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Certum est in siluis inter spelaea ferarum
malle pati tenerisque meos incidere Amores
arboribus: crescent illae, crescetis, Amores
.
Virgile, Bucoliques, X,501

Au cours du printemps 2005, une double exposition s’est tenue à Paris, au Louvre et au Centre Georges Pompidou. Cet événement intitulé “Comme le rêve, le dessin” partait d’une technique (le dessin donc), pour mieux la dé-finaliser, celle-ci devant se penser au-delà de son caractère préparatoire, en référence à la peinture, pour ses qualités propres2. Pour autant, comme l’a bien repéré Lucien Massaert, une telle entreprise est toujours déçue, le dessin persistant dans un état intermédiaire, entre la technique et le médium, dans une forme d’impropriété3. Quand bien même tout semble les opposer, comme s’oppose la liberté du trait et la résistance de la matière, l’épigraphie pourrait bien être prise dans une même impropriété féconde (◉1). De fait, on gagne à considérer que, comme pour le dessin, l’espace de l’inscription n’étant pas systématiquement circonscrit matériellement (comme l’est une peinture par un cadre), son déploiement est potentiellement infini, et se confond avec le monde. Car où s’arrête le support d’une inscription ? Faut-il considérer que c’est telle pierre ? ou tel tombeau, telle église ? tel territoire ? ( )

 

Les dessins d’Onfim, site archéologique de Novgorod, Russie, vers 1220.
◉ Les dessins d’Onfim, site archéologique de Novgorod, Russie, vers 1220.

Cette absence de limites a plusieurs conséquences, elle contribue indéniablement à faire de chaque inscription un acte augural qui en appelle d’autres. La présence d’une inscription ou d’un simple graffiti sur un mur, sur une image, n’est bien souvent que le premier d’une action collective non-concertée qui défie les conceptions ordinaires du temps. Qui n’a pas en tête ces mises au tombeau, ces fresques toscanes déchirées de mots, ces peaux, ces pigments creusés par le verbe4 (). Atteignant l’intégrité d’une œuvre, d’un lieu, l’inscription transgresse et ouvre un possible, désigne pour soi et pour les visiteurs suivants un plan comme étant un lieu potentiel d’expression du verbe émancipé. Quand sur un autel du Languedoc, le nom d’un évêque fondateur, écrit en belles capitales romaines voisine avec ceux, inscrits à la hâte, de connaissances de cet homme comme ceux d’anonymes de passage venus dans ce lieu quelques siècles plus tard, ce qui advient alors relève bien d’une mise en relation, sur le même plan d’immanence, de statuts et de temps fortement contrastés5 (◉2, 3).

 

L’autel de Minerve © M. Vallée-Roche.
◉ L’autel de Minerve © M. Vallée-Roche.

Parce qu’elle procède d’abord par soustraction de matière, parce qu’elle est plus qu’une autre technique fréquemment performée par des mains non-professionnelles, l’inscription résiste au travail d’assignation temporelle produit par les historiens. Le formidable exemple documenté par Andrès Padilla Domene et Morgane Uberti témoigne de cette injonction à penser la longue durée qu’impose la coexistence et l’indétermination, sur de mêmes pierres, d’inscriptions proto-historiques et celles d’un artiste du XXe siècle. Un processus qui peut être décrit en termes de stigmergie, un concept crée en 1959 par Pierre- Paul Grassé pour décrire le procédé de fabrication des habitats animaux, comme les enveloppes de certains guêpiers, les rayons de cire des abeilles ou les nids de termites, et utilisé dans le contexte du street art par L. MacDowall6. Mais si le concept permet facilement de penser des coopérations, des complicités anonymes entre graffeurs dans un même espace, l’appliquer aux inscriptions oblige à le doter d’une dimension temporelle nouvelle, et penser des coopérations vertigineuses, par-delà les siècles, entre les morts et les vivants (◉3).

 

Relevé des graffiti de l’autel de Minerve.
◉ Relevé des graffiti de l’autel de Minerve.

 

Le Guerchin, Angelica and Medoro, ca. 1642-1647.
◉ Le Guerchin, Angelica and Medoro, ca. 1642-1647.

Libéré du livre, l’écriture inscrite entretient une relation dialectique avec son lieu. Si une inscription advient, en telle place et à tel moment, c’est toujours pour témoigner de l’intensité, de la valeur singulière que représente cette petite parcelle du monde pour un acteur. Mais on ne saurait considérer cet acte comme un pur témoignage, car dans le même temps, cette inscription crée son propre lieu, sa propre zone d’intensité, qui change la nature d’une zone et ouvre des possibles.

