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Chapitre 2•
Comment ternir une image : de l’usage d’autres sources

par

Si le texte des Histoires philippiques présente de très nombreuses similitudes avec les autres ouvrages de la Vulgate, et s’il faut certainement voir derrière ces extraits la marque de l’historien alexandrin Clitarque, source commune probable de tous les auteurs, il est également de nombreux passages qui sont originaux et propres à l’œuvre de Trogue Pompée / Justin. Or il est tout à fait notable que, si Alexandre apparaît sous un jour très positif dans les épisodes empruntés à Clitarque que nous avons relevés, c’est loin d’être le cas pour tous ceux dont on peut supposer qu’ils furent découverts par Trogue Pompée dans des sources différentes. Ce mélange des sources permet, dès le livre 11, de nuancer le portrait d’un roi idéal comme l’auteur gaulois devait le découvrir dans sa source principale : il est un moyen de faire apparaître des failles, développées tout au long du livre 12 qui est, comme nous l’avons vu, moins fidèle à Clitarque. Il use de fait d’autres références pour détériorer l’image du roi, en particulier, et de manière très nette, en diminuant son prestige militaire.

Les indices d’une part noire d’Alexandre dès le livre 11

Bien que le livre 11 construise une image globalement très positive d’Alexandre, il ne constitue pas pour autant un portrait parfaitement uniforme. Le roi en effet paraît à différentes reprises animé de sentiments violents, colère ou orgueil, qui le conduisent à mener un certain nombre d’actes répréhensibles, parfois clairement désignés comme tels, quand les autres historiens d’Alexandre, à commencer par ceux de la Vulgate, ne font guère état de pareils événements. Une comparaison des textes permettra à cet égard de mesurer non plus les points de convergence, mais à présent aussi les points de divergence entre les Histoires philippiques et les autres œuvres de cette tradition.

La destruction de Thèbes

(DS 17.14.1-17.14.4 ; Curt. : lacune ; Just. 11.3.8-11.4.8 ; Plut., Alex., 11.10-13.5 ; Arr., An., 1.8.8-1.9.10)

L’un des épisodes présentant le plus clairement une telle singularité des Histoires philippiques est la destruction de Thèbes, qui fut un choc sans précédent dans les consciences grecques1. Les chiffres donnés par Diodore, Plutarque et Élien, qui parlent tous les trois de six mille morts et de trente mille prisonniers2, montrent l’ampleur du massacre. Seul Plutarque émet l’avis qu’il pouvait s’agir là d’une stratégie d’Alexandre visant à s’assurer la docilité des cités grecques, ou pour les dissuader de se rebeller, ou pour satisfaire leurs demandes, notamment concernant celles des Phocidiens et des Platéens3.

Or ce sont réellement ces cités, durement touchées par le passé dans des conflits qui les avaient opposées à Thèbes, qui chez les autres auteurs demandent et obtiennent contre leur ennemi un sort si cruel4. Chez Diodore et Trogue Pompée / Justin, on note une très grande proximité des textes, qui laisse à penser qu’ils utilisent une source commune. Cette source est probablement Clitarque, d’abord en raison du fait que les deux auteurs de la Vulgate ont l’habitude de la partager, ensuite car un chiffre donné par Diodore, celui d’un butin de quatre cent quarante talents, provenant de la vente des prisonniers, se retrouve aussi dans un passage attesté de Clitarque5. Il convient de citer intégralement le texte de l’historien sicilien à cet endroit :

Ὁ δὲ βασιλεὺς τοὺς μὲν τελευτήσαντας τῶν Μακεδόνων ἔθαψε, πλείους ὄντας τῶν πεντακοσίων, τοὺς δὲ συνέδρους τῶν ῾Ελλήνων συναγαγὼν ἐπέτρεψε τῷ κοινῷ συνεδρίῳ πῶς χρηστέον τῇ πόλει τῶν Θηβαίων. Προτεθείσης οὖν βουλῆς τῶν ἀλλοτρίως διακειμένων τοῖς Θηβαίοις τινὲς ἐπεχείρουν συμβουλεύειν ἀπαραιτήτοις τιμωρίαις δεῖν περιβαλεῖν αὐτούς, ἀπεδείκνυον δ’ αὐτοὺς τὰ τῶν βαρβάρων πεφρονηκότας κατὰ τῶν ῾Ελλήνων· καὶ γὰρ ἐπὶ Ξέρξου συμμαχοῦντας τοῖς Πέρσαις ἐστρατευκέναι κατὰ τῆς ῾Ελλάδος καὶ μόνους τῶν ῾Ελλήνων ὡς εὐεργέτας τιμᾶσθαι παρὰ τοῖς βασιλεῦσι τῶν Περσῶν καὶ πρὸ τῶν βασιλέων τοῖς πρεσβεύουσι τῶν Θηβαίων τίθεσθαι θρόνους. Πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα τοιαῦτα διελθόντες παρώξυναν τὰς τῶν συνέδρων ψυχὰς κατὰ τῶν Θηβαίων καὶ πέρας ἐψηφίσαντο τὴν μὲν πόλιν κατασκάψαι, τοὺς δ’ αἰχμαλώτους ἀποδόσθαι, τοὺς δὲ φυγάδας τῶν Θηβαίων ἀγωγίμους ὑπάρχειν ἐξ ἁπάσης τῆς ῾Ελλάδος καὶ μηδένα τῶν ῾Ελλήνων ὑποδέχεσθαι Θηβαῖον. Ὁ δὲ βασιλεὺς ἀκολούθως τῇ τοῦ συνεδρίου γνώμῃ τὴν μὲν πόλιν κατασκάψας πολὺν ἐπέστησε φόβον τοῖς ἀφισταμένοις τῶν ῾Ελλήνων, τοὺς δ’ αἰχμαλώτους λαφυροπωλήσας ἤθροισεν ἀργυρίου τάλαντα τετρακόσια καὶ τεσσαράκοντα.

“Le roi fit ensevelir les morts macédoniens, qui étaient plus de cinq cents. Puis il réunit les délégués des Grecs et confia au Conseil fédéral le soin de décider quel traitement on devait faire subir à Thèbes. La délibération s’engagea donc et certains, mal disposés à l’égard des Thébains, entreprirent de faire prévaloir l’opinion qu’il fallait leur infliger un châtiment inexorable, en démontrant qu’ils avaient, contre les Grecs, servi les intérêts des Barbares : ‘au temps de Xerxès, n’avaient-ils pas combattu aux côtés des Perses et fait campagne contre la Grèce ? Seuls d’entre les Grecs, n’étaient-ils pas honorés comme des bienfaiteurs à la cour de Perse où, devant le Grand Roi, on disposait des fauteuils pour les ambassadeurs thébains ?̕ Passant en revue d’autres exemples similaires, ils excitèrent contre les Thébains l’esprit des délégués qui finirent par décréter ‘que l’on détruirait la ville de fond en comble, que l’on vendrait les prisonniers, que dans la Grèce entière les Thébains en exil seraient passibles d’extradition, qu’aucun Grec n’accorderait asile à un Thébain.̕ Conformément à la décision du Conseil, le roi détruisit la ville de fond en comble, terrorisant ainsi les Grecs qui voulaient se révolter. Il mit également en vente les prisonniers de guerre et réunit ainsi une somme de quatre cent quarante talents.ˮ6

On remarque la grande cohérence de ce passage : le roi convoque le Conseil des Grecs7, celui-ci demande un traitement exemplaire à l’encontre des Thébains, fournit pour cela l’argument de leur entente, passée et présente avec la Perse, et d’autres similaires, demande la destruction de la cité et la réduction en esclavage des habitants, ce qu’Alexandre exécute. Cette version des faits permet de souligner la responsabilité des Grecs dans le sort réservé à la cité et aux Thébains, et d’en dédouaner Alexandre qui ne fait qu’accomplir ce que les Grecs lui demandaient d’accomplir : il n’agit ainsi que “conformément à la décision du Conseilˮ (ἀκολούθως τῇ τοῦ συνεδρίου γνώμῃ).

Tout cela se retrouve chez Trogue Pompée / Justin, qu’il faut également citer in extenso :

Cum in consilio de excidio urbis deliberaretur, Phocenses et Plataeenses et Thespienses et Orchomenii, Alexandri socii uictoriaeque participes, excidia urbium suarum crudelitatemque Thebanorum referebant, studia in Persas non praesentia tantum, uerum et uetera aduersus Graeciae libertatem increpantes, quam ob rem odium eos omnium populorum esse ; quod uel ex eo manifestari, quod iure iurando se omnes obstrinxerint, ut uictis Persis Thebas diruerent. Adiciunt et scelerum priorum fabulas, quibus omnes scaenas repleuerint, ut non praesenti tantum perfidia, uerum et uetere infamia inuisi forent.

Tunc Cleadas, unus ex captiuis, data potestate dicendi : non a rege se defecisse, quem interfectum audierint, sed a regis heredibus ; quicquid in eo sit admissum, credulitatis, non perfidiae culpam esse, cuius tamen iam magna se supplicia pependisse deleta iuuentute. Nunc senum feminarumque sicuti infirmum, ita innoxium restare uulgus, quod ipsum stupris contumeliisque ita uexatum esse ut nihil amarius umquam sint passi ; nec iam pro ciuibus se, qui tam pauci remanserint, orare, sed pro innoxio patriae solo et pro urbe, quae non uiros tantum, uerum et deos genuerit. Priuata etiam regem superstitione deprecatur geniti apud ipsos Herculis, unde originem gens Aeacidarum trahat, actaeque Thebis a patre eius Philippo pueritiae ; rogat urbi parcat, quae maiores eius partim apud se genitos deos adoret, partim educatos summae maiestatis reges uiderit. Sed potentior fuit ira quam preces. Itaque urbs diruitur ; agri inter uictores diuiduntur ; captiui sub corona uenduntur, quorum pretium non ex ementium commodo, sed ex inimicorum odio extenditur.

“Alors que l’on discutait en conseil de la destruction de la ville, les Phocéens, les Platéens, les Thespiens et les Orchoméniens, qui étaient les alliés d’Alexandre et avaient participé à la victoire, rappelaient la destruction de leurs propres villes et la cruauté des Thébains, leur reprochant leur dévouement pour les Perses, contre la liberté de la Grèce, non seulement actuel, mais aussi ancien ; c’est pourquoi ils étaient un objet d’exécration pour tous les peuples, ce que révélait notamment le serment par lequel ils s’étaient tous liés de détruire Thèbes, une fois les Perses vaincus. Ils ajoutent encore les fables de leurs crimes antérieurs dont ils avaient rempli toutes les scènes de théâtre, afin que ce ne soit pas seulement pour leur perfidie actuelle, mais aussi pour leur infamie ancienne qu’ils soient détestés.

Alors Cléadas, l’un des prisonniers, à qui l’on avait accordé le droit de s’exprimer, avança que ce n’était pas au roi, dont ils avaient entendu dire qu’il avait été tué, que les Thébains avaient fait défection, mais aux héritiers du roi ; que tout ce qu’ils avaient fait contre lui était la faute de leur crédulité, non de leur perfidie, et ils l’avaient déjà expiée par de grands supplices, puisque leur jeunesse avait été détruite ; qu’il ne restait à présent qu’une foule de vieillards et de femmes, aussi inoffensive qu’innocente, qui avait elle-même été tant accablée de violences et d’outrages qu’ils n’avaient jamais subi sort plus pénible ; et que ce n’était plus pour les citoyens, dont il était resté un si petit nombre, qu’il plaidait, mais pour le sol innocent de sa patrie et pour sa ville, qui avait vu naître non seulement des hommes, mais aussi des dieux. Il va jusqu’à supplier le roi au nom du culte qu’il porte personnellement à Hercule, né chez eux, duquel la famille des Éacides tire son origine, et rappelle l’enfance que son père a passée à Thèbes. Il lui demande d’épargner la ville, qui adore en tant que dieux nés chez elle une partie de ses ancêtres, qui a vu y être élevée une autre partie, des rois de la plus haute majesté.

Mais la colère s’avéra plus puissante que les prières. Aussi la ville est-elle détruite, sa campagne partagée entre les vainqueurs, ses prisonniers vendus à l’encan, dont le prix augmente non pas en fonction de l’avantage qu’en tirent les acheteurs, mais de la haine que leur portent leurs ennemis.ˮ8

Ce sont les mêmes Grecs qui discutent du sort de Thèbes : Diodore avait évoqué plus haut ceux qui “faisaient campagne aux côtés du roi : les Thespiens, les Platéens, les Orchoméniensˮ9. C’est la même haine de ces cités contre Thèbes. Ce sont les mêmes arguments sur les liens anciens et actuels avec la Perse. Sans doute dès lors les “crimes antérieursˮ (scelerum priorum) sont-ils les “exemples similairesˮ (πολλὰ καὶ ἄλλα τοιαῦτα) évoqués par Diodore sans les expliciter. C’est enfin la même destruction et le même esclavage, rendu plus cruel encore par une haine personnelle des Grecs contre les Thébains, dont Diodore avait lui aussi fait état10.

Pourtant, l’impression laissée par les deux auteurs sur le sort de Thèbes et sur Alexandre est très différente. Le roi est, nous l’avons dit, relativement épargné chez Diodore, alors que la cité grecque semble subir une punition somme toute méritée, à tout le moins explicable, par son comportement. Chez Trogue Pompée / Justin, l’insertion de l’intervention de Cléadas change complètement les perspectives. Ce personnage a-t-il vraiment existé ? Le fait est qu’il n’apparaît que dans les Histoires philippiques, et qu’aucun autre auteur ne fait mention ni de lui, ni d’une quelconque intervention d’un prisonnier thébain11. Qu’apporte son intervention ? Elle permet de donner la parole aux Thébains, qui peuvent alors se justifier, et apportent comme raison de leur attitude le fait qu’ils pensaient qu’Alexandre était mort. Elle permet surtout de montrer qu’ils ont déjà assez payé pour leur “crédulitéˮ (credulitatis) en présentant le tableau de la “jeunesse détruiteˮ (deleta iuuentute), “de femmes et de vieillardsˮ (senum feminarumque) déjà outragés, d’une population réduite à “un si petit nombreˮ (tam pauci). Et de faire appel enfin à la piété pour une cité qui a vu naître des dieux. Thèbes n’est plus alors la cité criminelle de toute éternité, mais une cité déjà brisée, pour laquelle un surcroît de malheurs n’apparaît pas indispensable. Surtout, les paroles de Cléadas permettent de remettre Alexandre sur le devant de la scène. Le pauvre Thébain s’adresse en effet directement à lui, et lui rappelle les liens qui l’unissent “personnellementˮ (priuata) à sa cité, tant par le culte d’Hercule, considéré par Alexandre comme son ancêtre12, et qui est né à Thèbes, que par son père, qui y vécut en tant qu’otage dans ses jeunes années13. C’est bien à Alexandre enfin qu’il demande “d’épargner la villeˮ (urbi parcat), et c’est donc Alexandre qui devient responsable de sa destruction, méprisant la piété, la famille, les prières d’une cité qui avait déjà assez souffert.

L’absence du texte de Quinte-Curce à cet endroit est un écueil pour prouver que Cléadas et son intervention n’étaient pas présents dans le texte de Clitarque, ce qu’affirme de son côté N. G. L. Hammond (2007, 95) pour qui “the sensational and pathetic tone is typical of Cleitarchusˮ14. Pourtant, le fait qu’il ne soit mentionné nulle part ailleurs peut en soi mettre en doute cette hypothèse.

Surtout, la grande ressemblance des textes de Diodore et de Trogue Pompée / Justin nous invite à voir pour le reste du passage l’usage de Clitarque comme source commune. Dans ce cas, deux possibilités se présentent : ou Diodore a retranché l’intervention de Cléadas, ou Trogue Pompée l’a ajoutée et Justin l’a conservée. Or on a relevé la très grande cohérence du texte de l’auteur de la Bibliothèque historique. Cette cohérence se fait tant du point de vue de la narration que de la présentation d’Alexandre, simple exécuteur des ordres des Grecs, et à ce titre épargné par la cruauté de la destruction et du sort réservé au peuple thébain, ce qui est tout à fait conforme à la vision apologétique de l’œuvre. D’un autre côté, lorsque l’on regarde le texte de Trogue Pompée / Justin, on est fort surpris de cette intervention d’un prisonnier thébain, intervenant au milieu du Conseil des Grecs, puisque c’est de cela qu’il s’agit, avant la prise finale de la décision. L’extrait paraît ainsi moins ferme dans son déroulement que celui de Diodore, et surtout l’image d’Alexandre qui y est véhiculée beaucoup moins proche de ce que l’on peut attendre de Clitarque.

Enfin, il faut relever un élément capital dans la défense de Cléadas : le fait que les Thébains pensaient qu’Alexandre était mort, et que ce n’était donc pas à lui qu’ils s’opposaient. Or nulle part chez Diodore il n’en est fait état. Ce fait n’est pas non plus une invention de Trogue Pompée ou de sa source, puisqu’on le retrouve chez Élien15 et Arrien. Celui-ci explique en effet que des bannis thébains avaient apporté dans leur cité cette nouvelle, en exhortant leurs compatriotes à prendre les armes contre la Macédoine16. On comprend dès lors que cette source utilise une donnée réelle, mais l’utilise à son profit dans le seul but de noircir Alexandre. En effet, alors que de cette manière les Thébains sont en partie excusables, et ne montrent aucune inimitié à l’égard d’Alexandre, puisqu’ils ne paraissent s’être défiés que des “héritiers du roiˮ (regis heredibus), et justement car ce n’était plus ce dernier qui gouvernait la Macédoine, Alexandre quant à lui manifeste une absence totale de compassion pour un peuple qui ne pensait pas s’opposer à lui, s’abandonnant à une puissante colère (potentior ira).

Ainsi l’on peut conclure que dans ce passage Trogue Pompée s’est appuyé sur Clitarque, comme l’avait fait Diodore en le suivant sans doute d’assez près, mais a inséré un passage dû à une autre source, l’intervention de Cléadas, qui faisait d’Alexandre le responsable de la destruction de Thèbes17, bafouant ce faisant des vertus élémentaires de pietas et d’humanitas, qualités qui dès lors ne sont plus indiscutables dans le livre 11. Elles le sont d’autant moins qu’Alexandre les oublie à nouveau peu après, en prenant des mesures politiques qui bafouent la dignité humaine, même à l’encontre de membres de sa propre famille.

L’éviction des rivaux

(DS 17.2.3-17.2.6 et 17.5.2 ; Curt. : lacune ; Just.11.2. et 11.5.1-11.5.3).

Peu après la destruction de Thèbes, en effet, alors qu’Alexandre s’apprête à partir à la conquête du territoire perse, il prend avant de quitter la Macédoine d’étranges dispositions :

Proficiscens ad Persicum bellum omnes nouercae suae cognatos, quos Philippus in excelsiorem dignitatis locum prouehens imperiis praefecerat, interfecit. Sed nec suis, qui apti regno uidebantur, pepercit ne qua materia seditionis procul se agente in Macedonia remaneret, et reges stipendiarios conspectioris ingenii ad commilitium secum trahit, segniores ad tutelam regni relinquit.

“Partant pour la guerre contre les Perses, il fit tuer tous les parents de sa belle-mère auxquels Philippe, les portant à un niveau plus élevé de dignité, avait confié des commandements militaires. Mais il n’épargna pas non plus ceux des siens qui lui paraissaient aptes à régner, pour qu’il ne restât pas en Macédoine de sujet de sédition tandis qu’il agirait au loin ; et il entraîne avec lui au combat les rois tributaires d’un talent plus notable, laisse les plus apathiques à la garde du royaume.ˮ18

Voilà une donnée que l’on ne trouve nulle part ailleurs que chez Trogue Pompée / Justin, même s’il faut rappeler que le texte de Quinte-Curce manque à cet endroit. En effet, lui seul évoque cette stratégie d’Alexandre consistant à emmener avec lui tous les hommes de talent, susceptibles de vouloir prendre le pouvoir en son absence. On peut certes reconnaître en eux des hommes tels qu’Ariston de Péonie qu’évoque par exemple Quinte-Curce19, mais cette volonté de ne laisser derrière lui que des hommes apathiques (segniores) est propre à nos auteurs.

