourrais47 ». La jeune fille a rapproché juste auparavant le Comte de son père, du fait de leur âge et de leur prestige à ses yeux.

En ces temps pré-psychanalytiques, en cette époque où le code napoléonien place la subordination des femmes à côté de celle des enfants et des fous, les femmes sont invitées à trouver la sécurité de type paternel dans leur mari. L’idée du mariage a évolué depuis Molière et ses vieillards qui voudraient forcer des jeunes filles à les épouser (Marianne dans L’Avare, Agnès dans L’École des femmes). Cependant, le mariage avec une différence d’âge importante du côté masculin, inceste plus ou moins sublimé, subsiste, en lien avec le pouvoir monétaire détenu par les hommes âgés. Des pièces comme Hernani48, malgré l’habillage Renaissance, ou comme Antony49, en témoignent. Monte-Cristo joue à plein son rôle de « père marin », enfin comblé, avec une fille obéissante en tout. Après l’avoir arrachée aux flots boueux de l’esclavage, sa mère morte de douleur, le comte la cloître dans un nouveau gynécée, tout en la comblant de cadeaux. Il tente de remplacer ses parents, morts par la traîtrise de Fernand. Il est donc d’autant plus comblé lorsque Haydée nie que son amour soit un amour de type fille/père. Dumas entre dans la liste des romanciers (bientôt suivis par les scénaristes et cinéastes) qui mettent en scène des jeunes filles dédaigneuses des garçons de leur âge50. Double victoire du patriarcat : flatter l’ego et les tendances incestueuses des hommes d’âge mûr, et persuader les jeunes filles que leur bonheur ne peut venir que d’un substitut paternel. Harpagon et Arnolphe sont bien vengés.

Pourtant, le Comte est honnête : il propose à Haydée de vivre à l’occidentale, c’est-à-dire en public51 :

Écoute, Haydée ; peut-être cette réclusion tout orientale sera-t-elle impossible à Paris : continue d’apprendre la vie de nos pays du Nord comme tu l’as fait à Rome, à Florence, à Milan et à Madrid ; cela te servira toujours, que tu continues à vivre ici ou que tu retournes en Orient.

Il encourage sa pupille à sortir et à changer ses habitudes. Et quoi de plus grisant que les refus de Haydée, qui ne veut voir que son tuteur ? L’auteur a l’habileté de charger le personnage féminin du refus de sa libération, en rejoignant opportunément le mythe de l’amour fou (exclusif) de type romantique, non pas dans un cadre campagnard, mais urbain52.

Haydée est passive, elle ne prend aucune initiative, loin de Mercédès qui rabrouait son cousin, ou qui vient supplier le Comte pour sauver son fils. Comme Pénélope, Haydée attend qu’on lui souffle ce qu’elle a à faire pour agir. Pénélope obéit à un songe envoyé par Athéna53 pour proposer aux prétendants l’épreuve de l’arc et des flèches, manière d’accepter officiellement la mort d’Ulysse et de subir un nouveau joug conjugal. Haydée obéit aux instructions du Comte, en parlant à Albert de Morcerf de la prise de Janina, puis, par deux fois, pour désigner le Comte de Morcerf à l’opprobre générale : une fois à l’Opéra54, une autre fois à la Chambre des Pairs55.

On retrouve à cette occasion un procédé cher à l’épopée antique, repris par le théâtre grec, puis français, à savoir le signe de reconnaissance physique. Monte-Cristo n’en possède pas, contrairement à Ulysse et à l’autre Comte, celui de Morcerf, son rival de toujours. Lors de son audience à la Chambre des Pairs, elle accule le traître, avec théâtralité56 :

– Si je le reconnais ! s’écria Haydée. Oh ! ma mère ! tu m’as dit : « Tu étais libre, tu avais un père que tu aimais, tu étais destinée à être presque une reine ! Regarde bien cet homme, c’est lui qui t’a faite esclave, c’est lui qui a levé au bout d’une pique la tête de ton père, c’est lui qui nous a vendues, c’est lui qui nous a livrées ! Regarde bien sa main droite, celle qui a une large cicatrice […] ».

