Justin avait perçu l’importance de ce travail pour son prédécesseur, et l’avait exposé en ces termes dans sa préface :
Et quae historici Graecorum, prout commodum cuique fuit inter se segregatio, occupauerunt, omissis quae sine fructu erant, ea omnia Pompeius diuisa temporibus et serie rerum digesta conposuit.
“Quant aux sujets que les historiens grecs furent les premiers à traiter, en se répartissant les sujets selon les centres d’intérêt de chacun, en laissant de côté les faits sans conséquence, Pompée, lui, les a tous rassemblés en respectant les divisions chronologiques et en répartissant les séquences événementielles.ˮ1
L’œuvre de Trogue Pompée fut ainsi une œuvre de collection de faits, tirés de différents historiens grecs, mais aussi une œuvre de composition. Le verbe conposuit, que B. Mineo a traduit par “a rassemblésˮ pour rendre compte de cette tache première, comporte bien aussi l’idée de mise en ordre et d’arrangement de ces faits, ce qu’appuient nettement les participes diuisa et digesta.
Le travail de synthèse des faits
Deux exemples illustrent la manière dont Trogue Pompée a su composer un texte qui lui fût propre, et qui répondît à son esprit de synthèse. Ces extraits constituent de ce fait des preuves d’un travail de l’historien sur ses sources qu’il appréhendait dans leur globalité, ce dont témoigne très bien, en premier lieu, le traitement des ambassades, réunies par Trogue Pompée / Justin dans un même développement.
Les ambassades
Trogue Pompée / Justin et Quinte-Curce parlent de la même manière de trois ambassades de Darios à Alexandre, et de trois propositions de paix, toutes rejetées par le Macédonien.
Darius, cum Babyloniam perfugisset, per epistolas Alexandrum precatur redimendarum sibi captiuarum potestatem faciat, inque eam rem magnam pecuniam pollicetur. Sed Alexander pretium captiuarum regnum omne, non pecuniam petit. Interiecto tempore aliae epistolae Darii Alexandro redduntur, quibus filiae matrimonium et regni portio offertur. Sed Alexander sua sibi dari rescripsit iussitque supplicem uenire, regni arbitria uictori permittere. Tunc, spe pacis amissa, bellum Darius reparat et cum quadringentis milibus peditum, centum milibus equitum, obuiam uadit Alexandro. In itinere nuntiatur uxorem eius ex conlisione abiecti partus decessisse, eiusque mortem inlacrimatum Alexandrum exequiasque benigne prosecutum, idque eum non amoris, sed humanitatis causa fecisse ; nam semel tantum eam ab Alexandro uisam esse, cum matrem paruulasque filias eius frequenter consolaretur. Tunc se ratus uere uictum, cum post proelia etiam beneficiis ab hoste superaretur, gratumque sibi esse, si uincere nequeat, quod a tali potissimum uinceretur. Scribit itaque et tertias epistolas et gratias agit, quod nihil in suos hostile fecerit. Offert deinde et maiorem partem regni usque Euphraten flumen et alteram filiam uxorem, pro reliquis captiuis XXX milia talentum. Ad haec Alexander gratiarum actionem ab hoste superuacaneam esse respondit ; nec a se quicquam factum in hostis adulationem, nec quod in dubios belli exitus aut in leges pacis sibi lenocinia quaereret, sed animi magnitudinem, qua didicerit aduersum uires hostium, non aduersus calamitates contendere ; polliceturque praestaturum se ea Dario, si secundus sibi, non par haberi uelit ; ceterum neque mundum posse duobus solibus regi, nec orbem summa duo regna saluo statu terrarum habere ; proinde aut deditionem ea die aut in posteram aciem paret, nec polliceatur sibi aliam, quam sit expertus, uictoriam.
“Darios, alors qu’il s’était réfugié à Babylone, prie par lettres Alexandre de lui accorder la possibilité de racheter ses prisonnières, et il lui promet pour cela une grande somme d’argent. Mais Alexandre, pour prix des prisonnières, demande tout le royaume, non de l’argent. Quelque temps après, une autre lettre de Darios est apportée à Alexandre, par laquelle un mariage avec sa fille et une part du royaume lui sont offerts. Mais Alexandre écrivit en retour qu’on lui donnait ce qui était à lui, et il lui ordonna de venir en suppliant, et de laisser au vainqueur les décisions à prendre pour le royaume. Alors, comme tout espoir de paix était perdu, Darios prépare de nouveau la guerre, et c’est avec quatre cent mille soldats, cent mille cavaliers, qu’il marche contre Alexandre.
En chemin on lui annonce que sa femme est morte du contre-coup d’une fausse-couche, qu’Alexandre a pleuré sa mort, qu’il a suivi avec bonté le convoi funèbre, et qu’il l’a fait non par amour, mais par humanité : Alexandre ne l’avait en effet vue qu’une fois seulement, alors qu’il allait souvent réconforter sa mère et ses toutes jeunes filles. Alors Darios pensa qu’il était vraiment vaincu, puisqu’il était encore, après l’avoir été dans les combats, surpassé par son ennemi en bienfaits, et qu’il lui était agréable que, s’il ne pouvait le vaincre, il fût à tout le moins vaincu par un tel homme. Aussi écrit-il encore une troisième lettre et remercie-t-il Alexandre de n’avoir rien fait d’hostile contre les siens. Il lui offre ensuite une plus grande partie du royaume, jusqu’à l’Euphrate, ainsi que son autre fille, trente mille talents pour le reste des prisonnières.
À cela Alexandre répondit que les remerciements sont superflus de la part d’un ennemi ; qu’il n’a rien fait pour flatter son ennemi, rien qui cherchât des moyens pour lui plaire en vue des issues incertaines de la guerre ou des conditions de la paix, mais que c’était grandeur d’âme, par laquelle il avait appris à lutter contre les forces des ennemis, non contre leurs malheurs ; et il promet qu’il garantira cela à Darios s’il accepte d’être tenu pour son second, non pour son égal ; au reste l’univers ne pouvait être dirigé par deux soleils, ni le monde avoir deux autorités suprêmes tout en gardant ses terres bien ancrées ; par conséquent, qu’il prépare ou la capitulation en ce jour, ou son armée pour le lendemain, et qu’il ne se promette pas d’autre victoire que celle dont il a déjà fait l’expérience.ˮ2
Si le texte des Histoires philippiques reste assez flou sur la chronologie (interiecto tempore), insistant davantage sur l’avancée des négociations dans le temps (tunc, par deux fois), et sur le va-et-vient des courriers entre les deux rois (Darius… per epistolas… sed Alexander… ; epistolae Darii… sed Alexander… ; Darius… tertias epistolas… ad haec Alexander…), le texte de Quinte-Curce permet de mieux cerner les moments précis de ces échanges.
La première lettre est envoyée alors qu’Alexandre est à Marathos3, après la bataille d’Issos, d’où l’expression de Trogue Pompée / Justin Darius cum Babyloniam perfugisset. Elle date donc de la fin de l’année 333. Alexandre a reçu la seconde lettre lors du siège de Tyr4, et donc entre janvier et l’été 332. Darios envoya enfin une ambassade de dix hommes faire une dernière offre à Alexandre avant la bataille de Gaugamèles5 (voir Trogue Pompée / Justin in itinere), soit à l’été 331.
Seuls Quinte-Curce et Trogue Pompée / Justin s’accordent sur ces trois ambassades, et sur les propositions de Darios à chacune d’entre elles. Il est dès lors évident qu’ils suivent la même source, voire que Quinte-Curce utilise ici Trogue Pompée, comme peuvent le laisser suggérer certaines expressions semblant reprises de son prédécesseur6. Cette source doit être Clitarque, comme l’affirme par exemple N. G. L. Hammond (2007 (2), 100).
Diodore suit lui aussi Clitarque, mais seulement en partie. En effet celui-ci ne mentionne que deux lettres7, et il montre Alexandre lisant une fausse lettre de Darios au Conseil à la réception du premier courrier, afin que ses compagnons ne soient pas tentés d’accepter la proposition du roi perse. Nous tendrions donc à penser qu’il utilise pour cette ambassade une autre source que Clitarque, et il est aussi possible que Diodore ait traité en une seule les deux premières ambassades, puisqu’elles reprennent les propositions des deux premières de Trogue Pompée / Justin et Quinte-Curce (argent et une partie du territoire)8. L’épisode de l’autre lettre en revanche présente de grandes similitudes avec la troisième lettre dans les Histoires philippiques : Darios propose exactement le même marché (la direction de tout le territoire jusqu’à l’Euphrate, trente mille talents et l’une de ses filles en mariage), et surtout la réponse d’Alexandre est identique, développant la même image du soleil unique pour éclairer le monde9. Le rapport étroit en la circonstance impose de voir là une communauté de source, et probablement la main de l’auteur alexandrin10.
Ainsi l’on voit la manière dont la source de Trogue Pompée, Clitarque, avait présenté les ambassades. Elles étaient au nombre de trois, et à chaque fois les propositions de Darios, de plus en plus en difficulté, croissaient : d’abord simplement de l’argent ; puis de l’argent (dix mille talents selon Quinte-Curce, 4.5.1), le royaume jusqu’à l’Halys11 et la main d’une de ses filles ; enfin trente mille talents, le royaume jusqu’à l’Euphrate et toujours la promesse d’un mariage princier. On voit ici le caractère dramatique que l’auteur alexandrin avait donné à ces échanges entre les deux rois, et qu’a bien relevé M.-P. Arnaud-Lindet (11.12, note 62). Par ailleurs, la manière dont Alexandre se compare au soleil met en valeur le dirigeant macédonien qui s’inscrit déjà dans la vision universaliste du pouvoir achéménide12.
Quant à Arrien et Plutarque, ils rapportent la même version des faits13, si ce n’est que chez Arrien, Alexandre reçoit aussi l’ambassade de Marathos dont Plutarque ne parle pas (il a pu cela dit, suivant son projet de s’intéresser plus au caractère d’Alexandre qu’à la narration historique, ne conserver que l’ambassade la plus marquante). Chez les deux auteurs, Darios propose à Alexandre dix mille talents, le territoire jusqu’à l’Euphrate et la main d’une de ses filles, ce qu’il refuse. Il est dès lors possible que les auteurs aient mêlé les deux dernières ambassades14, mais qu’ils aient retenu un moment différent pour l’exposer : Arrien en parle lors du siège de Tyr (comme la seconde ambassade de Trogue Pompée / Justin), Plutarque après le retour en Phénicie à la suite de l’expédition d’Égypte (comme la troisième ambassade de Trogue Pompée / Justin).
Plutarque en outre rapporte cette ambassade avant de traiter de la mort de Stateira, la femme de Darios (Alex., 30.1-30.14), qu’Arrien ne mentionne pas. C’est ce que fait aussi Diodore, mais celui-ci ne l’évoque que rapidement, et use d’une chronologie très imprécise (ἅμα δὲ τούτοις πραττομένοις, 17.54.7), qui laisse à penser que sa source est assez floue sur le sujet. Or c’est peut-être ce flou qui a autorisé Trogue Pompée (peut-être suivi par Quinte-Curce15) à situer la mort de Stateira entre les deux dernières ambassades, et de faire de l’attitude d’Alexandre à cette occasion la raison de l’envoi de la troisième offre de paix par Darios. Placer cette ambassade après la mort de Stateira était en effet propre à créer un “effet dramatiqueˮ pour reprendre l’expression de W. Heckel (1997, 158).
Ainsi, ce passage paraît riche d’enseignements sur la méthode de travail de Trogue Pompée. En effet, alors qu’il s’appuie de manière très probable sur Clitarque comme source, il n’hésite pas à traiter ensemble trois événements de nature proche, les trois ambassades, quitte à tordre la chronologie puisqu’ils s’étalent à eux trois sur plus d’une année. Il montre ainsi son esprit de synthèse. Par ailleurs, le flou certainement présent dans l’œuvre de Clitarque sur le moment de la troisième ambassade a pu pousser Trogue Pompée à se montrer audacieux et à faire intervenir la mort de Stateira avant cette dernière, quand Diodore et Plutarque n’en parlent qu’après, suivant la tradition. Il montre ainsi son souci de donner un caractère dramatique à son écrit.
Or ce ne sont pas les seuls effets obtenus par ces choix d’écriture. De fait, en égrenant à la suite les trois ambassades, Trogue Pompée souligne la volonté sincère de Darios d’arriver à un accord, et cette sincérité est renforcée par la nouvelle qu’il apprend au sujet de la noble attitude d’Alexandre à l’égard de sa défunte épouse. Ainsi Darios apparaît dans ce passage comme un homme de conciliation et de paix, ce que montre par exemple bien la phrase Tunc, spe pacis amissa, bellum Darius reparat (11.12.5). L’antithèse pacis / bellum fait voir, à l’opposé, Alexandre comme l’homme de la guerre, ce que marque particulièrement sa réponse très dure face à la dernière généreuse proposition de Darios, contrastant avec les bons sentiments du roi perse à son égard : en quelques lignes, le terme hostis est répété trois fois, aux côtés de belli et acies.
Par ses refus successifs, Alexandre s’oppose au caractère raisonnable de Darios16. Il apparaît dès lors comme un éternel insatisfait, poussé par une ambition démesurée. Dans ce passage, malgré la grandeur d’âme dont il fait preuve à l’égard de Stateira, c’est surtout cette hybris qui se révèle, d’autant que ces événements sont rapportés juste après la visite d’Alexandre au sanctuaire d’Ammon où elle était déjà apparue : les vices du roi semblent ainsi aller croissants. Dans ce contexte, l’image d’Alexandre se comparant au soleil prend une toute autre perspective et la bienveillance de Clitarque se trouve détournée. Ainsi Trogue Pompée, tout en restant fidèle dans le texte à sa source, transforme en partie l’image d’Alexandre qu’elle véhiculait en rassemblant en un même endroit trois épisodes auparavant séparés. Il poursuit de ce fait son projet de noircissement de la figure du Macédonien par les choix qu’il adopte dans la composition de ses Histoires17.
L’autre exemple particulièrement probant à cet effet est celui de la lettre européenne, qui lui aussi rassemble trois événements, plus encore éloignés dans le temps les uns des autres. Ce n’est plus alors la dimension thématique qui a poussé Trogue Pompée à leur rapprochement, mais une dimension spatiale, puisque tous ces faits historiques se sont déroulés à l’ouest de la mer Noire.
La lettre européenne
Au début du livre 12, Trogue Pompée / Justin développent longuement le contenu d’une lettre qu’Antipater aurait envoyée de Macédoine à Alexandre. Il apparaît très clairement qu’il s’agit d’un procédé littéraire : des nouvelles sont données en même temps de toute l’Europe (Grèce, Italie, Scythie), à commencer par la guerre menée par le roi de Sparte Agis III contre Antipater, plus précisément la bataille de Mégalopolis, datée d’octobre 331. Cette guerre, qui constituait pour Alexandre une nouvelle de premier ordre, est donc rapportée tard, puisqu’Alexandre ne l’apprend qu’après la mort de Darios en juillet 330, soit dix mois après qu’elle se termina18. Diodore, lui, rapporte cette bataille juste après celle de Gaugamèles qui eut lieu le 1er octobre 331 (17.63). Cette démarche est chronologiquement bien plus cohérente, mais elle l’oblige à revenir ensuite à cet événement, au chapitre 73, pour donner les suites politiques de la défaite lacédémonienne.
La question qui se pose alors est celle de savoir à qui est dû le procédé de cette lettre : est-ce un témoignage de l’esprit de synthèse de Trogue Pompée, voulant nettement dissocier les affaires européennes au début d’un livre des activités d’Alexandre en Asie, ou un moyen pour Justin d’abréger et de compresser dans une même lettre plusieurs passages de l’œuvre originelle ? C’est Quinte-Curce qui nous donne la réponse. Ce dernier connaît Trogue Pompée qu’il utilise plusieurs fois, et il fait à cet endroit le même choix narratif que lui : il ne rapporte qu’après la mort de Darios ce qui touche à l’Europe, sans doute en s’inspirant de son prédécesseur, car cela crée davantage de cohésion. Cependant celui-ci prévient de sa démarche afin de ne pas casser la cohérence chronologique de l’œuvre19, précaution que Trogue Pompée avait peut-être également prise.
Deux conclusions s’imposent. Sur Trogue Pompée d’abord : il est prêt à faire des entorses à la chronologie pour assurer plus de cohérence à son œuvre, ce qui constitue un nouveau témoignage de son esprit et de sa volonté de synthèse20. Il fait en cela davantage preuve de sens littéraire ou oratoire que de sens historique. Sur Justin ensuite : il n’a pas apporté de correction ni n’a conservé quelque effet d’annonce, s’il existait, comme c’est le cas chez Quinte-Curce. Il semble donc suivre fidèlement Trogue Pompée sans chercher à l’amender, et ne pas se soucier excessivement de la valeur historique, à tout le moins de la cohérence chronologique, du propos.
Pour mieux guider le lecteur dans cette longue unité textuelle, Trogue Pompée / Justin annoncent leur plan et les trois points qui seront développés :
Dum haec aguntur, epistulae Antipatri a Macedonia ei redduntur, quibus bellum Agidis, regis Spartanorum, in Graecia, bellum Alexandri, regis Epiri, in Italia, bellum Zopyrionis, praefecti eius, in Scythia continebatur. Quibus uarie adfectus plus tamen laetitiae cognitis mortibus duorum aemulorum regum quam doloris amissi cum Zopyrione exercitus cepit.
“Sur ces entrefaites, on lui remet une lettre d’Antipater venant de Macédoine, où l’on traitait de la guerre d’Agis, roi des Spartiates, en Grèce, de la guerre d’Alexandre, roi d’Épire, en Italie, de la guerre de Zopyrion, son gouverneur, en Scythie. Les nouvelles le touchèrent de manière différente ; il ressentit cependant plus de joie à l’annonce de la mort de deux rois rivaux que de douleur à la perte de Zopyrion avec son armée.ˮ21
Chacun des points annoncés est ensuite développé, de manière plus ou moins longue, à commencer par la révolte d’une partie de la Grèce rangée derrière Agis III, roi des Spartiates :
Namque post profectionem Alexandri Graecia ferme omnis in occasionem libertatis ad arma concurrerat, auctoritatem Lacedaemoniorum secuta, qui Philippi Alexandrique et pacem soli spreuerant et leges respuerant ; dux huius belli Agis, rex Lacedaemoniorum, fuit. Quem motum Antipater, contractis militibus, in ipso ortu oppressit.
“Après le départ d’Alexandre en effet, presque toute la Grèce avait couru ensemble aux armes pour saisir l’occasion de reprendre leur liberté, et avait suivi l’exemple des Lacédémoniens qui avaient été les seuls à mépriser la paix de Philippe et d’Alexandre et à rejeter leurs lois ; le chef de cette guerre fut Agis, roi des Lacédémoniens. Mais Antipater, après avoir rassemblé des soldats, étouffa dans l’œuf ce soulèvement.ˮ22
L’expression “presque toute la Grèceˮ (Graecia ferme omnis) est exagérée. W. Heckel (1997, 187) liste ainsi derrière Agis les alliés traditionnels de Sparte23 : les Éléens, les cités d’Achaïe à l’exception de Pellène et celles d’Arcadie à l’exception de Mégalopolis dont il faisait le siège lorsqu’Antipater vint lui livrer bataille. Arrien (2.13.4-2.13.6 et 3.6.3) étrangement ne mentionne que quelques événements concernant le roi de Sparte antérieurs à la guerre qu’il mena, et Plutarque est sur ce sujet absolument silencieux dans la Vie d’Alexandre. On trouve en revanche une narration de cette guerre, et plus précisément de la bataille de Mégalopolis et de la mort d’Agis, aussi chez Diodore et Quinte-Curce. On est donc tenté de voir ici la même source, à savoir encore une fois probablement Clitarque, dans la mesure où ces trois auteurs traitent eux seuls de ce sujet, en s’attardant sur la mort héroïque d’Agis, et en situant tous ce passage à un moment charnière de leur œuvre24. Par ailleurs, lorsque Diodore revient pour la seconde fois sur cette guerre et son issue, il affirme qu’Antipater “prit comme otage les cinquante Spartiates les plus éminentsˮ25. Or ces otages sont aussi évoqués par Eschine dans le Contre Ctésiphon (133), et l’on lit chez Harpocration (sv. Homèreuontas) : “Chez Eschine, dans son Contre Ctésiphon, au sujet des Lacédémoniens envoyés auprès d’Alexandre. Clitarque, dans le livre 5 (?) dit que c’étaient des otages livrés par les Lacédémoniensˮ26. Clitarque avait donc dû développer cet épisode de la guerre d’Agis, assez vraisemblablement à la suite de la bataille de Gaugamèles, et il fut suivi par les trois auteurs de la Vulgate qui purent prendre des libertés avec le moment de cette narration, puisque cet épisode n’avait pas de prise directe sur le cours de la conquête macédonienne dans l’empire perse.
Le deuxième événement est l’expédition d’Alexandre le Molosse en Italie, à la demande des Tarentins malmenés par leurs voisins, notamment les Bruttiens, et la mort de ce dernier :
Porro Alexander, rex Epiri, in Italiam auxilia a Tarentinis aduersus Bruttios deprecantibus sollicitatus, ita cupide profectus fuerat, ueluti in diuisione orbis terrarum Alexandro, Olympiadis sororis suae filio, Oriens, sibi Occidens sorte contigisset, non minorem rerum materiam in Italia, Africa Siciliaque, quam ille in Asia et in Persis habiturus. Huc accedebat, quod, sicut Alexandro Magno Delphica oracula insidias in Macedonia, ita huic responsum Dodonaei Iouis urbem Pandosiam amnemque Acherusium praedixerat. Quae utraque cum in Epiro essent, ignarus eadem et in Italia esse, ad declinanda fatorum pericula peregrinam militiam cupidius elegerat. Igitur cum in Italiam uenisset, primum illi bellum cum Apulis fuit, quorum cognito urbis fato breui post tempore pacem et amicitiam cum rege eorum fecit. Erat namque tunc temporis urbs Apulis Brundisium, quam Aetoli, secuti fama rerum in Troia gestarum clarissimum ac nobilissimum ducem Diomeden, condiderant ; sed pulsi ab Apulis, consulentes oracula responsum acceperant, locum qui repetissent perpetuo possessuros. Hac igitur ex causa per legatos cum beIli comminatione restitui sibi ab Apulis urbem postulauerant ; sed ubi Apulis oraculum innotuit, interfectos legatos in urbe sepelierunt, perpetuam ibi sedem habituros, atque ita defuncti responso diu urbem possederunt. Quod factum cum cognouisset Alexander, antiquitatis fata ueneratus bello Apulorum abstinuit. Gessit et cum Bruttiis Lucanisque bellum multasque urbes cepit ; cum Metapontinis et Poediculis et Romanis foedus amicitiamque fecit. Sed Bruttii Lucanique cum auxilia a finitimis contraxissent, acrius bellum repetiuere. Ibi rex iuxta urbem Pandosiam et flumen Acheronta, non prius fatalis loci cognito nomine quam occideret, interficitur moriensque non in patria fuisse sibi periculosam mortem, propter quam patriam fugerat, intellexit. Corpus eius Thurii publice redemptum sepulturae tradiderunt.
“Quant à Alexandre, roi d’Épire, appelé en Italie par les Tarentins qui imploraient son aide contre les Bruttiens, il était parti avec autant d’empressement que si, dans un partage du monde, l’Orient avait été accordé par le sort à Alexandre, le fils de sa propre sœur, et l’Occident à lui-même, qui devait n’avoir pas en Italie, en Afrique et en Sicile matière à conquête plus petite que ce dernier en Asie et chez les Perses. À cela s’ajoutait le fait que, de même que l’oracle de Delphes avait prédit à Alexandre le Grand des embûches en Macédoine, de même la réponse du Jupiter de Dodone lui avait prédit pour embûches la ville de Pandosie et le fleuve Achéron. Et comme l’un et l’autre étaient en Épire, ignorant qu’il y avait les mêmes aussi en Italie, il avait opté pour une campagne à l’étranger avec un empressement particulier, pour éviter les dangers prédits par les oracles.