De même, on ne peut dire exactement à quoi renvoie l’expression suis, qui apti regno uidebantur, sinon peut-être qu’il s’agit d’Amyntas IV20, cousin d’Alexandre et prétendant légitime au titre de roi : il n’avait en effet que cinq ans quand son père, Perdiccas III, mourut, et c’est son oncle Philippe qui prit la régence avant de s’approprier le trône. Alexandre le fit bien mettre à mort21, mais à la suite d’un complot que celui-ci avait fomenté, comme nous l’apprenons par exemple de Quinte-Curce lors du procès de Philotas22. Cela ne justifie cependant pas le pluriel du pronom suis, et l’oubli volontaire de la mention du complot noircit considérablement l’image d’Alexandre.

Enfin, on s’étonne moins dans un premier temps du meurtre de “tous les parents de sa belle-mèreˮ (omnes nouercae suae cognatos), nouerca désignant dans l’œuvre une des belles-mères en particulier d’Alexandre, la reine Cléopâtre, dernière épouse de Philippe. On ne peut voir là en effet que l’oncle de cette dernière, Attale, qu’Alexandre fit exécuter comme nous l’apprend aussi Diodore :

Ἔχων δὲ τῆς βασιλείας ἔφεδρον ῎Ατταλον τὸν ἀδελφὸν Κλεοπάτρας τῆς ἐπιγαμηθείσης ὑπὸ Φιλίππου τοῦτον ἔκρινεν ἐκ τοῦ ζῆν μεταστῆσαι· καὶ γὰρ ἐτύγχανε παιδίον ἐκ τῆς Κλεοπάτρας γεγονὸς τῷ Φιλίππῳ τῆς τελευτῆς τοῦ βασιλέως ὀλίγαις πρότερον ἡμέραις. Ὁ δ’ ῎Ατταλος προαπεσταλμένος ἦν εἰς τὴν ᾿Ασίαν στρατηγὸς τῶν δυνάμεων μετὰ Παρμενίωνος, εὐεργετικὸς δ’ ὢν καὶ ταῖς ὁμιλίαις ἐκθεραπεύων τοὺς στρατιώτας μεγάλης ἐτύγχανεν ἀποδοχῆς ἐν τῷ στρατοπέδῳ. Εὐλόγως οὖν τοῦτον εὐλαβεῖτο μήποτε τῆς ἀρχῆς ἀντιποιήσηται, συνεργοὺς λαβὼν τῶν ῾Ελλήνων τοὺς ἐναντιουμένους ἑαυτῷ.

“Ayant d’autre part un compétiteur possible en la personne d’Attale, le frère de cette Cléopâtre que Philippe avait épousé en secondes noces, il décida de lui ôter la vie. C’est qu’il était né de Cléopâtre un petit enfant, qu’elle avait donné à Philippe quelques jours avant la mort du roi. Attale avait été dépêché en Asie avec l’avant-garde, pour assurer le commandement des troupes aux côtés de Parménion. Aimant y rendre service et gagnant la sympathie des soldats par son abord affable, il jouissait d’une grande popularité dans l’armée. Aussi Alexandre avait-il raison de prendre garde qu’il ne lui disputât un jour le pouvoir, avec le soutien de la fraction de la Grèce qui lui était hostile.ˮ23

Attale est donc bien un parent de Cléopâtre (même si Diodore, comme Trogue Pompée / Justin24, se trompe en voyant en lui le frère de la reine), auquel Philippe a confié des responsabilités, et un rival pour Alexandre. Cependant, on notera que ce meurtre n’intervient pas au même moment dans la Bibliothèque historique et dans les Histoires philippiques : il a lieu juste après la prise en mains du royaume par Alexandre dans l’une, avant le départ pour la Perse dans les autres. De même, seul Attale est tué chez Diodore, quand il y a plusieurs victimes chez Trogue Pompée / Justin, qui insistent : omnes nouercae suae cognatos. Chez Diodore figurent de nombreuses explications justifiant la mort d’Attale, suggérées dans notre extrait par son lien avec une partie de la Grèce : l’historien de Sicile développe en effet par la suite son lien avec Démosthène, opposant acharné d’Alexandre (3.1-3.2 et 5.1). Elles sont absentes chez Trogue Pompée / Justin. Par ailleurs, on peut s’étonner du fait que le nom d’Attale n’y est pas cité. C’est pourtant un personnage connu dans les Histoires philippiques, puisque c’est à cause de lui que Pausanias, le meurtrier de Philippe, avait conçu du ressentiment contre le roi, et Trogue Pompée / Justin rappellent aussi l’altercation violente qu’il avait eue avec Alexandre lors du mariage de Philippe et de Cléopâtre25.

Tout cela nous invite à voir là une autre source que Clitarque : Alexandre est présenté comme un politique cynique et cruel, s’assurant notamment par des meurtres massifs la tranquillité de son esprit et une liberté d’agir hors de Grèce. C’est une vision cohérente, qui lie entre eux, qui plus est en les généralisant, des événements donnés de manière éparse par les autres historiens, voire souvent oubliés. Diodore quant à lui ne mentionne que le cas d’Attale et suit en cela vraisemblablement Clitarque. Ce passage se situe en effet juste après les premiers actes d’Alexandre pour lesquels nous avons vu la proximité de son texte avec celui de Trogue Pompée / Justin. Celui-ci trouve ainsi de nombreuses raisons ayant légitimement poussé Alexandre à cette élimination, ainsi excusée : la collusion d’Attale avec Démosthène, la position importante qu’il avait dans l’armée et l’affection de ses soldats, et enfin la naissance d’un enfant quelques jours avant la mort de Philippe, né de sa nièce Cléopâtre.

Cet enfant pose d’ailleurs question. On peut penser qu’il s’agirait d’un fils, qui constituerait dès lors une menace réelle pour le pouvoir d’Alexandre, son grand oncle Attale ayant une bonne raison de vouloir le hisser sur le trône de Macédoine. Mais Diodore ne le précise pas, utilisant le terme neutre παιδίον, et la tradition parle au contraire d’une petite fille appelée Europe26, tuée avec sa mère. Pausanias le Périégète parle quant à lui d’un garçon27, mais sa version de la mort de la mère et de l’enfant diffère de celle avancée par Trogue Pompée / Justin au livre 9. Il est dur ainsi de se forger des certitudes.

De plus, Trogue Pompée / Justin évoquent quant à eux la mort d’un des demi-frères d’Alexandre, au même endroit que celui où Diodore mentionne cet enfant, soit après les funérailles de Philippe et la prise en main du royaume par Alexandre :

Aemulum quoque imperii, Caranum, fratrem ex nouerca susceptum, interfici curauit.

“Son rival pour le trône également, Caranos, son frère né de sa belle-mère, il prit soin qu’on le tuât.ˮ28

Est-ce dès lors l’enfant dont parle Diodore29 ? Ce serait assez logique, le terme nouerca renvoyant alors encore à Cléopâtre. Mais alors, pourquoi Diodore ne mentionne-t-il pas sa mort ? Est-ce un autre demi-frère né d’une autre épouse de Philippe, puisqu’il en avait sept30 ? Cela ne peut être tout à fait exclu. Est-ce comme le suggère W. Heckel (1997, 82) un personnage inventé, “unhistoricalˮ31 ? Dans les trois cas, qu’il est difficile de trancher, on est tenté de rattacher la mort de ce frère énigmatique au passage qui nous intéresse, et à la politique d’exécution systématique de ses rivaux (aemulum imperii) par Alexandre, et donc à cette source différente, Trogue Pompée et Justin étant à nouveau les seuls historiens à évoquer une telle mise à mort. L’humanitas d’Alexandre cède bien ici au calcul politique et, de même qu’il n’a fait montre d’aucune misericordia pour le peuple de Thèbes, pourtant innocent, de même il n’épargne pas ses proches, fussent-ils de sa famille, dans une accumulation de mises à mort ternissant son image de parfait dirigeant.

Un dernier épisode au livre 11 témoigne d’écarts moraux d’Alexandre, avide d’imposer son pouvoir et sa domination sur l’ensemble de son peuple et de ses proches. À nouveau, il s’agit pour le roi de remettre en cause les liens de la famille, jusqu’à refuser l’ascendance de Philippe pour en trouver une autre qui lui est plus favorable. Pour servir ce dessein, il se rend dans le désert égyptien afin d’y consulter le célèbre oracle d’Ammon.

La visite au sanctuaire d’Ammon et l’oracle du dieu

(DS 17.49.2-17.51.4 ; Curt. 4.7.5-4.7.32 ; Just. 11.11.2-11.11.11 ; Plut., Alex., 26.11-27.11 et Arr., An., 3.3.1-3.4.5)

Il faut distinguer deux parties dans ce célèbre épisode : la première, c’est la traversée du désert32, terrible, et dont Alexandre et ses soldats ne sortirent indemnes que grâce à une pluie salutaire et à l’intervention de corbeaux ou de serpents leur indiquant le chemin, considérées par Plutarque et Arrien, et chez Diodore par Alexandre, comme des aides divines. De l’autre côté, il y a l’arrivée d’Alexandre au temple, sa rencontre avec les prêtres et sa désignation comme fils d’Ammon.

La première partie est absente des Histoires philippiques. Strabon (12.43) et Plutarque (Alex., 27.4) nous indiquent que la version sur les corbeaux vient de Callisthène. Cette version fut reprise par Aristobule, comme on le sait par Arrien, et correspond à “la version la plus répandueˮ, tandis que Ptolémée, lui, affirmait qu’il ne s’agissait pas de deux corbeaux, mais que “deux serpents33 avaient pris la tête de la colonne en poussant des cris [sic34.

On peut ainsi se demander pourquoi cette partie de l’aventure égyptienne d’Alexandre ne figure pas dans notre œuvre, alors que sa célébrité semble ne pas faire de doute. Il y a trois possibilités : ou Clitarque ne l’a pas racontée, ou Trogue Pompée ne l’a pas reprise, ou c’est Justin qui l’a fait disparaître. Concernant la première hypothèse, on imagine mal Clitarque, auteur dressant un portrait, comme on n’a cessé de le relever, particulièrement élogieux d’Alexandre, et amoureux des scènes faisant sensation, ne pas reprendre à son compte ce que tant d’historiens avant lui, qu’il connaissait35, avaient raconté36. Toutefois, on ne peut exclure une volonté de se démarquer d’un auteur comme Callisthène qu’Alexandre avait fini par faire exécuter ; il serait étrange cependant que Clitarque se soit imposé cette position de réserve que ni Ptolémée ni Aristobule n’ont adoptée.

La seconde partie de la visite au sanctuaire d’Ammon37 est en revanche relatée par Trogue Pompée / Justin, alors qu’Arrien, lui, se fait très laconique38. Ce n’est donc ni chez Aristobule ni chez Ptolémée que fut développée la longue scène entre Alexandre et les prêtres, que l’on trouve chez tous les auteurs de la Vulgate et chez Plutarque. Trogue Pompée / Justin écrivent ainsi :

Ingredientem templum statim antistites ut Hammonis filium salutant. Ille laetus dei adoptione hoc se patre censeri iubet. Rogat deinde an omnes interfectores parentis sui sit ultus. Respondetur patrem eius nec interfici posse nec mori ; regis Philippi plene peractam ultionem. Tertiam interrogationem poscenti uictoriam omnium bellorum possessionemque terrarum dari respondetur. Comitibus quoque suis responsum, ut Alexandrum pro deo, non pro rege colerent.

“Aussitôt qu’il entre dans le temple, les prêtres le saluent comme le fils d’Ammon. Lui, joyeux d’être adopté par le dieu, ordonne d’être considéré comme descendant de ce père. Il demande ensuite s’il s’est vengé de tous les assassins de son père. On lui répond que son père ne peut ni être tué, ni mourir ; que pour le roi Philippe, la vengeance a été menée à son dernier terme. Comme il pose une troisième question, on lui répond que la victoire à toutes les guerres et la possession du monde lui sont données. À ses Compagnons aussi cette réponse : qu’ils honorent Alexandre comme un dieu, non comme un roi.ˮ39

Si l’ordre des questions40 peut varier, si Diodore n’évoque pas la réponse faite aux Compagnons, tout le reste concorde. Ainsi ce doit bien être à Clitarque que l’on doit cet échange41 qui confirme le caractère divin d’Alexandre et, comme à la suite du tranchement du nœud gordien, son futur empire sur le monde entier. On notera d’ores et déjà par ailleurs que Clitarque semble avoir voulu marquer que Zeus Ammon lui-même invitait les Macédoniens à honorer Alexandre comme un dieu, ce qui pourra donner plus de légitimité au roi au moment où il essaiera d’obtenir de ses hommes la proskynèse réservée aux dieux. Cependant, cette réponse aux Macédoniens n’apparaît que chez Quinte-Curce et Trogue Pompée / Justin, et il faut rester prudent sur ce point.

Ainsi Clitarque, même dans l’hypothèse, à notre sens peu vraisemblable, où il n’aurait pas repris l’histoire de la traversée du désert racontée en premier lieu par Callisthène, franchit ici un cap dans son projet, puisque loin de remettre pour sa part en cause l’origine divine d’Alexandre et le jugement des prêtres, il lui donne du relief et suggère peut-être même qu’Alexandre doit être adoré en conséquence. Ici se trouve vraisemblablement l’un des points culminants de l’héroïsation d’Alexandre menée dans son récit par l’historien alexandrin.

Hormis Diodore, qui ne prend aucune distance avec le contenu du texte de Clitarque, les historiens furent embarrassés au moment de rendre compte de cette histoire. Si Arrien, qui devait la connaître, s’en débarrasse en ne l’évoquant même pas, Plutarque quant à lui la nuance, en présentant d’autres sources affirmant qu’Alexandre n’avait pas pris au sérieux le “lapsusˮ des prêtres, ce qui lui confère une grande modestie42. Quinte-Curce quant à lui évoque la volonté des prêtres de plaire à Alexandre (in adulationem conpositus, 4.7.26), et, s’il ne remet pas en cause la teneur des propos de sa source, il remet donc en cause la véracité des propos du prêtre et s’offre une digression moralisatrice pour condamner l’attitude d’Alexandre qui les prit pour argent comptant43.

Trogue Pompée / Justin sont quant à eux allés plus loin encore, et ils se distinguent dans cet extrait des autres historiens de plusieurs manières. Comme nous l’avons vu, d’abord, ils sont seuls à ne pas faire mention de la traversée du désert et de l’aide des dieux. Ensuite, ils sont seuls à donner les raisons44 qui poussèrent Alexandre à se rendre au sanctuaire :

Ad Iouem deinde Hammonem pergit consulturus et de euentu futurorum et de origine sua. Namque mater eius Olympias confessa uiro suo Philippo fuerat Alexandrum non ex eo se, sed ex serpente ingentis magnitudinis, concepisse. Denique Philippus, ultimo prope uitae suae tempore, filium suum non esse palam praedicauerat. Qua ex causa Olympiada uelut stupri conpertam repudio dimiserat. Igitur Alexander, cupiens originem diuinitatis adquirere, simul et matrem infamia liberare, per praemissos subornat antistites quid sibi responderi uellet.

“Il se rend ensuite directement au temple de Jupiter Ammon, pour le consulter tant sur ce qu’allait donner l’avenir que sur sa propre origine. Sa mère Olympias avait en effet avoué à son mari, Philippe, que ce n’était point avec lui mais avec un serpent d’une taille immense qu’elle avait conçu Alexandre. Enfin Philippe, presque au dernier moment de sa vie, avait publiquement déclaré qu’il n’était pas son fils. Et c’était pour cette raison qu’il avait renvoyé et répudié Olympias, comme convaincue d’adultère.

Alexandre donc, désirant s’attribuer en surcroît une origine divine et en même temps délivrer sa mère de l’infamie, suborne les prêtres par l’intermédiaire d’émissaires et leur fait savoir la réponse qu’il désire recevoir.ˮ45

C’est ici le seul endroit, dans l’ensemble des œuvres des historiens d’Alexandre, où est mentionnée cette double volonté sur la consultation de l’oracle, concernant à la fois une vision prospective et une vision rétrospective, portant sur ce que devait être le futur et ce qu’était l’origine d’Alexandre.

Concernant la vision prospective : il va de soi qu’il était de bon ton pour Alexandre d’être reconnu comme le futur maître universel. On voit chez Alexandre un désir cynique d’utiliser les oracles à ses propres fins, et d’affirmer par ce biais son pouvoir tout en légitimant ses velléités de conquête. La raison ici avancée pour aller consulter l’oracle se trouve être la même que celle qui avait amené Alexandre à faire le détour par Gordion. Déjà à cet endroit le texte deTrogue Pompée / Justin était singulier car il n’y a que dans les Histoires philippiques que le roi se rend à Gordion précisément pour délier ce nœud et apparaître comme le futur chef de l’Asie46 ; chez les autres historiens Gordion est une simple ville conquise au cours de l’expédition47 et ce n’est que sur place qu’Alexandre apprend l’existence de la légende. Au vu de la cohérence entre cet oracle et celui d’Ammon, nous pensons pouvoir exclure l’hypothèse qu’il s’agirait là d’une mauvaise lecture de l’épitomateur48. On peut cependant penser que Trogue Pompée avait utilisé ici aussi une autre source. Même si l’effort de construction sur l’épisode de Gordion est moins fort que celui de l’oracle égyptien, ce passage soulignait déjà l’ambitio sans mesure d’Alexandre, qui n’hésite pas se servir des oracles antiques pour parvenir à des fins personnelles : apparaître comme le futur dirigeant de toute l’Asie, voire, dans une évidente gradation, du monde entier. Trogue Pompée, repris par Justin, visaient déjà à nuancer, dans le premier oracle, la brillante fortitudo d’Alexandre, empruntée à la source originelle qu’était à cet endroit probablement Clitarque, par un aspect plus obscur de sa personnalité, qui était alors cependant mis en mode mineur. Ce côté sombre est en revanche largement souligné dans le second.

Concernant la vision rétrospective de l’oracle d’Ammon, on remarque que Trogue Pompée / Justin donnent une grande importance à la question de l’origine d’Alexandre (le terme origo apparaît deux fois), la visite au sanctuaire lui permettant d’accréditer les allégations de sa mère sur son ascendance divine49. Trogue Pompée (suivi par Justin) lie ici ces mensonges à la répudiation d’Olympias, et donc à la dispute d’Alexandre avec son père au sujet de la remarque d’Attale : celui-ci attendait un héritier légitime pour le trône de Macédoine du mariage de Philippe avec sa nièce Cléopâtre50. Il est donc possible qu’il s’appuie sur Satyros51, cité ainsi par Athénée :

᾿Επὶ πάσαις δ’ ἔγημε Κλεοπάτραν ἐρασθεὶς τὴν ῾Ιπποστράτου μὲν ἀδελφήν, ᾿Αττάλου δὲ ἀδελφιδῆν · καὶ ταύτην ἐπεισάγων τῇ ᾿Ολυμπῖοιάδι ἅπαντα τὸν βίον τὸν ἑαυτοῦ συνέχεεν. Εὐθέως γὰρ ἐν αὐτοῖς τοῖς γάμοις ὁ μὲν ῎Ατταλος “νῦν μέντοι γνήσιοι, ἔφη, καὶ οὐ νόθοι βασιλεῖς γεννηθήσονται.ˮ Καὶ ὁ ᾿Αλέξανδρος ἀκούσας ἔβαλεν ᾗ μετὰ χεῖρας εἶχεν κύλικι τὸν ῎Ατταλον, ἔπειτα κἀκεῖνος αὐτὸν τῷ ποτηρίῳ. Καὶ μετὰ ταῦτα ᾿Ολυμπιὰς μὲν εἰς Μολοττοὺς ἔφυγεν, ᾿Αλέξανδρος δ’ εἰς ᾿Ιλλυριούς. Καὶ ἡ Κλεοπάτρα δ’ ἐγέννησε τῷ Φιλίππῳ θυγατέρα τὴν κληθεῖσαν Εὐρώπη.’