On se demande souvent, et à juste titre, quels sont les lecteurs attendus des inscriptions anciennes ? Dans un monde qui ignore la notion d’espace public en tant qu’espace de controverse, les inscriptions sont souvent adressées7. Ce faisant, elles créent des complicités, des groupes de sensibilité entre les passants, liés entre eux par la compréhension partagée d’un texte visible (c’est typiquement le cas dans le travail de Naomi Meville présenté dans l’exposition). Il arrive également que les graffitis soient réalisés en vue d’une action efficace, indépendante de tout enjeu de communication. Pour qui Angelica et Medoro, après avoir fait l’amour, gravent-ils leurs noms sur la pierre, retrouvant ainsi l’antique geste décrit par Virgile (◉4) ?8 Pour eux-mêmes, et c’est justement la lecture inattendue de ces noms par un tiers (Roland) qui constitue un élément dramatique de la narration de l’Orlando Furiosio. Dans un autre domaine, comment ne pas considérer que même le graffiti mythique “Résister” attribué à la protestante Marie Durand (morte en 1776), a été rédigé dans une prison et relève plus du soliloque et de l’action magique que de la propagande politique9. La force de cette dernière démarche apparait fortement dans la reprise par les artistes contemporains de Sendas Epigráficas qui, majoritairement, ont travaillé ces inscriptions anciennes comme des formules quasi-magiques , des propositions formelles détachées des enjeux de communication. Non seulement cette relève contemporaine suscite une création d’un genre nouveau, mais elle nous renseigne aussi sur ces pratiques anciennes, sur les qualités d’appropriabilité que présente cette technique (). Ce faisant ces propositions répondent à l’appel à écriture, à création que contient en puissance tout acte épigraphique.

Écriture libérée du livre, écriture pour soi ou pour Dieu, pour les révoltés, les fous10 et les amoureux, ces inscriptions nous invitent à repenser la métaphore de la prose du monde, qui est si structurante pour l’Antiquité et le Moyen Âge, sous un jour nouveau. Ce que nous indiquent ces pratiques, c’est que le monde, par ses existants ne s’impose pas seulement comme une prose à déchiffrer, qu’il ne fournit pas seulement un répertoire infini de signes qu’il convient d’interpréter. Le livre de monde contient aussi un nombre infini de pages blanches, sur les pierres, sur les arbres, sur le sable, où la pensée des humains peut s’inscrire, se perdre et se disséminer à l’infini11. Comme le rêve, les inscriptions. 

Notes

  1. “C’en est fait ; je veux, caché dans les forêts, au milieu des repaires des bêtes farouches, y souffrir seul, et graver mes amours sur l’écorce des tendres arbres : ils croîtront, vous croîtrez avec eux, mes amours.”
  2. P. A. Michaud (dir.),Comme le rêve, le dessin,  Paris, 2005.
  3. L. Massaert, “L’impropriété du dessin”, Appareil, 17, 2016, [en ligne] https://journals.openedition.org/appareil/2315 [consulté le 10/03/2023].
  4. J. Koering, I. Pludermacher, “Les graffitis d’artistes : signes de dévotion artistique, Rome, Latium, XVe-XIXe siècles”, Revue de l’art, 184, 2014, p. 25-32.
  5. M. Vallée-Roche, “Note à propos des graffitis de l’autel Paléo-Chrétien de Minerve (Herault)”, Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, t. LXXIII, 2013, p. 85-108.
  6. L. MacDowall, “Graffiti, Street Art and Stigmergy” in : J. Lossau et Q. Stevens, The Uses of Art in Public Space, London, 2015, p. 3 et suiv.
  7. P.  Boucheron, N. Offenstadt (dir.), L’espace public au Moyen Âge ; Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, 2011.
  8. “Un de leurs plaisirs consistait à graver leur chiffre, avec un couteau ou un stylet, sur l’écorce de chaque arbre qu’ils voyaient dresser son ombre au-dessus d’une fontaine ou d’un pur ruisseau. Ils en faisaient de même sur les rochers les moins durs ; les noms d’Angélique et de Médor, entrelacés ensemble de mille façons, couvraient aussi les murs de la cabane.” Roland furieux, c. XIX.
  9. Y. Krumenacker, “Marie Durand, une héroïne protestante ?”, Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 30, 2009, [en ligne] http://journals.openedition.org/clio/9389 [consulté le 10/03/2023].
  10. Y. Guégan, T. Jeanne-Valès, J. Lambert-Wild, R. Vaneigem, préface de C. Louis-Combet, Ces cris gravés, Dozulé, 2014.
  11. P. Kruschwitz, “Tree Inscriptions: restoring a lost facet of the Graeco-Roman epigraphic habit”, Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 173, 2010, p. 45-62 ainsi que R. W. Lee, Names on Trees: Ariosto into Art, Princeton, 1977.
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111589
ISBN pdf : 2-35311-159-9
ISSN : 2827-1963
Code CLIL : 4055; 3711;
Posté le 26/02/2024

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Comment citer

Dittmar, Pierre-Olivier, “Le verbe émancipé”, in : Debiais, Vincent, Uberti, Morgane, éd., Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie, Pessac, PUPPA, collection B@lades 3, 2023, 31-38 [en ligne] https://una-editions.fr/verbe-emancipe
doi.org/10.46608/balades3.9782353111589.6
licence CC by SA
couverture du livre Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie
Illustration de couverture • photo de l'exposition Sendas, Casa de Velasquez (© Morgane Uberti).

Cet ouvrage a obtenu le soutien financier du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS).

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