Alors donc qu’il était arrivé en Italie, il mena sa première guerre contre les Apuliens et, ayant appris le destin de leur ville, il conclut peu de temps après la paix et une alliance avec leur roi. En effet, les Apuliens habitaient à cette époque la ville de Brindes, que les Étoliens avaient fondée après avoir suivi Diomède, chef fort considéré et fort illustre en raison de la renommée de ses exploits accomplis à Troie ; mais, chassés par les Apuliens, ils avaient consulté les oracles et reçu comme réponse que ceux qui auraient réclamé le lieu le posséderaient éternellement. Pour cette raison donc ils avaient demandé, par l’intermédiaire d’ambassadeurs, sous menace de guerre, que la ville leur fût rendue par les Apuliens ; mais lorsque l’oracle vint à la connaissance des Apuliens, ils tuèrent les ambassadeurs et les inhumèrent dans leur ville où ils trouveraient leur éternel séjour. Et ainsi, comme ils avaient accompli l’oracle, ils possédèrent longtemps leur ville. Or comme Alexandre avait appris ce fait, il respecta les oracles du temps passé et se garda d’une guerre contre les Apuliens.
Il fit aussi la guerre contre les Bruttiens et les Lucaniens et prit de nombreuses villes ; avec les Métapontins, les Pédicules et les Romains, il conclut un pacte et une alliance. Mais alors que les Bruttiens et les Lucaniens avaient rassemblé des renforts venus de leurs voisins, ils reprirent la guerre avec plus d’ardeur. C’est là, près de la ville de Pandosie et du fleuve Achéron, que le roi fut tué, sans avoir appris le nom du lieu fatal avant de périr, et en mourant il comprit que ce n’était pas dans sa patrie que l’avait attendu le danger de mort pour lequel il avait fui sa patrie. Les Thuriens ensevelirent son corps qu’ils avaient racheté aux frais de leur cité.ˮ27
L’épisode de cette expédition est également rapporté par Tite-Live (8.24), qui affirme que son début fut contemporain de la fondation d’Alexandrie (soit 332), mais la chronologie de Tite-Live pose ici problème. On fixe plutôt la date de l’arrivée en Italie à 334 ou 333, et la mort d’Alexandre d’Épire à 33028. Malgré les liens entre Tite-Live et Trogue Pompée / Justin, puisque les deux font notamment état de l’oracle qui invitait Alexandre à se méfier de l’Achéron et de la ville de Pandosie, de sa décision ainsi de quitter l’Épire pour l’Italie, de sa mort là-bas conformément à l’oracle puisqu’il y avait là aussi l’Achéron et une ville du même nom, il semble très difficile d’affirmer que Trogue Pompée s’est servi de ce dernier comme source. Ainsi par exemple cette variante importante : alors que dans les Histoires philippiques on lit qu’Alexandre “fut tué, sans avoir appris le nom du lieu fatal avant de périrˮ (non prius fatalis loci cognito nomine quam occideret, interficitur,12.2.4), Tite-Live affirme au contraire qu’il est mort transpercé par un javelot en traversant le fleuve, mais après avoir entendu un soldat s’écrirer iure Acheros uocaris, ce qui l’avait jeté dans le trouble. Il faut donc convenir que la source de Trogue Pompée n’est pas ici Clitarque, et qu’il est impossible de savoir s’il utilise Tite-Live, la tradition annalistique romaine ou une source grecque29.
Enfin, le troisième épisode est celui de la débâcle de Zopyrion. Il s’agit de l’attaque d’un général d’Alexandre, gouverneur de la Thrace et du Pont, contre les Scythes d’Europe, et de son anéantissement avec ses trente mille hommes (le chiffre est certainement exagéré) :
Dum haec in Italia aguntur, Zopyrion quoque, praefectus Ponti ab Alexandro Magno relictus, otiosum se ratus si nihil et ipse gessisset, adunato XXX milium exercitu Scythis bellum intulit caesusque cum omnibus copiis poenas temere inlati belli genti innoxiae luit.
“Tandis que ces événements se déroulaient en Italie, Zopyrion également, qu’Alexandre le Grand avait laissé comme gouverneur du Pont, ayant estimé qu’il aurait été oisif s’il n’avait aussi lui-même rien accompli, après avoir rassemblé une armée de trente mille hommes, porta la guerre contre les Scythes et, massacré avec toutes ses troupes, il paya le fait d’avoir sans réfléchir porté la guerre contre un peuple inoffensif.ˮ30
À ce sujet, Trogue Pompée / Justin parlent bien d’un massacre (caesus) de Zopyrion et de ses troupes. Ce n’est pas la version de Quinte-Curce, qui attribue la mort du général et de ses hommes à des événements climatiques31. Les auteurs n’emploient de ce fait pas la même source, et celle de Trogue Pompée est sûrement plus proche de celle de Macrobe, qui affirme aussi de son côté qu’il y eut une résistance de la part de la population32. Ainsi il est probable que Trogue Pompée utilise ici un autre auteur que Clitarque, et donc une troisième source pour rédiger le contenu de la lettre d’Antipater.
Les données concernant l’épisode de Zopyrion étant très réduites, il est difficile de donner une date à cet événement. H. Bardon (1948, 401), dans son édition de Quinte-Curce, indique que l’auteur latin se trompe en plaçant au livre 10 cette expédition, dans la mesure où elle fut “contemporaine de la révolte d’Agisˮ. Il se fonde sans doute, pour affirmer cela, sur le fait que Quinte-Curce se contredit lui-même, dans la mesure où il attribue à une lettre de Coênos cette nouvelle (10.1.43) alors que celui-ci est mort dans le livre précédent (9.3.20), et surtout sur le texte de Trogue Pompée / Justin lui-même qui évoque ces faits au même moment33. Il est cependant généralement admis que cette déroute eut lieu en 325 ou 32434.
Cette datation a le mérite en effet de tenir compte du moment où Alexandre reçoit la nouvelle chez Quinte-Curce, et du fait que Zopyrion n’était pas gouverneur de Thrace en 331-330, date à laquelle les Histoires philippiques situent sa mort. En effet, c’était alors Memnon qui dirigeait la région, et l’on sait qu’à cette période-là il s’était soulevé contre Antipater avant de certainement conclure avec lui un accord35. Il partit rejoindre Alexandre avec des renforts alors qu’il était sur les rives de l’Hydaspe, en 32836. C’est donc à ce moment-là que Zopyrion dut prendre sa place en tant que gouverneur de la Thrace, et un peu plus tard qu’il lança son offensive contre les Scythes.
Pour W. Heckel (1997, 197), la présence à cet endroit de l’épisode de Zopyrion, et l’erreur chronologique qu’elle impliquerait, s’expliqueraient par le fait que Trogue Pompée aurait rapporté, comme Diodore, le soulèvement de Memnon. Puis “Trogus may have appended the story of Zopyrion’s later disaster to his account of Memnon’s revoltˮ. Ainsi l’erreur de chronologie viendrait de Justin, qui aurait fait disparaître la révolte de Memnon mais pas l’épisode de Zopyrion.
Pour L. Ballesteros Pastor (2013, 142-143), cette place serait aussi due à Justin, mais celui-ci aurait volontairement changé la place de l’épisode afin de montrer l’attitude hypocrite d’Alexandre face à cette nouvelle. De plus, il voit dans le texte de Justin un décalage avec le prologue du livre 12 qui situerait selon lui à part la digression sur Zopyrion.
Il convient donc de revenir sur ces deux extraits.
En premier lieu, la réception des trois nouvelles dans le texte de Trogue Pompée / Justin donne effectivement lieu à une réaction d’Alexandre qui ne lui fait pas honneur :
Quibus uarie adfectus plus tamen laetitiae cognitis mortibus duorum aemulorum regum quam doloris amissi cum Zopyrione exercitus cepit.
“Les nouvelles le touchèrent de manière différente ; il ressentit cependant plus de joie à l’annonce de la mort de deux rois rivaux que de douleur à la perte de Zopyrion avec son armée.ˮ37
Cette phrase pourrait être de fait une intervention forte de Justin dans le texte de Trogue Pompée, mais elle ne nous paraît pas s’éloigner de son esprit général38. Par ailleurs, elle rend de fait concomitantes les morts d’Agis, d’Alexandre le Molosse et de Zopyrion, ce qui met à mal l’hypothèse de W. Heckel.
De plus, si l’on rappelle le prologue du livre 12, on constate qu’il est étonnamment complet :
Duodecimo uolumine continentur Alexandri magni bella a Bactriana et Indica usque ad interitum eius, dictaeque in excessu res a praefecto eius Antipatro in Graecia gestae, et ab Archidamo, rege Lacedaemoniorum, Molossoque Alexandro in Italia, quorum ibi est uterque cum exercitu deletus. Additae his origines Italicae, Apulorum, Lucanorum, Samnitium, Sabinorum, et ut Zopyrion in Ponto cum exercitu periit.
“Au douzième livre sont contenues les guerres d’Alexandre le Grand en Bactriane et en Inde jusqu’à sa mort, et furent rapportés dans une digression les exploits accomplis par son gouverneur Antipater en Grèce, et par Archidamus, roi des Lacédémoniens, ainsi que par Alexandre le Molosse en Italie : c’est là que l’un et l’autre d’entre eux furent anéantis avec leurs armées. Furent ajoutées à ces événements les origines italiennes des Apuliens, des Lucaniens, des Samnites, des Sabins, et comment Zopyrion périt dans le Pont avec son armée.ˮ39
Ce prologue reprend en effet davantage les éléments de cette “digressionˮ (excessu) initiale que le parcours d’Alexandre lui-même. Tout semble ainsi avoir été repris, et les éléments que l’on retrouve dans le texte fourni par Justin (guerre menée par Antipater contre Agis, sort d’Alexandre en Italie, origine des Apuliens, sort de Zopyrion) et d’autres qui ont disparu (sort d’Archidamos, origine des Lucaniens, des Samnites et des Sabins). On imagine mal alors que la révolte de Memnon ait été passée sous silence, et nous ne pensons pas qu’il faille la lire derrière la mention des actes d’Antipater, le prologue précisant bien “en Grèceˮ (in Graecia), et Zopyrion étant mentionné bien après quand il devrait suivre directement cette mention selon la théorie de W. Heckel. De même, la catastrophe de Scythie ne paraît pas faire l’objet d’une digression à part, dont Justin aurait extrait le sort de Zopyrion pour l’intégrer à la lettre. L’expression additae his montre bien que les origines des peuples italiens sont développées avec l’expédition d’Alexandre le Molosse (et d’Archidamos) en Italie, ce qui est très logique, et ainsi Zopyrion devait appartenir à la même digression que le reste dans le texte de Trogue Pompée.
Ainsi le prologue paraît résumer fidèlement l’ensemble du livre 12 : les chapitres 3 à 15 reprennent bien “les guerres d’Alexandre le Grand en Bactriane et en Inde jusqu’à sa mortˮ (Alexandri magni bella a Bactriana et Indica usque ad interitum eius), tandis que les chapitres 1 et 2, par l’intermédiaire de la lettre, constituent bien une “digressionˮ (excessu), détaillée par une série d’éléments développés pour la plupart dans l’ordre par Justin40 :
- Exploits d’Antipater en Grèce
- Archidamos en Italie
- Alexandre en Italie
- Origines des Apuliens, des Lucaniens, des Samnites, des Sabins
- Zopyrion en Scythie
Ainsi le prologue apparaît parfaitement en accord en accord avec le texte laissé par Justin. Par ailleurs, on retrouve le principe selon lequel l’épitomateur ne corrompt pas le texte de Trogue Pompée. Cependant, il a fait ici des choix suivant une structure propre pour lui donner un nouveau sens, autour de trois exempla et de deux oracles41.
Le problème qui se pose est que l’on a du mal à accepter l’idée que Trogue Pompée ait pu volontairement tordre la chronologie, si l’on admet que l’épisode de Zopyrion s’est déroulé en 325. Pourtant, si c’est le cas, il est possible également que Trogue Pompée n’en ait pas eu une conscience exacte. L’auteur gaulois parle en effet une première fois de Zopyrion au livre 2, à propos des Scythes et de leurs exploits42, après avoir évoqué leurs mœurs, et avant d’en venir aux Amazones. C’est alors qu’il évoque comme la dernière de leurs reines Minithyia, également appelée Thalestris. Or on retrouve la mention de Thalestris, également appelée Minithyia, peu après celle de Zopyrion que nous étudions, au chapitre qui suit (12.3.5). Ainsi il est possible que Trogue Pompée ait usé pour cet épisode de la même source portant sur les Scythes qu’il avait utilisée au livre 2 tant Zopyrion et Minithyia semblent liés. Cette source, générale, pouvait ne pas être précise sur la date de cette déroute devant Olbia. Et même si elle le fut, la connaissance de cet épisode pouvait amener Trogue Pompée à tordre la chronologie, tant il semble avoir voulu, dans cette lettre, créer un ensemble uni et cohérent.
En effet, avant que Justin ne s’applique à créer son propre texte à partir du matériau troguien, l’historien gaulois avait conçu un texte particulièrement bien organisé, et ce autour de quatre grandes figures : Agis, Archidamos, Alexandre d’Épire et Zopyrion. Archidamos fut probablement passé sous silence par Justin car il n’avait pas de rapport avec l’époque de l’expédition d’Alexandre le Grand, celui-ci étant mort, à en croire Diodore (16.88.3), dans une bataille contre les Lucaniens, le même jour qu’eut lieu la bataille de Chéronée, en 338. Or ce roi n’était autre que le père d’Agis, qui prit le pouvoir à sa suite43. Par ailleurs, Archidamos lorsqu’il mourut combattait aux côtés des Tarentins. Tarente, colonie lacédémonienne, avait en effet appelé à l’aide les Spartiates pour lutter contre leurs voisins. C’est ainsi exactement ce que fit Alexandre d’Épire quelques années plus tard, parallèle relevé par exemple par Strabon44. Il est dès lors évident, et la formulation du prologue en rend compte, que l’évocation d’Archidamos, digression chronologique dans la digression géographique que constitue la lettre, permettait de faire un lien entre les personnages et les sorts d’Agis et d’Alexandre d’Épire, renforçant l’unité du passage.
Par ailleurs, cette unité se fait également par la similitude des sorts des quatre personnages évoqués. Qu’il s’agisse des rois (Agis, Archidamos, Alexandre d’Épire) ou du général d’Alexandre Zopyrion, tous connaissent une fin tragique en portant la guerre.
Or la mort d’Agis est présentée comme un acte de bravoure, et apparaît chez Trogue Pompée / Justin comme un exemplum extrêmement positif45. Et il est assez vraisemblable que la mort d’Archidamos, si elle ne comporta peut-être pas une dimension aussi héroïque, fût elle-même auréolée d’une certaine gloire, dans la mesure où le père d’Agis mourut après un combat tout aussi éclatant si l’on en croit Diodore, qui use d’expressions similaires pour parler des deux chefs, insistant sur l’adverbe λαμπρῶς46.
En parallèle, et de manière antithétique, Alexandre d’Épire et Zopyrion apparaissent comme des exempla négatifs, l’un et l’autre parce qu’ils portèrent la guerre sans réflexion, poussés par une sorte d’hybris (cupide, 12.2.1) guerrière particulièrement nette pour ce qui est du roi Molosse par l’accumulation des régions qu’il promet à sa conquête (in Italia, Africa Siciliaque, 12.2.2)47 et dans l’idée que la moitié du monde devait lui revenir (ueluti in diuisione orbis terrarum […] sibi Occidens sorte contigisset, 12.2.1). Zopyrion quant à lui a agi sans faire preuve de discernement (temere, 12.2.17), en s’en prenant à un peuple qui ne méritait pas qu’on le combattît (genti innoxiae, 12.2.17)48.
Ainsi la lettre montre une structure claire et forte : il s’agit de quatre morts de chefs de guerre s’opposant deux à deux : deux rois spartiates, des Grecs, meurent glorieusement, tandis que les deux proches d’Alexandre, des Macédoniens, meurent victimes de leur démesure et de leur précipitation, dans une sorte de gradation inversée des prestiges.
De plus, et c’est peut-être là le plus important, Justin, sans doute à la suite de Trogue Pompée, nous invite à faire un lien entre deux de ces rois et Alexandre le Grand lui-même. Ainsi à propos d’Alexandre d’Épire, il associe l’expédition qu’il mène à l’ouest et celle d’Alexandre le Grand à l’est, selon le thème traditionnel du partage du monde. Or c’est sans doute là une pensée propre à Trogue Pompée, qui emploie à une autre reprise l’expression diuisione orbis49 : il cherche ainsi manifestement à mettre les deux rois sur le même plan. Il insiste sur ce lien en affirmant par la suite que les deux hommes ont appris un oracle les invitant à se méfier de leur propre terre (à tort, pour Alexandre d’Épire) :
Huc accedebat, quod, sicut Alexandro Magno Delphica oracula insidias in Macedonia, ita huic responsum Dodonaei Iouis urbem Pandosiam amnemque Acherusium praedixerat.
“À cela s’ajoutait le fait que, de même que l’oracle de Delphes avait prédit à Alexandre le Grand des embûches en Macédoine, de même la réponse du Jupiter de Dodone lui avait prédit pour embûches la ville de Pandosie et le fleuve Achéron.ˮ50
L’oracle auquel il fait allusion ici, concernant Alexandre III, ne nous est pas connu. Selon W. Heckel (1997, 191), il pourrait s’agir d’une confusion de Justin qui aurait appliqué à Alexandre un oracle concernant Philippe et sa mort51. La chose semble cependant assez difficile à imaginer au vu de la place du propos. R. H. Lytton (1973, 116) suggère quant à lui de manière peut-être plus convaincante que cet oracle appartient à la “tradition surrounding Alexander’s death by poisoningˮ. Cet oracle énigmatique permet dans tous les cas de renforcer le lien entre les deux Alexandre. Ainsi Alexandre III se trouve en quelque sorte contaminé par l’image négative d’Alexandre d’Épire ; l’hybris de l’un déteint sur l’hybris de l’autre ; la mort du premier annonce la mort du second. Il n’est dès lors pas anodin que cette lettre apparaisse au début du livre 12 : elle évoque en effet sa fin. Se trouve annoncé par ce biais un élément capital : Alexandre meurt en raison d’un piège tendu contre lui, sinon en Macédoine, du moins par un Macédonien, et la reprise du terme insidiae entre le chapitre 2 et les chapitres 13 et 1452 appuie sur cet effet d’annonce.
Le second lien établi avec Alexandre le Grand concerne Agis. J. E. Atkinson (1994, 164) affirme qu’en comparaison de Quinte-Curce, “Trogus appears to have made more of Agis’ final solo action, heroising Agis as second to Alexander in felicitas, but not in uirtusˮ. Il est vrai que l’expression de Justin ut Alexandro felicitate, non uirtute inferior uideretur (12.1.10) est particulièrement forte. Mais il faut sans doute y voir bien plus qu’une simple opposition, assez traditionnelle, entre felicitas et uirtus. En effet, Agis dans cet extrait devient l’image même du roi guerrier, qui connaît la gloire (gloria) par sa mort au combat. Cet épisode constitue une aristeia : le roi, seul, s’oppose aux ennemis qu’il parvient même dans un premier temps à mettre en fuite, comme le montre l’hyperbole : tantam stragem hostium edidit, ut agmina interdum fugaret (12.1.10). Ainsi, dans l’expression gloria omnes uicit (12.1.11) qui clôt cet épisode, si l’indéfini omnes renvoie évidemment aux ennemis venant de le mettre à terre53, il peut aussi être compris de manière plus large. Agis, supérieur à Alexandre par sa uirtus, ne le fut-il pas en effet aussi par sa gloria ? De la même manière que pour la mort d’Alexandre d’Épire, il semble en effet que Trogue Pompée nous invite, par la comparaison avec Alexandre le Grand, à faire un lien entre Agis et le roi macédonien. Ainsi s’éclaire la toute dernière phrase du livre 12 : Victus denique ad postremum est non uirtute hostili, sed insidiis suorum et fraude ciuili 54. À nouveau, Alexandre n’est pas du côté de la uirtus, il n’est pas mort du fait d’un ennemi (hostili) mais d’un citoyen (ciuili), ce que souligne le parallélisme antithétique. Autrement dit, Alexandre, contrairement à Agis, est mort sans gloire, du fait du piège des Macédoniens (insidiis suorum). La conclusion du livre 12 reprend ainsi aussi le présage évoqué au chapitre 2. Ce livre s’ouvre avec la mort glorieuse d’un roi tué par ses ennemis, il se ferme avec la mort honteuse d’un autre tué par ses sujets.
L’unité thématique de la lettre se double donc d’effets d’annonce concertés. Alexandre, bien qu’il ne soit évoqué que par le biais de deux comparaisons, apparaît au début du livre 12 comme un homme d’hybris, comme un chef à qui échappe la gloire d’une belle mort, et surtout comme un roi qui n’a pas su se montrer digne des Macédoniens, dont il sera finalement la victime. Les événements européens compilés dans cette lettre fictive montrent d’ailleurs le profond désintérêt d’Alexandre pour tout ce qui se passe dans son propre royaume. La phrase qui les annonce est en cela particulièrement révélatrice : Quibus uarie adfectus plus tamen laetitiae cognitis mortibus duorum aemulorum regum quam doloris amissi cum Zopyrione exercitus cepit (12.1.5). L’absence de douleur à l’hécatombe de son général et de trente mille hommes est une chose, la joie (et laetitia est un terme fort) à l’annonce de la disparition de deux rois en est une autre, d’autant qu’Alexandre le Molosse est à la fois son oncle, frère d’Olympias, et son beau-frère, mari de Cléopâtre55. Or cette attitude face à la mort d’un roi grec et du roi épirote, en plus de révéler un cynisme politique prononcé, contraste avec la réaction d’Alexandre face à la mort de Darios, qui fut décrite à la toute fin du livre 11, et donc juste avant qu’il ne reçût la lettre :
Quae ubi Alexandro nuntiata sunt, uiso corpore defuncti, tam indignam illo fastigio mortem lacrimis prosecutus est corpusque regio more sepeliri et reliquias eius maiorum tumulis inferri iussit.
“Lorsque l’on eut annoncé cela à Alexandre, après avoir vu le cadavre du défunt, il accompagna de ses larmes une mort si indigne pour un tel rang, et ordonna que le cadavre fût enterré selon la coutume royale et que l’on portât ses restes aux tombeaux de ses ancêtres.ˮ56
Si Alexandre avait un rival, c’était bien Darios plutôt que son oncle ; si Alexandre avait un ennemi, c’était bien le barbare lâche qu’était Darios, plus que le valeureux grec qu’était Agis. Trogue Pompée à nouveau, comme il le fait ailleurs par l’insertion de passages d’autres sources, comme probablement Hégésias, détourne le caractère noble des actions d’Alexandre telles qu’il les tient de Clitarque. Les larmes du roi versées pour Darios ne sont plus magnanimes dès lors qu’elles déparent avec la joie qu’il ressent en apprenant la mort des siens. Par cette lettre qui ouvre le livre 12, Trogue Pompée poursuit et accentue son projet, qui sera amplifié jusqu’à la mort d’Alexandre : montrer que le roi des Macédoniens n’est plus un Macédonien.
La lettre européenne est donc à notre sens un coup de maître de l’historien gaulois. Au prix certes de quelques entorses à la chronologie, il parvient à réunir des événements et digressions érudites, parfaitement organisés selon un plan déterminé, permettant d’apporter une pierre majeure à la construction du livre 12 et à son enjeu essentiel : noircir l’image du roi. Or cette lettre, révélatrice de l’esprit de synthèse de Trogue Pompée, n’est qu’un des nombreux éléments qui lui permettent d’opérer une véritable bascule entre les livres 11 et 12, rigoureusement orchestrée pour mettre le mieux possible en lumière la décadence d’Alexandre.
La construction d’un moment de bascule
La bascule entre les livres 11 et 12
De la même manière que Trogue Pompée montre, sur des passages réduits tels que ceux des ambassades et de la lettre européenne, d’évidents efforts de composition permettant d’appuyer une vision négative d’Alexandre dont il veut rendre compte, il s’applique également à les mettre en œuvre à l’échelle des deux livres 11 et 12 consacrés au Conquérant.