“Ce n’est pas tout : malgré toutes ses femmes, il [Philippe] épousa encore Cléopâtre, dont il était tombé éperdument amoureux. C’était la sœur d’Hippostrate et la nièce d’Attale. Toutefois, en amenant celle-ci au palais pour supplanter Olympias, sa vie entière bascula dans une incroyable confusion. En effet, pendant la célébration de son mariage, Attale lui aurait dit : ‘Désormais, il naîtra des princes légitimes et non plus des bâtards.̕ À peine l’avait-il entendu qu’Alexandre jeta sur Attale le gobelet qu’il tenait dans sa main ; après quoi, Attale lui répliqua en lui jetant sa propre coupe. Peu après, Olympias s’enfuit chez les Molosses, tandis qu’Alexandre trouva refuge en Illyrie. Cléopâtre, à son tour, donna à Philippe une fille appelée Europa.ˮ52

Il est peut-être un peu hâtif, au vu de ce texte, d’affirmer que Satyros faisait un lien entre les propos d’Olympias, le manque de légitimité d’Alexandre au trône et l’exil de sa mère, vu comme une répudiation. Toutefois, cette lecture est assez convaincante. Plusieurs possibilités semblent ainsi également possibles : Trogue Pompée (et Justin après lui) peut avoir repris ici de Satyros un élément développé au livre 9, faisant un pont entre ses livres comme nous l’avons déjà vu faire à propos du nom de la reine des Amazones53 ; il peut aussi avoir établi lui-même ici un rapport entre cette légende et la répudiation ; il peut enfin s’être inspiré d’une autre source qui l’avait fait avant lui.

Il faut noter que le lien qui est ainsi fait permet de montrer Alexandre sur le point de faire d’une pierre deux coups en se rendant à Siwah : réhabiliter sa mère et devenir fils de dieu, ce que montre bien le balancement : Alexander, cupiens originem diuinitatis adquirere, simul et matrem infamia liberare 54. Cela accentue à nouveau la nature cynique du personnage. Or, pour que ce plan fonctionne, et qu’en même temps on lui annonce la maîtrise du monde entier, il faut absolument que la réponse des prêtres lui soit favorable. Et c’est là que la cohérence du texte de Trogue Pompée / Justin dans le portrait qui est dressé d’Alexandre est très nette, puisqu’on ne trouve que dans les Histoires philippiques la mention de la corruption des prêtres55. C’est là la troisième différence majeure avec les autres textes de la Vulgate, et l’on voit qu’elle fait sens avec les précédentes. Il est tout à fait notable dans les livres 11 et 12 des Histoires philippiques, que soit absente toute intervention divine ou tout réel présage divin concernant Alexandre. Les seuls présages évoqués sont ceux adressés à Alexandre d’Épire, et qui le conduisirent à sa perte (12.1-12.2). Il faut attendre le dernier chapitre du livre 12 (12.16), après la mort d’Alexandre, pour que l’on découvre les présages intervenus à sa naissance ! Trogue Pompée et Justin semblent ainsi s’être appliqués dans ce passage-là à ne pas faire réellement parler les dieux et à ôter à Alexandre cette aura singulière que lui conférait le texte de Clitarque. C’est la raison pour laquelle, selon nous, dans leur travail sur cet épisode, ils n’ont pas fait non plus apparaître l’action divine permettant au roi de traverser le désert. Autrement dit : Alexandre se sert des dieux qui, eux, ne le servent pas.

Aussi Alexandre use de procédés immoraux et mesquins pour parvenir à ses fins : il méprise le sacré, il méprise son père Philippe, pour justifier ses conquêtes, réhabiliter sa mère et se montrer comme le fils d’un dieu, alors même que nul pouvoir divin n’agit pour lui. Il pèche ici, comme à Thèbes, par manque de pietas, envers les dieux et envers sa famille. Et ajoute à présent l’hybris démesurée d’un héros qui se prend pour un dieu.

En divers épisodes du livre 11, on voit donc que des passages originaux de Trogue Pompée / Justin permettent de dégrader le portrait moral d’Alexandre, écornant sa pietas, son humanitas et sa moderatio, et soulignant au contraire son cynisme politique, sa colère, sa démesure. Alexandre n’est dès lors pas, en dépit des nombreux développements hérités de Clitarque qui construisent de lui un portrait très positif, le souverain parfait que l’on pourrait croire, uniquement animé par la noblesse de son caractère et la grandeur de son âme. Sur le terrain militaire également, des variantes du texte trogo-justinien remettent en question l’image d’Alexandre comme une grand chef de guerre, et ce, dès le livre 11, mais surtout au livre 12 où son seul véritable exploit reste son combat contre les Malles. Ces nouvelles failles, voire ces échecs personnels, empêchent de voir véritablement en lui le summus imperator hérité de Clitarque que l’on a vu se dessiner.

Les passages diminuant la grandeur militaire d’Alexandre

La prise de Tyr

(DS 17.40.2-17.46.6 ; Curt. 4.2.1-4.4.21 ; Just. 11.10.11-11.10.14 ; Plut., Alex., 24.1-25.3 ; Arr., An., 2.15.6-2.24.6)

Le livre 11 est marqué par de nombreux exploits militaires d’Alexandre, à commencer par les grandes batailles menées contre les Perses, connues de tout le lectorat antique, que sont Issos et Gaugamèles. Pourtant, il est un événement militaire majeur qui n’est pas, dans les Histoires philippiques, auréolé de la même gloire que chez les autres historiens. Il s’agit de la prise de Tyr.

La conquête de cette cité apparaît généralement comme l’un des faits d’arme les plus extraordinaires parmi toutes les batailles menées par Alexandre. Sur les circonstances ayant mené à la guerre, tous les auteurs (hors Plutarque qui ne s’attarde guère sur le sujet) s’accordent : Alexandre voulait sacrifier à Héraclès dans le temple de Tyr et s’en est vu refuser l’accès, ce qui alluma sa colère56, comme on le lit chez Trogue Pompée / Justin :

Tyriorum ciuitas cum coronam auream magni ponderis per legatos in titulum gratulationis Alexandro misisset, grate munere accepto, Tyrum se ire uelle ad uota Herculi reddenda dixit. Cum legati rectius id eum Tyro Vetere et antiquiore templo facturum dicerent, deprecantes eius introitum, ita exarsit ut urbi excidium minaretur, confestimque exercitu insulae adplicato, non minus animosis Tyriis fiducia Carthaginiensium, beIlo excipitur.

“Comme la cité des Tyriens avait envoyé à Alexandre, par l’intermédiaire d’ambassadeurs, une couronne d’or de grand poids à titre de félicitations, une fois le présent reçu avec plaisir, il dit qu’il voulait aller à Tyr pour s’acquitter de vœux faits à Hercule. Comme les ambassadeurs lui disaient qu’il serait mieux qu’il le fît dans la vieille Tyr et dans un temple plus ancien, cherchant à empêcher son entrée dans leur ville, il s’échauffa au point de menacer la ville de destruction et, son armée aussitôt dirigée contre l’île, les Tyriens, sans être moins courageux, comptant sur les Carthaginois, c’est par une guerre qu’il est accueilli.ˮ57

La couronne envoyée par les Tyriens à Alexandre est également présente chez Quinte-Curce58, et l’on trouve de même chez lui les raisons qui poussent Alexandre à aller sacrifier à Hercule (se uero ut id faceret etiam oraculo monitum, 4.2.3) ainsi que la proposition des Tyriens d’aller sacrifier dans un temple hors les murs. Les deux auteurs latins suivent dès lors une source commune, certainement Clitarque. De même en effet, Alexandre n’accepte pas ce refus de la part des Tyriens chez Diodore et Quinte-Curce non plus59. La source d’Arrien (An., 2.16.7-2.16.8) est extrêmement proche, qui ne se distingue que par une insistance portée sur la grande prudence des Tyriens cherchant à rester neutres dans le conflit entre Alexandre et Darios60.

Or le consensus – ou quasi – se poursuit dans la suite du texte : Alexandre, pour prendre la ville, décide de construire une digue gigantesque entre la terre et l’île, construction qui se heurte aux attaques nombreuses des Tyriens usant notamment de machines de guerre terribles, sur lesquelles s’attarde longuement Diodore, qui utilise certainement ici d’autres sources en plus de Clitarque. Finalement, après un siège particulièrement éprouvant pour l’armée macédonienne, qui dura sept mois, Alexandre décide d’attaquer la cité par la mer, en faisant ériger des tours et autres machines de guerre entre des navires assemblés deux à deux61. Et se produit alors un exploit militaire remarquable d’Alexandre, raconté et salué comme un acte d’héroïsme par Diodore et Quinte-Curce, qui suivent très probablement la tradition encomiastique de Clitarque. Voici, à titre d’exemple, la version de Diodore62 :

Κατανοήσας δὲ περὶ τὰ νεώρια τὸ τεῖχος ἀσθενέστερον ὑπάρχειν τούτῳ προσήγαγε τὰς τριήρεις ἐζευγμένας καὶ φερούσας τὰς ἀξιολογωτάτας μηχανάς. Ἐνταῦθα δὲ ἐτόλμησεν ἐπιτελέσασθαι πρᾶξιν οὐδ’ αὐτοῖς τοῖς ὁρῶσι πιστευομένην· ἐπιβάθραν γὰρ ἀπὸ τοῦ ξυλίνου πύργου τοῖς τῆς πόλεως τείχεσιν ἐπιβαλὼν διὰ ταύτης μόνος ἐπέβη τῷ τείχει, οὔτε τὸν ἀπὸ τῆς τύχης φθόνον εὐλαβηθεὶς οὔτε τὴν τῶν Τυρίων δεινότητα καταπλαγείς, ἀλλὰ τὴν καταγωνισαμένην τοὺς Πέρσας δύναμιν ἔχων θεωρὸν τῆς ἰδίας ἀνδραγαθίας τοῖς μὲν ἄλλοις Μακεδόσιν ἀκολουθεῖν προσέταξεν, αὐτὸς δὲ καθηγούμενος τῶν εἰς χεῖρας βιαζομένων τοὺς μὲν τῷ δόρατι, τοὺς δὲ τῇ μαχαίρᾳ τύπτων ἀπέκτεινεν, ἐνίους δ’ αὐτῇ τῇ περιφερείᾳ τῆς ἀσπίδος ἀνατρέπων ἐπισχεῖν τοῦ πολλοῦ θράσους ἐποίησε τοὺς πολεμίους.

“Ayant remarqué que le rempart était plus faible du côté des arsenaux, il fit approcher de ce côté-là les trières qui, amarrées deux à deux, transportaient les machines de guerre les plus considérables. C’est à cet endroit qu’il osa accomplir une action à laquelle les spectateurs eux-mêmes ne pouvaient croire : depuis la tour de bois, il fit lancer une passerelle sur le rempart de la ville. Par cette passerelle, il monta seul sur le rempart, sans redouter l’envie de la Fortune ni s’effrayer de la furie guerrière des Tyriens. Ayant pour spectatrice de sa bravoure l’armée qui avait vaincu les Perses, il ordonna aux autres Macédoniens de le suivre et leur montra le chemin. Il tuait les ennemis qui venaient à sa portée, frappant les uns de sa lance, les autres de son sabre, renversant même certains avec le rebord de son bouclier, si bien qu’il calma la grande témérité de l’adversaire.ˮ63

Arrien est à nouveau très proche, même si chez lui c’est un dénommé Admète qui prend le premier pied sur le rempart et est tué, après quoi “Alexandre le suivit et s’empara du rempart avec les Compagnonsˮ64. Quant à Plutarque, même s’il ne s’attarde pas sur le sujet, il parle néanmoins d’une attaque menée “avec plus de force qu’Alexandre ne l’avait imaginé au début ˮ65.

Ainsi, même si l’action précise du roi varie, tous s’accordent pour parler d’une prise par la force de la cité, où le roi tint un rôle essentiel. Et Trogue Pompée / Justin, suivant Clitarque, auraient pu, comme au moment de l’épisode des Malles, faire ainsi que Diodore et Quinte-Curce et chanter la geste d’Alexandre à cet instant. Pourtant, voici ce que l’on peut lire dans leur texte :

Amota igitur inbelli aetate et ex Carthagine arcessitis mox auxiliis, non magno post tempore per proditionem capiuntur.

“[Les Tyriens] éloignent donc ceux qui n’étaient pas en âge de combattre, font bientôt venir des secours de Carthage, et sont pris peu de temps après par trahison.ˮ66

Aucune mention du siège, de la construction de la digue ou du combat final. L’expression non magno post tempore ne laisse guère imaginer qu’il y eut sept longs mois d’efforts infructueux pour les Macédoniens, et la mention de la trahison (per proditionem), dont on ne sait à quoi la rattacher, ne laisse aucune place à l’héroïsme ni des soldats, ni encore moins d’Alexandre.

La différence de traitement de cet épisode est si nette, sa formulation si laconique, qu’elle mena même à une remise en cause du travail de Justin. Ainsi N. G. L. Hammond écrit que “Justin must have disregarded whole chapters in Trogus to reduce the long siege to his own silly sentenceˮ67. Ce dernier note malgré tout beaucoup de points d’accord entre Diodore (qu’il affirme également suivre Clitarque) et Trogue Pompée / Justin, notamment à propos de l’évacuation des femmes et des enfants et de la confiance portée par les Tyriens en Carthage. On peut ainsi se demander pourquoi Justin suivrait fidèlement Trogue Pompée, lui-même suivant Clitarque, pour tout un développement somme toute assez secondaire sur l’attitude des Tyriens, et se débarrasserait de la partie du texte qui devait le plus l’intéresser, à savoir la prise héroïque de la cité par Alexandre. De plus, c’est faire peu de mérite à son travail d’épitomateur dont nous avons pu à plusieurs reprises remarquer que, s’il manquait parfois de rigueur et n’était pas à l’abri d’approximations, voire qu’il apportait parfois certaines modifications, il s’attachait cependant à ne jamais dénaturer le sens du texte ou sa portée.

N. G. L. Hammond relève en outre, comme preuve de son opinion, le fait que Justin contredit sa “phrase stupideˮ au livre 18 (18.3.18). C’est d’ailleurs en se fondant sur ce point que W. Heckel incrimine également le travail de Justin à cet endroit68. On y lit en effet à propos de la prise de la ville l’ablatif absolu expugnata urbe, qui renvoie bien à une prise par la force. Cependant, ce ne serait pas le seul endroit des Histoires philippiques où se niche une contradiction. Dans la mesure où Trogue Pompée utilise des sources variées pour les différentes parties de son œuvre, et parfois plusieurs sources pour certains livres de son histoire universelle, des versions différentes d’un même fait peuvent être présentées.

C’est ainsi par exemple que, concernant la mort de Callisthène, on lit simplement au livre 12 que son opposition à la proskynèse “causa sa perte et celle de nombreux princes Macédoniens, puisque tous furent tués sous prétexte de complotˮ69. Or, au sujet de cette même mort, on lit au livre 15, dont la source reconnue est Hieronymos de Cardia70, que Callisthène avait été associé à un complot avéré, qu’il avait été torturé et mutilé, puis tué de la main de Lysimaque, pris de pitié face à son sort effroyable71. Qu’il soit ici fait allusion au rôle de Callisthène dans le complot des Pages alors qu’il ne s’agissait que d’un prétexte auparavant pourrait passer à nouveau pour une erreur de Justin. Que le sort affreux et humiliant de Callisthène n’ait pas été évoqué au livre 12 pourrait être une volonté de Trogue Pompée de ne pas se répéter (mais alors pourquoi ne pas l’avoir développé au moment le plus opportun, quand l’attention était portée sur le philosophe ?). Mais que la mort de Callisthène soit alors l’œuvre de Lysimaque, même s’il s’agit d’un geste d’amitié, quand on lit auparavant qu’il fut tué avec d’autres nobles sans distinction, cela ne peut relever que de l’incohérence. On voit bien ici que Trogue Pompée a utilisé deux sources différentes, et que celles-ci ne s’entendent guère. Et l’on peut, nous semble-t-il, difficilement imputer ici la faute à Justin. Aussi sommes-nous tentés de suivre le même raisonnement pour ce qui est de cette “trahisonˮ. Trogue Pompée s’appuie ici sur une source qui n’est pas la même que celle du livre 18 (probablement Timée), qui cherche manifestement à justifier l’attitude féroce d’Alexandre à l’égard des Tyriens, dont il tua entre six mille âmes (selon Diodore) et huit mille (selon Arrien), en rappelant le passé de la cité72.

Si l’on fait de Justin l’auteur bien léger de la version concernant la trahison de la cité de Tyr, sous le prétexte sous-entendu que Trogue Pompée n’aurait pu lui-même se contredire, il faut alors faire de ce même Justin l’inventeur ou bien de tout ce qui justifie la prise de Tyr au livre 11, ou de ce qui la justifie au livre 18. Et l’on en profitera pour faire de lui également l’auteur de l’incohérence concernant Callisthène dont nous venons de parler, et tout ce qui peut participer de ce phénomène dans l’œuvre (et nous pourrons en observer d’autres manifestations à l’intérieur des seuls livres 11 et 12). Il semble préférable d’admettre que la tradition analytique des Histoires philippiques, qui repose sur l’idée fondamentale que Trogue Pompée avait écrit une œuvre parfaite corrompue par un abréviateur extrêmement négligeant, n’est plus de mise. Au vu d’ailleurs du travail titanesque de l’auteur gallo-romain, usant d’un grand nombre de sources dans un ouvrage colossal, on ne peut lui reprocher ces incohérences, preuves plutôt de son érudition que de son manque de rigueur. Rien n’interdit d’ailleurs de penser que Trogue Pompée pouvait citer ses sources pour expliquer ces variations.

Enfin nous noterons que cette variante du texte trogo-justinien par rapport aux autres historiens d’Alexandre n’étant pas isolée, il convient de toutes les traiter avec attention comme des indices importants de l’écriture de l’œuvre plutôt que de les balayer d’un revers de la main, sous le prétexte qu’elles ne seraient que les marques de paresse d’un épitomateur las de lire l’œuvre qu’il réécrivait. Dès lors, une conclusion s’impose : Alexandre, à Tyr, ne connaît nulle gloire ; Alexandre, à Tyr, n’est pas le grand chef de guerre présenté partout ailleurs. Certes cela dénote avec le reste du livre 11, raison pour laquelle d’aucuns ont préféré ôter toute légitimité à cet extrait, mais le fait que cet écart appartient à un nombre plus grand de variantes au sein de ce livre, et surtout qu’il commence à ternir la réputation militaire d’Alexandre comme s’y emploient nombre d’épisodes du livre suivant, nous invite à le penser authentique, héritier d’une tradition ne reconnaissant guère le prestige guerrier du Conquérant.

La prise de Massaga et le rôle de Cléophis

(DS 17.81.1-17.84.6 ; Curt. 8.10.22-8.10.36 ; Just. 12.7.9-12.7.11 ; Arr., An., 4.26.1-4.27.4)

Cette tradition (au sens large), s’observe en effet de manière particulièrement cruelle au livre 12, lors de la prise d’une autre cité, indienne cette fois, Massaga. Il n’est pas deux versions identiques de ce passage parmi les historiens qui le relatent. Plutarque n’en dit rien, et une lacune nous prive de la majeure partie du texte de Diodore.