La main qui mène au cœur et qui est censée garantir la droiture est souillée d’infamie. Paul Féval s’en souviendra pour son Bossu (1857). La marque physique de Morcerf est la ligne qui souligne la mort et la démarcation entre l’absence légère, faite d’amour et de soins, et l’absence cruelle due aux meurtres. C’est aussi le passage de l’Orient à l’Occident. Morcerf suicidé, la démarcation s’efface. Il est possible pour Haydée de retourner en Orient, accompagnée de Monte-Cristo. Les absences du Comte, qui s’est enfin vengé, sont terminées. L’Orient, pour les Romantiques, symbolise un ailleurs idéalisé et pittoresque, avec ses habitants moins corrompus par les problèmes (monétaires, amoureux) de l’Europe.

Haydée est une héroïne selon la définition de Pauline Schmitt Pantel, puisqu’elle vit des aventures57. Elle est une Pénélope parfaite, plus qu’idéale, tels que se l’imaginent le Romantique vieillissant Alexandre Dumas : cultivée mais sans devenir bas-bleu, belle, douce, agréable, toujours bien disposée pour l’homme qu’elle aime, refusant les distractions mondaines pour se cloîtrer chez son maître, qu’elle voit comme un père de type incestueux. La violence, la ruse et l’esprit de repartie de l’héroïne homérique est gommée au profit d’une vision orientaliste de la Grèce, toute imprégnée de la lecture des Mille et Une Nuits. Perse et Grèce se confondent. Haydée est proposée comme modèle aux Françaises et comme un fantasme impeccable au lectorat masculin. Romantisme oblige, ses héroïnes correspondent bien au profil rêvé par les hommes du XIXe siècle.

Conclusion

Dumas a puisé dans l’Odyssée pour écrire Le Comte de Monte-Cristo. Son héros, Edmond Dantès, est retenu loin de chez lui pendant de longues années : un peu plus de vingt ans, mais la route est longue jusqu’aux retrouvailles avec son ex-fiancée Mercédès. Celle-ci, contrairement à la Pénélope antique, n’a pas été fidèle aux promesses échangées. Son Télémaque/Albert est à deux doigts d’être tué par celui qui aurait dû être son père, après qu’elle a épousé Fernand Mondego, un de ses prétendants. La vengeance de Dantès/Cristo est plus raffinée que celle d’Ulysse, mais aboutit également à une mort brutale.

Si Mercédès possède la noblesse de cœur et d’esprit de la Pénélope antique, elle n’a pas sa constance ni sa fermeté. Elle est sujette à de brusques crises de passion, qui la poussent à agir au-delà des convenances. Mercédès est bien une héroïne romantique, à défaut d’être un modèle de fidélité homérique.

Les autres personnages féminins ne peuvent être qualifiés d’homériques, à l’exception d’Haydée, qui est haussée au rang de Pénélope exemplaire. Haydée est une Mercédès qui n’aurait pas failli, mais, sans doute, parce qu’elle est recluse et ne fréquente aucun autre homme, et que toute sa famille est morte. Elle gagne l’amour d’un Ulysse encore plein d’amertume, mais qui commence à croire à un renouveau. Ulysse/Cristo repart, comme dans le chant XXIV de l’Odyssée, mais avec une Pénélope plus jeune, donc encore parfaite. Le seul comte qui soit légitime est Monte-Cristo, mais uniquement en Orient. Haydée est, finalement, touchante mais moins vivante que Mercédès. Bien des stéréotypes attachés au personnage de Mercédès se retrouvent dans la Fanny de Marcel Pagnol (1931)58.

Pour Dumas comme pour son époque, romantique ou non, la femme parfaite est jeune, belle, silencieuse, totalement dévouée à son compagnon. Polygamie pour les hommes, mais non pour les femmes, qui sont punies si elles osent se consacrer à un autre homme. Seule la maternité est rédemptrice, dans son a-sexualité et dans son aspect sacrificiel.

L’absence du masculin aboutit à un emprisonnement volontaire des femmes au sein du foyer. Heureusement, les autrices, les grandes voyageuses et les aventurières montrent l’inanité d’une telle contrainte. Le romantisme jette là les derniers feux d’une domination masculine qui commence à se fissurer.


Bibliographie

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  • Cannone B., La Tentation de Pénélope, Paris, Stock, 2010.
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  • Schopp C., Alexandre Dumas, Paris, Fayard, 2003.