Nous avons déjà remarqué que le livre 11, dont la plupart des épisodes hérités de Clitarque sont suivis de manière assez fidèle, tend à montrer une image positive d’Alexandre, vu aussi bien comme un summus imperator que comme un bonus uir, empreint de moderatio, de pietas, d’humanitas. Quelques épisodes toutefois, tels que celui de la destruction de Thèbes ou de l’exécution des rivaux, issus probablement d’autres sources que Clitarque, annoncent que cette image est vouée à évoluer, et que le roi de Macédoine porte déjà en lui tous les défauts qui se révéleront par la suite pleinement. Cette évolution à venir est soulignée notamment lors de l’épisode de l’oasis de Siwah. Ce dernier est construit en suivant deux sources : l’une positive (Clitarque), une autre négative (peut-être Hégésias de Magnésie). Cette construction permet à Trogue Pompée de saper la vision encomiastique de l’historien alexandrin et de ternir l’image du monarque. Cependant, la phrase la plus terrible concernant Alexandre, qui intervient comme une conclusion de cet épisode, est certainement une réflexion de Trogue Pompée lui-même, reprise par Justin :
Hinc illi aucta insolentia mirusque animo increuit tumor, exempta comitate quam et Graecorum litteris et Macedonum institutis didicerat.
“Son arrogance en fut accrue et un orgueil extraordinaire grandit dans son âme, tandis qu’était supprimée l’affabilité qu’il avait apprise des lettres grecques et des institutions macédoniennes. ˮ57
Cette phrase en effet est l’annonce des évolutions qui attendent Alexandre, et apparaît comme programmatique. L’antithèse entre aucta et increuit d’un côté et exempta de l’autre montre le changement irrémédiable du caractère d’Alexandre. D’une part ses défauts (insolentia, mirus tumor) grandissent. On remarque que ceux-ci n’apparaissent pas à ce moment-là, qu’ils ne naissent pas dans un moment d’hybris, mais qu’ils prennent plus de place dans la personnalité d’Alexandre : Trogue Pompée et Justin sont logiques, et ils respectent en cela le fait que ces défauts étaient déjà présents en germe dans les chapitres antérieurs. D’autre part, des données importantes qui définissaient Alexandre disparaissent complètement. La comitas renvoie à la moderatio dont Alexandre avait su faire preuve. La suppression de cette qualité indique que c’est notamment dans son rapport aux autres qu’Alexandre va changer. En soulignant que cette comitas provenait de l’étude des lettres et du respect des institutions (litteris et institutis), Trogue Pompée / Justin montrent qu’Alexandre changera en tant qu’homme, dans sa culture, et en tant que roi, dans son rapport au pouvoir. Enfin les génitifs Graecorum et Macedonum désignent ceux qui seront les victimes de cette évolution : un fossé semble devoir se creuser entre ces hommes héritiers du monde qu’ils ont laissé et le nouvel Alexandre, devenu le représentant du monde qu’ils sont en train conquérir.
Les livres 11 et 12 marquent ainsi une nette dichotomie qu’a clairement mise en exergue G. Cresci Marrone (1993, 41), selon lequel le livre 11 présente Alexandre comme un monarque universel grec, et le livre 12 comme un despote oriental. Cependant, il faut bien tenir compte du fait que Trogue Pompée a préparé cette évolution, et qu’il a créé une structure fine pour amener ce changement. Il a ainsi particulièrement travaillé la jonction entre les livres 11 et 12 (le lettre européenne en est une bonne illustration), en tâchant de polir l’image d’Alexandre à la fin du premier, notamment par l’omission volontaire d’un épisode célèbre, celui du palais de Persépolis, puis, en contraste, par un noircissement systématique de la figure du roi au début du second.
À la fin du livre 11 : l’éviction de l’incendie du palais de Persépolis
La fin du livre 11 des Histoires philippiques est marquée par un silence important : celui qui entoure l’incendie du palais de Persépolis, capitale de l’empire perse58, dont tous autres historiens d’Alexandre font pourtant longuement état59. Cette absence étonne, a fortiori dans l’instant charnière que constitue le passage entre les deux livres consacrés au Conquérant, et il mérite que l’on s’interroge sur son origine et ses raisons. Pour ce faire, il convient de revenir sur la manière dont les autres historiens ont eux-mêmes présenté les faits, pour comprendre les choix qui ont présidé au mutisme de Trogue Pompée / Justin à leur sujet.
De nombreux auteurs paraissent avoir rapporté l’épisode de sa destruction, avec des versions différentes sur certains points. La particularité de Clitarque est d’avoir à son propos introduit un personnage féminin, celui de Thaïs, danseuse amie de Ptolémée60, comme nous l’apprend Athénée61. On retrouve ainsi ce personnage dans les versions données par Diodore, Plutarque et Quinte-Curce, mais pas dans celle d’Arrien, ce qui tend à confirmer le fait que Clitarque soit à l’origine de son rôle dans cet événement. Les versions de Diodore et de Plutarque sont d’ailleurs particulièrement proches. Voici ce qu’écrit l’auteur de la Bibliothèque historique :
Ὁ δ’᾿Αλέξανδρος ἐπινίκια τῶν κατορθωμάτων ἐπιτελῶν θυσίας τε μεγαλοπρεπεῖς τοῖς θεοῖς συνετέλεσεν καὶ τῶν φίλων λαμπρὰς ἑστιάσεις ἐποιήσατο. Καὶ δή ποτε τῶν ἑταίρων εὐωχουμένων καὶ τοῦ μὲν πότου προβαίνοντος, τῆς δὲ μέθης προϊούσης κατέσχε λύσσα ἐπὶ πολὺ τὰς ψυχὰς τῶν οἰνωμένων. Ὅτε δὴ καὶ μία τῶν παρουσῶν γυναικῶν, ὄνομα μὲν Θαΐς, ᾿Αττικὴ δὲ τὸ γένος, εἶπεν κάλλιστον ᾿Αλεξάνδρῳ τῶν κατὰ τὴν ᾿Ασίαν πεπραγμένων ἔσεσθαι, ἐὰν κωμάσας μετ’ αὐτῶν ἐμπρήσῃ τὰ βασίλεια καὶ τὰ Περσῶν περιβόητα γυναικῶν χεῖρες ἐν βραχεῖ καιρῷ ποιήσωσιν ἄφαντα. Τούτων δὲ ῥηθέντων εἰς ἄνδρας νέους καὶ διὰ τὴν μέθην ἀλόγως μετεωριζομένους, ὡς εἰκός, ἄγειν τις ἀνεβόησε καὶ δᾷδας ἅπτειν καὶ τὴν εἰς τὰ τῶν ῾Ελλήνων ἱερὰ παρανομίαν ἀμύνασθαι παρεκελεύετο. Συνεπευφημούντων δὲ καὶ ἄλλων καὶ λεγόντων μόνῳ τὴν πρᾶξιν ταύτην προσήκειν ᾿Αλεξάνδρῳ καὶ τοῦ βασιλέως συνεξαρθέντος τοῖς λόγοις πάντες ἀνεπήδησαν ἐκ τοῦ πότου καὶ τὸν ἐπινίκιον κῶμον ἄγειν Διονύσῳ παρήγγειλαν.
Ταχὺ δὲ πλήθους λαμπάδων ἀθροισθέντος καὶ γυναικῶν μουσουργῶν εἰς τὸν πότον παρειλημμένων μετ’ ᾠδῆς καὶ αὐλῶν καὶ συρίγγων προῆγεν ὁ βασιλεὺς ἐπὶ τὸν κῶμον, καθηγουμένης τῆς πράξεως Θαΐδος τῆς ἑταίρας. Αὕτη δὲ μετὰ τὸν βασιλέα πρώτη τὴν δᾷδα καιομένην ἠκόντισεν εἰς τὰ βασίλεια· καὶ τῶν ἄλλων ταὐτὰ πραξάντων ταχὺ πᾶς ὁ περὶ τὰ βασίλεια τόπος κατεφλέχθη διὰ τὸ μέγεθος τῆς φλογὸς καὶ τὸ πάντων παραδοξότατον, τὸ Ξέρξου τοῦ Περσῶν βασιλέως γενόμενον ἀσέβημα περὶ τὴν ἀκρόπολιν τῶν ᾿Αθηναίων μία γυνὴ πολῖτις τῶν ἀδικηθέντων ἐν παιδιᾷ πολλοῖς ὕστερον ἔτεσι μετῆλθε τοῖς αὐτοῖς πάθεσιν.
“Célébrant ses succès par des fêtes triomphales, Alexandre offrit aux dieux de somptueux sacrifices et à ses Amis de splendides festins. Or, un jour que ses Compagnons festoyaient et que l’ivresse croissait à mesure que la beuverie avançait, un profond délire s’empara de ces hommes pris de boisson. Et l’une des femmes présentes – une Athénienne nommée Thaïs – déclara que le plus beau des hauts faits accomplis par Alexandre en Asie serait qu’il formât avec elle un cortège dionysiaque pour mettre le feu au palais et que des mains féminines anéantissent en un rien de temps ce qui faisait la gloire de la Perse. Comme ces paroles avaient été adressées à de jeunes hommes auxquels l’exaltation de l’ivresse avait ôté la raison, quelqu’un, comme de juste, cria de former le cortège et d’allumer les torches, exhortant chacun à tirer vengeance des crimes dont les Perses s’étaient rendus coupables envers les sanctuaires grecs. D’autres manifestaient eux aussi leur approbation par des applaudissements, disant que cette action ne convenait qu’au seul Alexandre, et, comme ces propos avaient communiqué au roi l’exaltation générale, tous bondirent hors de la salle du banquet et s’exhortèrent à former en l’honneur de Dionysos un cortège triomphal.
On rassembla rapidement une grande quantité de torches. Comme des musiciennes avaient été invitées au banquet, c’est au milieu des chants, au son des flûtes et des pipeaux, que le roi s’avança pour former le cortège : la courtisane Thaïs menait l’affaire. Elle fut la première, après le roi, à jeter sa torche enflammée contre le palais. Les autres firent de même et, vu l’ampleur de l’incendie, tout le site occupé par le palais fut rapidement ravagé par les flammes. Et le plus étonnant, c’est que le sacrilège dont le roi perse Xerxès s’était rendu coupable à l’encontre de l’Acropole d’Athènes fut vengé par une simple femme, concitoyenne des victimes, qui, par jeu, bien des années plus tard, infligea aux Perses un traitement identique !“62
On ne lit chez Diodore aucun jugement négatif à propos de la destruction du palais. De fait, la fin de ce paragraphe montre bien qu’il s’agit là d’un juste retour des choses, l’incendie du palais de Persépolis étant la réponse des Grecs à la destruction par Xerxès de l’Acropole. C’est là la première fonction de Thaïs, qui apporte une justification à cet incendie, puisque, athénienne (᾿Αττικὴ δὲ τὸ γένος), elle fait entendre en cet endroit la voix des Athéniens.
Elle a encore une deuxième fonction : celle d’empêcher que cette destruction apparaisse comme une faute imputable à Alexandre. De fait ce dernier ne paraît pas responsable de ce qui se passe, alors même qu’il est le premier à jeter une torche enflammée dans le palais. C’est elle ainsi qui a cette idée, et non le roi macédonien. Celui-ci d’ailleurs n’apparaît que comme la victime de l’exaltation générale, tant la scène est dominée, en plus de Thaïs, par les Compagnons d’Alexandre (τῶν φίλων ; τις ; ἄλλων ; πάντες) qui ont pour eux l’excuse d’être de jeunes hommes (ἄνδρας νέους) à ce moment-là particulièrement pris de boisson (λαμπρὰς ἑστιάσεις ; τοῦ πότου ; τῆς μέθης ; τῶν οἰνωμένων ; διὰ τὴν μέθην ; ἐκ τοῦ πότου). Au moment même du passage à l’acte, Alexandre disparaît derrière le personnage de Thaïs (Αὕτη δὲ μετὰ τὸν βασιλέα πρώτη τὴν δᾷδα καιομένην ἠκόντισεν εἰς τὰ βασίλεια).
Plutarque ne formule pas non plus de critique contre cet acte de destruction, et suit la même narration que Diodore. Il termine par ces mots :
Οἱ μὲν οὕτω ταῦτα γενέσθαι φασίν, οἱ δ´ ἀπὸ γνώμης · ὅτι δ´ οὖν μετενόησε ταχὺ καὶ κατασβέσαι προσέταξεν, ὁμολογεῖται.
“C’est ainsi que les choses se passèrent, suivant certains auteurs ; suivant les autres, l’incendie avait été prémédité. En tout cas le roi s’en repentit bien vite et donna l’ordre d’éteindre le feu : sur ce point, tous sont d’accord.“63
Qu’il faille reconnaître Clitarque derrière l’expression οἱ μέν fait peu de doute. On le voit, ce dernier avait rédigé une histoire de cet incendie qui épargnait l’image d’Alexandre, allant jusqu’à préciser, avec les autres, que le roi s’en était repenti. L’idée d’une destruction préméditée (ἀπὸ γνώμης) formulée par d’autres historiens (οἱ δέ), devait bien moins épargner le roi macédonien.
On retrouve ces remords d’Alexandre chez Arrien, mais bien après que celui-ci eut raconté l’incendie du palais. C’est lorsqu’Alexandre revient à Persépolis, à la fin du livre 6, que ceux-ci apparaissent :
Ἔνθεν δὲ ἐς τὰ βασίλεια ᾔει τὰ Περσῶν, ἃ δὴ πρόσθεν κατέφλεξεν αὐτός, ὥς μοι λέλεκται, ὅτε οὐκ ἐπῄνουν τὸ ἔργον: ἀλλ᾽ οὐδ᾽ αὐτὸς Ἀλέξανδρος ἐπανελθὼν ἐπῄνει.
“Il se dirigea alors vers le palais royal perse, auquel il avait antérieurement mis le feu, ce dont, lorsque je l’ai mentionné, je ne l’avais pas félicité ; mais, en revenant sur les lieux, Alexandre non plus n’était pas fier de ce qu’il avait fait.“64
De fait, Arrien ne l’a pas félicité, même s’il est passé assez vite sur cet épisode. Dans la narration qu’il en fait, le personnage de Thaïs n’apparaît pas, et c’est Alexandre lui-même qui est le porteur du message de vengeance à l’égard des Perses. Que la source d’Arrien soit ici Ptolémée ou Aristobule, il s’agit bien de l’un des auteurs présentant cet incendie comme ayant été prémédité65. Il n’y a plus de banquet, plus d’ivresse, plus de Compagnons pour entraîner Alexandre dans leur folie dionysiaque. Au contraire, on trouve Parménion, son modéré bras droit, qui apporte des arguments pour tenter de convaincre son roi de ne pas mettre le feu au palais66. Chez Arrien, de même que chez la source que celui-ci a alors utilisée, l’image d’Alexandre se trouve bien davantage écornée que chez Clitarque tel qu’on le découvre chez Diodore et Plutarque.
Quant à Quinte-Curce, il présente une version où apparaît Thaïs et où l’ivresse est bien présente, mais ici c’est bien Alexandre qui est montré comme le premier responsable de l’incendie, et qui commet en cela une faute dégradant son image67. Et c’est alors en pleine ébriété qu’Alexandre s’écrie chez cet auteur, après que Thaïs l’a invité à mettre le feu, non pas au simple palais, mais à la ville entière : “Allons ! vengeons la Grèce, et jetons des torches dans la ville !“ (Quin igitur ulciscimur Graeciam, et urbi faces subdimus ?, 5.7.2). Quinte-Curce s’appuie sur Clitarque, mais s’écarte de sa version des faits au profit d’une version plus sombre où Alexandre est présenté en homme aviné, détruisant de fond en comble non pas seulement un palais mais une ville entière dont il ne reste à cause de lui plus rien : “d’elle, on ne trouverait aucune trace, sans l’Araxe qui indique son emplacement“ (huius uestigium non inueniretur, nisi Araxe amnis ostenderet, 5.7.9). On voit combien la légende d’Alexandre a pu s’en trouver flétrie.
De tous ces textes, on est amené à tirer une conclusion et à se poser une question. D’abord l’on conclut que Clitarque fait tout pour préserver l’image d’Alexandre, et Thaïs n’est pas tant un personnage important de cette scène pour flatter Ptolémée dont elle était l’amie, que pour justifier une destruction souvent jugée de manière négative, et pour en retirer la faute au roi, ce qui apparaît même dans le texte d’Athénée cité initialement (ὡς αἰτίας γενομένης τοῦ ἐμπρησθῆναι τὰ ἐν Περσεπόλει βασίλεια).
La question qui se pose à présent est celle de savoir pourquoi, alors même que ce sujet, traité par tous les autres historiens d’Alexandre, paraissait célèbre, et alors qu’il offrait, dans la version même de Clitarque, un intérêt certain, on ne le trouve que suggéré dans les Histoires philippiques. Le premier mouvement serait d’en imputer la faute à Justin qui, dans son travail de choix et de coupes, aurait passé sous silence cette anecdote jugée superflue. Mais l’on peut penser que le personnage de Thaïs, ce banquet où tous les participants étaient fin ivres, cette parade dionysiaque dans les rues de Persépolis, cet incendie incroyable, voire les regrets d’Alexandre, aurait pu attirer le rhéteur qu’était Justin, qui a conservé de l’œuvre de Trogue Pompée nombre d’anecdotes fortes et d’images marquantes. Et l’on peut s’étonner que Justin, qui en développe tant dans l’œuvre, ait passé sous silence le paradoxe relevé par Diodore (τὸ πάντων παραδοξότατον), le fait qu’une simple femme aurait permis la vengeance de tous les Athéniens contre la puissance perse. Sauf à penser que notre épitomateur a fait preuve à cet endroit d’un remarquable relâchement, il convient plus vraisemblablement de voir en Trogue Pompée le responsable de cette absence, ou plus précisément de ce manque de développement : la chute de Persépolis apparaît en effet, mais dans le simple usage du terme interitu. Il convient de rappeler le contexte de cet emploi pour tenter d’en comprendre les raisons :
Hoc proelio Asiae imperium rapuit, quinto post acceptum regnum anno ; cuius tanta felicitas fuit ut post hoc nemo rebellare ausus sit patienterque Persae post imperium tot annorum iugum seruitutis acceperint.
Donatis refertisque militibus XXXIV diebus praedam recognouit. In urbe deinde Susa XL milia talentum inuenit. Expugnat et Persepolim, caput Persici regni, urbem multis annis inlustrem refertamque orbis terrarum spoliis quae in interitu eius primum apparuere. Inter haec octingenti admodum Graeci occurrunt Alexandro, qui poenam captiuitatis truncata corporis parte tulerant, rogantes ut sicuti Graeciam se quoque ab hostium crudelitate uindicaret. Data potestate redeundi agros accipere maluerunt, ne non tam gaudium parentibus quam detestandum sui conspectum reportarent.
“Par ce combat, il ravit l’empire de l’Asie, la cinquième année après avoir accédé au trône ; et son bonheur en fut si grand qu’après cela personne n’osa se révolter et que les Perses, après un empire de tant d’années, acceptèrent patiemment le joug de la servitude.
Une fois ses soldats récompensés et comblés, il fit la revue du butin trente-quatre jours. Il trouve ensuite dans la ville de Suse quarante mille talents. Il prend aussi Persépolis, capitale du royaume persique, ville illustre depuis de nombreuses années et remplie des dépouilles du monde entier, qui ne furent visibles pour la première fois qu’à sa destruction. Sur ces entrefaites au moins huit cents Grecs, qui avaient enduré le tourment de la captivité après la mutilation d’une partie de leur corps, se présentent à Alexandre en lui demandant de les venger de la cruauté des ennemis comme il avait vengé la Grèce. Alors que leur fut donnée la possibilité de rentrer, ils préférèrent recevoir des terres, de peur de ne pas ramener à leurs parents tant de joie qu’une horrifiante image d’eux-mêmes. ˮ68
Le combat dont il est question (hoc proelio), c’est la bataille de Gaugamèles, qui vit s’enfuir, pour la dernière fois, Darios dont la mort sera exposée au chapitre suivant qui lui est consacré. C’est donc ici le dernier moment du livre 11 qui traite d’Alexandre. Celui-ci apparaît alors comme le maître de l’Asie (Asiae imperium rapuit), et Trogue Pompée / Justin entendent montrer une image de paix dans l’empire (nemo rebellare ausus sit). Or l’incendie du palais des Perses aurait déparé avec cette volonté conforme à son projet général, puisque le livre 11 est consacré à la conquête de l’empire perse, arraché à Darios, le livre 12 à celle de l’Inde, arrachée aux rois Indiens, et au retour à Babylone. La structure apparaît plus nettement sans être troublée par cet incendie inopportun69, et l’idée que la conquête de la Perse est achevée est plus nette70.
Un autre élément de structure générale se fait jour. Cette séquence est particulièrement positive pour Alexandre qui, héros de la bataille de Gaugamèles, se montre généreux avec ses soldats, prend deux villes capitales et se montre plein de commisération pour les Grecs mutilés. Cette image positive est conforme à celle que véhicule, aux exceptions près dont nous avons fait état, le livre 11. À nouveau, l’incendie du palais, même en cachant Alexandre derrière le personnage de Thaïs, eût paru comme une fausse note dans cette fin élogieuse devant créer un contraste avec les scènes à venir. Ainsi, l’idée de voir Alexandre comme le vengeur de la Grèce a malgré tout été conservée par Trogue Pompée, mais il place cet éloge dans la bouche des malheureux Grecs rencontrés : rogantes ut sicuti Graeciam se quoque ab hostium crudelitate uindicaret. Cette expression paraît étrange dans la mesure où l’on ne voit pas contre qui cette vengeance devrait s’exercer, rien en ce sens n’étant d’ailleurs entrepris par la suite. Ce détail n’apparaît en outre ni chez Diodore, ni chez Quinte-Curce. Il peut à notre sens s’agir là d’un moyen pour Trogue Pompée (relayé par Justin) de faire apparaître une idée importante d’un passage qu’il a volontairement omis71. Trogue Pompée avait lu l’idée de cette vengeance de la Grèce dans l’épisode de l’incendie du palais ; il la replace ici de manière à ce qu’Alexandre ne perde rien de son statut de vengeur des Hellènes, l’expression pouvant faire référence à la destruction de Persépolis (eius interitu), ou plus vraisemblablement à la bataille de Gaugamèles et à la fuite de Darios.
Enfin, on relève également un élément de structuration plus fine dans ce passage, qui se fait autour de l’accumulation des richesses. Au butin de Gaugamèles qui nécessita trente-quatre jours pour être inventorié72 (XXXIV diebus praedam recognouit) s’ajoutent directement celui de Suse (XL milia talentum) et celui de Persépolis dans le détail duquel il semble impossible de rentrer73, comme en témoigne l’hyperbole d’une cité refertam […] orbis terrarum spoliis. Le texte de Justin, comme souvent, développe à son propos un paradoxe (quae in interitu eius primum apparuere) dans la ligne rapide où est évoquée la destruction de la ville. C’est ainsi que cet effort de cohérence a mené à l’inversion des épisodes de la rencontre des Grecs mutilés et de la prise de Persépolis, puisque chez Diodore (17.69.2-17.69.9) comme chez Quinte-Curce (5.5.5-5.5.24), cette rencontre a lieu aux abords de la capitale perse, avant que les Macédoniens n’y pénètrent. Si l’on ajoute à cela le fait que la relation de la guerre menée en Grèce par Agis contre Antipater, contemporaine de la bataille de Gaugamèles, et mentionnée par Diodore dès les chapitres 62-63, a été transférée au début du livre 12 dans un long exposé des affaires européennes, on se rend compte qu’il y a dans cette fin de livre 11, et certainement car il s’agissait de la fin du premier des deux livres consacrés à Alexandre, un effort de construction assez considérable de Trogue Pompée. Ces chapitres de fait apparaissent comme parfaitement cohérents, mais l’incendie du palais de Persépolis n’y trouvait pas sa place. Dans la fin du livre 11 et le début du livre 12 se détachent alors trois périodes :
- la bataille de Gaugamèles et la présentation positive d’un Alexandre victorieux de l’empire perse, arrivant triomphant dans sa capitale (11.14) : c’est la fin des conquêtes perses d’Alexandre ;
- le sort de Darios développé par la trahison de Bessos, ses dernières paroles et sa mort (11.15) : la page de l’affrontement des deux grands rois est définitivement tournée ;
- les affaires européennes (12.1-12.2) : les guerres d’Agis, d’Alexandre d’Épire et de Zopyrion.