Pourtant, sur la prise de la cité, il est des similitudes entre les textes de Quinte-Curce et d’Arrien. Dans les deux cas, il est signalé que la ville de Massaga est particulièrement bien fortifiée73. Dans les deux cas, Alexandre doit avoir recours à des machines de siège. Dans les deux cas, il est blessé par une flèche lancée depuis le rempart, qui l’atteint “à la cheville, ne le blessant que légèrementˮ74 chez Arrien, au mollet chez Quinte-Curce. Celui-ci ajoute qu’Alexandre, après avoir retiré le fer, ne fit pas bander sa blessure, malgré la douleur qu’il ressentait, tout en se payant le luxe d’un trait d’esprit à son sujet75.

En outre Diodore et Arrien mentionnent le cas de mercenaires ayant farouchement combattu contre Alexandre dans la défense de la cité. Ce n’est d’ailleurs qu’après la mort de leur chef que la ville se rendit chez Arrien. Ceux-ci furent autorisés à quitter la cité, après quoi Alexandre les massacra, motivé par la haine qu’il leur portait chez Diodore, par le fait qu’il avait appris qu’ils comptaient fuir au lieu d’incorporer son armée comme ils s’y étaient engagés chez Arrien76. On trouve de fait ici une tradition différente de celle de Quinte-Curce.

Enfin, concernant la reine Cléophis, il n’en est pas une fois question dans le texte d’Arrien. Dans celui de Diodore, on apprend que “pleine d’admiration pour la grandeur d’âme d’Alexandre, la reine envoya à ce dernier des présents de très grande valeur et promit d’exécuter tous ses commandementsˮ77. Quinte-Curce mentionne aussi son rôle : après qu’Alexandre eut accordé son pardon à la cité, “la reine vint, escortée d’une foule de femmes nobles, qui offraient, en libation, du vin dans des patères d’or. Elle approcha son jeune fils des genoux du roi et, outre sa grâce, elle obtint les honneurs de sa fortune ancienne…ˮ78

Au vu de toutes ces versions différentes, nous serions tentés de voir en Clitarque la source naturelle de Quinte-Curce, l’expression fertur (8.10.29) établissant une tradition communément admise au sujet de la blessure d’Alexandre et de son mot célèbre parfaitement dans le genre dramatique de l’auteur alexandrin. De même, le tableau de la reine Cléophis posant son enfant sur les genoux du roi après sa reddition, et obtenant par là de grands honneurs, nous semble appartenir à la même tradition. Diodore quant à lui, même si la lacune ne permet d’en juger de manière définitive, suit certainement Clitarque sur le rôle de la reine, les “présentsˮ (δῶρα) évoqués dans son texte étant sans doute à mettre en lien avec les “patères en orˮ (aureis pateris) de celui de Quinte-Curce. En revanche, il s’appuie sur une autre tradition pour évoquer le sort des mercenaires, peut-être la même qu’Arrien, et donc probablement Aristobule qui constitua une des sources communes des deux auteurs.

De son côté, le texte des Histoires philippiques ne nous permet pas de dire que Trogue Pompée / Justin suivirent aucune de ces sources. Voici ce que l’on peut en effet lire à ce sujet dans leur œuvre :

Inde montes Daedalos regnaque Cleophidis reginae petit. Quae cum se dedidisset ei, concubitu redemptum regnum ab Alexandro recepit, illecebris consecuta, quod armis non poterat ; filiumque ab eo genitum Alexandrum nominauit, qui postea regno Indorum potitus est. Cleophis regina propter prostratam pudicitiam scortum regium ab Indis exinde appellata est.

“De là il gagne les monts Dédale et les royaumes de la reine Cléophis. Cette dernière, alors qu’elle s’était rendue à lui, reçut d’Alexandre son royaume racheté par des rapports amoureux : elle obtint par ses appâts ce qu’elle n’aurait pu obtenir par les armes ; et elle appela Alexandre son fils né de lui, qui fut par la suite maître du royaume des Indes. La reine Cléophis, pour avoir prostitué sa pudeur, fut à partir de là surnommée par les Indiens la catin royale.ˮ79

Sont passées sous silence la prise difficile de la ville et la blessure d’Alexandre. L’expression se dedidisset peut renvoyer à une capitulation après affrontement ou à une soumission volontaire. Que les combats aient figuré ou non dans le texte de Trogue Pompée, Justin se trouve quant à lui beaucoup plus intéressé par les relations amoureuses entre Alexandre et Cléophis. Or ces relations sont vues de manière extrêmement négative, comme une sorte de marchandage entre le vainqueur et la vaincue, comme en témoignent les expressions concubito redemptum regum et l’opposition entre illecebris et armis. D’où cette idée fort malveillante de prostitution, sur laquelle Trogue Pompée / Justin insistent lourdement en parlant de la pudeur prostituée (prostratam pudicitiam) de la reine et de son terrible surnom (scortum regium). J. N. Adams (1983, 325-326) explique que scortum “was the more pejorative wordˮ, en comparaison à meretrix, bien qu’il ne soit pas vulgaire, mais qu’il s’emploie souvent chez les historiens “in contexts of condemanationˮ.

Dans cette mesure, si l’image de Cléophis est particulièrement écornée dans cette version des faits, et évoque, comme nous le verrons, celle de Cléopâtre80, l’image d’Alexandre pâtit également de cet épisode, où il n’apparaît que comme le client d’une prostituée, bradant un royaume pour les charmes d’une femme.

On notera enfin que Cléophis est chez Trogue Pompée / Justin très éloignée du portrait qui en est fait chez Quinte-Curce. Chez ce dernier, elle apparaît en majesté, entourée de femmes nobles ; elle apparaît comme pieuse par ses libations ; elle apparaît comme une mère douce. Dans ces conditions, il met en doute, sans l’évoquer directement, la possibilité d’une relation entre la reine et Alexandre :

…appellata regina est ; et credidere quidam plus formae quam miserationi datum. Pueroque certe postea ex ea utcumque genito Alexandro fuit nomen.

… “elle eut son titre de reine, et certains crurent que la beauté y eut plus de part que la piété. Et, en tout cas, elle eut un enfant par la suite ; quel que fût le père, il eut pour nom Alexandre.ˮ81

Ce passage paraît comme un ajout à la source suivie par Quinte-Curce par l’expression credidere quidam, et un ajout avec lequel il prend manifestement de la distance, posant un doute même sur la paternité de l’enfant né de Cléophis. C’est donc une autre vision que celle de Clitarque. On peut légitimement supposer qu’ici Quinte-Curce, qui n’utilise pas ailleurs la source dont il cite ici les allégations, répond au texte de son prédécesseur gallo-romain, comme l’affirme W. Heckel (1997, 242) : “Curtius agrees that she [Cléophis] subsequently bore a son, named Alexander, but stops short of Trogus’ affirmation that Alexander himself was the father ; 8. 10. 35 may refer directly to Trogusˮ et par conséquent à la source différente que lui-même suivait alors.

De fait, si la question de l’enfant de Cléophis est importante, c’est que ce sont bien les mœurs même d’Alexandre qui sont mises en cause à cet endroit des Histoires philippiques. Cette dépravation accompagne de manière naturelle un amoindrissement de la vaillance guerrière, qu’avait déjà mis en évidence le recours à la trahison lors de la prise de Tyr. Pour autant, dans ces deux épisodes, si la version de Trogue Pompée / Justin ôte du prestige à Alexandre en lui refusant l’éclat de deux victoires périlleuses, tout en remettant en question son sens de l’honneur (honos), qualité fondamentale à Rome, elle ne le montre pas pour autant en état de faiblesse sur le champ de bataille. Or c’est précisément un nouveau coin qu’enfoncera la bataille contre Poros dans la stature héroïque du Conquérant.

La bataille contre Poros

(DS 17.87.1-17.89.3 ; Curt. 8.13.1-8.14.46 ; Just. 12.8.1-12.8.8 ; Plut., Alex., 60.1-60.16 ; Arr., An., 5.8.4-5.19.4)

Le combat mené contre Poros82 s’annonçait de fait comme l’un des plus difficiles qu’Alexandre dût mener en Inde, car il était sans doute le plus grand des rois s’opposant à son passage : grand par sa puissance, par sa taille83, et par sa sagesse, ce que chacun des historiens d’Alexandre, tout comme Trogue Pompée / Justin, reconnaît. Une autre spécificité de ce roi est la taille incroyable de son armée, qui comptait notamment de très nombreux éléphants, qui tinrent un rôle capital dans la bataille. Quinte-Curce indique qu’il y en avait quatre-vingt-cinq (8.13.6), Diodore cent trente (17.88.2) et Arrien deux cents (An., 5.15.4). Enfin, tous les auteurs s’entendent sur le déroulement du combat, quelque source qu’ils suivent84, et notamment sur le talent stratégique d’Alexandre qui, après avoir traversé le fleuve qui le séparait de Poros pendant la nuit, et défait une première troupe qui fondit sur lui, se retrouva face à l’immense armée indienne85. Il décida alors d’attaquer ses deux ailes, lui attaquant l’aile gauche, Coênos s’en prenant à l’aile droite86, dans la mesure où les éléphants étaient groupés au centre, puis de blesser ces bêtes afin de leur faire peur87.

Enfin, pour obtenir la reddition de Poros, hormis chez Arrien où il est question de messagers qui lui furent envoyés, Alexandre invita à attaquer directement le roi indien qui résistait vaillamment, jusqu’à ce qu’il descendît gravement blessé de son éléphant. Tous s’accordent alors sur la noblesse du personnage, Plutarque et Arrien rapportant sa volonté d’être traité “en roiˮ (βασιλικῶς88), par quoi Alexandre vit la hauteur de son âme, ainsi que la bienveillance dont il fit preuve son égard, en le renvoyant dans son royaume dont il agrandit encore le territoire.

S’ils ne font pas état du supplément de territoire, Trogue Pompée / Justin évoquent eux aussi un bon traitement du roi indien. Mais que l’on juge de la manière dont apparaît Alexandre dans sa narration du combat :

Vnus ex regibus Indorum fuit, Porus nomine, uiribus corporis et animi magnitudine pariter insignis, qui bellum iam pridem audita Alexandri opinione in aduentum eius parabat. Commisso itaque proelio, exercitum suum Macedonas inuadere iubet, sibi regem eorum priuatum hostem deposcit, nec Alexander pugnae moram fecit ; sed prima congressione uulnerato equo, cum praeceps ad terram decidisset, concursu satellitum seruatur. Porus multis uulneribus obrutus capitur. Qui uictum se adeo doluit ut, cum ueniam ab hoste accepisset, neque cibum sumere uoluerit neque uulnera curari passus sit aegreque sit ab eo obtentum ut uellet uiuere. Quem Alexander ob honorem uirtutis incolumem in regnum remisit. Duas ibi urbes condidit : unam Nicaeam, alteram ex nomine equi Bucephalen uocauit.

“Parmi les rois des Indiens, il y en avait un, du nom de Poros, également remarquable par ses forces physiques et sa grandeur d’âme, qui, ayant entendu parler depuis quelque temps déjà de la réputation d’Alexandre, préparait la guerre contre son arrivée. C’est pourquoi, une fois le combat engagé, il ordonne que sa propre armée attaque les Macédoniens, réclame de rencontrer leur roi comme un ennemi personnel, et Alexandre ne retarda pas le combat ; mais, son cheval blessé au premier assaut, alors qu’il était tombé la tête la première, il est sauvé par ses gardes du corps qui étaient accourus. Poros, couvert de multiples blessures, est fait prisonnier. Et il fut à ce point affligé d’avoir été vaincu que, bien que son ennemi lui eût fait grâce, il ne voulut pas prendre de nourriture ni ne souffrit que l’on soignât ses blessures, et l’on obtint avec peine qu’il veuille rester en vie. Alors Alexandre, en honneur de son courage, le renvoya sain et sauf dans son royaume. Il y fonda deux villes : il appela l’une Nicée, l’autre Bucéphale du nom de son cheval.ˮ89

On le voit, il n’est pas dit un mot de la manière dont Alexandre est passé habilement de l’autre côté du fleuve. Cela pourrait cependant être un choix de Justin. Pas un mot non plus du premier combat contre les troupes envoyées par Poros. La même raison pourrait être avancée. Pas un mot enfin des éléphants90, ce qui est beaucoup plus surprenant, tant ils sont la spécificité essentielle de cette bataille, ce qui la distingue de toutes les autres, et dans la mesure où ils constituent l’arme première de Poros qu’Alexandre parvint à retourner contre lui. C’est d’autant plus déconcertant que Justin, dans les goûts que nous lui devinons, n’aurait sans doute pas manqué de le relater, d’autant que pour les autres grandes batailles d’Alexandre il avait indiqué précisément les troupes en présence91.

Ce qui est pourtant le plus étonnant, c’est la manière dont est présenté Alexandre. On est très loin de l’Alexandre énergique et stratège, à nouveau en première ligne au combat ! Au contraire, on trouve un général défaillant, tombant de son cheval et ne devant la vie qu’à ses gardes du corps ! Cette version des faits est la seule de cette nature. On notera cependant que chez Quinte-Curce aussi Bucéphale est blessé, mais ce n’est qu’à la toute fin de la bataille, alors qu’Alexandre poursuit Poros en fuite, et l’image qui en est donnée est bien différente, pleine de noblesse au cœur de l’effort guerrier92.

Chez Arrien une version différente de celle de Ptolémée est donnée, plus proche de celle proposée par Trogue Pompée / Justin. On lit en effet, à propos de la première attaque des Indiens :

Οἱ δὲ καὶ μάχην λέγουσιν ἐν τῇ ἐκβάσει γενέσθαι τῶν Ἰνδῶν τῶν ξὺν τῷ παιδὶ τῷ Πώρου ἀφιγμένων πρὸς Ἀλέξανδρόν τε καὶ τοὺς ξὺν αὐτῷ ἱππέας. Καὶ γὰρ καὶ ἀφικέσθαι ξὺν μείζονι δυνάμει τὸν Πώρου παῖδα, καὶ αὐτόν τε Ἀλέξανδρον τρωθῆναι πρὸς αὐτοῦ καὶ τὸν ἵππον αὐτοῦ ἀποθανεῖν τὸν Βουκεφάλαν, φίλτατον Ἀλεξάνδρῳ ὄντα τὸν ἵππον, καὶ τοῦτον τρωθέντα ὑπὸ τοῦ παιδὸς τοῦ Πώρου.

“D’autres disent que les Indiens, arrivés avec le fils de Porus, livrèrent bataille à Alexandre et à sa cavalerie pendant le débarquement ; que le fils de Porus était en effet venu avec une force plus considérable, qu’Alexandre avait été blessé de sa main et son cheval tué, ce Bucéphale qu’il aimait tant, et lui aussi d’un coup porté par le fils de Porus.ˮ93

Pourtant, si cette narration des faits semble plus proche, et si la référence aux “autresˮ historiens (οἱ δέ) pourrait faire penser à Clitarque, comme nous l’avons souvent rencontré, il n’en reste pas moins qu’il serait étrange que seul Trogue Pompée ait suivi alors cet auteur, Quinte-Curce et Diodore ne faisant aucune référence à ces événements, et que Justin ou lui ait apporté tant de modifications à ce qui aurait été le texte initial : en effet, rien n’est dit sur le moment de l’attaque, à savoir le débarquement, rien non plus sur le fils de Poros sur lequel insiste pourtant lourdement Arrien, et surtout, aucune mention de la blessure d’Alexandre dans le texte de Trogue Pompée / Justin, ni de la mort de Bucéphale qui n’est dit que blessé, pas même lorsque l’on apprend qu’Alexandre fonde une ville à son nom. Dans le même temps, on ne trouve pas mention chez Arrien du rôle des Compagnons qui ont secouru leur roi. Il faut donc bien conclure que la source de Trogue Pompée / Justin à cet endroit est à nouveau une source originale94, qui refuse à Alexandre toute gloire dans ce passage, en le présentant au contraire comme défaillant. C’est la fortitudo du roi qui est ici remise en question, et qui questionne sa légende.

Le vrai héros de ce combat est dès lors Poros, dont le sens de l’honneur le poussa à refuser tout soin et toute nourriture, dans le désir de ne pas survivre à sa défaite. Encore une fois, cette donnée n’apparaît que dans les Histoires philippiques, et contribue à grandir encore ce roi, ce qui fait plus d’ombre encore à la figure d’Alexandre95 : la uirtus et l’honos ont bien changé de camp, et ne sont pas les dernières qualités du Macédonien à se trouver sévèrement écornées.

La traversée du désert de Gédrosie

(DS 17.105.3-17.105.7 ; Curt. 9.10.11-9.10.17 ; Just. 12.10.7 ; Plut., Alex., 66.4-66.7 ; Arr., An., 6.22.3-6.26.5)

La dernière variante des Histoires philippiques affaiblissant le prestige militaire d’Alexandre concerne l’une des plus terribles épreuves que rencontra le roi. Or elle n’est pas à proprement parler militaire : il ne s’agit pas d’un combat, mais d’un déplacement de son armée, et elle met à l’épreuve non la fortitudo, mais le labor du chef et de ses troupes. À la suite de sa descente de l’Indus, après avoir passé l’hiver dans la ville de Pattala située à son embouchure, Alexandre entreprit un retour vers Babylone avec ses troupes. Néarque et Onésicrite, commandant la flotte, furent envoyés en mission le long des côtes de l’Océan, tandis que lui rentrait par voie de terre. Tous les auteurs96 s’accordent sur les maux rencontrés alors par l’armée d’Alexandre durant les soixante jours de marche dans le désert qui le menèrent à Pura, capitale de la Gédrosie, située à l’ouest de la province97 : famine, chaleurs torrides, maladie, hécatombe des hommes se retrouvent partout. Quinte-Curce (9.10.14-9.10.16) dresse ainsi un tableau pathétique de cette traversée, où il n’est question que de “plaines jonchées de semi-vivants presque plus nombreux que les cadavres ˮ (strati erant campi paene pluribus semiuiuis, quam cadaueribus), de soldats à l’agonie “abandonnés ˮ (relicti) par leurs amis qui n’osaient pas même les regarder mourir… Arrien relate les mêmes faits et écrit, sans doute sans exagération :

Καὶ λέγουσιν οἱ πολλοὶ τῶν ξυγγραψάντων τὰ ἀμφ᾽ Ἀλέξανδρον οὐδὲ τὰ ξύμπαντα ὅσα ἐταλαιπώρησεν αὐτῷ κατὰ τὴν Ἀσίαν ἡ στρατιὰ ξυμβληθῆναι ἄξια εἶναι τοῖς τῇδε πονηθεῖσι πόνοις.

“Et la plupart des historiens d’Alexandre disent que même la somme des épreuves que son armée a endurées en Asie ne peuvent soutenir la comparaison avec les souffrances qu’elle a endurées dans cette région.ˮ98

Il paraît fort probable que Clitarque fasse partie de ces historiens-là. On sait de manière certaine en effet qu’il avait parlé dans son œuvre des Ichtyophages, peuplade particulièrement pauvre habitant sur les côtes de ce territoire inhospitalier, comme en atteste un extrait de Pline l’Ancien99. On retrouve d’ailleurs une description de ce peuple chez Diodore (105.3-105.5) et Quinte-Curce (9.10.8-9.10.10), qui insistent comme Pline notamment sur les ongles des Ichtyophages qu’ils ne coupent jamais, tout comme leurs cheveux, et sur leur nourriture faite du poisson, voire des baleines, échouées sur la grève. Les deux auteurs paraissent donc suivre Clitarque, et c’est ainsi ce dernier qui dut attirer l’attention des lecteurs sur les sentiments d’Alexandre au moment de cette terrible épreuve, en soulignant son chagrin et son anxiété : on les trouve liés entre eux aussi bien dans le texte de l’historien grec que de l’historien latin. En effet l’expression de Quinte-Curce rex, dolore simula ac pudore anxius est particulièrement proche de celle de Diodore, où Alexandre ressent τὴν τυχοῦσαν λύπην τε καὶ φροντίδα100. La pitié d’Alexandre pour ses hommes et le souci qu’il a d’eux humanisent chez Clitarque et ceux qui sont alors ses fidèles héritiers ce chef de guerre proche de ses soldats, comme nous l’avons souvent relevé.