Notes

  1. Dumas A., Mes Mémoires, Paris, Bouquins, 2003, p. 590.
  2. Dumas A., Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Folio, 2003, p. 1098-1100.
  3. Ibid., p. 1116.
  4. Ibid., chapitre CXIII.
  5. Film de Jacques Demy (1967).
  6. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 227 et 241.
  7. Ibid., p. 264, 634, 839, 1030, 1169.
  8. Ibid., p. 693, 808, 815, 839, 1028-1035, 1043, 1156, 1294, 1326.
  9. Ibid., p. 314, 321, 391, 404, 500, 633. Voir aussi le chapitre XXXI.
  10. Homère, L’Odyssée, Paris, Le Livre de Poche, 1993, chant XXII.
  11. Ibid., chant XXIV.
  12. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 291.
  13. Ibid.
  14. Ibid., p. 328.
  15. Ibid., p. 1263.
  16. Homère, op. cit., p. 423-424.
  17. Homère, op. cit., p 340.
  18. Ibid., p. 19, 89, 312, 366, 373.
  19. Ibid., p. 87.
  20. Ibid., p. 90, 309, 361.
  21. Bruit Zaidman L., « Les Filles de Pandore », dans Schmitt Pantel P., Histoire des femmes en Occident. L’Antiquité, Paris, Tempus, 2002, p. 464.
  22. Homère, op. cit., p. 100.
  23. Ibid., p. 299.
  24. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 289.
  25. Cannone B., La Tentation de Pénélope, Paris, Stock, 2010, p. 132.
  26. Foerster M., « Différence des sexes et désordre amoureux dans la littérature romantique française », Itinéraires, 2014-2, 2015 [en ligne] http://itineraires.revues.org/2455.
  27. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 18.
  28. Ibid., p. 23-24.
  29. Ibid., p. 25.
  30. Ibid., p. 41.
  31. Ibid., p. 22.
  32. Ibid., p. 47.
  33. Film de M. Carné (1945).
  34. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 23.
  35. Ibid., p. 288-290.
  36. Ibid.
  37. Ibid., p. 520.
  38. Ibid., p. 526.
  39. Ibid., p. 667.
  40. Ibid., p. 622-623.
  41. Corbin A., « L’imaginaire érotique colonial », dans Corbin A., Courtine J.-J. et Vigarello G., Histoire du corps. 2 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2005, p. 193 et 198.
  42. Leroy J., « Alexandre Dumas et Donatien, ou comment sortir de l’enfance », dans Dantzig C., Le Grand Livre de Dumas, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 35-36.
  43. Lord Byron, Don Juan, Paris, Folio, 2006, note de la page 159, p. 766.
  44. Schopp C., Alexandre Dumas, Paris, Fayard, 2003, p. 76.
  45. Au nord-ouest de la Grèce.
  46. Beauvoir S. de, Le Deuxième Sexe. II. L’Expérience vécue, Paris, Gallimard, 1987, p. 364.
  47. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 625.
  48. V. Hugo, 1829.
  49. A. Dumas, 1831.
  50. La Femme et le Pantin (1898), Claudine à Paris (1900), Ariane, jeune fille russe (1929), exemples du côté roman. Un grand nombre de films des années 1950 et 1960, avec des stars masculines telles que Jean Gabin, Cary Grant, James Stewart, Gary Cooper.
  51. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 624.
  52. Voir par exemple Adolphe (B. Constant, 1816), ou La Confession d’un enfant du siècle (A. de Musset, 1836). Alexandre Dumas fils se souvient de ce topos dans La Dame aux camélias (1848).
  53. Homère, op. cit., p. 383-384.
  54. Dumas A., Le Comte…, op. cit., p. 679.
  55. Ibid., p. 1076.
  56. Ibid.
  57. Schmitt Pantel P., « Femmes et héroïnes : un manque d’étoffe ? », dans Aithra et Pandora, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 180.
  58. Nous remercions Sophie Doucet de nous avoir suggéré ce parallèle.
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EAN html : 9782858926374
ISBN html : 978-2-85892-637-4
ISBN pdf : 978-2-85892-638-1
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/11/2022
14 p.
Code CLIL : 3377; 3111
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Comment citer

Martin, Tiphaine, « Une Pénélope marseillaise : Mercédès dans Le Comte de Monte-Cristo », in : Charpentier, Emmanuelle, Grenier, Benoît, dir., Le temps suspendu. Une histoire des femmes mariées par-delà les silences et l’absence, Pessac, MSHA, collection PrimaLun@ 12, 2022, 41-54 [en ligne] https://una-editions.fr/une-penelope-marseillaise/ [consulté le 23/11/2022].
10.46608/primaluna12.9782858926374.3
Illustration de couverture • Détail de Het uitzeilen van een aantal Oost-Indiëvaarders, huile sur toile, Hendrick Cornelis Vroom, 1600, Rijksmuseum (wikipedia).
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