Ce passage célèbre de Clitarque, qui avait cherché à atténuer la faute d’Alexandre par la mise en valeur du personnage de Thaïs, a donc été selon nous volontairement écarté par Trogue Pompée au profit de la cohérence générale de son œuvre, contrairement à ce qu’avance W. Heckel74 (1997, 172). Le fait que Justin parle toutefois laconiquement de la destruction de la capitale perse invite malgré tout à penser que l’événement en lui-même dut être mentionné par l’auteur gaulois, sans que celui-ci entrât dans le détail de cet incroyable incendie. Cela devait être fait de manière à ne pas écorner l’image très positive du roi à cet endroit, de manière à rendre plus grand encore le contraste dans lequel elle se trouve opposée à celle du même Alexandre au livre 12, et particulièrement dans les premiers chapitres.
Le début du livre 12
Le début du livre 12 joue, dans l’économie générale des deux livres consacrés à Alexandre, un rôle prédominant : à la suite de la lettre européenne sont développées, dans les chapitres 3 à 7, les actions les plus terribles du roi, telles que le meurtre de Clitos ou l’exécution de Callisthène. Ces actes répréhensibles sont rapportés par tous les historiens du Macédonien, mais Trogue Pompée / Justin leur donnent une organisation et une couleur originales pour soutenir leur projet, et ils s’éloignent en cela des autres traditions.
La lettre d’Antipater venue d’Europe n’est ainsi pas la seule nouveauté en ce début de livre. Voici les points principaux traités à sa suite par l’historien gaulois, jusqu’au départ du Conquérant pour l’Inde, qui peuvent d’ores et déjà donner un aperçu des évolutions à venir du personnage d’Alexandre, et dont les parties en gras témoignent d’un traitement propre à Trogue Pompée / Justin :
12.3 :
- Réaction d’Alexandre à la mort d’Alexandre d’Épire
- Remobilisation des troupes
- Rencontre avec Thalestris
- Adoption des mœurs perses
12.4 :
- Les épigones
- Andragoras devient gouverneur des Perses
12.5 :
- Exécution de Philotas et Parménion
- Création du bataillon des Indisciplinés
- Capture et châtiment de Bessus
- Création de l’Alexandrie du Tanaïs où sont abandonnés les Indisciplinés
12.6 :
- Meurtre de Clitos
- Remords d’Alexandre
12.7 :
- Tentative d’introduction de la proskynèse
- Exécution de Callisthène
Il convient donc de regarder de près les épisodes qui peuvent donner lieu à comparaison avec les autres historiens d’Alexandre (la réaction d’Alexandre à l’annonce de la mort d’Alexandre d’Épire est quant à elle le seul fait des Histoires philippiques), et notamment de la Vulgate, pour voir comment Trogue Pompée, suivi par Justin, a utilisé et détourné ses sources pour construire cet Alexandre particulièrement négatif, de manière tout à fait originale au vu de ses prédécesseurs.
L’adoption des costumes et des mœurs perses
(DS 17.77.5-17.77.7 ; Curt. 6.2.1 et 6.6.3-6.6.9 ; Just. 12.3.8-12.4.2 ; Plut., Alex., 45.1-45.4 et Arr., An., 4.7.4-4.7.5)
Le premier très grand sujet de griefs à l’encontre d’Alexandre est l’adoption des pratiques perses, qui semble s’être faite après la mort de Darios. Elle est évoquée par l’ensemble des historiens, et sa condamnation, chez Trogue Pompée / Justin, est très nette :
Post haec Alexander habitum regum Persarum et diadema insolitum antea regibus Macedonicis, uelut in leges eorum quos uicerat transiret, adsumit. Quae ne inuidiosius in se uno conspicerentur, amicos quoque suos longam uestem auratam purpureamque sumere iubet. Vt luxum quoque sicut cultum Persarum imitaretur, inter paelicum regiarum greges electae pulchritudinis nobilitatisque noctium uices diuidit. His rebus ingentes epularum apparatus adicit, ne ieiuna et destructa luxuria uideretur, conuiuiumque iuxta regiam magnificentiam ludis exornat, inmemor prorsus tantas opes amitti his moribus, non quaeri solere.
Inter haec indignatio omnium totis castris erat, a Philippo illum patre tantum degenerasse, ut etiam patriae nomen eiuraret moresque Persarum adsumeret, quos propter tales mores uicerat. Sed ne solus uitiis eorum quos armis subiecerat succubuisse uideretur, militibus quoque suis permisit, si quarum captiuarum consuetudine tenerentur, ducere uxores…
“Après cela Alexandre fait siens la tenue des rois perses et leur diadème, inusité auparavant chez les rois Macédoniens, comme s’il adoptait les lois de ceux qu’il avait vaincus. Et pour éviter que ces attributs ne soient regardés avec trop de jalousie sur lui seul, il ordonne que ses Amis portent également la longue robe de pourpre et brodée d’or. Pour imiter aussi la débauche des Perses comme leur raffinement, il partagea ses nuits à tour de rôle entre les harems des favorites royales d’une beauté et d’une noblesse remarquables. À cela il ajouta une pompe somptueuse dans les festins, de peur que leur prodigalité ne parût mal pourvue et atténuée, et il rehausse le banquet de jeux répondant à la magnificence royale, oubliant tout à fait qu’on perd d’habitude par de telles mœurs de si grands empires, et qu’on ne les acquiert pas.
Pendant ce temps, tous dans le camp tout entier s’indignaient que ce héros ait dégénéré de son père Philippe au point de renier jusqu’au nom de sa patrie, et d’adopter les mœurs des Perses qu’il avait vaincus à cause de telles mœurs. Mais pour ne pas paraître être le seul à avoir succombé aux vices de ceux qu’il avait soumis par les armes, il permit aussi à ses soldats, s’ils étaient attachés par une liaison à quelques captives, de les épouser…ˮ75
On retrouve tous ces éléments chez Quinte-Curce et Diodore : ceux-ci soulignent, tout comme Plutarque, le fait que c’est l’inaction qui entraîna des changements chez Alexandre76, puis égrènent ces mêmes changements : “banquets prolongés, attrait insensé des longues veilles, jeux, troupes de concubinesˮ (tempestiua conuiuia et perpotandi peruigilandique insana dulcedo ludique et greges pelicum, 6.6.1). Quinte-Curce les développe de manière plus importante après la rencontre d’Alexandre et de Thalestris, à l’endroit où l’on trouve cette orientalisation du roi développée par Diodore et Trogue Pompée / Justin77. Chez Diodore aussi l’on trouve “le diadème perseˮ (τό τε Περσικὸν διάδημα) et “la tunique rayée de blanc, la ceinture et le reste de l’accoutrement perseˮ (τὸν διάλευκον χιτῶνα καὶ τὴν Περσικὴν ζώνην καὶ τἄλλα), les “robes bordées de pourpreˮ (περιπορφύρους στολὰς) destinées aux “Compagnonsˮ (τοῖς ἑταίροις), ainsi que les “concubinesˮ (τὰς παλλακίδας), dont il précise également que leur “nombre n’était pas inférieur à celui des jours de l’annéeˮ (τὸν μὲν ἀριθμὸν οὔσας οὐκ ἐλάττους πλήθει τῶν κατὰ τὸν ἐνιαυτὸν ἡμερῶν)78.
Si les propos tenus sont les mêmes, et sont très vraisemblablement hérités de Clitarque, les faits ne sont pas du tout exposés de la même manière. On ne trouve pas ainsi chez Diodore la mention de la contestation des Macédoniens à ce changement de pratique. On lit au contraire des atténuations importantes de ce qui peut scandaliser. Ainsi, le paragraphe consacré à ces mœurs dans la Bibliothèque historique se termine par ces mots :
Τούτοις μὲν οὖν τοῖς ἐθισμοῖς ᾿Αλέξανδρος σπανίως ἐχρῆτο, τοῖς δὲ προϋπάρχουσι κατὰ τὸ πλεῖστον ἐνδιέτριβε, φοβούμενος τὸ προσκόπτειν τοῖς Μακεδόσιν.
“Alexandre, cependant, ne suivait que rarement ces usages, et demeurait le plus possible attaché aux pratiques antérieures, par crainte de choquer les Macédoniens.ˮ79
De même concernant les costumes, Diodore apporte une précision absente chez les auteurs latins : Alexandre revêtit la tenue perse “sauf les pantalons et le manteau à manchesˮ (πλὴν τῶν ἀναξυρίδων καὶ τοῦ κάνδυος, 17.77.5). Or chez Plutarque (Alex, 45.1-45.4.), on retrouve cette sorte de modération, puisqu’il ne porte son costume d’abord que dans la sphère privée, avant de le porter en public, et surtout qu’il semble avoir travaillé avec beaucoup de goût cette nouvelle tenue, pour en retirer les attributs les plus “barbaresˮ (βαρβαρικὴν). Ainsi les Macédoniens, s’ils furent un peu mécontents, ne semblent pas avoir eu trop de mal à accepter ces changements. Dans la mesure où Diodore en dit la même chose à peu près au même endroit (Plutarque évoque quant à lui ce changement de costume juste avant la rencontre entre Alexandre et la reine des Amazones), et que celui-ci paraît suivre Clitarque, on peut imaginer que Plutarque trouve aussi chez cet auteur ces nuances bienveillantes.
On peut imaginer sans peine en outre ce qui a pu pousser Trogue Pompée, puis Quinte-Curce, à ne pas les reprendre80. Comment un Romain pourrait-il en effet imaginer que l’on puisse, vainqueur, prendre le vêtement du vaincu ? Y a-t-il des vêtements plus ou moins barbares du moment que l’on abandonne les siens propres ? Est-il utile de mentionner qu’Alexandre ne revêtit point de pantalons quand il abandonna la tenue macédonienne ? Quinte-Curce pointe même le mauvais “présageˮ (omen) que l’adoption de la tenue des vaincus constituait ; Trogue Pompée / Justin quant à eux soulignent l’attitude paradoxale d’Alexandre qui “adopte les mœurs des Perses qu’il avait vaincus à cause de telles mœursˮ (moresque Persarum adsumeret, quos propter tales mores uicerat). Pour eux, Alexandre apparaît dès lors comme un vaincu et non comme un vainqueur81 : Trogue Pompée / Justin écrivent en effet qu’il se comporte “comme s’il adoptait les lois de ceux qu’il avait vaincusˮ (uelut in leges eorum quos uicerat transiret) tandis que Quinte-Curce affirme : “lui que les armes des Perses n’avaient pu réduire, il fut vaincu par leurs vicesˮ82. Si cela n’est pas développé par les autres auteurs, c’est que cette problématique nous semble essentiellement romaine. La puissance de Rome s’est construite en effet par des vagues d’annexions à l’empire, et la force des Romains fut de se montrer ouverts tout en restant eux-mêmes, d’accepter les mœurs des autres peuples, tout en diffusant leur langue, leurs lois, leurs dieux. C’est ainsi que les vainqueurs agissent avec les vaincus. Or, lorsqu’on lit les propos de Trogue Pompée / Justin et de Quinte-Curce sur Alexandre et les mœurs perses, comment ne pas penser à la relation toute ambiguë que les Romains ont entretenue avec les Grecs, qu’ils avaient pourtant vaincus et intégrés à leur empire, en 146 pour la province de Macédoine et en 27 avant notre ère pour celle d’Achaïe, mais dont beaucoup de Romains considéraient qu’ils avaient imposé à Rome leur culture ? Comment ne pas avoir en tête le si fameux vers d’Horace, Graecia capta ferum uictorem cepit 83, ou ce qu’écrivait Cicéron au début des Tusculanes : Doctrina Graecia nos et omni litterarum genere superabat84 ? Il nous semble ainsi que c’est un point de vue très romain qui s’exprime à cet endroit, celui d’une puissance habituée aux problèmes de relations culturelles entre peuple occupant et peuple occupé85, et qu’il est dès lors fort probable que, dans le ton et la présentation des faits, Diodore et Plutarque soient bien plus proches du texte de Clitarque que Trogue Pompée / Justin et Quinte-Curce. Ceux-ci soulignent en effet fortement le jugement négatif des Macédoniens sur leur chef pour mieux donner le leur, n’apportent pas de nuance aux “vicesˮ (uitia) d’Alexandre à cet endroit, pas d’excuse à cette “corruptionˮ (infecta) des mœurs, là où Plutarque au contraire avait compris l’intérêt politique du procédé, aujourd’hui parfaitement appréhendé et reconnu86, lorsqu’il souligne “que la communauté d’habitudes et des mœurs est importante pour se concilier les hommesˮ87.
Quant à Arrien, il n’évoque cette attitude d’Alexandre que bien plus tard, après la condamnation de Bessos dont il dit qu’Alexandre lui fit “trancher le nez et les oreillesˮ (τήν τε ῥῖνα ἀποτμηθῆναι καὶ τὰ ὦτα, 4.7.3). Il fait un lien entre les deux événements et donne son avis sur Alexandre qu’il critique vertement, ce qui est tout à fait extraordinaire dans l’Anabase, et qui mérite donc d’être cité in extenso :
Καὶ ἐγὼ οὔτε τὴν ἄγαν ταύτην τιμωρίαν Βήσσου ἐπαινῶ, ἀλλὰ βαρβαρικὴν εἶναι τίθεμαι τῶν ἀκρωτηρίων τὴν λώβην καὶ ὑπαχθῆναι Ἀλέξανδρον ξύμφημι ἐς ζῆλον τοῦ Μηδικοῦ τε καὶ Περσικοῦ πλούτου καὶ τῆς κατὰ τοὺς βαρβάρους βασιλέας οὐκ ἴσης ἐς τοὺς ὑπηκόους ξυνδιαιτήσεως, ἐσθῆτά τε ὅτι Μηδικὴν ἀντὶ τῆς Μακεδονικῆς τε καὶ πατρίου Ἡρακλείδης ὢν μετέλαβεν, οὐδαμῇ ἐπαινῶ, καὶ τὴν κίταριν τὴν Περσικὴν τῶν νενικημένων ἀντὶ ὧν αὐτὸς ὁ νικῶν πάλαι ἐφόρει ἀμεῖψαι οὐκ ἐπῃδέσθη, οὐδὲν τούτων ἐπαινῶ, ἀλλ᾽ εἴπερ τι ἄλλο, καὶ τὰ Ἀλεξάνδρου μεγάλα πράγματα ἐς τεκμηρίωσιν τίθεμαι ὡς οὔτε τὸ σῶμα ὅτῳ εἴη καρτερόν, οὔτε ὅστις γένει ἐπιφανής, οὔτε κατὰ πόλεμον εἰ δή τις διευτυχοίη […], τούτων πάντων οὐδέν τι ὄφελος ἐς εὐδαιμονίαν ἀνθρώπου, εἰ μὴ σωφρονεῖν ἐν ταὐτῷ ὑπάρχοι τούτῳ τῷ ἀνθρώπῳ τῷ τὰ μεγάλα, ὡς δοκεῖ, πράγματα πράξαντι.
“Eh bien, moi, loin d’approuver ce châtiment excessif de Bessus, je juge barbare cette mutilation des extrémités, et je reconnais qu’Alexandre s’est laissé entraîné à rivaliser avec la richesse des Mèdes et des Perses, et avec l’habitude des rois barbares de maintenir l’inégalité entre eux et leurs sujets, pour les rapports de tous les jours ; et je ne loue absolument pas le fait qu’étant un descendant d’Héraclès il ait adopté la tenue mède au lieu de la tenue macédonienne de ses ancêtres ; et qu’il n’ait pas eu honte d’échanger pour la tiare perse des vaincus les coiffures que lui, le vainqueur, portait depuis toujours, je ne vois là rien à louer ; au contraire, les hauts faits d’Alexandre, plus que toute autre chose, font la preuve, selon mon jugement, que ni la force physique, ni l’éclat de la race, ni des succès militaires continus […], rien de tout cela n’est de quelque utilité pour le bonheur de l’homme, si l’homme qui a accompli des hauts faits, à ce qu’il semble, ne possède pas, en même temps, la maîtrise de ses passions.ˮ88
Arrien ne suit sans doute pas à cet endroit une source précise. Il semble plutôt qu’il profite de son jugement sur la mutilation de Bessos pour élargir son propos, et développer en un même paragraphe toutes les attitudes répréhensibles d’Alexandre à ses yeux, mêlant ainsi la barbarie de la torture, la trop grande attention portée au luxe, une référence à la proskynèse et enfin l’adoption du costume et de la tiare des Perses. Ce qui est tout à fait notable ici, c’est que, comme le font à notre sens Trogue Pompée / Justin et Quinte-Curce sur le sujet du changement de vêtement, Arrien porte un jugement, et les termes qui y renvoient abondent ici plus que nulle part ailleurs. On voit que ces sujets sont polémiques, mais ce sont bien les historiens “récentsˮ d’Alexandre, ici Trogue Pompée suivi par Justin, Quinte-Curce et Arrien, qui donnent leur avis, selon leur propre culture, et non les sources qui se montrent nécessairement négatives, et il en va a priori ainsi de Clitarque. Ainsi Arrien, qui fut proconsul de Rome, adopte le même point de vue romain que les auteurs latins, en soulignant que le vainqueur adopte la tenue des vaincus, et celui qui fut l’élève d’Épictète termine son exposé en portant un regard stoïcien sur l’attitude d’Alexandre, incapable à ses yeux d’apatheia, et qui se laisse aller funestement à ses passions.
On voit bien ainsi comment Trogue Pompée a pu initier une manière tout à fait négative de considérer cette adoption des coutumes perses par Alexandre, en lui ôtant toute nuance ou toute considération politique, alors même qu’elles devaient figurer dans sa source, posant ainsi l’un des principaux jalons de son entreprise de noircissement de la figure d’Alexandre au début du livre 12. Cette première déviance, symptomatique, se trouve être, dans les Histoires philippiques, attachée à de lourdes conséquences, puisqu’elle mènera Alexandre à sombrer dans la cruauté la plus aveugle, à l’encontre de ses Compagnons les plus proches.
La mort de Philotas et Parménion
(DS 17.79.1-17.80.2 ; Curt. 6.7.1-6.11.40 et 7.2.1-7.2.34 ; Just. 12.5.1-12.5.4 ; Plut., Alex., 48.1-49.13 ; Arr., An., 3.26.1-3.26.4)
C’est la seconde marche du dévoiement d’Alexandre au début du livre 12. La mort de Philotas89 et de celle de son père Parménion est particulièrement marquante tant Parménion était un personnage respecté, général déjà sous Philippe, et second d’Alexandre dans la chaîne de commandement, d’une fidélité exemplaire. Sur leur mort donc, Trogue Pompée / Justin proposent une vision singulière, contraire à celle de tous les autres historiens qui s’accordent sur une certaine bienveillance à l’égard d’Alexandre.
Voici, brièvement, les faits qu’ils rapportent : Philotas fut informé qu’un complot se tramait contre Alexandre, mais ne prévint pas le roi ; lorsque la nouvelle lui arriva, Alexandre chercha par des interrogatoires à connaître la vérité sur l’implication de Philotas qui nia faire partie de la conjuration ; il revint aux soldats de prononcer un jugement ; sous la torture, Philotas avoua les faits reprochés ; il fut condamné à mort ainsi que les autres conjurés, dont Parménion, son père, qu’Alexandre fit exécuter par des émissaires (ce dernier était en effet en Médie dont il était le gouverneur)90.
Or, devant ces faits extrêmement graves, aucun auteur ne blâme Alexandre91. Aucun non plus ne remet en doute la culpabilité de Philotas, dont la tête ne tomba pas du fait d’Alexandre, mais suite au jugement de ses hommes et de ses aveux. On peut penser que Diodore et Quinte-Curce suivent tous les deux la même source, probablement Clitarque, puisque leur narration des faits est proche, bien qu’elle soit assez rapide chez Diodore (17.79.1-17.80.2) et très longue chez Quinte-Curce (6.7.1-6.11.40 et 7.2.1-7.2.34 pour la mort de Parménion). La démarche aussi est la même : Alexandre, même s’il prend la parole chez l’auteur latin pour accuser Philotas, et même s’il est l’objet des attaques de ce dernier dans sa réponse, apparaît comme au second plan : ce sont ainsi trois lieutenants de premier ordre d’Alexandre, Cratère, Héphestion et Coênos, qui obtiennent de torturer Philotas et qui lui extorquent ses aveux92, ce sont les Macédoniens qui décident de la mise à mort de tous les conjurés. Les derniers mots de Quinte-Curce sur cette affaire si longuement traitée par lui attestent bien, et de la culpabilité de Philotas, et de la justesse du châtiment rendu par les soldats :
Magno non salutis, sed etiam inuidiae periculo liberatus erat Alexander : quippe Parmenio et Philotas, principes amicorum, nisi palam sontes sine indignatione totius exercitus non potuissent damnari. Itaque anceps quaestio fuit : dum infitiatus est facinus, crudeliter torqueri uidebatur ; post confessionem etiam neque amicorum Philotas misericordiam meruit.
“Alexandre se trouvait libéré à la fois d’un danger de mort et surtout d’un danger d’impopularité : car, si leur culpabilité n’avait pas été indiscutable, l’armée n’aurait pu voir, sans une indignation générale, la condamnation de Parménion et de Philotas, les premiers des Amis. Le point de vue sur la torture varie donc : tant qu’il nia le crime, on taxa le supplice de cruauté ; après l’aveu, même ses amis refusèrent à Philotas leur pitié.ˮ93
Quant à Parménion, Quinte-Curce fait son éloge au moment de sa mort, mais sans remettre en cause la décision de son exécution, juste l’authenticité des aveux fournis par Philotas sous la torture. Ainsi, dans ces événements terribles, l’image d’Alexandre ne paraît pas écornée par les sources qui nous les ont transmis94. Clitarque, source probable de Diodore et de Quinte-Curce, devait présenter les choses de la même manière, très favorable au roi95.
Que l’on juge de la différence de Trogue Pompée et Justin face à cette belle unanimité des autres historiens d’Alexandre, et partant de leurs sources :
Interea Alexander non regio, sed hostili odio saeuire in suos coepit. Maxime indignabatur carpi se sermonibus suorum, patris Philippi patriaeque mores subuertisse. Propter quae crimina Parmenio quoque senex, dignitate regi proximus, cum Philota filio, de utroque prius quaestionibus habitis, interficitur. Fremere itaque omnes uniuersis castris coepere innoxii senis filiique casum miserantes, interdum se quoque non debere melius sperare dicentes.
“Pendant ce temps, Alexandre commença à sévir contre ses proches, non pas avec la haine d’un roi, mais avec celle d’un ennemi. Il s’indignait surtout d’être harcelé par les propos de ses proches affirmant qu’il avait bouleversé les mœurs de son père Philippe et de sa patrie. Et c’est pour ces griefs que le vieillard Parménion aussi, le plus proche du roi en dignité, est exécuté avec son fils Philotas, après qu’on les eut l’un et l’autre soumis à la question.
C’est pourquoi tous se mirent à frémir dans l’ensemble du camp, s’apitoyant sur le sort de ce vieillard innocent et de son fils, disant parfois qu’eux non plus ne devaient pas espérer mieux.ˮ96
En effet chez Trogue Pompée / Justin, aucune allusion au complot de certains de ses hommes, au procès de Philotas, au jugement de ses soldats de le mettre à mort, ou à quelque autre raison pouvant justifier l’exécution du père et du fils.
Ainsi le “crimeˮ (propter quae crimina) de Parménion consiste seulement en la dénonciation du changement de mœurs d’Alexandre, ce pour quoi les Macédoniens, et à travers eux Trogue Pompée puis Justin, le jugent “innocentˮ (innoxii). Par ailleurs, comme le relève très justement R. H. Lytton (1973, 129), Parménion devient dans le texte des Histoires philippiques “the primary figureˮ. C’est sur lui que semblent d’abord reposer les raisons de l’exécution, et non sur Philotas, alors même que c’est le contraire qui s’est produit : Parménion était à Ecbatane lorsque Philotas fut condamné à mort et exécuté, puis des émissaires partirent le mettre lui aussi à mort. Cela concorde en outre avec une autre distorsion (et exclut sans doute toute maladresse de Justin par la cohérence qui se dégage de l’extrait) : contrairement à ce que rapporte l’épitomé, “l’un et l’autreˮ (utroque) ne furent pas torturés, mais seulement Philotas.