La lecture de la traversée de ce désert chez Trogue Pompée / Justin, réduite à une simple phrase, suffira ainsi à montrer que Trogue Pompée n’utilise pas ici sa source habituelle :

Inde iter terrestre facturus, cum arida loca medii itineris dicerentur, puteos opportunis locis fieri praecepit, quibus ingenti dulci aqua inuenta Babyloniam redit.

“À partir de là, décidé à faire route sur terre, alors qu’on lui annonçait des lieux arides en cours de route, il ordonna que l’on creusât des puits à des endroits appropriés grâce auxquels, comme on trouva une grande quantité d’eau douce, il retourna à Babylone.ˮ101

Point de famine, pas de maladie, aucune hécatombe. Le retour se fait ici sans le moindre encombre. On ne peut suivre une nouvelle fois N. G. L. Hammond (2007, 106) qui justifie ce caractère extrêmement succinct par le fait que, selon lui, “Cleitarchus too made relatively little of troubles in the Gedrosian desertˮ, s’appuyant sur le fait très contestable que Diodore n’en parle que peu, après quoi, toujours selon lui, Justin aurait encore minimisé l’épisode. Or Diodore n’a pas l’habitude de s’attarder sur les tableaux pathétiques comme peut le faire Quinte-Curce, et l’on voit mal pourquoi Justin aurait quant à lui voulu à ce point minimiser un épisode aussi dramatique. Enfin, il faut soulever la raison qui aurait permis à Alexandre de traverser le désert sans difficulté, à savoir le creusage de puits le long de la route.

Ces puits ne semblent au demeurant pas être une invention de la source ici utilisée. Quinte-Curce102 indique qu’Alexandre, séjournant à Pattala, avait envoyé Léonnatos en avant-garde pour les forer, mais n’en fait par la suite plus mention. Arrien les évoque également, mais seulement jusqu’au pays des Orites103. On notera d’ailleurs que, si Alexandre fait alors creuser des puits, c’est davantage pour soutenir l’expédition maritime de Néarque que pour assurer sa subsistance propre. En Gédrosie en revanche, s’il a le projet d’en creuser de nouveaux, la nature désertique du pays l’en empêche104. Arrien est d’ailleurs l’auteur qui insiste le plus sur le “manque d’eauˮ (τοῦ ὕδατος τὴν ἀπορίαν, 6.24.4 et ἀπορία ὕδατος, 6.24.5) qui décime l’armée macédonienne. Il profite même de cet épisode pour grandir Alexandre en y insérant la scène où le roi renverse le peu d’eau qu’on avait pu trouver, et qui lui avait été donnée, pour être à l’égal de son armée105 (6.26.2-6.26.3).

Or les puits dont il est question dans le texte de Trogue Pompée / Justin peuvent également faire référence à la découverte d’une source d’eau pure par Alexandre lui-même, qui permit à l’armée de venir à bout de sa terrible traversée. Voici quelle fut l’action d’Alexandre, alors que ses guides lui avaient avoué que les repères avaient été effacés par le vent et le sable, et que l’armée était perdue :

ἔνθα δὴ Ἀλέξανδρον ξυνέντα ὅτι ἐν ἀριστερᾷ δεῖ ἀποκλίναντα ἄγειν, ἀναλαβόντα ὀλίγους ἅμα οἷ ἱππέας προχωρῆσαι . ὡς δὲ καὶ τούτων οἱ ἵπποι ἐξέκαμνον ὑπὸ τοῦ καύματος, ἀπολιπεῖν καὶ τούτων τοὺς πολλούς, αὐτὸν δὲ ξὺν πέντε τοῖς πᾶσιν ἀφιππάσασθαι καὶ εὑρεῖν τὴν θάλασσαν, διαμησάμενόν τε αὐτὸν ἐπὶ τοῦ αἰγιαλοῦ τὸν κάχληκα ἐπιτυχεῖν ὕδατι γλυκεῖ καὶ καθαρῷ καὶ οὕτω μετελθεῖν τὴν στρατιὰν πᾶσαν . καὶ ἐς ἑπτὰ ἡμέρας ἰέναι παρὰ τὴν θάλασσαν ὑδρευομένους ἐκ τῆς ἠϊόνος.

“Alors, Alexandre, ayant compris qu’il fallait infléchir la marche vers la gauche, partit en avant avec quelques cavaliers ; et, lorsque leurs chevaux commencèrent à donner des signes de fatigue du fait de la chaleur, il laissa derrière lui la plupart d’entre eux et, avec cinq cavaliers en tout, partit en avant et trouva la mer ; ayant creusé sur la grève le sable mêlé de galets, il tomba sur une eau douce et pure, et ainsi toute l’armée se transporta à cet endroit ; puis, pendant sept jours, elle fit route le long de la mer, tirant son eau du rivage.ˮ106

Il est tout à fait possible en effet que la mention des puteos chez Trogue Pompée / Justin renvoie aussi à ces puits de fortune (le puteus étant d’abord un “trouˮ107) et que l’expression opportunis locis fasse référence à la source qu’il avait découverte le long de la grève, sans le préciser. Difficile toutefois de voir dans le rapprochement des puits prévus avant le départ et de ceux qui furent forés à la suite de cette heureuse découverte le travail de la source première, de Trogue Pompée ou de Justin.

On comprend dans tous les cas que la source utilisée par Trogue Pompée, si elle s’appuie sur des faits réels, à savoir le creusage de plusieurs puits, s’éloigne de leur fonction et exagère les bienfaits qu’ils fournirent à l’armée d’Alexandre. Ainsi disparaît une épreuve très importante pour les Macédoniens, et par conséquent pour le roi, qui ne tire dans cette version aucun prestige de cet épisode, ni par l’endurance dans le labor dont il fit lui-même preuve, ni par l’humanitas qu’il put montrer, encore moins par les actions glorieuses qu’il accomplit selon certains108. Si son image ne s’en trouve pas ternie, elle n’en est plus rehaussée, et il n’y plus guère que le combat contre les Malles au livre 12 pour nuancer l’image négative portée par les batailles menées à Massaga et contre Poros.

Un autre élément vient appuyer l’idée que Trogue Pompée utilise ici une source différente de Clitarque. La traversée de la Gédrosie est suivie par l’arrivée des troupes en Carmanie, où la nature est luxuriante et où les hommes trouvèrent le repos et l’abondance qui leur avaient tant fait défaut. C’est alors qu’Alexandre se serait livré à une curieuse bacchanale pendant sept jours, le temps de traverser ce territoire, dont rendent compte tous les autres auteurs109, et derrière laquelle on peut sans doute voir l’œuvre de Clitarque. Arrien en effet rejette son authenticité en ces termes :

ἤδη δέ τινες καὶ τοιάδε ἀνέγραψαν, οὐ πιστὰ ἐμοὶ λέγοντες, ὡς συζεύξας δύο ἁρμαμάξας κατακείμενος ξὺν τοῖς ἑταίροις καταυλούμενος τὴν διὰ Καρμανίας ἦγεν, ἡ στρατιὰ δὲ αὐτῷ ἐστεφανωμένη τε καὶ παίζουσα εἵπετο, προὔκειτο δὲ αὐτῇ σῖτά τε καὶ ὅσα ἄλλα ἐς τρυφὴν παρὰ τὰς ὁδοὺς συγκεκομισμένα πρὸς τῶν Καρμανίων, καὶ ταῦτα πρὸς μίμησιν τῆς Διονύσου βακχείας ἀπεικάσθη Ἀλεξάνδρῳ. […] Ταῦτα δὲ οὔτε Πτολεμαῖος ὁ Λάγου οὔτε Ἀριστόβουλος ὁ Ἀριστοβούλου ἀνέγραψαν οὐδέ τις ἄλλος ὅντινα ἱκανὸν ἄν τις ποιήσαιτο τεκμηριῶσαι ὑπὲρ τῶν τοιῶνδε, καί μοι ὡς οὐ πιστὰ ἀναγεγράφθαι ἐξήρκεσαν.

“C’est à ce moment que certains historiens placent les faits suivants (mais je n’accorde aucun crédit à leur récit) : ils disent qu’Alexandre, ayant fait assembler deux voitures couvertes de grand luxe, y passait le temps couché, avec les Compagnons, au son de la flûte, conduisant ainsi son armée à travers la Carmanie ; les soldats suivaient couronne en tête, et en faisant des jeux ; ils trouvaient sur le bord de la route, déposés par les Carmaniens, des provisions de tout ce qui est nécessaire à la volupté : tout cela avait été imaginé par Alexandre en imitation de la bacchanale de Dionysos […]. Mais ni Ptolémée, fils de Lagos, ni Aristobule, fils d’Aristobule, ne mentionnent ces faits, ni aucun des historiens qu’on pourrait considérer comme dignes de foi. ˮ110

Or cet épisode vraisemblablement inventé111 ne se comprend que par l’opposition entre la “voluptéˮ (τρυφὴν) et l’abondance des “provisionsˮ (σῖτα) d’un côté, et la souffrance ainsi que la disette de l’autre, la Carmanie étant le contrepoint direct de la Gédrosie. Alexandre est ainsi comparé à Dionysos sur les pas duquel il marchait, lui qui est parvenu, comme le dieu, à faire revenir son armée de l’Inde qu’il avait conquise, ce qui serait tout à fait conforme à la vision idéalisée d’Alexandre portée par Clitarque. Il paraît dès lors logique de penser que Trogue Pompée, qui s’était appuyé sur une autre source qui avait fait disparaître les difficultés du désert de la Gédrosie, ne reprit donc pas dans son récit les plaisirs de la Carmanie qui n’avaient plus lieu d’être. Cette disparition atteste de la cohérence de la construction des livres 11 et 12 des Histoires philippiques par l’historien gallo-romain, et renforce l’idée que Trogue Pompée cherche à faire cohabiter plusieurs sources, et se livre à un véritable travail de composition historique visant à ôter une part de son crédit au Conquérant. Aussi est-il utile, à ce point de notre étude, de nous interroger sur la manière dont l’historien en use pour lier entre eux les différents textes de ses prédécesseurs.

Le travail de Trogue Pompée sur ses sources

Un travail d’insertion

L’exemple de la destruction de Thèbes que nous avons développé se révèle tout à fait révélateur de la manière dont Trogue Pompée a travaillé ses sources. Il suit sa source majeure, à savoir Clitarque, et mêle à cette trame des données de sa deuxième source, en l’occurrence les propos de Cléadas. Ainsi, pour le faire apparaître clairement, voici le texte de ce passage, dans lequel apparaît en écriture normale les passages hérités de Clitarque, en gras celui provenant de la deuxième source :

Sed Thebani armis non precibus nec deprecatione usi sunt : itaque uicti grauissima quaeque supplicia miserrimae captiuitatis experti sunt. Cum in consilio de excidio urbis deliberaretur, Phocenses et Plataeenses et Thespienses et Orchomenii, Alexandri socii uictoriaeque participes, excidia urbium suarum crudelitatemque Thebanorum referebant, studia in Persas non praesentia tantum, uerum et uetera aduersus Graeciae libertatem increpantes, quam ob rem odium eos omnium populorum esse ; quod uel ex eo manifestari, quod iure iurando se omnes obstrinxerint, ut uictis Persis Thebas diruerent. Adiciunt et scelerum priorum fabulas, quibus omnes scaenas repleuerint, ut non praesenti tantum perfidia, uerum et uetere infamia inuisi forent.

Tunc Cleadas, unus ex captiuis, data potestate dicendi : non a rege se defecisse, quem interfectum audierint, sed a regis heredibus ; quicquid in eo sit admissum, credulitatis, non perfidiae culpam esse, cuius tamen iam magna se supplicia pependisse deleta iuuentute. Nunc senum feminarumque sicuti infirmum, ita innoxium restare uulgus, quod ipsum stupris contumeliisque ita uexatum esse ut nihil amarius umquam sint passi ; nec iam pro ciuibus se, qui tam pauci remanserint, orare, sed pro innoxio patriae solo et pro urbe, quae non uiros tantum, uerum et deos genuerit. Priuata etiam regem superstitione deprecatur geniti apud ipsos Herculis, unde originem gens Aeacidarum trahat, actaeque Thebis a patre eius Philippo pueritiae ; rogat urbi parcat, quae maiores eius partim apud se genitos deos adoret, partim educatos summae maiestatis reges uiderit. Sed potentior fuit ira quam preces. Itaque urbs diruitur ; agri inter uictores diuiduntur ; captiui sub corona uenduntur, quorum pretium non ex ementium commodo, sed ex inimicorum odio extenditur. Miseranda res Atheniensibus uisa ; itaque portas refugis profugorum contra interdictum regis aperuere. Quam rem ita grauiter tulit Alexander ut secunda legatione denuo bellum deprecantibus ita demum remiserit ut oratores et duces, quorum fiducia totiens rebellent, sibi dedantur ; paratisque Atheniensibus, ne cogantur, subire bellum, eo res deducta est ut retentis oratoribus duces in exilium agerentur qui ex continenti ad Darium profecti non mediocre momentum Persarum uiribus accessere.112

Le passage en écriture droite sert en quelque sorte de transition et est difficile à authentifier : on retrouve des données du texte de Clitarque, mais sont en même temps mis en avant l’ira et l’odium chers à la deuxième source. C’est là sans doute une marque du travail de Trogue Pompée soucieux de lier entre elles ses deux sources, et qu’a suivi Justin.

Ce travail d’insertion peut également avoir été mené sur des passages plus longs. Ainsi, si l’on reprend nos analyses concernant les chapitres 10 et 11, depuis la nomination d’Abdalonymos comme roi de Sidon jusqu’à la visite du sanctuaire d’Ammon, on observe trois grands temps liant des épisodes différents :

1) la désignation d’Abdalonymos comme roi de Sidon et les raisons ayant mené à la guerre contre Tyr : la source est Clitarque.

2) la prise de Tyr par trahison et les raisons ayant poussé Alexandre à se rendre à Siwah ainsi que la corruption des prêtres : une autre source est utilisée.

3) l’entretien d’Alexandre avec les prêtres d’Ammon : la source est à nouveau Clitarque113.

Ce qui est frappant alors, c’est que le travail d’insertion auquel se livre Trogue Pompée lui permet de transformer considérablement l’image d’Alexandre qui est celle de sa source première : dans le cas de Thèbes, le Macédonien prend, animé par la colère, la responsabilité de la destruction de la ville, et n’est plus l’exécutant des volontés du Conseil des Grecs ; dans le cas de Tyr lui est refusée la noblesse d’une attaque courageuse contre la cité et il n’est plus un héros militaire ; dans le cas de Siwah, on découvre un personnage animé par la démesure et maître en manipulation au lieu du fils d’un dieu.

En utilisant une ou plusieurs sources négatives, Trogue Pompée sape ainsi la vision encomiastique de l’œuvre de l’historien alexandrin, pour donner une vision plus noire d’Alexandre, selon un projet dont on ne peut douter qu’il soit déterminé. Ce travail gigantesque (il ne faut pas oublier que la seule œuvre de Clitarque que Trogue Pompée lui-même reprenait comportait douze livres) a donné lieu, parfois, à quelques maladresses que nous devons à notre sens imputer davantage à Trogue Pompée qu’à Justin.

Une répétition

Il en va ainsi d’un phénomène de répétition.

Dans le texte de Trogue Pompée, la corruption d’Alexandre par les richesses intervient très tôt, dès le chapitre 10 du livre 11, après la bataille d’Issos. C’est là un élément original du texte de l’historien gallo-romain.

Post haec opes Darii diuitiarumque apparatum contemplatus, admiratione tantarum rerum capitur. Tunc primum luxuriosa conuiuia et magnificentiam epularum sectari, tunc et Barsinen captiuam diligere propter formae pulchritudinem coepit, a qua postea susceptum puerum Herculem uocauit.

“Après quoi, ayant contemplé les trésors de Darios et le faste de ses richesses, il est pris d’admiration pour de telles merveilles. C’est alors qu’il se mit, pour la première fois, à fréquenter les copieux banquets et la splendeur des festins, alors aussi qu’il se mit à aimer, à cause de la beauté de ses formes, une prisonnière, Barsine, dont il eut plus tard un enfant qu’il appela Hercule.”114

Les richesses commencent ainsi leur œuvre de corruption plus tôt que dans les autres Histoires, et elles pervertissent Alexandre dès leur premier contact. Le connecteur temporel particulièrement lâche post haec fait plus ou moins référence à la bataille d’Issos qui précède et les opes Darii diuitiarumque apparatum doivent alors correspondre aux richesses qu’Alexandre a trouvées dans le camp (11.9.11 : in castris Persarum multum auri ceterarumque opum inuentum.). Il est pourtant étonnant que le texte des Histoires philippiques ne parle pas de l’immense trésor de Darios dont Parménion s’empara à Damas, abandonné dans leur fuite par les Perses, et largement détaillé par Quinte-Curce115. Or les richesses corruptrices doivent être celles-ci plutôt que le simple luxe du camp perse116, d’autant qu’Arrien nous apprend que les Macédoniens ne trouvèrent là que trois mille talents puisque le trésor perse avait justement été envoyé à Damas117. C’est en outre alors, précisément à ce moment-là, que l’on trouve la mention de Barsine, première aventure amoureuse d’Alexandre en Perse, alors que celle-ci fut capturée en même temps que fut pris le trésor118. Il est donc fort probable que Justin, ne désirant pas reproduire dans son texte la prise du trésor de Damas qui devait probablement figurer dans le texte de Trogue Pompée, sans doute car elle fut l’œuvre de Parménion et non d’Alexandre, et qu’à ce titre il lui conférait un moindre intérêt, la passa sous silence. Cela a pour effet de renforcer la cohérence du texte concentré sur le seul roi macédonien, selon un procédé que nous avons plusieurs fois rencontré. Pourtant Justin conserve deux points relatifs qu’il juge dignes d’être reproduits : l’amour d’Alexandre pour Barsine, et l’on comprend que les histoires de cœur du roi participent effectivement du souci de plaire aux lecteurs, et la corruption des richesses, car les vices des puissants sont aussi au centre de ses préoccupations. À ce titre il convient de noter que l’omission probable de l’expédition de Parménion sert aussi à Justin, dans son travail de réécriture, à rendre cette corruption encore plus immédiate qu’elle ne l’était chez Trogue Pompée, et a fortiori chez les autres historiens d’Alexandre. Son travail de sélection ne s’oppose donc pas, une fois encore, à la perspective de son prédécesseur, mais au contraire tend à la renforcer.

Or si le trésor de Damas peut aussi apparaître corrupteur dans le texte de Plutarque, contrairement aux Histoires philippiques, il ne corrompt pas Alexandre mais uniquement les soldats macédoniens, en particulier les cavaliers thessaliens, récompensés par Alexandre pour leur rôle majeur à la bataille d’Issos119. On retrouvera d’ailleurs plus tard chez l’historien de Chéronée une opposition entre la sobriété d’Alexandre et le goût du luxe ayant corrompu ses Compagnons (41.1). Dans le texte de Quinte-Curce, les Macédoniens se livrent au pillage de ces richesses abandonnées par les Perses dans leur fuite, mais il n’est question que de la rapacité (oserions-nous dire traditionnelle ?) des pillards, et non de l’influence perverse de l’or et de l’argent. La corruption des richesses ne se fait ressentir qu’à Babylone, mais c’est l’armée d’Alexandre qui y perd sa “discipline militaireˮ (disciplinae militari, 5.1.36) et Quinte-Curce ne reproche alors au roi que d’y avoir séjourné trop longtemps120. Quant à Diodore, il ne dit pas un mot du trésor de Damas ; l’évocation de celui de Suse (17.661-17.66.2) ne donne lieu à aucun commentaire ; pour les richesses de Persépolis, elles sont pillées par les Macédoniens121 (17.70.1-17.70.6), tandis que le trésor incroyable de la ville est transféré dans d’autres cités (17.71.1-17.71.2) : on ne trouve à nouveau aucune trace de la corruption d’Alexandre. Chez Arrien enfin, la prise des trésors de Damas (2.11.10), de Babylone, Suse ou Persépolis (3.16.7 et 3.18.10) ne donne lieu à aucun commentaire.

Nous sommes alors, chez tous ces auteurs, loin du texte des Histoires philippiques, ce qui nous conduit à penser que Trogue Pompée a utilisé ici une autre source que Clitarque, dénonçant l’“admirationˮ (admiratione) d’Alexandre pour les richesses (diuitiarum), et son abandon aux délices des banquets (luxuriosa conuiuia et magnificentiam epularum) et aux beautés de Barsine (propter formae pulchritudinem).

Or ce sont les mêmes reproches qui lui sont faits en Hyrcanie, au moment de l’adoption des mœurs perses, selon la tradition clitarquéenne. Plutarque (45.1-45.3), Quinte-Curce (6.2.1-6.2.2 et 6.6.1-6.6.6) et Diodore (17.77.4-17.77.7), avec des perspectives différentes, tantôt bienveillantes, tantôt accablantes, font mention à ce même endroit de cette attitude du roi.

Ainsi Trogue Pompée, et après lui Justin, en s’appuyant sur deux sources différentes, développent deux fois cette corruption d’Alexandre par le luxe perse, et le texte porte la trace de cette maladresse122. En effet, alors que le texte de Justin nous montre une insistance au livre 11 sur la nouveauté que constituent pour le roi les banquets somptueux (tunc primum luxuriosa conuiuia et magnificentiam epularum sectari 123), ces mêmes banquets paraissent au livre 12 encore une fois tout à fait nouveaux (his rebus ingentes epularum apparatus adicit, ne ieiuna et destructa luxuria uideretur, conuiuiumque iuxta regiam magnificentiam ludis exornat 124). On relève en outre l’usage du même vocabulaire du banquet (epularum et conuiuium dans chaque texte) et de la magnificence (luxuriosa et luxuria, magnificentiam par deux fois).

Ces répétitions sont intéressantes en ce qu’elles sont elles aussi révélatrices du projet de Trogue Pompée : s’il a choisi de développer ce même aspect, emprunté à deux sources différentes, à deux moments différents, quitte à commettre une maladresse dans son écriture, c’est que cette donnée, la corruption des mœurs macédoniennes, lui paraissait fondamentale. Par ailleurs, alors même que la première source devait présenter l’adoption des coutumes perses avec un regard négatif, Clitarque, quant à lui, devait le faire avec son regard à tout le moins bienveillant : Trogue Pompée, par son travail sur le texte originel, a cependant su éviter la contradiction.

Deux autres problèmes

Le travail de Trogue Pompée sur ses sources a cependant pu l’amener à commettre précisément une contradiction à l’intérieur des livres 11 et 12.

Rappelons en premier lieu qu’au gré de son travail sur un grand nombre de sources, à l’échelle des Histoires philippiques, Trogue Pompée a pu laisser s’introduire des incohérences. Nous avons déjà cité celle qui concerne la mort de Callisthène et celle qui porte sur le nombre des meurtriers de Philippe. Justin n’est donc pas nécessairement à incriminer dans ce genre de maladresses.

Or Trogue Pompée semble aussi se contredire à propos de l’arrestation et de l’exécution d’Alexandre le Lynceste. Selon la tradition vraisemblablement héritée de Clitarque, alors que ses frères Hermoenès et Arrhebaeos avaient été convaincus de complicité du crime perpétré contre Philippe125, Alexandre lui avait laissé la vie sauve en raison du fait qu’il l’avait le premier appelé “roiˮ126. De fait, il entama une brillante carrière auprès d’Alexandre dont il devint un appui précieux, se voyant attribuer de nombreuses responsabilités prestigieuses (il fut notamment chef de la cavalerie thessalienne), et il épousa, certainement après l’assassinat de Philippe, une fille d’Antipater127.

Pourtant des soupçons le firent arrêter dès l’année 333. Selon Trogue Pompée / Justin, c’est un prisonnier qui dénonça un complot :

Dum haec aguntur, interim indicio captiui ad eum defertur insidias ei ab Alexandro Lyncestarum genero Antipatri, qui praepositus Macedoniae erat, parari. Ob quam causam timens ne quis interfecto eo in Macedonia motus oriretur, in uinculis eum habuit.

“Sur ces entrefaites, on lui rapporte pendant ce temps, d’après la révélation d’un prisonnier, qu’un complot est ourdi contre lui par Alexandre des Lyncestes, gendre d’Antipater qui avait été mis à la tête de la Macédoine. Craignant pour cette raison que, s’il le faisait tuer, un soulèvement ne naquît en Macédoine, il le tint dans les fers.ˮ128

Ce prisonnier pourrait être Sisinès, dans la mesure où la version de Trogue Pompée / Justin est semblable à celle d’Arrien qui le nomme ainsi : Parménion avait selon lui envoyé à Alexandre ce prisonnier perse ; ce dernier avait été chargé par Darios de proposer à Alexandre le Lynceste, à la suite d’une offre de service qu’il avait faite au roi perse, d’assassiner Alexandre le Grand contre récompense129. Quinte-Curce évoque lui aussi un Sisinès, mais qui ne semble pas être le même que celui d’Arrien (et donc des Histoires philippiques) et, comme l’a bien démontré J. E. Atkinson (1980, 183-184), “Arrian’s reference to Sisines is more likely historicalˮ. Malheureusement, le récit de l’arrestation de cet Alexandre par Quinte-Curce a été perdu avec le livre 2 de ses Histoires130.

Reste Diodore, puisque Plutarque n’évoque pas ces événements. Chez l’historien sicilien, cette arrestation a lieu plus tard, après l’épisode de la maladie de Tarse, soit plusieurs mois après la version de Trogue Pompée / Justin et d’Arrien131. Ce n’est alors pas un prisonnier qui dénonce le Lynceste, c’est Olympias qui le fait dans une lettre132. Or une telle accusation d’Olympias à l’encontre d’Alexandre le Lynceste apparaît également dans les Histoires philippiques, au moment de la théorie sur l’empoisonnement d’Alexandre, où l’on lit qu’Antipater a voulu tuer le roi en considérant “qu’Alexandre des Lyncestes, son gendre, avait été exécuté, que lui-même, après avoir mené de grandes actions en Grèce, n’était pas tant objet de bienveillance que de jalousie aux yeux du roi, qu’il avait également été accablé de diverses accusations calomnieuses par sa mère Olympiasˮ133. L’adverbe quoque montre bien qu’Antipater se voit comme victime des accusations d’Olympias, ainsi que le fut son gendre avant lui. Ainsi, cette phrase fait référence à une autre tradition que celle qui est suivie au chapitre 7 du livre 11. Cette tradition-ci, qui voit la mère d’Alexandre comme la responsable de l’arrestation du Lynceste, est très vraisemblablement celle de Clitarque, puisqu’elle est suivie par Diodore, mais pas par Arrien134. Trogue Pompée, suivant au livre 11 une première source, donna Sisinès comme auteur de la dénonciation ; au livre 12, suivant Clitarque, il fit une référence à la lettre d’Olympias pour le même motif.

Ce travail de Trogue Pompée sur les sources a également pu donner lieu à une imprécision chronologique, d’autant plus maladroite qu’elle se situe à un moment charnière, à savoir au tout début du livre 12. On peut en effet y lire :

Alexander in persequendo Dario amissos milites magnis funerum inpensis extulit, reliquis expeditionis eius sociis tredecim milia talentum diuisit. Equorum maior pars aestu amissa, inutiles etiam qui superfuerant facti. Pecunia omnis, CXC milia talentum, Ecbatana congesta eique Parmenio praepositus.

“Alexandre fit ensevelir les soldats qu’il avait perdus en poursuivant Darios dans des funérailles à grands frais, partagea treize mille talents entre les compagnons de son expédition qui restaient. La plus grande partie des chevaux fut perdue en raison de la chaleur, même ceux qui avaient survécu devinrent inutilisables. Tout l’argent, cent quatre-vingt-dix mille talents, fut amassé à Ectabane, et Parménion fut préposé à sa garde.ˮ135

Ce court extrait se situe entre la mort de Darios et la réception de la lettre d’Antipater sur les trois nouvelles européennes. Or le dépôt du trésor royal perse à Ecbatane136 eut lieu lors de l’arrivée d’Alexandre dans la ville que venait de quitter Darios en fuite, qui n’était donc pas encore mort à ce moment137. Si l’incohérence chronologique de ce passage nous semble provenir du travail de Trogue Pompée sur ses sources, c’est parce que, parmi les auteurs de la Vulgate, il est le seul à affirmer que le trésor fut déposé à Ecbatane. Deux sources en effet se font face, comme en témoigne clairement un passage de Strabon138. On y découvre qu’une tradition donne ainsi Suse comme la ville royale ayant accueilli le trésor de Darios. C’est la version donnée à la fois par Diodore (17.71.1-17.71.2) et Quinte-Curce (5.6.9), les deux auteurs indiquant que ce trésor s’élevait à cent vingt mille talents. Autant de liens font penser que ces auteurs partagent la même source, et que cette source est Clitarque139. C’est l’autre tradition140 évoquée par Strabon, selon laquelle ce fut à Ecbatane que le trésor fut déposé, qui est suivie par Trogue Pompée / Justin, qui indiquent un chiffre de cent quatre-vingt-dix mille talents très proche des cent quatre-vingt mille talents donnés par le géographe. Il est en outre notable que nos auteurs ne soient pas les seuls à faire d’Ecbatane le réceptacle des trésors perses, puisque c’est aussi la version d’Arrien :

Παρμενίωνα δὲ προσέταξε τὰ χρήματα τὰ ἐκ Περσῶν κομιζόμενα εἰς τὴν ἄκραν τὴν ἐν Ἐκβατάνοις καταθέσθαι καὶ Ἁρπάλῳ παραδοῦναι . Ἅρπαλον γὰρ ἐπὶ τῶν χρημάτων ἀπέλιπε καὶ φυλακὴν τῶν χρημάτων Μακεδόνας ἐς ἑξακισχιλίους καὶ ἱππέας καὶ ψιλοὺς ὀλίγους.

“Il chargea Parménion d’entreposer dans la citadelle d’Ecbatane le trésor amené de Perse, et de le remettre à Harpale ; il laissa Harpale en effet comme responsable de ce trésor, dont la garde était assurée par quelque six mille Macédoniens, de la cavalerie et un peu d’infanterie légère.ˮ141

On remarque dans cet extrait le rôle joué par Parménion concernant le simple transport du trésor, quand sa garde est confiée à Harpale. Or cette variation par rapport au texte des Histoires philippiques n’est pas illégitime, dans la mesure où Parménion dut rester à Ecbatane alors qu’Alexandre partit à la poursuite de Darios vers le nord. Ce peut donc être une simplification due à Trogue Pompée, ou assez vraisemblablement à Justin.

Par ailleurs, d’autres similitudes peuvent être relevées entre les textes de Trogue Pompée / Justin et d’Arrien, d’abord à propos des hommes épuisés et des chevaux qui périrent à cause de la chaleur, qu’Arrien signale également (An., 3.20.1) à propos de la poursuite de Darios142 qui suivit le départ d’Ecbatane. De la même manière, chez Arrien également, Alexandre paie ses troupes, en l’occurrence les cavaliers thessaliens et les troupes alliées143. Enfin, l’expression de Trogue Pompée / Justin “entre les compagnons de son expédition qui restaientˮ (reliquis expeditionis eius sociis) peut évoquer le jeu de licenciement des troupes et de réintégration volontaire de la plupart des soldats dont parle Arrien (3.19.5-3.19.6).

Ainsi, ce qui apparaît comme deux maladresses de Trogue Pompée, qui d’une part se contredit légèrement, dans le cas de la mort du Lynceste, et de l’autre ne respecte pas la chronologie des faits, dans le cas du dépôt du trésor à Ecbatane, paraît bien dû à son travail sur les sources, dès lors qu’il ne suit pas que Clitarque.

Ces maladresses sont riches d’enseignement, dans la mesure où, par deux fois, elles montrent une proximité entre la version de Trogue Pompée / Justin et la version d’Arrien, contre les autres historiens d’Alexandre. Or ce ne sont pas là les premiers cas d’une telle proximité que nous avons rencontrés. Avant la destruction de Thèbes en effet, Cléadas affirmait que les Thébains croyaient qu’Alexandre était mort (11.4.1), ce qu’indique aussi Arrien (1.7.2). La traversée du désert de Gédrosie également, qui se faisait dans les Histoires philippiques sans encombre en raison du forage de puits sur la route (12.10.7), pouvait être mise en lien avec le texte d’Arrien, qui insistait sur leur creusage dans le pays des Orites (6.21.3) mais indiquait que celui-ci était impossible en Gédrosie (6.23.1-6.23.2). Même si Quinte-Curce lui aussi évoque ces puits (9.10.2), il le fait bien avant la traversée, en s’appuyant peut-être sur cette source commune, avant de les oublier et de n’en plus parler, en s’attachant probablement au texte de Clitarque. On pourrait enfin évoquer le cas du départ de Polypercon et de Cratère, renvoyés avec les troupes licenciées en Macédoine par Alexandre. Cratère devait y remplacer Antipater à la tête du pays144. C’est une donnée que l’on ne trouve à nouveau que dans le texte d’Arrien (7.12.4) qui précise que Polypercon, le second de Cratère, doit prendre le commandement à sa place si celui-ci, en mauvaise santé, venait à mourir. Cependant, une lacune du texte de Quinte-Curce à cet endroit doit nous obliger à la prudence.

La conclusion que l’on pourrait dès lors tirer, c’est que la seconde source employée par Trogue Pompée–s’il n’y en a qu’une autre–connaissait une des sources d’Arrien dont elle a utilisé certains éléments, parfois pour noircir l’image d’Alexandre (en donnant des prétextes de leur conduite aux Thébains ou en minimisant la traversée de la Gédrosie). Malheureusement, Arrien n’indique de source déterminée dans aucun des passages mentionnés. Toutefois, Aristobule est cité deux fois lors de la longue description du désert de Gédrosie (6.22.4 et 6.22.7), et l’on sait que l’ingénieur a participé à cette marche dont la narration lui est généralement attribuée145. Rien d’étonnant non plus à ce que le forage de puits l’ait intéressé au vu de ses fonctions. Rien d’étonnant non plus dans la vision très positive qui ressort alors d’Alexandre, de la part de ce grand défenseur du Conquérant. Ainsi, dans la mesure où cette œuvre connut un certain succès, nous sommes tentés de conclure que cette source avait lu Aristobule. Cette indication peut dès lors être une aide à son identification.

Tentative d’identification

En effet, la question qui se pose à présent est celle de l’identification de cette autre source (ou d’une au moins, s’il y en a plusieurs). Ce projet est assez malaisé en raison de l’aspect extrêmement lacunaire de la plupart des historiens d’Alexandre, dont nous ne possédons le plus souvent que quelques fragments, voire simplement les noms146.

Si l’on suit les conclusions précédemment tirées, un nom peut cependant être proposé, celui d’Hégésias de Magnésie.

D’un point de vue chronologique, d’abord, ce que nous savons de cet auteur ne va pas à l’encontre de cette hypothèse. En effet, on date traditionnellement son œuvre de la première moitié du IIIe siècle147, soit quelques décennies après l’écriture de ses Histoires par Aristobule148, si les œuvres ne furent pas quasi contemporaines. Par ailleurs, nous savons qu’il était connu et lu au Ier siècle avant notre ère, à l’époque où Trogue Pompée composa ses Histoires philippiques, et que les œuvres de sa main conservées étaient alors nombreuses149. Aussi Strabon le présente-t-il en ces termes peu élogieux : “Il y a eu des hommes célèbres nés à Magnésie : l’orateur Hégésias, qui initia mieux que quiconque le style asiatique, en corrompant le style attique en usage jusqu’à luiˮ150. Même jugement terrible de Denys d’Halicarnasse : “La manière du Magnésien est juste bonne pour les femmes, ou pour des individus de bas étage, et encore, qui ne parleraient pas sérieusement, qui voudraient simplement rire et plaisanterˮ151. Cicéron quant à lui, s’il a des mots assez durs, montre plus de bienveillance : “Puis voici Hégésias qui veut ressembler à Charisius, et qui se croit si attique que les Attiques d’origine, il les considère, comparés à lui-même, comme des rustres. Or qu’y a-t-il de plus haché, de plus désarticulé, de plus puéril que cette recherche d’une certaine élégance, où il réussit d’ailleurs malgré tout ?ˮ152 Et c’est d’ailleurs par lui que l’on connaît l’admiration que Varron portait à Hégésias153. Ces jugements traitent tous, non des qualités d’historien du Magnésien, mais de ses qualités (en l’occurrence surtout ses défauts) oratoires. De fait, “on disait dans l’antiquité qu’Hégésias de Magnésie aurait été le premier à corrompre le bon style attique et à lancer le mouvement asiatiqueˮ154, et c’est à ce titre qu’il était célèbre. On ne s’étonne pas ainsi de le voir repris dans la traduction par Rutilius Lupus du traité de Gorgias le Jeune sur les figures de style, ou de le voir étrillé par Denys d’Halicarnasse dans De la Composition stylistique ou par Agatharcide qui, dans son ouvrage De la Mer Érythrée, a la cruauté de citer des phrases d’Hégésias pour faire apparaître leur emphase et leurs jeux de langage, au détriment d’un langage clair qu’il appelle de ses vœux. C’est ainsi qu’Hégésias, bien qu’il soit peu connu, a subi une mauvaise réputation même auprès des critiques modernes155. Mais sa notoriété paraît telle qu’il est fort probable que Trogue Pompée, comme ses contemporains, connaissait les œuvres de cet orateur-historien du IIIe siècle, et il ne serait pas étonnant que cet homme d’une “éloquence ancienneˮ, pour reprendre l’expression de Justin, se fût servi d’une telle source.

Sur le plan des références, ensuite, on peut relever des liens entre le texte de Trogue Pompée / Justin et quelques fragments conservés d’Hégésias.

C’est à nouveau l’intervention de Cléadas qui est la plus riche d’indices, car elle offre un point de comparaison unique avec quelques phrases de l’auteur asiatique. Agatharcide156 en effet, au début du livre 5 de son ouvrage, entend montrer qu’il est difficile de rendre compte de grands malheurs, et il prend pour cela les exemples des destructions d’Olynthe et de Thèbes. Il compare alors en les commentant les propos d’écrivains qui “ont parlé de tels objets de manière allégorique dans le tour, et, dans le langage, à ce qu’il semble, de manière excessive157ˮ et ceux qui l’ont fait “avec plus de puissance, sans s’écarter, dans ces sujets terribles, de l’emploi de mots ordinaires et utilisés dans leur sens propreˮ158. Alors qu’il cite comme exemples de ces derniers auteurs Stratoclès, Eschine et Démosthène, qu’il couvre de louanges, Hégésias est le principal représentant, avec Hermesianax, de la “manière allégoriqueˮ (ἀλληγορικῶς). Agatharcide n’a pas contre lui de mots assez durs, puisqu’il le qualifie tour à tour de grossier (εὐθελής), de non convenable (οὐκ εὐσχήμονος), de sot (εὐηθείας), en soulignant qu’il manque de clarté et de vigueur (τοῦ σαφοῦς ἀπολέλειπται καὶ τῆς ἐναργείας).