On voit ainsi comment Trogue Pompée / Justin s’affranchissent des sources traditionnelles, et notamment de Clitarque que l’auteur gaulois refuse de suivre à cet endroit, qu’il détourne le texte de l’historien alexandrin ou qu’il use d’une autre source, pour proposer une image toute différente d’Alexandre dans cet épisode : celle d’un roi poussé par la haine (odio) qui fait preuve du plus grand arbitraire pour mettre à mort tous ceux, même ses plus proches, qui émettent sur lui des réserves. Cet épisode, très bref dans le texte laissé par Justin, a cependant une importance majeure dans le tournant opéré au début du livre 12 sur l’image du Macédonien : elle est la conséquence, non d’un complot, mais du changement de mœurs du roi. Une logique implacable semble d’être mise en œuvre qui amène Alexandre dans une suite de méfaits. Après cette deuxième marche sur cette triste voie, le roi s’apprête en effet à en monter une troisième.
Le bataillon des Indisciplinés
(DS 17.80.4 ; Curt. 7.2.35-7.2.38 et 7.6.27 ; Just. 12.5.4-12.5.8 et 12.5.12-12.5.13 ; Arr., An., 4.4.1)
Une autre action répréhensible d’Alexandre est dénoncée peu après : celle de la création d’un bataillon spécial regroupant tous les soldats critiques à l’égard de leur roi, à la suite de la mort de Philotas et de Parménion. Elle est donc la conséquence directe de la précédente. Cette mesure n’est mentionnée que chez les trois auteurs de la Vulgate, et paraît donc a priori héritée de Clitarque. Trogue Pompée / Justin écrivent à ce sujet :
Fremere itaque omnes uniuersis castris coepere innoxii senis filiique casum miserantes, interdum se quoque non debere melius sperare dicentes. Quae cum nuntiata Alexandro essent, uerens ne haec opinio etiam in Macedoniam diuulgaretur et uictoriae gloria saeuitiae macula infuscaretur, simulat se ex amicis quosdam in patriam uictoriae nuntios missurum. Hortatur milites suis scribere, rariorem habituros occasionem propter militiam remotiorem. Datos fasces epistularum tacite ad se deferri iubet, ex quibus cognito de se singulorum iudicio, in unam cohortem eos qui de rege durius opinati fuerant contribuit, aut consumpturus eos aut in ultimis terris in colonias distributurus.
“C’est pourquoi tous se mirent à frémir dans l’ensemble du camp, s’apitoyant sur le sort de ce vieillard innocent et de son fils, disant parfois qu’eux non plus ne devaient pas espérer mieux. Or comme ces nouvelles avaient été annoncées à Alexandre, dans la crainte que ce bruit ne se répande jusqu’en Macédoine et que ne soit salie par une tache de cruauté la gloire de sa victoire, il feint de vouloir envoyer dans la patrie certains de ses Amis comme messagers de la victoire. Il exhorte les soldats à écrire à leurs proches : les occasions seront plus rares à mesure que l’expédition sera plus lointaine. Il ordonne qu’on lui porte en secret les paquets de lettres qu’ils remirent ; il en tire la connaissance de l’opinion de chacun à son sujet et, ceux qui avaient eu un jugement trop sévère à l’égard du roi, il les incorpora dans une même cohorte, avec l’intention ou de les détruire ou de les répartir dans des colonies aux confins de la terre.ˮ97
Diodore (17.80.4) dit à peu près la même chose, sans trop s’y arrêter, mais ne fait pas de lien aussi direct entre l’exécution de Parménion et l’écriture des lettres lues par Alexandre98. Il utilise l’expression πρὸς δὲ τούτοις pour bien montrer la manière dont le roi a ajouté à un premier groupe de mécontents un second, et comment il engloba donc dans cette unité deux groupes d’individus : les hommes critiques en général ainsi que ceux qui le sont sur la mort de Parménion en particulier d’un côté et de l’autre ceux qui s’étaient plaint dans leurs lettres. Et c’est ce qui apparaît aussi chez Quinte-Curce, chez qui l’écriture des lettres lues par Alexandre fut même antérieure à l’exécution de son bras-droit :
Alexander, quos libere mortem Parmenionis conquestos esse conpererat, separandos a cetero exercitu ratus, in unam cohortem secreuit, ducemque his Leonidam dedit, et ipsum Parmenioni quondam intima familiaritate coniunctum. Fere idem erant quos alioqui rex habuerat inuisos ; nam cum experiri uellet militum animos, admonuit, qui litteras in Macedoniam ad suos scripsisset, iis, quos ipse mittebat, perlaturis cum fide, traderet. Simpliciter ad necessarios suos quisque scripserat quae sentiebat : aliis grauis erat, plerisque non ingrata militia. Ita et aentium gratias, et querentium litterae exceptae sunt, et qui forte taedium laboris per litteras erant questi, hanc seorsus cohortem a ceteris tendere ignominiae causa iubet, fortitudine usurus in bello, libertatem linguae ab auribus credulis remoturus. Et consilium temerarium forsitan,–quippe fortissimi iuuenes contumeliis inritati erant,–sicut omnia alia, felicitas regis excepit. Nihil illis ad bella promptius fuit ; incitabat uirtutem et ignominiae demendae cupido et quia fortia facta in paucis latere non poterant.
“Estimant qu’il devait mettre à part du reste de l’armée ceux dont il avait la preuve qu’ils avaient déploré ouvertement la mort de Parménion, Alexandre les forma en une cohorte distincte ; il la mit sous les ordres de Léonidas, lui aussi lié autrefois à Parménion par une amitié intime. Presque tous étaient déjà mal vus du roi pour une autre raison ; en effet, désireux d’éprouver le moral des troupes, Alexandre avait engagé quiconque avait écrit aux siens en Macédoine à remettre les lettres à ses courriers personnels, qui les transmettraient loyalement. Sans malice, chacun avait écrit à ses proches ce qu’il pensait : le service pesait à quelques-uns, mais la majorité ne s’en plaignait pas. Le roi mit donc la main tant sur les lettres des bons esprits que sur celles des mécontents ; et ceux qui, au cours de leurs lettres, s’étaient plaint d’un service qui leur répugnait constituèrent une cohorte à part, qu’il marqua d’ignominie en l’obligeant à camper à l’écart des autres : il comptait utiliser son courage dans la guerre en éloignant d’oreilles crédules la liberté de ses propos. Et le projet n’était peut-être pas sans risques : car l’outrage avait irrité cette courageuse jeunesse ; mais, ici comme toujours, la chance du roi en tira parti. Il n’y eut rien de plus ardent qu’eux à la bataille ; leur valeur était stimulée par le désir d’effacer l’ignominie et parce que leur petit nombre mettait nécessairement leur bravoure en lumière.ˮ99
Ce qui surprend à la lecture de ces passages, c’est le fait qu’ils semblent proches, mais qu’ils ont en même temps des perspectives différentes. Leur unité est en effet très nette et consiste dans le regroupement dans un même corps d’armée de tous les mécontents, détectés notamment par la lecture des lettres, version qui en outre s’oppose à celle d’Arrien. Celui-ci relate bien au même moment de son récit une réorganisation de l’armée (3.27.4), mais qui n’a strictement rien à voir avec ce bataillon des Indisciplinés, et parle moins encore de la lecture des lettres des soldats.
La manière de présenter les faits en revanche est toute différente, et l’image d’Alexandre l’est en fonction. En effet, alors que chez Trogue Pompée / Justin Alexandre se livre à une véritable mise en scène et monte un piège (simulat, tacite) pour véritablement se débarrasser des soldats qui pleurent Parménion, comme le montrent les deux participes futurs de la fin de l’extrait100 (aut consumpturus eos aut in ultimis terris in colonias distributurus), chez Diodore et Quinte-Curce ne point aucune critique de son attitude. Au contraire, dans les deux cas est donnée une justification : Alexandre veut maintenir l’unité de son armée. Mieux encore chez l’auteur romain, la stratégie risquée qu’il mit alors en place eut un effet des meilleurs, puisque les soldats concernés firent preuve d’un courage plus grand encore que le reste de l’armée pour retrouver la grâce de leur général ! C’est donc un succès complet de la stratégie d’Alexandre, qui lui vaut que Quinte-Curce souligne une nouvelle fois la felicitas du roi. En fait, comme le souligne très bien H. Bardon dans sa note, la création de ce régiment était une mesure parmi d’autres pour empêcher des dissensions dans l’armée à la suite de l’affaire Philotas et de l’exécution de Parménion : “Le procédé, dont se sert un [sic] Alexandre pour connaître les mécontents, fait plus d’honneur à son ingéniosité qu’à sa moralité ; les mesures disciplinaires contre ses soldats ne furent, d’ailleurs, pas maintenues longtemps. L’exécution d’Alexandre Lynceste rentre également parmi les énergiques mesures, qu’il prit pour écraser une opposition, que la mort de Parménion surexcitait. Ainsi l’énergie brutale d’Alexandre empêcha toute rébellion.ˮ
Par conséquent, si le texte des Histoires philippiques, bien qu’il soit vraisemblablement inspiré de Clitarque, montre une image négative d’Alexandre, ceux de Diodore et Quinte-Curce épargnent largement le roi macédonien. Clitarque ne paraît pas avoir dressé d’Alexandre un portrait de fourbe, voire de tyran cherchant à éliminer une partie de ses hommes, mais plutôt celui d’un chef pragmatique réussissant, par la mise à l’écart d’une partie de ses hommes, à maintenir l’unité de l’essentiel de son armée dans un moment de trouble.
L’autre conclusion que l’on peut tirer de cet épisode concerne Trogue Pompée, dont on observe qu’il s’est ici manifestement éloigné du texte originel de Clitarque, pour donner d’Alexandre une autre image, négative au lieu de positive. Or, si l’on regarde plus loin dans le chapitre, on retrouve une mention de ces soldats mis à l’écart, mais qui n’a rien à voir avec le courage exacerbé de ces hommes évoqué par Quinte-Curce. Alors qu’il fonde une nouvelle Alexandrie, dite du Tanaïs en raison d’une confusion géographique, en réalité sur les bords du fleuve Iaxarte (Syr-Daria)101, on trouve selon les différentes sources de peuplement. Chez Trogue Pompée / Justin, il s’agit des “séditieuxˮ (seditiosos), et donc certainement des hommes détectés peu avant comme mettant en cause leur chef et ses décisions :
Et ut his terris nomen relinqueret, urbem Alexandream super amnem Tanaim condidit, intra diem septimum decimum muro sex milium passuum consummato, translatis eo trium ciuitatum populis, quas Cyrus condiderat. In Bactrianis quoque Sogdianisque XII urbes condidit, distributis his, quoscumque in exercitu seditiosos habebat.
“Et afin de laisser un nom à ces terres, il fonda la ville d’Alexandrie sur le fleuve Tanaïs : un rempart de six mille pieds avait été achevé en dix-sept jours, les peuples de trois cités que Cyrus avait fondées y avaient été transférés. Chez les Bactriens également ainsi que chez les Sogdiens, il fonda douze villes où il répartit tous les séditieux qu’il avait dans son armée.ˮ102
Les textes d’Arrien et de Quinte-Curce présentent quelques variations, mais si elles sont négligeables à propos du temps qu’il fallut pour bâtir les remparts (dix-sept jours également chez Quinte-Curce, vingt chez Arrien), elles sont plus importantes à propos des individus choisis pour peupler la cité (sans qu’il soit question des douze autres villes mentionnées dans les Histoires philippiques) : il s’agit chez Arrien des “mercenaires grecs, ceux des Barbares du voisinage qui étaient volontaires pour s’y installer, et également certains Macédoniens du corps expéditionnaire désormais inaptes au serviceˮ103, et chez Quinte-Curce “on peupla la ville nouvelle avec des prisonniersˮ104.
On peut ainsi penser que là encore Trogue Pompée105, s’il lit le texte de Clitarque, ne dispose pas que de cette seule source, et la cohérence entre les deux passages, proches mais tout de même séparés, concernant les soldats indisciplinés, nous invite à penser que l’historien gaulois fait cohabiter deux versions de l’histoire d’Alexandre : la première, élogieuse, reprise par d’autres auteurs et en premier lieu ici Quinte-Curce, voit d’un bon œil la création de ce bataillon et même la lecture des lettres des soldats, relevant des décisions d’un bon chef de guerre pour maintenir l’ordre dans ses troupes, et donne comme peuplement d’une cité créée des prisonniers dont on peut penser qu’ils gagnent à être ainsi les premiers occupants d’une colonie ; une seconde, bien plus négative, montre un Alexandre autoritaire et cynique106 qui cherche à écarter toute source de contestation parmi ses hommes, et qui abandonne les plus rebelles au bout du monde dans les villes qu’il a créées. C’est ainsi la mécanique folle qui s’emballe, dans laquelle Alexandre, après avoir fait exécuter Philotas et Parménion, mécontent de ses changements de mœurs, espionne ses propres hommes, mécontents de leur mort, et s’en sépare sans remords. La quatrième marche mènera Alexandre plus loin encore dans ce chemin mortifère, puisque, pour la première fois, elle l’amènera à tuer un de ses Amis de ses propres mains.
Le meurtre de Clitos
(DS : lacune ; Curt. 8.1.19-8.2.12 ; Just. 12.6.1-12.6.16 ; Plut., Alex., 50.1-52.2 et Arr., An., 4.8.1-4.9.6)
La logique de cet épisode par rapport aux précédents n’est plus tant celui de la conséquence que celui de la gradation. On y voit en effet Alexandre qui, passablement enivré, tue un de ses plus loyaux généraux107 parce que celui-ci a l’audace de louer son père.
Le meurtre de Clitos fut extrêmement célèbre et les auteurs l’ont traité en y apportant un soin particulier. Arrien par exemple, comme il le dit lui-même108, tord volontairement la chronologie109 pour évoquer le meurtre de Clitos, puisqu’il le développe après la mort de Bessos et l’adoption des coutumes perses par Alexandre pour regrouper l’ensemble des actions répréhensibles d’Alexandre. Chez Trogue Pompée / Justin comme chez Arrien, cette action trouve donc sa place dans une série (beaucoup plus rapide chez l’auteur de l’Anabase) de méfaits, dont elle semble être le comble. Elle est ainsi longuement retracée dans les Histoires philippiques :
His ita gestis sollemni die amicos in conuiuium uocat, ubi, orta inter ebrios rerum a Philippo gestarum mentione praeferre se patri ipse rerumque suarum magnitudinem extollere caelo tenus coepit adsentante maiore conuiuarum parte. Itaque cum unus e senibus, Clitos, fiducia amicitiae regiae, cuius palmam tenebat, memoriam Philippi tueretur laudaretque eius res gestas, adeo regem offendit, ut telo a satellite rapto eundem in conuiuio trucidauerit. Qua caede exultans mortuo patrocinium Philippi laudemque paternae militiae obiectabat. Postquam satiatus caede animus conquieuit et in irae locum successit aestimatio, modo personam occisi, modo causam occidendi considerans, pigere eum facti coepit ; quippe paternas laudes tam iracunde accepisse se quam nec conuicia debuisset, amicumque senem et innoxium a se occisum inter epulas et pocula dolebat. Eodem igitur furore in paenitentiam quo pridem in iram uersus mori uoluit. Primum in fletus progressus amplecti mortuum, uulnera tractare, et quasi audienti confiteri dementiam, adreptumque telum in se uertit peregissetque facinus, nisi amici interuenissent. Mansit haec uoluntas moriendi etiam sequentibus diebus. Accesserat enim paenitentiae nutricis suae et sororis Cliti recordatio, cuius absentis eum maxime pudebat : tam foedam illi alimentorum suorum mercedem redditam, ut, in cuius manibus pueritiam egerat, huic iuuenis et uictor pro beneficiis funera remitteret. Reputabat deinde, quantum in exercitu suo, quantum apud deuictas gentes fabularum atque inuidiae, quantum apud ceteros amicos metum et odium sui fecerit, quam amarum et triste reddiderit conuiuium suum, non armatus in acie quam in conuiuio terribilior. Tunc Parmenion et Philotas, tunc Amyntas consobrinus, tunc nouerca fratresque interfecti, tunc Attalus, Eurylochus, Pausanias aliique Macedoniae extincti principes occurrerunt. Ob haec illi quadriduo perseuerata inedia est, donec exercitus uniuersi precibus exoratus est, precantis, ne ita mortem unius doleat, ut uniuersos perdat quos in ultimam deductos barbariam inter infestas et inritatas bello gentes destituat.
“Ces actions ainsi menées, il invite un jour de fête ses Amis à un festin où, alors qu’une conversation était née entre les invités pris de vin sur les exploits de Philippe, il se mit lui-même à se placer au-dessus de son père, et à élever jusqu’au ciel la grandeur de ses propres exploits, tandis que la majeure partie des convives l’approuvait. Aussi, comme l’un des vieillards, Clitos, ayant confiance en l’amitié du roi dont il tenait la palme, défendait la mémoire de Philippe et louait ses exploits, il offensa le roi au point que celui-ci arracha un javelot à l’un de ses gardes du corps et le tua en plein festin. Tout excité par ce massacre, il reprocha au mort sa défense de Philippe et son éloge de l’esprit militaire de son père.
Après que son âme, rassasiée par ce massacre, se fut reposée, et que la réflexion eut pris la place de la colère, considérant tantôt la personne du mort, tantôt la raison du meurtre, il commença à regretter son acte ; de fait il s’affligeait d’avoir accueilli les louanges à son père avec une colère qu’il n’aurait pas dû tant éprouver même contre des injures, et de ce qu’un ami, vieillard et innocent, eût été tué de sa main au milieu des mets et des coupes. Se plongeant donc dans le regret avec la même fureur qu’auparavant dans la colère, il voulut mourir. Et Alexandre, s’abandonnant aux pleurs, d’étreindre le mort, de toucher ses blessures, et de lui avouer sa démence comme s’il l’entendait ; il dirigea contre lui le javelot dont il s’était saisi et il serait passé à l’acte si ses amis n’étaient intervenus. Ce désir de mourir demeura aussi les jours suivants. Le souvenir de sa nourrice, sœur de Clitos, était en effet venu s’ajouter à son regret : penser à elle, même absente, lui inspirait une très grande honte : il la payait pour l’avoir nourri d’un salaire si ignominieux que, jeune et victorieux, il renvoyait à la femme dans les bras de laquelle il avait passé son enfance, pour prix de ses bienfaits, un cadavre.
Il songeait ensuite combien il avait créé de fables et d’hostilité dans sa propre armée, chez les nations vaincues, combien de crainte et de haine il avait attiré contre lui chez tous ses autres amis, combien il avait rendu son festin amer et funeste, lui qui ne fut pas plus terrible en armes au combat que dans un festin ! Alors Parménion et Philotas, alors son cousin Amyntas, alors sa belle-mère et ses frères qu’il avait fait tuer, alors Attale, Euryloque, Pausanias et les autres princes de Macédoine qu’il avait fait disparaître se pressèrent dans son esprit. Pour cela, il passa quatre jours à se priver de nourriture jusqu’à être fléchi par les prières de l’ensemble de son armée, qui le priait de ne pas s’affliger de la mort d’un seul au point de perdre l’ensemble de ses hommes qu’il abandonnait après les avoir menés jusqu’aux confins du monde barbare, au milieu de nations hostiles et irritées par la guerre.ˮ110
Il est assez difficile de cerner précisément les sources en présence dans le premier temps de cet épisode, concernant le meurtre de Clitos proprement dit, d’autant que la lacune du texte de Diodore à cet endroit ne facilite pas la tâche. Tous les auteurs s’accordent sur un certain nombre de points : l’excès de vin, la colère d’Alexandre, le fait qu’il a voulu se tuer avec l’arme ayant causé la mort de Clitos, les lamentations qui durèrent plusieurs jours. Dans le détail cependant, il n’est pas deux versions identiques : Plutarque et Quinte-Curce se rapprochent lorsqu’ils font prononcer à Clitos un vers d’Euripide exaspérant Alexandre ; Trogue Pompée / Justin et Plutarque par le fait qu’Alexandre tua Clitos d’un coup de lance asséné au sommet de sa colère (même s’il n’intervient pas au même moment) ; Quinte-Curce et Arrien par le fait que les Amis d’Alexandre l’empêchent une première fois de tuer son ami… Et face à cela, il n’y a que chez Plutarque que l’on voit d’abord Alexandre lancer dans sa fureur une pomme contre Clitos, que chez Quinte-Curce que l’on voit Alexandre tendre un piège à Clitos, une fois la fête finie, pour le tuer…
Arrien fournit une aide précieuse pour tenter de démêler tout cela, en tout cas en partie. Concernant le meurtre de Clitos, il écrit :
…ἀναπηδήσαντα γὰρ οἱ μὲν λόγχην ἁρπάσαι λέγουσι τῶν σωματοφυλάκων τινὸς καὶ ταύτῃ παίσαντα Κλεῖτον ἀποκτεῖναι, οἱ δὲ σάρισσαν παρὰ τῶν φυλάκων τινὸς καὶ ταύτην. Ἀριστόβουλος δὲ ὅθεν μὲν ἡ παροινία ὡρμήθη οὐ λέγει, Κλείτου δὲ γενέσθαι μόνου τὴν ἁμαρτίαν, ὅν γε ὠργισμένου Ἀλεξάνδρου καὶ ἀναπηδήσαντος ἐπ᾽ αὐτὸν ὡς διαχρησομένου ἀπαχθῆναι μὲν διὰ θυρῶν ἔξω ὑπὲρ τὸ τεῖχός τε καὶ τὴν τάφρον τῆς ἄκρας, ἵνα ἐγίνετο, πρὸς Πτολεμαίου τοῦ Λάγου τοῦ σωματοφύλακος . οὐ καρτερήσαντα δὲ ἀναστρέψαι αὖθις καὶ περιπετῆ Ἀλεξάνδρῳ γενέσθαι Κλεῖτον ἀνακαλοῦντι, καὶ φάναι ὅτι . οὗτός τοι ἐγὼ ὁ Κλεῖτος, ὦ Ἀλέξανδρε . καὶ ἐν τούτῳ πληγέντα τῇ σαρίσσῃ ἀποθανεῖν.
…“[Alexandre] bondit et, d’après certains, arracha à un des gardes du corps sa javeline, dont il frappa Clitus à mort ; d’autres disent que c’est une sarisse qu’il prit à l’un des gardes. Mais Aristobule, qui ne donne pas la raison de cette beuverie, met toute la faute sur le compte de Clitus seul : quand Alexandre, fou de colère, bondit sur lui pour le tuer, Clitus avait été emmené par le garde du corps Ptolémée, fils de Lagos, à travers les portes, à l’extérieur, jusqu’au rempart et au fossé de la citadelle où cette scène avait eu lieu ; mais qu’il n’avait pu se maîtriser, était revenu sur ses pas, s’était heurté à Alexandre, qui appelait : ‘Clitus !̕?; et qu?il lui avait r?pondu?: ‘ ; et qu’il lui avait répondu : ‘Oui, Alexandre ! C’est moi, Clitus !̕, et que, dans le même moment, il avait reçu le coup de sarisse qui l’avait tué.ˮ111
C’est la version d’Aristobule que paraît ainsi suivre Plutarque, au moins partiellement112. En effet celui-ci donne la plus grande part de responsabilité à Clitos, qui est dit animé par un “mauvais génieˮ (τῷ Κλείτου δαίμονι), “ivreˮ (μεθύων) et “dont la nature rude et fière le portait à la colèreˮ (φύσει τραχὺς ὢν πρὸς ὀργὴν καὶ αὐθάδης)113. Cette colère l’amène aussi à revenir dans la salle dont il avait été chassé, et à provoquer plus que de raison Alexandre qui ne put se contenir. Toutefois, c’est là que Plutarque situe la citation des vers d’Euripide114, au lieu de l’échange évoqué par Arrien. Ce changement peut être dû à une modification par Arrien de la version d’Aristobule : il utilise peut-être Ptolémée115, présenté comme le garde du corps ayant eu la sagesse de faire sortir Clitos, beau rôle que le Lagide aurait pu s’attribuer dans son propre récit. Ou bien c’est ici Plutarque qui utilise une autre source, peut-être Charès.