Ce virulent contempteur cite ainsi quelques phrases d’Hégésias sans citer les œuvres d’où il les tire, mais l’on peut sans doute reconnaître ses Histoires d’Alexandre derrière les références à Thèbes. Dans l’ensemble des citations, deux nous semblent devoir être rattachées à la destruction d’Olynthe : la première (Ὄνομα κατελάβομεν πόλιν καταλιπόντες159.) et la troisième (Ἐκ μυριάνδρου πόλεως ἐξῆλθον, ἐπιστραφεὶς δ’οὐκέτ’εἶδον160.), pour la raison que cette dernière est annoncée comme un retour à ce sujet (πάλιν ἐπ’ Ὀλυνθίων) après une citation portant sur Thèbes en lien avec la première, et annoncée comme telle (εἶτα ὅμοιον περὶ Θηβαίων φησί . “τὸν γὰρ μέγιστα φωνήσαντα τόπον ἂφωνον ἡ συμφορὰ πεποίηκε.ˮ161). La quatrième citation comporte quant à elle une référence à Alexandre et à Épaminondas, qui ne laisse aucun doute sur l’identification de la cité béotienne. Les autres citations étant ensuite simplement introduites par les mots ἂλλο ou ἕτερον sans qu’Agatharcide précise à quel événement elles font référence, elles doivent porter toutes sur la destruction de Thèbes.

Or certaines d’entre elles peuvent être directement rapprochées du discours de Cléadas présent chez Trogue Pompée / Justin162. Ainsi par exemple la quatrième citation :

Ἀλέξανδρε, καὶ τὸν Ἐπαμεινώνδαν νόμισον, ὁρῶντα τὰ λείψανα τῆς πόλεως, παρόντα μοι συνικετεύειν.

“Alexandre, imagine aussi Épaminondas, voyant les ruines de la ville, m’accompagnant dans mes supplications.ˮ

Hégésias avait donc imaginé les paroles d’un Thébain adressées à Alexandre, et ce Thébain peut dès lors être Cléadas suppliant le Macédonien. Ces paroles par ailleurs devaient elles aussi donner de la cité une image pitoyable, comme le montre ce qu’Agatharcide présente comme une péroraison maladroite :

ὅμοιον πεποίηκας, Ἀλέξανδρε, Θήβας κατασκάψας, ὡς ἂν εἰ ὁ Ζεὺς ἐκ τῆς κατ’οὐρανὸν μερίδος ἐκβάλοι τὴν σελήνην . ὑπολείπομαι γὰρ τὸν ἥλιον ταῖς Ἀθήναις. Δύο γὰρ αὕται πόλεις τῆς Ἑλλάδος ἦσαν ὄψεις. Διὸ καὶ περὶ τῆς ἑτερας ἀγωνιῶ νῦν. Ὁ μὲν γὰρ εἷς αὐτῶν ὀφθαλμὸς ἡ Θηβαίων ἐκκέκοπται πόλις.

“Tu as fait la même chose, Alexandre, en détruisant Thèbes, que Zeus écartant la lune de sa place dans le ciel ; je réserve en effet le soleil à Athènes. Ces deux cités étaient les yeux de la Grèce. C’est pourquoi j’ai peur pour l’autre, car un œil sur les deux, la cité des Thébains, a été arraché.ˮ

Par ailleurs, les références aux “dix mille Thébains tombés dans le combat contre les Macédoniensˮ163, aux souffrances que les Olynthiens et eux “ont endurées en mourant dans leurs citésˮ164, le bilan terrible qui est dressé165, tous ces éléments, s’ils n’appartiennent peut-être pas directement au discours du Thébain inventé par Hégésias, en tout cas montrent quelle fut sa perspective consistant à susciter la pitié face au sort de la cité et de ses habitants, ce que l’on retrouve chez Trogue Pompée et Justin.

Enfin l’on peut, avec W. Heckel (1997, 97), faire un rapprochement entre une expression étrange de Trogue Pompée / Justin et un jeu de mots d’Hégésias. On trouve chez le premier une sorte de personnification du sol et de la ville, dans les supplications de Cléadas “pour le sol innocent de sa patrie et pour sa ville, qui avait fait naître non seulement des hommes, mais aussi des dieuxˮ166. On peut voir là une référence aux Spartoi, les “hommes semésˮ, premiers habitants de Thèbes nés des dents du dragons plantés dans la terre par Cadmos167. Or Hégésias y faisait lui aussi référence en écrivant :

Δεινὸν τὴν χώραν ἂσπορον εἶναι τὴν τοὺς Σπαρτοὺς τεκοῦσαν.

“C’est terrible qu’une terre dépourvue de spores ait enfanté les Spartes.ˮ168

Tous ces éléments tendent à faire du discours de Cléadas, présent chez Trogue Pompée / Justin, un emprunt à Hégésias de Magnésie.

Ce n’est pas là la seule référence que l’on peut trouver dans les Histoires philippiques à l’œuvre d’Hégésias. À la fin du livre 12, Trogue Pompée, après avoir donné l’âge d’Alexandre à sa mort, revient en effet curieusement sur sa naissance et relève un certain nombre d’oracles devant annoncer son illustre parcours et sa domination sur le monde. Voici ce qu’il écrit :

Decessit Alexander mense uno et annos tres et XXX natus… […]

Prodigia magnitudinis eius ipso ortu nonnulla apparuere. Nam ea die qua natus est, duae aquilae tota die perpetes supra culmen domus patris eius sederunt, omen duplicis imperii, Europae Asiaeque, praeferentes. Eadem quoque die nuntium pater eius duarum uictoriarum accepit, alterius belli Illyrici, alterius certaminis Olympici, in quod quadrigarum currus miserat, quod omen uniuersarum terrarum uictoriam infanti portendebat.

“Alexandre mourut à l’âge de trente-trois ans et un mois… […]

Un certain nombre de prodiges annonçant la grandeur d’Alexandre apparurent à sa naissance même. Le jour où il naquit en effet, deux aigles restèrent perchés toute la journée sans interruption sur le faîte de la maison de son père, qui portaient le présage de son double empire, de l’Europe et de l’Asie. Le même jour, son père reçut également la nouvelle de deux victoires, l’une concernant la guerre d’Illyrie, l’autre une épreuve olympique dans laquelle il avait envoyé des quadriges, présage qui annonçait au nouveau-né sa victoire sur toutes les terres.ˮ169

Or ce passage est à rapprocher d’un extrait du début de la Vie d’Alexandre de Plutarque, qu’il convient de citer in extenso :

Ἐγεννήθη δ´ οὖν Ἀλέξανδρος ἱσταμένου μηνὸς Ἑκατομβαιῶνος, ὃν Μακεδόνες Λῷον καλοῦσιν, ἕκτῃ, καθ´ἣν ἡμέραν ὁ τῆς Ἐφεσίας Ἀρτέμιδος ἐνεπρήσθη νεώς . ᾧ γ´ Ἡγησίας ὁ Μάγνης ἐπιπεφώνηκεν ἐπιφώνημα κατασβέσαι τὴν πυρκαϊὰν ἐκείνην ὑπὸ ψυχρίας δυνάμενον . εἰκότως γὰρ ἔφη καταφλεχθῆναι τὸν νεών, τῆς Ἀρτέμιδος ἀσχολουμένης περὶ τὴν Ἀλεξάνδρου μαίωσιν. Ὅσοι δὲ τῶν μάγων ἐν Ἐφέσῳ διατρίβοντες ἔτυχον, τὸ περὶ τὸν νεὼν πάθος ἡγούμενοι πάθους ἑτέρου σημεῖον εἶναι, διέθεον, τὰ πρόσωπα τυπτόμενοι καὶ βοῶντες ἄτην ἅμα καὶ συμφορὰν μεγάλην τῇ Ἀσίᾳ τὴν ἡμέραν ἐκείνην τετοκέναι. Φιλίππῳ δ´ ἄρτι Ποτείδαιαν ᾑρηκότι τρεῖς ἧκον ἀγγελίαι κατὰ τὸν αὐτὸν χρόνον, ἡ μὲν Ἰλλυριοὺς ἡττῆσθαι μάχῃ μεγάλῃ διὰ Παρμενίωνος, ἡ δ´ Ὀλυμπίασιν ἵππῳ κέλητι νενικηκέναι, τρίτη δὲ περὶ τῆς Ἀλεξάνδρου γενέσεως. Ἐφ´ οἷς ἡδόμενον ὡς εἰκὸς ἔτι μᾶλλον οἱ μάντεις ἐπῆραν, ἀποφαινόμενοι τὸν παῖδα τρισὶ νίκαις συγγεγεννημένον ἀνίκητον ἔσεσθαι.

“Quoi qu’il en soit, Alexandre naquit le six du mois Hécatombaion, que les Macédoniens appellent Lôios, le jour même où fut incendié le temple d’Artémis d’Éphèse. Hégésias de Magnésie fait à ce propos une remarque capable par sa froideur d’éteindre cet incendie : ‘Il n’est pas étonnant, dit-il, que le temple ait entièrement brûlé, Artémis étant alors occupée à mettre au monde Alexandre.̕ Tous les mages qui se trouvaient en séjour à Éphèse, voyant dans la destruction du temple le présage d’un autre malheur, couraient çà et là en se frappant le visage et en criant que ce jour avait engendré un fléau et une calamité de grande importance pour l’Asie. Cependant Philippe, qui venait de prendre Potidée, reçut trois nouvelles presque en même temps : il apprit que les Illyriens avaient été vaincus par Parménion dans une grande bataille, qu’il avait eu un cheval de course vainqueur à Olympie, et qu’un fils, Alexandre, lui était né. Tout cela lui causa naturellement beaucoup de joie, et son exaltation fut encore augmentée par les devins, selon qui l’enfant dont la naissance coïncidait avec trois victoires serait invincible.ˮ170

La communauté de source entre Trogue Pompée / Justin et Plutarque ne semble guère faire de doute. Si la mention de la victoire de Philippe à Potidée171 a disparu (du fait de Trogue Pompée ? de Justin ?) le même lien est fait entre la victoire de Parménion sur les Illyriens et la victoire aux jeux olympiques. Or, comme le relève J. R. Hamilton (1969, 7) : “The synchronism is […] very approximate.ˮ De fait, si Alexandre est né le 20 juin 356, la victoire de Parménion eut lieu en août, de même que les jeux olympiques, qui durent se terminer le 28 de ce mois172. Ainsi les deux auteurs n’auraient pas pu avoir tous les deux l’idée de rapprocher ces événements, s’ils n’avaient suivi une même source.

On pourra toutefois relever une légère différence concernant l’épreuve olympique victorieuse : alors que Plutarque parle de la victoire d’un cheval de course (ἵππῳ κέλητι), Trogue Pompée / Justin évoquent quant à eux la victoire d’un quadrige (quadrigarum currus). N. G. L. Hammond (1978, 337) relève la présence des harnachements de quatre chevaux sur la tombe de Vergina qui serait celle de Philippe. Cependant, une monnaie fait plutôt penser qu’il s’agit effectivement d’une course de chevaux montés : on y voit un cavalier nu portant les attributs du vainqueur173. W. Heckel (1997, 296) pense quant à lui qu’il s’agit là de l’association, volontaire ou non, par Trogue Pompée ou par Justin, de deux présages : celui des jeux olympiques et de la victoire à l’épreuve de chevaux montés d’une part, et celui que mentionne Valère Maxime, provenant selon lui des Histoires philippiques, invitant Philippe à se méfier du “quadrigeˮ174. Cette différence ne semble cependant pas devoir remettre en question l’unicité de la source des deux auteurs. Par ailleurs, W. Heckel (1997, 296) relève que la mention par Trogue Pompée / Justin d’un “présage qui annonçait au nouveau-né sa victoire sur toutes les terresˮ (quod omen uniuersarum terrarum uictoriam infanti portendebat) est à mettre en lien avec la fin du chapitre de Plutarque, concernant l’invincibilité d’Alexandre175, nouvelle preuve d’une source commune176.

Établir que Trogue Pompée et Plutarque utilisent la même source ne suffit cependant pas à prouver que l’historien gaulois a utilisé Hégésias. Celui-ci est en effet cité par Plutarque au sujet de son mot sur l’incendie du temple d’Artémis à Éphèse avant que ne soit mentionné ce triple présage. Ainsi, si F. Jacoby (1962, 807) estime, en le faisant figurer dans le même fragment (F. Gr. Hist. 2B), qu’il s’agit là dans l’extrait tout entier d’un emprunt de Plutarque à Hégésias, J. R. Hamilton (1969, 8) émet quant à lui de sérieux doutes : passée la remarque sur Artémis, il s’agirait d’une autre source.

C’est un passage de Cicéron qui peut permettre de sortir de cette impasse. La suite du texte de Plutarque évoque en effet les mages “criant que ce jour avait engendré un fléau et une calamité de grande importance pour l’Asieˮ (βοῶντες ἄτην ἅμα καὶ συμφορὰν μεγάλην τῇ Ἀσίᾳ τὴν ἡμέραν ἐκείνην τετοκέναι). Or on retrouve chez Cicéron la même configuration des faits, dans le rapprochement de l’incendie et de la naissance d’Alexandre, puis dans l’attitude des mages177. Le lien entre les textes se fait tant par les faits racontés que par leur style : comment ne pas rapprocher le doublon de Cicéron “le fléau et la ruine pour l’Asieˮ (pestem ac perniciem Asiae) de celui de Plutarque (ἄτην ἅμα καὶ συμφορὰν μεγάλην τῇ Ἀσίᾳ) évoqué dans le même cri (clamitasse et βοῶντες) des mages ? Plutarque d’ailleurs relie par un simple δέ l’incendie et cette réaction des mages ; de même, c’est par un δέ qu’il introduit ensuite les nouvelles apprises par Philippe : la syntaxe tend ainsi à rapprocher tous ces éléments. Par ailleurs, il est notable que Cicéron, alors qu’il ne fait à cet endroit qu’évoquer la mort d’Alexandre dans un propos portant sur les dernières paroles de Calanos, s’offre une digression sur la naissance du roi macédonien et sur le présage des prêtres. Ne peut-on pas voir là une réminiscence d’Hégésias qui aurait développé l’histoire de l’incendie du temple après avoir raconté la mort du roi ? Ainsi, Hégésias aurait souligné que toute la destinée du Conquérant avait consisté en la destruction de l’Asie, dès sa naissance par la disparition du célèbre temple dont il était indirectement responsable, occupant Artémis au loin, et à l’âge adulte par les guerres qu’il y avait menées, annoncées par les paroles des mages. On retrouverait là la vision négative que nous avons maintes fois soulignée de cette source, et cela permettrait de justifier l’étonnant catalogue d’oracles présents à la fin du livre 12 de Trogue Pompée, alors qu’ils sont absents du reste des livres consacrés à Alexandre : après la mort du roi macédonien, il s’appuierait sur Hégésias.

Notons enfin une remarque faite par M.-P. Arnaud-Lindet (12.16, note 94) à propos de l’usage du mot opus par Trogue Pompée / Justin pour désigner l’enfant né d’Olympias178, juste avant l’évocation de ces prodiges. Elle note avec raison : “Le terme latin opus est bizarre pour signifier enfant, même si cet enfant est considéré comme un chef-d’œuvre. La source grecque pouvait porter τέχνον et Trogue Pompée a fait une confusion avec τέχνην, ou alors il y avait un jeu de mot voulu par la source entre τέχνον et τέχνην que Trogue Pompée n’a pas pu, ou pas su rendre.ˮ Un tel jeu de mot pourrait ne pas être étranger à un auteur tel qu’Hégésias.

Si l’hypothèse d’un usage d’Hégésias comme source au dernier chapitre du livre 12 est bonne, alors on peut en conclure un goût de cet orateur pour les présages, puisqu’il en aurait compilé ici un certain nombre. Or on trouve dans le texte de Trogue Pompée tel que Justin nous l’a transmis, l’explication unique dans les textes conservés de l’origine de l’oracle de Gordion, elle-même reposant sur une série de plusieurs oracles :

Huius rei causa et origo illa fuit. Gordius cum in his regionibus bubus conductis araret, aues eum omnis generis circumuolare coeperunt. Profectus ad consulendos augures uicinae urbis, obuiam in porta habuit uirginem eximiae pulchritudinis ; percontatus eam quem potissimum augurem consuleret ; illa audita causa consulendi, gnara artis ex disciplina parentum, regnum ei portendi respondit polliceturque se et matrimonii et spei sociam. Tam pulchra condicio prima regni felicitas uidebatur. Post nuptias inter Phrygas orta seditio est. Consulentibus de fine discordiarum oracula responderunt regem discordiis opus esse. Iterato quaerentibus de persona regis iubentur eum regem obseruare, quem reuersi primum in templum Iouis euntem plaustro repperissent. Obuius illis Gordius fuit, statimque eum regem consalutant. Ille plaustrum quo uehenti regnum delatum fuerat, in templo Iouis positum maiestati regiae consecrauit. Post hunc filius Mida regnauit, qui ab Orpheo sacrorum sollemnibus initiatus Phrygiam religionibus inpleuit, quibus tutior omni uita quam armis fuit.

“Voici quelle en fut la cause et l’origine. Comme Gordios était en train de labourer en ces contrées avec des bœufs qu’il avait loués, des oiseaux de toute espèce se mirent à voler tout autour de lui. Parti consulter les augures de la ville voisine, il rencontra à la porte une jeune fille d’une beauté remarquable ; il lui demanda quel augure consulter de préférence ; après avoir entendu la raison de la consultation, maîtrisant cet art grâce à l’enseignement de ses parents, elle lui répond que le trône lui est annoncé et lui propose de se lier à lui par le mariage et le partage de son espérance. Un si beau parti semblait le premier bonheur du trône. Après les noces naquit une sédition entre les Phrygiens. À ceux qui les consultaient sur la fin des discordes, les oracles répondirent que, dans les discordes, on avait besoin d’un roi. À ceux qui, une seconde fois, demandaient l’identité du roi, il est ordonné d’honorer comme leur roi le premier homme qu’à leur retour ils auraient trouvé en train de se rendre en chariot au temple de Jupiter. Ils rencontrèrent Gordios, et aussitôt le saluent tous du nom de roi. Ce héros plaça le chariot qui le transportait quand le trône lui avait été confié dans le temple de Jupiter, et le consacre à la majesté royale. Après lui régna son fils Midas qui, initié par Orphée aux cérémonies solennelles des rites, remplit la Phrygie de cultes grâce auxquels il fut plus en sécurité toute sa vie que par les armes.ˮ179

Une telle digression n’est pas surprenante de la part de Trogue Pompée, qui en avait le goût180, et l’on peut se réjouir que Justin n’ait pas jugé bon de la faire disparaître. Ce passage ne paraît pas hérité de Clitarque, puisque ni Diodore ni Quinte-Curce ne s’en font l’écho. On trouve chez Arrien également une explication à la présence du char de Gordion dans le temple181. S’il se trouve un certain nombre de points communs entre les deux versions (la pauvreté de Gordion cultivant avec des bœufs, la volonté d’aller consulter des augures, la rencontre d’une jeune femme de la famille des devins, leur mariage, la guerre entre Phrygiens, l’oracle qu’ils reçurent de faire roi la première personne arrivant sur son char), les différences sont assez nombreuses : Gordion est propriétaire de ses bœufs ; ce n’est pas une nuée d’oiseaux différents qu’il vit, mais un aigle qui resta perché une journée sur le joug de ses bêtes ; la jeune fille n’était pas sur le pas de sa porte, mais allait puiser de l’eau ; elle lui proposa de faire un sacrifice à Zeus là où l’aigle s’était posé, et elle l’accompagna ; les Phrygiens ne reçoivent qu’un seul oracle ; surtout, ce n’est pas Gordion qui devient roi, c’est Midas, fils qu’il eut de la jeune femme, et c’est lui qui place le chariot dans le temple de Zeus. Par conséquent, si le fond de la légende est le même, il est peu probable que Trogue Pompée et Arrien ait utilisé la même source. Ainsi, la version des Histoires philippiques porte certainement des traces de la légende phrygienne sur le char182. Or cette légende était semble-t-il très connue localement, comme le montre le début de la digression d’Arrien : “À propos de ce char, il existe un récit très répandu chez les indigènes, d’après lequel Gordios…ˮ183 Hégésias, originaire de Magnésie, en Lydie, région voisine de la Phrygie, était donc susceptible de la connaître. Et ce d’autant plus que la légende ne concernait pas que la Phrygie, mais presque toute l’Anatolie. En effet, on lit chez Trogue Pompée / Justin que Gordion va consulter les oracles de “la ville voisineˮ (uicinae urbis), mais chez Arrien, il part consulter les devins de Telmessos184, très réputés, qu’il s’agisse des Telmessiens de Carie ou de ceux de Lycie, deux villes portant ce nom. Ainsi, c’est chez Hégésias, natif de la région au sens large, que Trogue Pompée aurait pu trouver l’histoire de l’origine de l’oracle de Gordion, que son goût l’aurait porté à retranscrire dans ses Histoires philippiques.