Dans tous les cas, pour ce qui est de la seconde partie de cette histoire, à savoir les remords d’Alexandre, Plutarque est le seul à ne pas mentionner son souvenir de sa nourrice, qui appartient donc à une autre tradition que celle(s) qu’il utilisait. Voici ce que l’on peut lire chez Arrien sur la réaction d’Alexandre à la suite de la mort de Clitos :
Καὶ λέγουσιν εἰσὶν οἳ ὅτι ἐρείσας τὴν σάρισσαν πρὸς τὸν τοῖχον ἐπιπίπτειν ἐγνώκει αὐτῇ, ὡς οὐ καλὸν αὐτῷ ζῆν ἀποκτείναντι φίλον αὑτοῦ ἐν οἴνῳ. Οἱ πολλοὶ δὲ ξυγγραφεῖς τοῦτο μὲν οὐ λέγουσιν, ἀπελθόντα δὲ ἐς τὴν εὐνὴν κεῖσθαι ὀδυρόμενον, αὐτόν τε τὸν Κλεῖτον ὀνομαστὶ ἀνακαλοῦντα καὶ τὴν Κλείτου μὲν ἀδελφήν, αὐτὸν δὲ ἀναθρεψαμένην, Λανίκην τὴν Δρωπίδου παῖδα, ὡς καλὰ ἄρα αὐτῇ τροφεῖα ἀποτετικὼς εἴη ἀνδρωθείς, ἥ γε τοὺς μὲν παῖδας τοὺς ἑαυτῆς ὑπὲρ αὐτοῦ μαχομένους ἐπεῖδεν ἀποθανόντας, τὸν ἀδελφὸν δὲ αὐτῆς αὐτὸς αὐτοχειρίᾳ ἔκτεινε ‧ φονέα τε τῶν φίλων οὐ διαλείπειν αὑτὸν ἀνακαλοῦντα, ἄσιτόν τε καὶ ἄποτον καρτερεῖν ἔστε ἐπὶ τρεῖς ἡμέρας, οὐδέ τινα ἄλλην θεραπείαν θεραπεῦσαι τὸ σῶμα.
“Certains prétendent qu’il fixa la sarisse à la cloison, avec l’intention de se jeter dessus, parce qu’il était déshonorant pour lui de vivre après avoir assassiné son ami en état d’ivresse. Mais beaucoup d’historiens donnent une autre version : Alexandre avait gagné son lit, où il était resté à se lamenter, appelant Clitus par son nom, ainsi que la sœur de Clitus, Lanicé, fille de Dropidès, qui l’avait élevé : il s’était acquitté envers elle de ses frais d’éducation d’une façon vraiment remarquable, après avoir atteint l’âge d’homme ! Elle avait vu ses fils mourir en combattant pour lui, et il lui avait tué son frère de sa propre main ! Il ne cessait pas de se traiter d’assassin de ses amis, s’obstinant pendant trois jours à ne prendre ni nourriture ni boisson, et à refuser à son corps les autres soins nécessaires.ˮ116
L’autre version proposée par Arrien semble très proche de ce qu’écrivent Trogue Pompée / Justin : on retrouve le souvenir de la nourrice et les reproches qu’Alexandre s’adresse, le tourment intérieur, et les trois jours de jeûne, ce que développe également Quinte-Curce. Peu de doute alors qu’il ne faille voir là la main de Clitarque. Or c’est cette image d’Alexandre, accablé de remords, prêt à mourir lui-même, qui fait sinon excuser, du moins diminuer son crime. Arrien d’ailleurs le présente ainsi, lui qui s’avoue touché par l’attitude du roi macédonien : s’il lui reproche d’avoir succombé à “deux vicesˮ (δυοῖν κακοῖν) que sont “la colère et l’ivrognerieˮ (ὀργῆς τε καὶ παροινίας), il ajoute : “en revanche, pour ce qui a suivi, je loue Alexandre d’avoir sur-le-champ reconnu qu’il avait accompli un acte monstrueuxˮ117.
Le texte d’Arrien permet de tirer une autre conclusion, en comparant les versions données à l’un et l’autre des deux grands temps de cet épisode. Dans un premier temps, Arrien distingue trois types de sources : celles qui affirment qu’Alexandre a tué Clitos avec une javeline arrachée à un garde ; celles qui affirment que ce fut avec une sarisse ; enfin Aristobule. Dans le second temps, il ne parle plus que de deux types de sources : celles qui affirment qu’Alexandre a voulu se tuer avec la sarisse fixée à la cloison ; celles qui développent le thème de la nourrice. Il ne parle plus ici d’Aristobule qui de fait, si Plutarque l’a bien suivi, n’évoque aucun de ces deux éléments. Or, si ce sont les mêmes auteurs qui racontent qu’Alexandre a tué Clitos par un coup de sarisse et qu’il voulut se tuer avec une sarisse fixée au mur, ce qui paraît logique, alors il est fort probable que c’est la même source qui montre Alexandre tuant le vieillard par un coup de javeline, puis se repentant en pensant à sa nourrice. Cette source serait fort probablement Clitarque. Et c’est précisément la version suivie dans les Histoires philippiques, ce qui laisse à penser que Trogue Pompée dut lui être assez fidèle, plus fidèle en tout cas que ne lui fut Quinte-Curce en cet endroit118.
Ainsi, on peut conclure que Trogue Pompée suivit sans doute d’assez près Clitarque, chez qui Alexandre fut poussé à bout par Clitos et le tua d’un coup de javeline dans un accès de colère. Il s’en repentit par la suite en voulant se tuer, puis en s’isolant, rongé par le remords, notamment à la pensée de sa nourrice, et en se privant de nourriture pendant trois jours. Ainsi, la version de Clitarque, historien qui ne pouvait passer sous silence cet acte violent d’Alexandre, paraît tout mettre en œuvre pour en diminuer la portée, de manière cohérente avec le reste de son récit : Alexandre devait être humanisé et perçu comme une victime de sa colère, suscitée par Clitos, et l’ampleur de son affliction le rend touchant aux yeux du lecteur qui peut, même en cette circonstance, lui trouver de la grandeur.
Nous ne pouvons dès lors suivre l’avis de W. Heckel (1997, 225) pour qui le “portrait négatifˮ d’Alexandre dans ce passage est tiré des sources de Trogue Pompée, notamment Clitarque. D’autant qu’il ajoute lui-même que “Trogus’ Alexander is clearly more bloodthirsty than the one found in other vulgate authors.ˮ Il faut sans doute voir dans cette image plutôt l’oeuvre de Trogue Pompée / Justin eux-mêmes qui, comme il ont pu le faire lors de l’épisode consacré à l’adoption des mœurs perses ou à la mort de Philotas et Parménion, détournent le texte de Clitarque pour lui donner une charge négative, ce que la matière de l’épisode permettait aisément. Ainsi les expressions extrêmement fortes dévoilant un Alexandre sanguinaire (caede exultans ; satiatus caede animus ; terribilior…) sont des hyperboles inventées par Trogue Pompée / Justin ; ainsi, par le rapprochement terrible pro beneficiis funera remitteret, les auteurs ne s’en tiennent pas aux remords (pudebat) d’Alexandre trouvé dans la source originelle, et ils font du souvenir de la nourrice non pas tant un moyen d’humaniser le roi meurtrier qu’un moyen de souligner son ingratitude ; ainsi aussi, lors de ses remords, la longue liste de ceux, ses proches, qui furent tués de sa main et lui reviennent à l’esprit119, permet de dépasser la mort d’un homme à un moment donné, qui pourrait passer pour accidentelle, voire anecdotique, pour montrer la cruauté fondamentale d’Alexandre tout au long de sa vie ; ainsi enfin le regard que portent sur lui son armée et ses proches, tant au moment du massacre où il suscite metum et odium qu’au moment de son jeûne et de sa repentance où il abandonne ses hommes dans une situation de danger, et ne se montre donc pas à la hauteur de son rôle de général (ut uniuersos perdat quos in ultimam deductos barbariam inter infestas et inritatas bello gentes destituat) est une autre créations de Trogue Pompée / Justin pour appuyer l’image négative du Macédonien qu’ils entendent créer.
Ce passage est donc bien à lier aux précédents dans le traitement des sources et dans l’intention qui lui est donnée : Trogue Pompée / Justin, s’ils suivent, sans doute fidèlement, la trame de Clitarque, s’en écartent par un traitement original qui permet de casser la tentative d’humanisation de l’auteur alexandrin pour montrer Alexandre sous son jour le plus terrible. Il lui reste pourtant, dans ce début du livre 12, une dernière marche à gravir sur son triste parcours, dans un épisode marqué à nouveau par la mort d’un de ses proches, sur fond d’orientalisation et de complot : tous les éléments précédemment dénoncés semblent être ainsi réunis.
La proskynèse, le complot des Pages et la mort de Callisthène
(DS : lacune ; Curt. 8.5.5-8.5.24 ; Just. 12.7.2-12.7.3 ; Plut., Alex., 54.3-55.1 ; Arr., An., 4.9.9-4.12.7 et DS : lacune ; Curt. 8.6.1-8.8.23 ; Just. 12.7.2-12.7.3 ; Plut., Alex., 55.2-55.9 ; Arr., An., 4.12.7-4.14.4 et 4.22.2)
La séquence particulièrement noire du début du livre 12 se termine par la tentative d’introduction de la proskynèse120, l’opposition farouche de Callisthène et sa mort. Mais avant de regarder le texte des Histoires philippiques, très succinct à ce sujet, il convient de considérer ce qu’écrivent les autres historiens (on déplore d’ailleurs ici la lacune de Diodore) et ce que devaient dire leurs sources, ce qui permettra de mieux envisager quelle est alors l’originalité de Trogue Pompée / Justin à cet endroit.
Concernant la proskynèse d’abord, pour ce qui est de Plutarque, il donne sa source précisément : Charès de Mytilène121. C’est ainsi chez le chambellan d’Alexandre que l’on trouve l’anecdote selon laquelle les Amis d’Alexandre burent à tour de rôle dans une coupe à laquelle avait bu le roi, se prosternèrent, et reçurent de lui un baiser, jusqu’à Callisthène qui but et s’avança vers le roi sans s’être prosterné. Comme un des convives l’avait indiqué à Alexandre qui refusa de ce fait de l’embrasser, Callisthène partit en déclarant : “Je m’en irai donc avec un baiser de moinsˮ122. C’est une version que donne aussi Arrien (An., 4.12.3-4.12.5).
Celui-ci donne également une autre histoire, qui selon lui prévaut (κατέχει λόγος123), et qui n’est certainement pas issue des œuvres de Ptolémée ou d’Aristobule qu’il ne cite pas, d’autant que Plutarque n’en fait lui-même pas état. Selon cette version, Alexandre s’était mis d’accord avec un certain nombre des membres de son entourage pour lancer un débat sur la proskynèse devant les Macédoniens. C’est le philosophe Anaxarque qui développa des arguments sur la nécessité d’adorer Alexandre par cette révérence, auxquels répondit Callisthène. Alexandre en fut irrité, mais renonça à la prosternation, malgré quoi des Perses se prosternèrent les uns après les autres. Léonnatos se moqua de l’un d’eux, ce qui lui attira le ressentiment d’Alexandre qui se réconcilia par la suite avec lui.
Or cette version est très proche de celle de Quinte-Curce124, qui fait état également du débat prévu à l’avance pour ou contre la proskynèse, du renoncement d’Alexandre, de la plaisanterie d’un des Macédoniens, de la colère et du pardon d’Alexandre. Mais il y a aussi des différences tout à fait notables qui empêchent de voir là une communauté précise de source, mais bien plutôt deux variantes d’une même tradition. En effet, ce n’est pas Anaxarque qui prend la parole et lance le débat, mais le flatteur Cléon, accompagné du poète Agis125 ; le débat eut lieu en l’absence d’Alexandre, mais alors que celui-ci était dissimulé derrière un rideau et entendait les échanges ; ce n’est pas Léonnatos qui se moqua du Perse mais Polypercon, et la réaction d’Alexandre fut d’une rare violence : il le jette à terre, le fait enfermer, mais finit plus tard par lui accorder son pardon126.
La version d’Arrien, elle, si elle ne met pas en valeur Alexandre, en tout cas ne ternit pas son image : il ne se dissimule pas, fait lancer un débat et se range à l’avis des Macédoniens, s’irrite certes mais accorde vite son pardon. Seule la colère qu’il ressent contre Callisthène reste tenace, mais Arrien estime que celui-ci l’a également méritée, et s’il blâme pour son compte Alexandre, il blâme plus encore Callisthène, certainement présenté peu à son avantage dans la source utilisée127.
Il nous semble ainsi assez difficile de juger de ce qu’exposa Clitarque. Sans doute la trame lue chez Arrien et Quinte-Curce est-elle la sienne. Sans doute aussi Callisthène ne fut-il pas présenté à son avantage. On peut assez légitimement penser que Clitarque en cette circonstance adopta la démarche qui fut la sienne à propos de l’exécution de Philotas et de Parménion : une narration des faits qui laisse Alexandre en partie en-dehors du débat, tenu par un de ses proches et par Callisthène, et une image qui n’est pas négative du fait qu’il refusa la prosternation et entendit les protestations du philosophe, et à travers lui des Macédoniens, et du fait de sa clémence à l’égard du Compagnon qui s’était moqué du Perse prosterné. Mais ce ne sont là, il faut le reconnaître, que conjectures.
Retenons en tout cas que chez tous ces auteurs, la proskynèse est un débat entre Macédoniens : il y a ceux qui y sont favorables (qui l’embrassent chez Plutarque, qui lancent des débats chez Quinte-Curce et Arrien) et ceux qui sont en désaccord, à commencer par Callisthène, qui n’est pas pour autant vu à son avantage chez tous les historiens.
Or cet épisode est suivi par l’affaire des Pages chez les trois mêmes auteurs, Quinte-Curce, Plutarque et Arrien, et tous introduisent ce complot en faisant un rapport avec la proskynèse, puisque cette affaire concerne Callisthène dont elle scella le destin.
Plutarque ne détaille pas le complot des Pages et se contente de l’évoquer. Arrien et Quinte-Curce, en revanche, le racontent dans le détail, et leurs versions sont en presque tous points concordantes : Hermolaos, un jeune page, c’est-à-dire un jeune homme issu de la noblesse macédonienne et attaché à la garde du roi128, tua un sanglier qu’Alexandre poursuivait lors d’une partie de chasse. Il fut pour cela fouetté de verges et conçut un tel ressentiment pour Alexandre qu’il décida, poussé par son amant Sostratos, de le tuer129. Il s’entoura d’autres pages conjurés et tous décidèrent d’éliminer Alexandre un soir déterminé qu’ils étaient de garde, après son coucher. Mais le roi poussa le banquet jusqu’à l’aube, notamment car une prophétesse le lui avait conseillé alors qu’il partait se coucher. Le complot tomba ainsi à l’eau, et l’un des conjurés, Épiménès, se confia à son amant selon Arrien, à son frère Euryloque selon Quinte-Curce. Dans les deux cas c’est ce dernier, averti, qui alla trouver Ptolémée (Léonnatos chez Quinte-Curce), qui lui-même avertit le roi. Les jeunes gens avouèrent leurs crimes, sous la torture chez Arrien, lors d’une confrontation avec Alexandre, en présence de leurs pères, chez Quinte-Curce. Ils furent ainsi condamnés à être lapidés. Quant à Callisthène, que ces jeunes gens fréquentaient, il fut rattaché au complot malgré les dénégations des Pages, emprisonné et, selon la plupart des historiens, exécuté.
La culpabilité des Pages ne fait aucun doute chez aucun auteur, et leur châtiment paraît mérité130. Concernant Callisthène, les choses sont plus délicates. Il est certain qu’une certaine tradition favorable à Alexandre le présenta comme un complice, voire comme l’inspirateur de la conjuration, comme le relève Arrien :
Ἀριστόβουλος μὲν λέγει ὅτι καὶ Καλλισθένην ἐπᾶραι σφᾶς ἔφασαν ἐς τὸ τόλμημα . καὶ Πτολεμαῖος ὡσαύτως λέγει. Οἱ δὲ πολλοὶ οὐ ταύτῃ λέγουσιν…
“Selon Aristobule, [les pages] déclarèrent que c’était Callisthène qui les avait poussés à ce coup d’audace ; et Ptolémée dit la même chose, mais pas le plus grand nombre de ceux qui ont écrit. ˮ131
À leur propos d’ailleurs, Arrien met en évidence le fait qu’ils ne s’entendent pas sur la nature de la mort de Callisthène132.
Quinte-Curce quant à lui affirme l’innocence de Callisthène, sans qu’il soit cependant possible de savoir s’il s’appuie là sur une source précise, s’il donne un avis personnel ou si, plus vraisemblablement, il s’appuie sur une conviction qui s’était établie de l’innocence de Callisthène, que l’on retrouve par exemple clairement exprimée par Sénèque133 :
Callisthenes quoque tortus interiit, initi consilii in caput regis innoxius, sed haudquaquam aulae et adsentantium accommodatus ingenio. Itaque nullius caedes maiorem apud Graecos Alexandro excitauit inuidiam, quod praeditum optimis moribus artibusque, a quo reuocatus ad uitam erat, cum interfecto Clito mori perseueraret, non tantum occiderit, sed etiam torserit indicta quidem causa : quam crudelitatem sera paenitentia consecuta est.
“Callisthène aussi périt torturé : il était innocent du complot ourdi contre la vie du roi, mais il n’était pas fait pour les façons de la cour et des flatteurs. Aussi nul meurtre ne suscita chez les Grecs plus de haine contre Alexandre ; car cet homme, de mœurs et de culture parfaites, qui l’avait rappelé à la vie quand, après l’assassinat de Clitus, il s’obstinait à mourir, il ne lui avait pas suffi de le tuer, il l’avait mis à la torture, sans même le laisser se défendre : cruauté que suivit un tardif repentir.ˮ134
Quant aux sources utilisées par Quinte-Curce, on peut voir une influence probable d’Aristobule. En effet, alors qu’il rapporte les mêmes faits qu’Arrien concernant la femme prophétesse qui aurait invité Alexandre à retourner au banquet qu’il venait de quitter, Arrien nous apprend qu’il s’agit de ce que rapporte Aristobule (4.13.5). On reconnaît en outre là la volonté de cet auteur de laver l’image d’Alexandre, et de le montrer ainsi comme favorisé par les dieux qui veillent sur lui ; ainsi Quinte-Curce souligne lui-même à cet endroit la fortuna du roi (8.6.14).
Pourtant, ce n’est pas là le seul auteur utilisé, puisque le texte de Quinte-Curce est aussi très proche de ce que rapportent, aux dires d’Arrien, d’autres sources que Ptolémée et Aristobule :
Ἤδη δέ τινες καὶ τάδε ἀνέγραψαν, τὸν Ἑρμόλαον προᾳχθέντα ἐς τοὺς Μακεδόνας ὁμολογεῖν τε ἐπιβουλεῦσαι — καὶ γὰρ οὐκ εἶναι ἔτι ἐλευθέρῳ ἀνδρὶ φέρειν τὴν ὕβριν τὴν Ἀλεξάνδρου — πάντα καταλέγοντα, τήν τε Φιλώτα οὐκ ἔνδικον τελευτὴν καὶ τὴν τοῦ πατρὸς αὐτοῦ Παρμενίωνος ἔτι ἐκνομωτέραν καὶ τῶν ἄλλων τῶν τότε ἀποθανόντων, καὶ τὴν Κλείτου ἐν μέθῃ ἀναίρεσιν, καὶ τὴν ἐσθῆτα τὴν Μηδικήν, καὶ τὴν προσκύνησιν τὴν βουλευθεῖσαν καὶ οὔπω πεπαυμένην, καὶ πότους τε καὶ ὕπνους τοὺς Ἀλεξάνδρου . ταῦτα οὐ φέροντα ἔτι ἐλευθερῶσαι ἐθελῆσαι ἑαυτόν τε καὶ τοὺς ἄλλους Μακεδόνας.
“Certains ont même affirmé qu’Hermolaos, amené devant les Macédoniens, avait reconnu avoir comploté, mais qu’il n’était plus possible à un homme libre de supporter la démesure d’Alexandre ; il avait énuméré tous les griefs : la fin injuste de Philotas, et celle encore plus monstrueuse de son père Parménion, ainsi que des autres condamnés qui moururent à ce moment ; l’assassinat en état d’ivresse de Clitus, l’adoption de la tenue des Mèdes, la prosternation envisagée et pas encore abandonnée, ses beuveries et ses sommeils : c’est parce qu’il ne pouvait plus supporter tout cela qu’il avait voulu se libérer et libérer les Macédoniens.ˮ135
On retrouve ici ainsi presque tous les griefs imputables à Alexandre que nous venons d’évoquer, dans cette période de son histoire située entre deux temps forts bien délimités que sont la prise du territoire de Darios jusqu’à sa mort, et la conquête de l’Inde. Or tous ces griefs se retrouvent aussi dans la bouche d’Hermolaos dans le texte de Quinte-Curce. Ainsi, ce dernier ouvre son propos par des mots où il rappelle le souvenir pénible des morts d’“Attale, Philotas, Parménion, Alexandre Lynceste et Clitosˮ jugés avec ironie “merveilleusement récompensésˮ136 par leur roi, avant d’entrer dans les détails des morts de tous ces Macédoniens. Pour ce qui est des mœurs, on peut lire plus loin137 la haine (exosus es) d’Alexandre pour celle de sa patrie, qui fit d’Alexandre “le roi des Perses, et non celui des Macédoniensˮ (Persarum ergo, non Macedonum regem). Quant à la proskynèse et au rejet qu’elle inspire à des hommes libres, elle n’est pas non plus oubliée138.
Il est donc possible de supposer, au vu de cette proximité, qu’Arrien et Quinte-Curce ont une source commune, et que cette source peut être Clitarque, qui serait dès lors, de manière assez normale, une autre source utilisée par Quinte-Curce avec Aristobule. Certes, peut-on penser, Alexandre ne sort guère grandi de cette présentation. Pourtant, il nous semble que c’était peut-être là l’intention de Clitarque : redorer son image. On n’apprend en effet rien de nouveau sur les actions d’Alexandre : cela n’est qu’une compilation de tous ses actes qui ont pu choquer le lecteur des Histoires. Mais l’on peut penser que Clitarque, tout comme le fait Quinte-Curce, donnait la parole à Alexandre pour répondre à ces accusations, et il n’y a guère lieu de penser que Quinte-Curce, si proche de sa source dans les paroles d’Hermolaos, se soit éloigné de Clitarque dans la réponse d’Alexandre139. Cet épisode ainsi, par les discours échangés des personnages, en plus de revêtir une dimension dramatique, permet une dernière fois de justifier Alexandre, qui répond point par point à l’ensemble des griefs exposés. Les morts de Philotas, Parménion, Alexandre des Lyncestes et d’Attale ? Ce sont les morts justes d’ennemis d’Alexandre (8.8.5-8.8.7). Sur ses prétentions à la divinisation et à la proskynèse ? “Est-ce qu’aussi ce que répondent les dieux dépend de moi ?ˮ140 (8.8.15) Et pour ce qui est de l’adoption des mœurs perses, la réponse d’Alexandre mérite d’être citée intégralement :
Veni enim in Asiam, non ut funditus euerterem gentes nec ut dimidiam partem terrarum solitudinem facerem, sed ut illos, quos bello subegissem, uictoriae meae non paeniteret. Itaque militant uobiscum, pro imperio uestro sanguinem fundunt, qui superbe habiti rebellassent. Non est diuturna possessio, in quam gladio inducimur ; beneficiorum gratia sempiterna est. Si habere Asiam, non transire uolumus, cum his communicanda est nostra clementia : horum fides stabile et aeternum faciet imperium. […] Morem tamen eorum in Macedonas transfundo! In multis enim gentibus esse uideo, quae non erubescamus imitari ; nec aliter tantum imperium apte regi potest, quam ut quaedam et tradamus illis et ab isdem discamus.
“Je suis venu en Asie, non pour détruire la structure des États, ni pour faire de la moitié du monde un désert, mais pour que ceux que j’ai soumis militairement n’aient pas à regretter ma victoire. Aussi se battent à vos côtés et, pour votre empire, répandent le sang des hommes qui, traités tyranniquement, se seraient révoltés. La possession n’est pas durable, où nous mène le glaive ; mais la reconnaissance des bienfaits est éternelle. Si nous voulons posséder l’Asie au lieu de la traverser simplement, ces gens-là doivent avoir leur part de clémence : c’est leur loyalisme qui assoiera mon empire pour l’éternité. […] Pourtant, dit-on, je communique les mœurs des vaincus aux Macédoniens. Certes je vois, en bien des nations, des coutumes qu’il n’y a pas à rougir d’imiter et, pour gouverner comme il faut un si grand empire, nul autre moyen que d’être à la fois leurs modèles et leurs disciples.ˮ141
Il est tout à fait notable que c’est la seule fois dans cette œuvre que des explications sont données à l’adoption des coutumes perses. On avait vu le jugement sévère du Romain qu’est Quinte-Curce lorsque celle-ci fut évoquée. Ici, certes, ces explications sont placées dans la bouche d’Alexandre, mais cela n’enlève rien à leur portée. D’autant que celle-ci est grande. On retrouve en effet les mêmes justifications qu’avait alors données Plutarque, et, au-delà de la simple volonté de travestissement, d’une envie d’apparaître par démesure avec les objets de la puissance perse, une véritable vision politique qui soutient cette démarche. Alexandre n’est plus un roi orgueilleux qui oublie sa patrie et devient un étranger à son propre peuple. Il est au contraire un homme clairvoyant sur ses propres pratiques, qui fait en sorte de se concilier l’appui des vaincus afin de construire un empire pérenne. Ainsi, s’il adopte les coutumes perses, c’est pour ne pas perdre ce qu’il leur a pris ; s’il protège le fruit de ses conquêtes, c’est parce qu’il lui appartient. H. Bardon (1947, 315) note à ce propos que Quinte-Curce, dans ce “développement politique […] a entrevu la pensée profonde d’Alexandreˮ. À notre sens, il ne fait là que rendre compte, comme il le faisait dans la réplique d’Hermolaos, des écrits de Clitarque142. On peut appuyer cette théorie en relevant le fait que l’on avait déjà pointé chez Trogue Pompée / Justin une expression qui nous semblait provenir de l’historien alexandrin, et qui est très proche de ce qu’écrit Quinte-Curce au début de ce passage : “De là, se dirigeant vers l’ennemi, il interdit à ses soldats de ravager l’Asie, ayant annoncé qu’ils devaient préserver leurs propres biens et ne pas détruire ce dont ils étaient venus s’emparerˮ143.
Ainsi, pour tourner la page d’une séquence où les actions d’Alexandre pouvaient paraître répréhensibles, et bien qu’il eût déjà fait en sorte que le lecteur n’incriminât pas trop le roi macédonien, Clitarque profite de l’épisode du complot des Pages pour mettre dans la bouche d’un ennemi indiscutable d’Alexandre l’ensemble des griefs qu’on pouvait porter contre lui. Cela lui permet en effet de donner par la suite la parole à Alexandre qui s’explique sur tous les points et les justifie, de manière assez convaincante, notamment en évoquant la nature de son projet politique. Les incidents passés paraissent dès lors à nouveau justifiés, et la figure d’Alexandre préservée.
Quant à Callisthène, on ne peut dire ce que fut la position de Clitarque. S’il ne paraît pas avoir condamné le philosophe d’Olynthe, avec Aristobule et Ptolémée, il semble cependant dans ces circonstances peu probable qu’il ait cherché à noircir Alexandre par une exécution injuste. Il paraît plus raisonnable de penser qu’à nouveau ce dernier s’en sera tenu à la présentation neutre des faits, à savoir le démenti par Hermolaos de la culpabilité de Callisthène144. Mais quel crédit porter à un jeune homme convaincu de trahison et dont tous les propos sont démentis par Alexandre ?
Retenons donc ces points communs aux autres historiens : un complot fut bien fomenté par les Pages ; Alexandre eut raison de les punir ; Callisthène participa peut-être au complot et fut donc sur ce motif ou emprisonné ou exécuté ; aucune source, ni Aristobule, ni Ptolémée, ni Clitarque, ne semble profiter de cet épisode pour incriminer Alexandre, qui peut parfois même trouver en cette circonstance une occasion pour se défendre.
Si l’on observe à présent le texte des Histoires philippiques, on verra nettement sa singularité, qui commence par sa brièveté :
Dein, quod primo ex Persico superbiae regiae more distulerat ne omnia pariter inuidiosiora essent, non salutari sed adorari se iubet. Acerrimus inter recusantes Callisthenes fuit. Quae res et illi et multis principibus Macedonum exitio fuit, siquidem sub specie insidiarum omnes interfecti. Retentus tamen est a Macedonibus modus salutandi regis, explosa adoratione.
“Ensuite, ce qu’il avait différé dans un premier temps d’emprunter à la coutume perse de l’orgueil royal, pour éviter que toutes les pratiques, adoptées en même temps, fussent trop révoltantes, il ordonne d’être non pas salué, mais adoré. Le plus acharné parmi les opposants fut Callisthène. Cette attitude causa sa perte et celle de nombreux princes macédoniens, puisque tous furent tués sous prétexte de complot. Pourtant leur façon de saluer le roi fut conservée par les Macédoniens, après le mauvais accueil fait à l’adoration.ˮ145
Concernant la proskynèse, on notera qu’elle n’est guère explicitée, à lire derrière l’infinitif adorari, et que ne sont pas détaillées les circonstances dans lesquelles Alexandre chercha à “se faire adorerˮ. Le texte des Histoires philippiques s’écarte en outre des autres historiens dans la manière dont Alexandre semble être seul à vouloir introduire la proskynèse, sans appui de certains de ses Compagnons. On a même l’impression, bien qu’il soit question d’autres Macédoniens qui trouvent la mort avec Callisthène (quae res et illi et multis principibus Macedonum exitio fuit), que ce passage propose un duel entre le roi et le philosophe, présenté comme acerrimus inter recusantes. Cela peut être dû au travail de Justin qui, comme nous l’avons vu, fait souvent disparaître les figures secondaires au profit des figures principales, mais toujours en cohérence avec le texte troguien.
Surtout, ce passage lie la tentative d’adoration d’Alexandre et le meurtre de Callisthène, ne serait-ce que dans sa structure puisqu’il est à nouveau question de la proskynèse, en l’occurrence de son abandon, après que Callisthène fut tué. Elle constitue le seul motif de la mort du philosophe, qui n’est pas une participation avérée ou soupçonnée à quelque complot que ce soit : il n’y a aucune mention de la conjuration des Pages, si ce n’est dans l’expression sub specie insidiarum qui semble plutôt renvoyer à un mobile inventé par Alexandre pour mettre à mort ses opposants qu’à un complot réel. Ainsi, ses proches ne trouvent pas la mort parce qu’ils l’ont méritée, ayant projeté de tuer leur souverain, comme chez tous les autres historiens et dans toutes les sources auxquelles on peut remonter grâce à eux, ils trouvent la mort parce qu’ils sont les victimes d’un roi tyrannique qui ne supporte pas leur opposition.
Ce passage, on le voit, est structuré et cohérent, et il clôt parfaitement la séquence dans laquelle se transforme considérablement l’image d’Alexandre. Il n’est pas ici question de lui fournir une occasion de justifier des actions pouvant être jugées répréhensibles, comme on le trouve chez Quinte-Curce et probablement comme on devait le trouver chez Clitarque, il s’agit d’ajouter une nouvelle note de noirceur au portrait particulièrement négatif que Trogue Pompée, suivi par Justin, peint du roi macédonien. Qu’il use d’une autre source ou qu’il n’emprunte à Clitarque que les données qui l’intéressent à cette fin, il continue de montrer ici son originalité dans cet épisode qui clôt cette séquence du début du livre 12, avant le départ pour l’Inde, en en offrant comme une miniature : on retrouve en effet la volonté d’Alexandre d’adopter les mœurs perses, comme il avait fait auparavant du costume et des symboles royaux ; on voit à nouveau l’opposition ferme d’un proche, ici Callisthène au lieu de Parménion ; la mise à mort des Macédoniens récalcitrants rappelle l’abandon des Indisciplinés ; celle du philosophe les morts de Philotas, Parménion et Clitos. En un épisode, c’est toute la mécanique folle de la dégénérescence d’Alexandre qui est mise en exergue. On mesure encore ainsi le grand travail de composition à l’œuvre dans les Histoires philippiques.
Conclusion
Le travail de l’historien antique, tel que Trogue Pompée l’entendait, ne résidait pas dans une simple retranscription de sources. Son ouvrage était ainsi composé, construit, pensé. On peut l’observer à l’échelle de passages déterminés, tels que celui des ambassades, où il montre un esprit de synthèse prouvant qu’il ne suit pas ligne à ligne l’historien grec sur lequel il s’appuie, mais qu’il parvient à dégager de cette matière première un texte propre et cohérent, qui parvient même à transformer l’orientation apologétique de la source première. On l’observe également dans l’invention de la lettre européenne, où l’on voit que Trogue Pompée, assez fidèlement suivi par Justin, mêle diverses sources, tord la chronologie, pour offrir à son œuvre une digression unie sur la situation politique et militaire occidentale.
Mais cet esprit de composition est aussi notable à une plus grande échelle, ainsi des livres 11 et 12 des Histoires philippiques dans leur ensemble. Ces livres en effet sont construits comme un diptyque : si le livre 11, appuyé majoritairement et fidèlement sur Clitarque, montre Alexandre sous un jour extrêmement favorable, culminant avec le discours de Darios qui, à sa mort, fait un portrait louangeur de son ennemi, le livre 12 quant à lui s’ouvre par un moment de bascule et montre un travail d’écriture fin et conscient de l’auteur gaulois repris par Justin : après la lettre européenne, une séquence voit Alexandre accumuler les vices, perdre son statut de chef militaire modèle et de roi vertueux. Ce changement se fait au prix d’une distanciation de la source première, Clitarque pouvant être ou délaissé au profit d’autres sources, ou assez souvent détourné : en ne reprenant pas des motifs d’explication de l’attitude royale ou de défense du monarque qui devaient figurer dans son œuvre, le texte trogo-justinien devient un portrait à charge de la personne d’Alexandre.
Le nombre des différences avec les autres auteurs de la Vulgate est si grand, la cohérence du texte à cet endroit est telle, que l’on ne peut soupçonner une série d’étourderies de Justin : est bien alors construite une nouvelle image d’Alexandre, toute réfléchie. La construction de cette image peut en effet être mise en lien avec l’usage d’autres sources, déjà utilisées au livre 11, qui visait déjà à la ternir, à montrer des failles chez le jeune monarque, à souligner ses défauts en germe qui ne feront que croître dans le livre suivant.
Il convient à présent de s’interroger sur la figure d’Alexandre que Trogue Pompée / Justin veulent présenter, et d’analyser quels sont les traits du roi qu’ils ont décidé de léguer à l’Histoire, tels que nous les avons déjà vus esquissés : ceux d’un Perse au lieu d’un héritier du monde hellénique et d’un despote oriental au lieu d’un souverain macédonien.
Notes
- Just., “Praef.ˮ, 3. Trad. B. Mineo.
- Just. 11.12.1-11.12.16.
- Curt. 4.1.6 ; Arr., An., 2.14.1-2.14.3.
- Curt. 4.1.8 ; DS 17.39.1.
- Curt. 4.11.1.
- Voir Atkinson 1980, 277-278, particulièrement l’un des enseignements tirés de ce passage : “this reinforces our conclusion from other passages that Curtius was familiar with Trogus’ account.ˮ
- DS 17.39.1-17.39.2 et 17.54.1-17.54.6.
- Voir Hamilton 1969, 76 ; Heckel 1997, 158. P. Goukowsky (1976, 208-210) estime au contraire que Diodore suit la version de Clitarque et qu’il n’y eut que deux ambassades. Il suppose que ce serait Trogue Pompée qui aurait inventé la troisième ambassade, et que Quinte-Curce l’aurait suivi. Cette invention de l’auteur des Histoires philippiques nous semble plutôt improbable.
- …τοῖς μὲν πρέσβεσιν ἀπόκρισιν ἔδωκεν ὡς οὔθ’ ὁ κόσμος δυεῖν ἡλίων ὄντων τηρῆσαι δύναιτ› ἂν τὴν ἰδίαν διακόσμησίν τε καὶ τάξιν οὔθ’ ἡ οἰκουμένη δύο βασιλέων ἐχόντων τὴν ἡγεμονίαν ἀταράχως καὶ ἀστασιάστως διαμένειν ἂν δύναιτο. (“Il répondit aux ambassadeurs que, ‘s’il y avait deux soleils, le monde ne saurait garder la belle ordonnance de son agencement, et que la terre habitée, si deux rois exerçaient le pouvoir suprême, ne pourrait demeurer longtemps sans être troublée de séditions.̕ˮ) DS 17.54.5. Trad. P. Goukowsky.
- J. E. Atkinson (1980, 278), repris par W. Heckel (1997, 163), invite cependant à se méfier de ce rapprochement en ce que ces propos pourraient être des lieux communs d’exercices rhétoriques, et de renvoyer à l’emploi de Plutarque de cette image (Mor. 180b). Toutefois, nous ne pensons pas qu’il faille voir là une simple coïncidence.
- Sur l’Halys comme frontière, voir Atkinson 1980, 321.
- Voir Eddy 1961, 32 et 42 et la mise au point de P. Goukowsky (1976, 210-211).
- Arr., An., 2.25.1-2.25.3 ; Plut., Alex., 29.7-29.9.
- C’est l’avis de W. Heckel (1997, 158).
- Chez Quinte-Curce aussi Darios envoie une nouvelle ambassade à Alexandre à la suite de cette nouvelle, uictus continentia hostis (Curt. 4.11.1). J. E. Atkinson (1980, 392) note que chez l’historien romain, Darios reçoit la nouvelle de la mort de sa femme iter facienti (4.10.18), ce qui reprend à son sens l’expression que l’on trouve sous la forme in itiniere chez Trogue Pompée / Justin (11.12.6). Ainsi Quinte-Curce aurait selon lui suivi Trogue Pompée.
- I. Yakoubovitch (2015, 147) relève chez Quinte-Curce également la moderatio de Darios, à laquelle s’oppose l’hybris d’Alexandre, voulant toujours plus de territoires.
- On ne doit pas à notre avis attribuer à Justin cette synthèse si lourde de sens des trois ambassades, comme le fait L. Santi Amantini (1981, 251).
- Pour des précisions chronologiques, voir E. N. Borza (1972) qui tire la conclusion qu’Alexandre dut recevoir la nouvelle de la mort d’Agis entre le milieu du mois d’octobre et le milieu du mois de décembre 331. On notera cependant que la date de la mort d’Agis est soumise à débat. Si elle est le plus souvent située à la fin de l’année 331 (Santi Amantini, 1981, 259 ; Arnaud-Lindet, 12.1, note 4), W. Heckel (1997, 185) pense quant à lui qu’elle eut lieu au printemps 330, en s’appuyant notamment sur le fait que Diodore affirme qu’Agis avait régné neuf ans (17.62.1), ce qui correspondrait, en comptant et l’année de son arrivée sur le trône en 338 et celle de sa mort en 330. Cela atténuerait la torsion chronologique sans rien retirer au travail de composition. On notera cependant que Diodore peut être aussi imprécis à propos de la durée de règne d’Agis, qu’il évalue à quinze ans à un autre endroit (16.63.2).
- Quae interim ductu imperioque Alexandri uel in Graecis uel in Illyriis ac Thraecia gesta sunt, si suis queque temporibus reddere uoluero, interrumpendae sunt res Asiae, quas utique ad fugam mortemque Darei uniuersas in conspectu dari et, sicut inter se cohaerent, ita opere ipso coniungi haud paulo aptius uideri potest. Igitur, quae proelio apud Arbela coniuncta sunt, ordiar dicere. (“Si je voulais rapporter à leur époque chacune des choses qui, pendant ce temps, s’accomplirent par les ordres et sous les auspices d’Alexandre, soit en Grèce, soit dans l’Illyrie et la Thrace, il me faudrait interrompre le fil des affaires d’Asie. Mais en offrir le spectacle complet jusqu’à la fuite et à la mort de Darius, et les rapprocher dans mon récit, comme elles se tiennent dans l’ordre des temps, paraîtra, sans doute, bien plus convenable. Je commencerai donc par raconter, avant tout, ce qui se rattache à la bataille d’Arbèles.“) Curt. 5.1.1-5.1.2. Trad. H. Bardon.
- C’est ce que note par exemple M.-P. Arnaud-Lindet (12.1, note 3) : “Par un artifice de composition, Trogue Pompée regroupe les événements marquants qui se sont déroulés en Occident depuis le départ d’Alexandre et qui ne sont pas exactement contemporains.ˮ
- Just. 12.1.4-12.1.5.
- Just. 12.1.6-12.1.8.
- Voir aussi Mc Queen 1978, 40-51.
- Chez Diodore à la suite de la bataille de Gaugamèles (17.62.6-17.63.5), à la fin de la première partie du livre 17 ; chez Quinte-Curce au début du livre 6, à la suite de la mort de Darios. Il suivait vraisemblablement Trogue Pompée dans ce choix et assume un “flashbackˮ (Badian 1967, 191 ; Baynham 1998, 166-167).
- …ὁμήρους ἔλαβε τοὺς ἐπιφανεστάτους τῶν Σπαρτιατῶν πεντήκοντα. DS 17.73.6.
- Αἰσχυνης ἐν τῷ κατὰ Κτησιφῶντος ἐπὶ τῶν ἀναπεμφθέντων Λακεδαιμονίων Ἀλεξάνδρῳ. Κλείταρχος δέ φησιν ἐν τῇ ε εἶναι τοὺς δοθέντας παρὰ τῶν Λακεδαιμονίων ὁμήρους. Fr. Gr. Hist. 137 fr. 4. Trad. J. Auberger.
- Just. 12.2.1-12.2.15.
- Pour ces questions de date, voir Werner 1987, 352 et 360-367 ; Heckel 1997, 192 et 196.
- Nous suivons ici les conclusions d’O. Seel (1955, 79, n. 94a) reprises par W. Heckel (1997, 189). M. Mahe-Simon (2006, 205-206) conclut quant à elle que Tite-Live et Trogue Pompée ont utilisé “une source grecque […] contaminée par une notice annalistiqueˮ, ce qui pose problème pour identifier la nature des relations entre les Romains et Alexandre le Molosse.
- Just. 12.2.16-12.2.17.
- Zopyrio, Thraciae praepositus, cum expeditionem in Getas faceret, tempestatibus procellisque subito coortis, cum toto exercitu oppressus erat. (“Zopyrion, le gouverneur de Thrace, alors qu’il menait une expédition contre les Gètes, comme des tempêtes et des tornades s’étaient levées soudainement, avait été surpris avec toute son armée.ˮ) Curt. 10.1.14.
- Borysthenitae obpugnante Zopyrione seruis liberatis dataque ciuitate peregrinis et factis tabulis nouis hostem sustinere potuerunt. (“Les Borysthéniens, face à l’attaque de Zopyrion, affranchirent les esclaves, donnèrent le droit de cité aux étrangers, abolirent les dettes, et purent ainsi résister à l’ennemi.ˮ) Macr., Sat., 1.11.33.
- F. Landucci Gattinoni (1992, 95 sq.) juge également crédible la chronologie de Trogue Pompée / Justin, coïncidant avec la volonté d’Alexandre de faire une voie de communication entre le Bactriane et la mer Noire à travers le Caucase. Voir aussi Droysen 2003, 221-222.
- Berve 1926, II, 164 ; Santi Amantini 1981, 262 ; Heckel 2006, 162 et 273 ; Ballesteros Pastor 2013, 142 ; Arnaud-Lindet, 12.2, note 19. J. E. Atkinson (2009, 104) ajoute que cette datation a également sens par rapport à la décision prise par Alexandre à Opis d’envoyer Cratère prendre la direction de la Macédoine et de la Thrace.
- Προεκαλέσατο δὲ πρὸς τὴν ἀπόστασιν τοὺς ῞Ελληνας καὶ ὁ περὶ τὴν Θρᾴκην νεωτερισμὸς κατὰ τοὺς ὑποκειμένους καιροὺς γενόμενος· Μέμνων γὰρ ὁ καθεσταμένος στρατηγὸς τῆς Θρᾴκης, ἔχων δύναμιν καὶ φρονήματος ὢν πλήρης, ἀνέσεισε μὲν τοὺς βαρβάρους, ἀποστάτης δὲ γενόμενος ᾿Αλεξάνδρου καὶ ταχὺ μεγάλης δυνάμεως κυριεύσας φανερῶς ἀπεκαλύψατο πρὸς τὸν πόλεμον. Διόπερ ᾿Αντίπατρος πᾶσαν ἀναλαβὼν τὴν δύναμιν προῆλθε διὰ Μακεδονίας εἰς Θρᾴκην καὶ διεπολέμει πρὸς τὸν Μέμνονα. (“Une révolte survenue en Thrace vers le même moment incitait également les Grecs à faire défection. Le stratège de Thrace Memnon (un homme résolu disposant d’une armée) avait soulevé les barbares et s’était rebellé contre Alexandre. Il fut vite en possession d’une grande armée et il préparait ouvertement la guerre. C’est pourquoi Antipatros et toute son armée avait traversé la Macédoine pour gagner la Thrace, où ils guerroyaient contre Memnon.ˮ) DS 17.62.4-17.62.6. Trad. P. Goukowsky. On conclut de l’absence de conflit armé prolongé l’existence de cet accord. Voir Heckel 1997, 197.
- Curt. 9.3.21. H. Berve (1926, II, 164 et 254) avance quant à lui la date de 327 ou 326.
- Just. 12.1.5.
- L’intérêt de Justin pour Zopyrion, pouvant légitimer une telle intervention, pourrait provenir selon L. Ballesteros Pastor (2013, 10) du fait qu’il viendrait lui-même d’Olbia, où le général fut défait.
- Trogue Pompée, Prologues, 12.
- Les éléments repris par Justin apparaissent en gras dans la liste suivante.
- Justin semble en effet avoir créé un texte propre à partir de la lettre européenne, en suivant la structure rhétorique du chiasme où il oppose l’exemplum guerrier positif d’Agis à l’exemplum guerrier négatif de Zopyrion. Entre les deux, il traite de l’expédition d’Alexandre d’Épire, qui permet le développement de deux oracles aux conséquences opposées, l’un ayant été bien compris, l’autre non. Sur ce souci de composition rhétorique et un plus long développement sur le traitement par Justin de ce passage, voir Horn 2017, 93-98.
- Darium regem Persarum turpi ab Scythia submouerunt fuga, Cyrum cum omni exercitu trucidauerunt, Alexandri Magni ducem Zopyriona pari ratione cum copiis uniuersis deleuerunt. (“Ils éloignèrent de Scythie, dans une fuite honteuse, le roi des Perses Darius, ils exterminèrent Cyrus avec toute son armée, ils détruisirent avec la même efficacité le général d’Alexandre, Zopyrion, avec l’ensemble de ses troupes.ˮ) Just. 2.3.2-2.3.4. Trad. M.-P. Arnaud-Lindet. Zopyrion vaincu apparaît comme le symbole de la puissance des Scythes, de même que Cyrus, ce qui sera repris en 37.3.2.
- DS 16.88.4.
- …ἓν δὲ τῶν φαύλων πολιτευμάτων τεκμήριόν ἐστι τὸ ξενικοῖς στρατηγοῖς χρῆσθαι . καὶ γὰρ τὸν Μολοττὸν Ἀλέξανδρον μετεπέμψαντο ἐπὶ Μεσσαπίους καὶ Λευκανούς, καὶ ἔτι πρότερον Ἀρχίδαμον τὸν Ἀγησιλάου… (“L’usage de généraux étrangers constitue une preuve de leurs mauvais procédés de gouvernement : ils mandèrent en effet Alexandre le Molosse pour lutter contre les Messapiens et les Lucaniens, et encore auparavant Archidamos, fils d’Agésilasˮ…) Str. 6.3.4.
- Citons pour rappel les termes uirtute et gloria qui le caractérisent. Voir également la mort de ce dernier chez Quinte-Curce (6.1.1-6.1.16) ou chez Diodore (17.63.4).
- À propos d’Archidamos, il écrit ainsi qu’il mourut διαγωνισάμενος λαμπρῶς (16.63.1) et à propos d’Agis ἀγωνισάμενος λαμπρῶς (17.63.4).
- W. Heckel (1997, 190) estime que le groupe Italie-Sicile-Afrique peut avoir été influencé par les activités de Pyrrhos.
- Les Scythes d’Europe en effet ne souffrent pas d’une mauvaise réputation, comme le montre I. Yakoubovitch (2015, par exemple p. 191).
- Just. 41.1.1. Voir aussi 30.4.15. Sur cette idée du partage du monde, voir Seel 1972, Eine römische Weltgeschichte, 204 sq. et Heckel 1997, 190.
- Just. 12.2.3.
- Et que l’on trouve chez Valère Maxime. Voir chapitre 2, “ Tentative d’identificationˮ .
- Just. 12.13.10 et 12.14.1 : Auctor insidiarum Antipater fuit.
- Grammaticalement cependant, il y a rupture dans la phrase, puisqu’il faut comprendre omnes (sous-entendu hostes) à partir du singulier multitudine (sous-entendu hostium) : Ad postremum etsi a multitudine uictus, gloria tamen omnes uicit. Cette rupture renforce l’ouverture de sens de l’indéfini.
- “Il fut vaincu enfin en dernier lieu non par la bravoure d’un ennemi, mais par un traquenard des siens et par la perfidie d’un sujet.ˮ Just. 12.16.12.
- Plus loin, à propos de sa mort, Trogue Pompée / Justin précisent qu’Alexandre feint le chagrin (simulato maerore, 12.3.1), ajoutant la dissimulation au manque de cœur.
- Just. 11.15.14.
- Just. 11.11.12. L. Prandi (2016 (1), 8) note également qu’à la suite d’un certain nombre d’épisodes visant à “lodare la generosità di Alessandroˮ, l’épisode du sanctuaire d’Ammon vient briser cette image, et elle relève cette phrase comme “una klimax descendente nella degenerazione della sua indoleˮ.
- Alexandre est entré dans Persépolis en février 330, et en serait reparti en mai ou en juin (Engels 1978, 73). La ville avait été fondée par Darios Ier, et elle fut développée par ses successeurs, à commencer par Xerxès, dont une statue s’élevait devant le palais. Pour une étude des vestiges de la ville, voir notamment Schmidt 1953, 1957 et 1970 ; Wilbert 1989.
- DS 17.72 ; Curt. 5.7.1-5.7.11 ; Plut., Alex., 38 ; Arr., An., 3.18.11-3.18.12.
- P. Goukowsky (1976, 223) pense que Clitarque a “exalté“ le rôle de Thaïs par flagornerie envers Ptolémée. G. Radet (1931, 191) estime qu’en tant que danseuse, elle avait un rôle important dans les cérémonies religieuses.
- ῾Ο δὲ μέγας ᾿Αλέξανδρος οὐ Θαίδα εἶχε μεθ’ ἑαυτοῦ τὴν ᾿Αττικὴν ἑταίραν; περὶ ἧς φησι Κλείταρχος ὡς αἰτίας γενομένης τοῦ ἐμπρησθῆναι τὰ ἐν Περσεπόλει βασίλεια. (“Alexandre le Grand n’a-t-il pas gardé à ses côtés Thaïs, la courtisane de l’Attique ? Clitarque dit d’elle qu’elle est à l’origine de l’incendie du palais de Persépolis.“) Ath. 13.37. Trad. J. Auberger.
- DS 17.72. Trad. P. Goukowsky.
- Plut., Alex, 38.8. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
- Arr., An., 6.30.1. Trad. P. Savinel.
- Pour une chronologie de cet événement et pour découvrir l’intérêt stratégique de cette destruction, survenue bien après la prise de la ville, voir Borza 1972 ; Radet 1927, 16 sq.. N. G. L. Hammond (1992), s’appuyant sur les recherches archéologiques, situe quant à lui la destruction du palais au moment du sac initial de la capitale.
- Arrien condamne lui aussi personnellement Alexandre à la fin de l’épisode : Ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ἐμοὶ δοκεῖ σὺν νῷ δρᾶσαι τοῦτό γε Ἀλέξανδρος οὐδὲ εἶναί τις αὕτη Περσῶν τῶν πάλαι τιμωρία. (“Moi, personnellement, je pense qu’il n’a pas fait preuve de bon sens en agissant ainsi, et qu’il n’était pas possible de tirer vengeance des Perses des temps anciens.“) Arr., An., 3.18.11-3.18.12. Trad. P. Savinel.
- Comme le montre la phrase introduisant cet épisode : Ceterum ingentia animi bona, illam indolem, qua omnes reges antecessit, illam in subeundis periculis constantiam, in rebus moliendis efficiendisque uelocitatem, in deditos fidem, in captiuos clementiam, in uoluptatibus permissis quoque et usitatis temperantiam, haud tolerabili uini cupiditate foedauit. (“Mais ces étonnantes qualités d’âme, ce caractère qui le mit au-dessus de tous les rois, cette constance en face du danger, cette rapidité dans l’entreprise et la réalisation, cette loyauté envers qui se soumettait, cette clémence envers les prisonniers, cette retenue jusque dans les plaisirs permis et courants, il souilla tout cela par un goût inexcusable pour le vin. ˮ) Curt. 5.7.1. Trad. H. Bardon.
- Just. 11.14.6-11.14.12.
- M.-P. Arnaud-Lindet souligne en outre qu’Alexandre avait ordonné le massacre de la population de la ville (11.14, note 68).
- La prise de la cité marque en effet, selon L. Santi Amantini (1981, 255), que l’on pouvait considérer comme close la guerre de vengeance panhellénique à l’égard des Perses.
- Il utilise d’ailleurs un procédé semblable au moment de la mort de Callisthène.
- Diodore parle de trois mille talents d’argent (17.64.3), Quinte-Curce de quatre mille (5.1.10).
- Diodore évoque la somme de cent vingt mille talents (17.71.1) ; voir Welles 1963, 320 pour une estimation en argent et en or.
- “Trogus’ original doubtless described the sack of the city and the despoiling of the Persian women. […] Presumably Trogus also included the destruction of the palace through the agency of the courtesan Thaïs.ˮ
- Just. 12.3.8-12.4.2.
- Voir par exemple Quinte-Curce : animus militarium rerum quam quietis otiique patientior, excepere eum uoluptates (“Alexandre, plus résistant aux travaux militaires qu’au repos et à l’inaction, écouta les invitations du plaisir.ˮ). Curt. 6.2.1. Trad. H. Bardon.
- Itaque purpureum diadema distinctum albo, quale Dareus habuerat, capiti circumdedit uestemque Persicam sumpsit, ne omen quidem ueritus, quod a uictoris insignibus in deuicti transiret habitum. […] Amicos uero et equites,–hi namque principes militum,–aspernantes quidem, sed recusare non ausos Persicis onerauerat uestibus. Pelices CCC et LXV, totidem quot Darei fuerant, regiam inplebant ; quas spadonum greges, et ipsi muliebria pati adueti, sequebantur. Haec luxu et peregrinis infecta moribus ueteres Philippi milites, rudis natio ad uoluptates, palam auersabantur… (“Ainsi, il ceignit sa tête d’un diadème de pourpre broché de blanc, tel que Darius en avait eu un, adopta le vêtement des Perses, sans la moindre crainte du présage : il quittait une tenue de victoire pour un vêtement de défaite. […] Il avait imposé aux Amis et aux cavaliers, qui sont l’élite des soldats, le costume perse ; en dépit de leur répugnance, ils n’eurent pas l’audace de refuser. Trois cent soixante-cinq concubines, tout autant qu’en avait eu Darius, remplissaient son palais ; elles avaient pour escorte une troupe d’eunuques, habitués, eux aussi, à servir de femmes. Les vétérans de Philippe, race inhabile aux voluptés, ne se cachaient pas pour maudire cette corruption due à la contagion des mœurs étrangères…ˮ) Curt. 6.6.4 et 6.6.7-6.6.9. Trad. H. Bardon.
- Pour toutes ces citations : DS 17.77.5-17.77.6. Trad. P. Goukowsky.
- DS 17.77.7. Trad. P. Goukowsky.
- L. Santi Amantini (1981, 263) estime d’ailleurs que le passage en question de Justin est proche du texte de Trogue Pompée, et W. Heckel (1997, 205) relève que l’expression péjorative grex pour désigner le harem des femmes doit être héritée directement de cet auteur, puisqu’on la retrouve chez Quinte-Curce (6.6.9).
- Ainsi, pour I. Yakoubovitch (2015, 79), “l’orientalisation d’Alexandre est donc une assimilation inversée où les vaincus imposent leurs normes et leurs valeurs aux vainqueurs : au contact de l’Orient, le roi, représentant par excellence la civilisation, est paradoxalement pris dans un processus involutif de dé-civilisation, synonyme de perte d’identitéˮ. Ce commentaire portant sur le texte de Quinte-Curce vaut aussi parfaitement pour celui de Trogue Pompée / Justin.
- …quem arma Persarum non fregerant, uitia uicerunt. Curt. 6.2.1. Trad. H. Bardon.
- Hor., Épître à Auguste, 2.156.
- Cic., Tusc., 1.1-1.2.
- Pour développer cette idée, voir Dupont 2002, où est développée la notion d’“altérité incluseˮ, ou comment Rome a construit son identité en s’opposant à la culture grecque qui lui était pourtant la plus proche.
- Voir par exemple Heckel 1997, 205. Selon lui, cela pouvait être aussi une réponse à Bessos qui dans le même temps arborait la tiare royale. Mais il insiste : “If Alexander was to be accepted by the natives as the legitimate successor of Darius, he needed to look and act the part.ˮ
- ὡς μέγα πρὸς ἐξημέρωσιν ἀνθρώπων τὸ σύνηθες καὶ ὁμόφυλον. Plut., Alex., 45.1.
- Arr., An., 4.7.4-4.7.5. Trad. P. Savinel.
- Sur Philotas, sa famille puissante, sa carrière militaire en tant que chef de la cavalerie, sa fierté et sa vie dissolue, voir par exemple Hamilton 1969, 132.
- Voir par exemple Green 1991, 339-347.
- Les avis modernes divergent sur la responsabilité d’Alexandre. Certains ont pensé qu’il voulait éliminer depuis longtemps Philotas et Parménion, et avait organisé un complot destiné à les perdre (Badian 1960, 324-338), ou qu’il avait saisi l’occasion offerte par le manquement de Philotas pour le faire (Schchermeyr 1949, 266-275).
- Curt., 6.11.10-6.11.11. La lecture de cet épisode raconté par G. Radet (1931, 221-235), alors même que celui-ci croit en l’innocence de Philotas, montre cette position d’Alexandre qui subit les mauvais conseils de ses proches, et notamment de Cratère, animé d’une haine viscérale contre Philotas. Ainsi pour lui “Alexandre, entraîné dans le tourbillon, vit les choses telles que les lui travestit cette ligue d’exécration spontanée. Il s’égara.ˮ (p. 235) C’est aussi par exemple la position de J. R. Hamilton (1969, 135). Cela rend compte de la présentation de ces événements par les auteurs anciens.
- Curt. 6.11.39. Trad. H. Bardon.
- La version d’Arrien (An., 3.26), héritée de Ptolémée, va exactement dans le même sens.
- C’est ce que résume bien la phrase introductive de Diodore : Κατὰ δὲ τούτους τοὺς καιροὺς περιέπεσε πράξει μοχθηρᾷ καὶ τῆς ἰδίας χρηστότητος ἀλλοτρίᾳ. (“Vers ces moments-là, [Alexandre] fut confronté à une action douloureuse et contraire à sa bonté naturelle.ˮ) DS 17.79.1. Trad. P. Goukowsky.
- Just. 12.5.2-12.5.4.
- Just. 12.5.4-12.5.8.
- La lecture des lettres est sujette à débat : si d’aucuns considèrent cet épisode comme réel (voir Schchermeyr 1973, 333), d’autres le considèrent apocryphes (voir Kaerst 1926, I, 428) tandis que d’autres restent prudents et ne se prononcent pas (voir Badian 1960, 335).
- Curt. 7.2.35-7.2.38. Trad. H. Bardon.
- W. Heckel (1997, 213) va jusqu’à parler de “paranoiaˮ du roi.
- Sur cette confusion, voir Auberger 2005, 111 ; Heckel 1997, 219. Cette colonie fondée en 227 est sûrement la ville de Kodschent (Santi Amantini 1981, 267 ; Arnaud-Lindet 12.5, note 33).
- Just. 12.5.12-12.5.13.
- …τῶν τε Ἑλλήνων μισθοφόρων καὶ ὅστις τῶν προσοικούντων βαρβάρων ἐθελοντὴς μετέσχε τῆς ξυνοικήσεως καί τινας καὶ τῶν ἐκ τοῦ στρατοπέδου Μακεδόνων, ὅσοι ἀπόμαχοι ἤδη ἦσαν. Arr., An., 4.4.1. Trad. P. Savinel.
- Incolae nouae urbi dati captiui. Curt. 7.6.27. Trad. H. Bardon.
- Nous partageons l’avis de L. Santi Amantini (1981, 266) qui estime que le texte de Justin est fidèle à celui de Trogue Pompée à cet endroit.
- Notons que N. G. L. Hammond (2007 (2), 103) voit en Clitarque précisément la source de cette image d’Alexandre, s’appuyant sur le fait que Diodore, qui reprend le texte de Diyllos selon lui, ne développe pas ce portrait négatif.
- Sur Clitos le Noir, qui a servi sous Philippe, qui a sauvé la vie d’Alexandre à la bataille du Granique, qui s’est vu confier le commandement conjoint des Compagnons avec Héphestion, qui avait été juste placé à la tête de la Bactriane, voir Heckell 1992, 34-37 et 1997, 223-225 ; Berve 1926, II, 206-209.
- Arr., An., 4.8.1.
- Le meurtre de Clitos eut lieu à la fin de l’été ou à l’automne 328, à Samarcande (voir Schachermeyr 1973, 366) quand la mort de Darios, un peu antérieure à celle de Bessos, se situe en juillet 330.
- Just. 12.6.1-12.6.16.
- Arr., An., 4.8.8-4.8.9. Trad. P. Savinel.
- J. R. Hamilton (1969, 139), s’appuyant sur E. Kornemann (1935, 249 sqq.) pense que la source de Plutarque ici est Charès. Il est aussi tout à fait possible que Plutarque ait utilisé plusieurs sources.
- Plut., Alex, 50.2 et 50.9. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
- Plut., Alex, 51.8-51.9.
- Pearson 1960, 170.
- Arr., An., 4.9.2-4.9.4. Trad. P. Savinel.
- …ἀλλὰ τὰ ἐπὶ τοῖσδε αὖ ἐπαινῶ Ἀλεξάνδρου, ὅτι παραυτίκα ἔγνω σχέτλιον ἔργον ἐργασάμενος. Arr., An., 4.9.1-4.9.2. Trad. P. Savinel.
- W. Heckel (1997, 225) estime aussi que les deux auteurs latins s’appuient sur Clitarque, mais que Quinte-Curce utilise dans ce passage une autre source qu’il tente de faire cohabiter avec le texte de l’historien alexandrin (voir Cauer 1894, 50 ; Baynham 1998, 188). Pour N. G. L. Hammond, (2007 (2), 103-104), l’usage de Clitarque comme source par Trogue Pompée ne fait pas de doute non plus.
- Parmenion et Philotas, tunc Amyntas consobrinus, tunc nouerca fratresque interfecti, tunc Attalus, Eurylochus, Pausanias aliique Macedoniae extincti principes… Sur cette liste, voir aussi chapitre 4, “Les siensˮ.
- La proskynèse était une pratique consistant notamment en une prosternation, due aux personnes de rang supérieur dans le monde perse, et donc en premier lieu au Grand Roi. Or les Grecs n’accordaient cette prosternation qu’aux dieux.
- Plut., Alex, 54.4.
- Φιλήματι τοίνυν ἔλασσον ἔχων ἄπειμι. Plut., Alex., 54.6.
- Arr., An., 4.10.5. L’anecdote est développée jusqu’en 4.12.2.
- Curt. 8.5.5-8.6.1.
- Personnages peu connus ; H. Bardon (1948, 303) suppose que l’un était un chanteur d’hymnes, l’autre, originaire de Syracuse, peut-être l’auteur du traité Περί λιμένων.
- Curt. 8.5.24-8.6.1.
- Καὶ τούτων ἐγὼ, ὅσα ἐς ὕβριν τε τὴν Ἀλεξάνδρου τὴν ἐν τῷ παραυτίκα καὶ ἐς σκαιότητα τὴν Καλλισθένους φέροντα, οὐδὲν οὐδαμῇ ἐπαινῶ, ἀλλὰ τὸ καθ᾽ αὑτὸν γὰρ κοσμίως τίθεσθαι ἐξαρκεῖν φημί, αὔξοντα ὡς ἀνυστὸν τὰ βασιλέως πράγματα ὅτῳ τις ξυνεῖναι οὐκ ἀπηξίωσεν. Οὔκουν ἀπεικότως δι᾽ ἀπεχθείας γενέσθαι Ἀλεξάνδρῳ Καλλισθένην τίθεμαι ἐπὶ τῇ ἀκαίρῳ τε παρρησίᾳ καὶ ὑπερόγκῳ ἀβελτερίᾳ. (“Eh bien, moi, ces comportements, qui dénotent chez Alexandre de la démesure dans la circonstance présente, et chez Callisthène de la grossièreté, je ne les approuve absolument pas, et je soutiens qu’il suffit de faire preuve de modération, dans l’organisation de sa vie personnelle et, si l’on ne regarde pas comme indigne la fréquentation d’un roi, de glorifier de son mieux le pouvoir royal. Je considère donc qu’Alexandre n’a pas eu tort de prendre Callisthène en aversion pour sa liberté de langage déplacée et son sot orgueil…ˮ) Arr., An., 4.12.6-4.12.7. Trad. P. Savinel.
- Cette institution avait été créée par Philippe. Le devoir des Pages était d’assister le roi dans ses chasses et de veiller sur lui la nuit (voir Arr., An., 4.13.1). Voir Berve 1926, I, 37 sqq ; Rinaldi, in Battistini & Charvet 2004, 844.
- Il y a débat sur les motivations des Pages : ont-ils agi uniquement par vengeance, et sans arrière-pensée politique (Tarn 1948, I, 81 ; Berve 1926, II, 153), ou bien animés de la même farouche opposition à la politique d’Alexandre qu’avait évoquée Clitos, et en se considérant comme des “tyrannicidesˮ (Schachermeyr 1949, 315 sqq. ; Hamilton 1969, 154-155) ?
- Ainsi chez Quinte-Curce : quae agitauerant sine cunctatione confessi sunt. (“sans hésiter, ils reconnurent leurs desseins.ˮ). Curt. 8.7.29. Trad. H. Bardon. Ainsi aussi chez Plutarque : τῶν περὶ Ἑρμόλαον ἐπιβουλευσάντων τῷ Ἀλεξάνδρῳ καὶ φανερῶν γενομένων… (“quand Hermolaos conspira contre Alexandre et que les conjurés furent découverts…ˮ) Plut., Alex., 55.3. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
- Arr., An., 4.14.1. Trad. P. Savinel.
- Arr., An., 4.14.3. Ainsi les versions changent concernant la mort de Callisthène : selon Aristobule et Charès, il est mort de maladie (νόσῳ), selon Ptolémée, il fut torturé et pendu (στρεβλωθέντα καὶ κρεμασθέντα). Voir aussi Plut., Alex, 55.9. La vision de G. Radet (1931, 272) nous semble intéressante : “En réalité, l’ennemi de la Grande-Royauté d’Asie périt de mort violente. Quand Ptolémée nous dit qu’il fut mis à la torture et pendu, c’est sa version que nous devons tenir pour vraie ; car le Lagide, si soucieux du bon renom d’Alexandre, n’eût pas noirci de cette sorte la mémoire de son prince, s’il n’y avait été contraint par une répugnance trop naturelle à introduire un mensonge grossier dans son œuvre d’historien.ˮ Sur cette question, voir aussi Pearson 1960, 56, 171, 191 ; Schachermeyr 1949, 321 ; Berve 1926, II, 197 ; Hamilton 1969, 156).
- Sen., Nat., 6.23.2-6.23.3, notamment : Hic est Alexandri crimen aeternum, quod nulla uirtus, nulla bellorum felicitas redimet. (“[Callisthène] est pour Alexandre un reproche éternel que ne rachèteront jamais aucune vaillance, aucun bonheur à la guerre.ˮ) Trad. P. Oltramare.
- Curt. 8.8.21-8.8.23. Trad. H. Bardon.
- Arr., An., 4.14.2. Trad. P. Savinel.
- Curt. 8.7.4-8.7.5. Attalus et Philotas et Parmenio et Lyncestes Alexander et Clitus […] quibus tu egregiam gratiam retulisti.
- Curt. 8.7.12.
- Tu Macedonas uoluisti genua tibi ponere, uenerarique te ut deum ; tu Philippum patrem auersaris ; et, si quis deorum ante Iouem haberetur, fastidires etiam Iouem. Miraris, si liberi homines superbiam tuam ferre non possumus ? […] Tu quidem, si emendari potes, multum mihi debes. Ex me enim scire coepisti, quid ingenui homines ferre non possint. (“C’est toi qui as voulu que les Macédoniens s’agenouillent devant toi et t’adores comme un dieu ; c’est toi qui désavoues Philippe pour ton père ; et si quelque dieu avait rang avant Jupiter, tu mépriserais même Jupiter ! Tu t’étonnes que ton orgueil nous soit insupportable, à nous, hommes libres ? […] Quant à toi, si tu peux te corriger, tu me dois beaucoup. Le premier en effet je t’ai enseigné ce que des hommes nés libres sont incapables de subir.ˮ) Curt. 8.7.12-8.7.15. Trad. H. Bardon.
- Même s’il faut bien sûr considérer que Quinte-Curce use là de tout son talent rhétorique, comme l’a bien montré l’analyse d’E. Baynham (1998, 197-199) du discours d’Alexandre, montrant que le Macédonien parvient à sauver son image face aux accusations : “The speech is one of the longest of Alexander’s orations in the Historiae, and it is a tribute to Curtius’ rhetorical skill and insight that he can present both an indictment and a defense of regnum that appears equally convincing. Alexander justifies himself in terms of fides, clementia, uis, and fama.ˮ
- An etiam, quid di respondeant, in mea potestate est ? Curt. 8.8.15. Trad. H. Bardon.
- Curt. 8.8.10-8.8.13. Trad. H. Bardon.
- Ce qui ne nous semble pas contradictoire avec la critique d’Alexandre et de son goût du luxe perse qu’I. Yakoubovitch (2015, 75, note 476, 77, notes 484 et 485) décelle dans cet échange entre Hermolaos et Alexandre : en se fondant sur la trame offerte par Clitarque, Quinte-Curce a pu insérer des développements propres.
- Inde hostem petens milites a populatione Asiae prohibuit, parcendum suis rebus praefatus, nec perdenda ea quae possessuri uenerint. Just. 11.6.1.
- Voir Curt. 8.7.10 : Atqui nihil eum fecisse contendo. sunt hic, qui mecum rem pulcherrimam cogitauerunt : nemo est, qui conscium fuisse nobis Callisthenen dicat… (“Or j’affirme qu’il n’a rien fait. Voici ceux qui, avec moi, ont eu ce projet magnifique : aucun ne saurait dire que Callisthène ait été notre complice…ˮ Trad. H. Bardon).
- Just. 12.7.1-12.7.3.