Enfin, et c’est peut-être là le point le plus important, c’est l’image que paraît avoir donnée Hégésias d’Alexandre qui peut permettre de penser que Trogue Pompée l’a utilisé comme source. En effet, cette seconde source, on l’a vu, dresse un portrait particulièrement noir du roi de Macédoine. Or nous ne connaissons que peu d’auteurs ayant pris ce parti185. Et Hégésias est sans peu de doute possible l’un d’entre eux. Les fragments tirés d’Agatharcide et que nous avons cités révèlent déjà la volonté de faire tomber sur Alexandre la responsabilité de la destruction pitoyable de la cité. Il en est encore un autre qui montre cette image négative :

Βασιλικῆι μανίαι προσταίσασα πόλις τραγωδίας ἐλεεινοτέρα γέγονε.

“S’étant heurtée à la démence du roi, la cité est devenue plus pitoyable qu’une tragédie.ˮ186

S’il s’agit bien d’Alexandre et de la destruction de Thèbes, alors ce roi tombe dans une folie (μανία), cause de l’anéantissement de la cité grecque. C’est à peu près le même reproche que l’on peut trouver dans l’épanalepse citée par Rutilius Lupus dans sa traduction latine :

Hegesiae : “sed instigabat multitudinis animum ad bellum inferendum concitatus iracundia furor : furor, unquam, non ratio, sine qua nihil unquam populus ex sententia gessit.ˮ

“De même, d’Hégésias : ‘Mais une folie furieuse, excitée par la colère, poussait le cœur de la foule à porter la guerre ; la folie furieuse, dis-je, non la raison, sans laquelle jamais aucun peuple n’a rien fait avec bon sens.̕ˮ187

On serait assez tenté de voir là les suites des discours de mobilisation contre la Perse qu’Alexandre, jeune roi de Macédoine, avait adressés à son peuple (multitudinis, populus)188. Ce qui engage à lier entre eux les deux extraits, c’est que l’on y retrouve la même folie, le concept romain du furor (c’est sur ce mot que porte l’épanalepse) devant vraisemblablement être une traduction du grec μανία.

Mais c’est à Denys d’Halicarnasse que l’on doit le plus large extrait conservé d’Hégésias189, qu’il cite pour mieux le critiquer, notamment en comparant le texte de l’orateur, consacré au traitement infligé à Baitis, à celui d’Homère racontant le sort d’Hector (Il., 22.395-22.411)190 :

Ὁ δὲ βασιλεὺς ἔχων τὸ σύνταγμα προηγεῖτο. Καί πως ἐβεβούλευτο τῶν πολεμίων τοῖς ἀρίστοις, ἀπαντᾶν ἐπιόντι . τοῦτο γὰρ ἔγνωστο, κρατήσασιν ἑνὸς συνεκβαλεῖν καὶ τὸ πλῆθος. Ἡ μὲν οὖν ἐλπὶς αὕτη συνέδραμεν εἰς τόλμαν, ὥστ᾽ Ἀλέξανδρον μηδέποτε κινδυνεῦσαι πρότερον οὕτως. Ἀνὴρ γὰρ τῶν πολεμίων εἰς γόνατα συγκαμφθεὶς ἔδοξεν τοῦτ᾽ Ἀλεξάνδρῳ τῆς ἱκετείας ἕνεκα πρᾶξαι. Προσέμενος δ᾽ ἐγγὺς μικρὸν ἐκνεύει τὸ ξίφος ἐνέγκαντος ἐπὶ τὰ πτερύγια τοῦ θώρακος, ὥστε γενέσθαι τὴν πληγὴν οὐ καιριωτάτην. Ἀλλὰ τὸν μὲν αὐτὸς ἀπώλεσεν κατὰ κεφαλῆς τύπτων τῇ μαχαίρᾳ, τοὺς δ᾽ ἄλλους ὀργὴ πρόσφατος ἐπίμπρα. Οὕτως ἄρα ἑκάστου τὸν ἔλεον ἐξέστησεν ἡ τοῦ τολμήματος ἀπόνοια τῶν μὲν ἰδόντων, τῶν δ᾽ἀκουσάντων, ὥσθ᾽ ἑξακισχιλίους ὑπὸ τὴν σάλπιγγα ἐκείνην τῶν βαρβάρων κατακοπῆναι. Τὸν μέντοι Βαῖτιν αὐτὸν ἀνήγαγον ζῶντα Λεόνατος καὶ Φιλωτᾶς. Ἰδὼν δὲ πολύσαρκον καὶ μέγαν καὶ βλοσυρωπόν (μέλας γὰρ ἦν καὶ τὸ χρῶμα), μισήσας ἐφ᾽ οἷς ἐβεβούλευτο καὶ τὸ εἶδος ἐκέλευσεν διὰ τῶν ποδῶν χαλκοῦν ψάλιον διείραντας ἕλκειν κύκλῳ γυμνόν. Πιλούμενος δὲ κακοῖς περὶ πολλὰς τραχύτητας ἔκραζεν. Αὐτὸ δ᾽ ἦν, ὃ λέγω, τὸ συνάγον ἀνθρώπους. Ἐπέτεινε μὲν γὰρ ὁ πόνος, βάρβαρον δ᾽ ἐβόα, δεσπότην καθικετεύων . γελᾶν δὲ ὁ σολοικισμὸς ἐποίει. Τὸ δὲ στέαρ καὶ τὸ κύτος τῆς σαρκὸς ἀνέφαινε Βαβυλώνιον ζῷον ἕτερον ἁδρόν. Ὁ μὲν οὖν ὄχλος ἐνέπαιζε, στρατιωτικὴν ὕβριν ὑβρίζων εἰδεχθῆ καὶ τῷ τρόπῳ σκαιὸν ἐχθρόν’.

“Le roi avança, menant son contingent. Et les dirigeants ennemis avaient en quelque sorte élaboré un plan, alors qu’il s’approchait d’eux. Ils savaient bien qu’en tuant un homme, ils les vaincraient tous. Cet espoir les poussait à la plus grande audace, si bien que jamais Alexandre n’avait affronté un tel danger. Un ennemi tomba à genoux, et Alexandre crut qu’il demandait merci. Il le laissa s’approcher, mais il évita de peu l’épée qu’il portait sous les éléments mobiles de sa cuirasse, la blessure fut donc sans gravité. Alexandre tua lui-même l’ennemi d’un coup de cimeterre sur la tête, mais une rage spontanée enflamma les autres. La folie, l’audace effacèrent toute pitié en chacun des soldats qui avaient vu ou entendu l’incident, si bien que six mille soldats furent massacrés au son de la trompette. Cependant, Baitis fut amené vivant par Léonnatos et Philotas. En le voyant si corpulent, si grand, avec un air si sauvage (il avait aussi la peau noire), Alexandre se mit à haïr son apparence autant que ses mauvaises intentions à son égard. Il ordonna qu’on liât ses pieds avec une chaîne de bronze et le fit traîner en rond, nu. Déchiqueté par tous les accidents du terrain, il poussait des hurlements. Et c’est ce détail, je l’affirme, qui rameutait les hommes. Ses souffrances augmentaient et il hurlait en langue barbare, suppliant son maître. Et son langage les faisait rire. Sa corpulence, son embonpoint faisaient penser à une sorte de créature, une grosse bête babylonienne. La foule s’amusait donc, outrageant d’une hybris typique de la soldatesque un ennemi hideux d’apparence et grossier dans ses manières.ˮ191

Il ne nous revient pas ici de juger le style tant critiqué d’Hégésias. En revanche, concernant Alexandre, on peut noter que l’historien ne dit rien de ce qui fit la notoriété de cet épisode, malheureusement absent chez Trogue Pompée / Justin, à savoir les présages interprétés par le devin Aristandros, qui selon Arrien annonça à Alexandre : “Roi, tu t’empareras de la ville, mais tu dois prendre garde à toi en ce jourˮ192. Pas un mot donc des combats où Alexandre fut blessé, une fois selon Arrien et Plutarque, deux fois selon Quinte-Curce193. Pas un mot donc de son héroïsme à ce moment, que l’auteur de l’Anabase relève en soulignant qu’Alexandre désobéit à l’oracle pour venir au secours de Macédoniens accablés, et dont l’auteur latin lui aussi rend compte à de nombreuses occasions : ainsi, lors du danger encouru par ses compagnons, Alexandre “ne se rappela plus le danger prédit ; pourtant, sur les instances de ses amis, il prit sa cuirasse, qu’il revêtait rarement, et il arriva en première ligneˮ ; ainsi, lors de sa première blessure, Alexandre, touché grièvement à l’épaule et perdant beaucoup de sang, “sans même que son visage changeât de couleur, […] fit arrêter le sang et lier la plaie. Longtemps il se tint debout, devant les étendards, dissimulant sa douleur, ou triomphant d’elleˮ ; enfin cette conclusion : “quant au siège, il doit sa célébrité moins à l’illustration de la ville qu’au double péril du roiˮ194. Pas un mot enfin des machines de guerre, des remblais, des mines posées sous les remparts de la cité, et qui permirent à Alexandre d’en venir à bout après deux mois de siège195.

Chez Hégésias, l’attention se porte sur le rapport d’Alexandre à deux hommes : celui qui tente de le tuer par ruse, et Baitis (aussi appelé Bétis ou Batis)196. Et ce qui domine chez lui, ce n’est pas le courage, ce n’est pas l’intelligence stratégique, ce ne sont pas les présages envoyés par les dieux pour prévenir le roi du danger, ce sont la rage (ὀργή), la folie (ἀπόνοια), la haine (μισήσας), l’hybris (ὕβριν ὑβρίζων). Ce qui domine, c’est la cruauté, dans les souffrances (πιλούμενος, πόνος) atroces endurées par l’homme à la peau noire, qui hurle de douleur. Ce qui domine, ce sont les rires (γελᾶν, ἐνέπαιζε) des Macédoniens se réjouissant de ce spectacle ignominieux. Dans ce sinistre tableau, la barbarie d’Alexandre se confond avec celle de ses hommes, comme par contamination : ils sont les spectateurs avides du spectacle offert par leur roi ; ils deviennent l’image même d’Alexandre.

Seul Quinte-Curce rapporte lui aussi ces deux rencontres. La première est très proche du texte du rhéteur, si ce n’est qu’Alexandre coupe la main de l’Arabe au lieu de lui enfoncer son cimeterre dans la tête197. Elle s’accorde assez bien avec le reste de la narration, puisque les réactions de rage n’apparaissent pas : le texte passe en effet à la blessure d’Alexandre. Quant à la rencontre avec Baitis, que Quinte-Curce a pu vouloir dramatiser en usant, comme souvent, du discours direct198, elle ternit étrangement Alexandre à la fin de l’épisode et l’on y trouve tous les éléments présents chez Hégésias, moins la description du corps de Baitis et le rire des soldats : l’importance des gémissements (gemitu) qu’Alexandre veut arracher au prisonnier ; la joie de jeune homme (gaudio iuuenis) d’Alexandre, qui rappelle l’atmosphère de moquerie du texte rapporté par Denys ; enfin, de la même façon que l’auteur de la Composition stylistique, qui met en lien le texte d’Hégésias avec celui d’Homère tant le parallèle qu’il porte est net, Quinte-Curce “donne l’explication ‘épique̕ˮ199 de cette scène. On peut ainsi penser que ce dernier, qui n’utilise ni Clitarque200, ni a fortiori des sources telles que Ptolémée ou Aristobule, utilise ici Trogue Pompée201, qui lui-même aurait repris ces passages d’Hégésias202.

Osons enfin un dernier argument pour appuyer cette théorie. Dans ce long extrait cité d’Hégésias, une phrase en particulier peut retenir l’attention :

Τοῦτο γὰρ ἔγνωστο, κρατήσασιν ἑνὸς συνεκβαλεῖν καὶ τὸ πλῆθος.

“Car ils savaient qu’en vainquant un seul homme, ils repousseraient en même temps toute la troupe.ˮ203

Or, si la prise de Gaza n’apparaît pas dans le texte de Trogue Pompée / Justin, on retrouve une expression très proche lors de la bataille contre les Malles. Après qu’Alexandre a sauté seul dans la cité, on lit en effet :

Itaque cum eum hostes solum conspexissent, clamore edito, undique concurrunt, si possint in uno capite orbis bella finire et ultionem tot gentibus dare.

 “Aussi, alors que ses ennemis s’étaient aperçu qu’il était seul, ils accourent de toutes parts en poussant une clameur, au cas où ils pourraient, avec une seule tête, mettre un terme aux guerres touchant le monde entier et venger tant de peuples.ˮ204

On retrouve ainsi la même volonté des ennemis, de s’attaquer au seul Alexandre, et par une mort (ἑνός, uno) obtenir un effet général (τὸ πλῆθος, tot). Cette phrase développant l’idée d’Hégésias pourrait ainsi venir directement de Trogue Pompée qui se souvenait de sa narration de la prise de Gaza, ou être une reprise par Justin à cet endroit d’une phrase des Histoires philippiques qu’il n’avait pas conservée.

Ainsi, Trogue Pompée pourrait avoir utilisé, comme autre source que Clitarque, Hégésias de Magnésie. Cet orateur, historien d’Alexandre, devait être connu de l’historien gaulois. Les liens que l’on peut faire entre certains passages des Histoires philippiques et les quelques fragments conservés de ce dernier vont dans ce sens. Surtout, l’image négative d’Alexandre dans cette œuvre a pu fournir à Trogue Pompée une matière essentielle pour noircir le roi de Macédoine, comme dans la narration du sort de Baitis, qui devait apparaître dans l’œuvre, et que Quinte-Curce aurait reprise.

Conclusion

Le travail sur les sources constitue un pan essentiel de l’écriture historique dans l’Antiquité. Les historiens s’appuient en effet sur des écrits antérieurs, qui leur servent de point de départ pour la composition de leur œuvre. Cette recherche est particulièrement importante pour un auteur comme Trogue Pompée, dans la mesure où ses Histoires philippiques touchent une très large période chronologique, et portent sur de nombreux empires. Ses sources sont dès lors nombreuses.

Concernant les livres 11 et 12, son attention portée à l’histoire d’Alexandre le Grand l’a conduit à utiliser une source particulièrement célèbre à son époque, l’œuvre de Clitarque. Or dans la mesure où Clitarque fut utilisé par d’autres auteurs, tels que Diodore de Sicile et Quinte-Curce, nous pouvons avoir une idée assez précise du texte perdu composé par l’historien alexandrin. Par ce biais, il est possible de voir la grande fidélité de Trogue Pompée par rapport à sa source, et dans ces cas-là de Justin à Trogue Pompée. Ainsi, il convient de noter que l’épitomateur n’est pas le dilettante si souvent condamné, qui aurait corrompu sans vergogne le texte de son illustre prédécesseur.

Ce travail de comparaison permet ainsi de se rendre compte que si Clitarque est ici la source principale de l’historien gaulois, il n’est pas sa source unique. En effet, à de nombreuses reprises, le texte des Histoires philippiques diffère des autres œuvres de la Vulgate, et laisse paraître un Alexandre bien plus noir, un chef militaire moins glorieux, un roi qui devient un tyran. On peut à certains endroits vraisemblablement voir la marque d’Hégésias de Magnésie, orateur et historien de IIIe siècle, que Trogue Pompée devait connaître, et qui avait consacré à Alexandre des Histoires soulignant sa cruauté et son hybris. Cette explication permet à nouveau de retirer à Justin la responsabilité des nombreuses variantes contenues dans les Histoires philippiques : ce ne sont pas sa paresse et son inattention qui les justifient.

Ainsi, dans les livres 11 et 12, le premier travail de Trogue Pompée fut de tenir compte de ces deux sources (au moins) et de les fusionner en un texte cohérent, par l’insertion d’extraits tirés d’autres œuvres à l’intérieur d’une trame fournie par l’œuvre de Clitarque, le plus souvent suivie, ce qui put donner lieu à de légères maladresses ou incohérences.

Il est également assez notable que Trogue Pompée ait, selon notre théorie, utilisé Hégésias, une source mineure et jugée dans l’Antiquité comme peu fiable d’un point de vue historique. Son choix offrait certes en premier lieu de disposer d’une matière pour ternir l’image d’Alexandre, mais on peut également penser qu’il tirait son parti d’une source plus rhétorique qu’historique : Justin n’a-t-il pas choisi de réécrire l’œuvre du Gaulois par goût pour son éloquence ? Cela conforte l’image d’un Trogue Pompée soucieux d’effets rhétoriques et versé à l’art oratoire, qui doit être prise en compte avec celle du Trogue Pompée historien.

Ce souci se retrouve dans la manière dont il a utilisé ses sources : il n’écrit pas en les suivant ligne à ligne sans recul, mais il cherche à avoir une vision plus générale de son œuvre et, par la composition de son texte elle-même, à donner une perspective singulière du sujet traité. Autrement dit, si Trogue Pompée reprend des sources, qu’il suit même fidèlement, c’est à seule fin d’écrire un texte qui lui est propre, et il utilise ses talents rhétoriques au service d’une perspective historique : présenter Alexandre le Grand sous un jour sombre, en usant de tous les moyens dont il dispose.



Notes


  1. Citons P. Green (1991, 149) : “No previous disaster of this sort had ever struck the Greek world with quite such horror and amazement as the annihilation of Thebes.ˮ
  2. DS 17.14.1 ; Plut., Alex, 11.12 ; El., V.H., 13.7.
  3. Plut., Alex, 11.11.
  4. Voir par exemple Arr., An., 1.9.9 : Τοῖς δὲ μετασχοῦσι τοῦ ἔργου ξυμμάχοις, οἷς δὴ καὶ ἐπέτρεψεν Ἀλέξανδρος τὰ κατὰ τὰς Θήβας διαθεῖναι, τὴν μὲν Καδμείαν φρουρᾷ κατέχειν ἔδοξε, τὴν πόλιν δὲ κατασκάψαι ἐς ἔδαφος καὶ τὴν χώραν κατανεῖμαι τοῖς ξυμμάχοις, ὅση μὴ ἱερὰ αὐτῆς . παῖδας δὲ καὶ γυναῖκας καὶ ὅσοι ὑπελείποντο Θηβαίων […] ἀνδραποδίσαι. (“Les alliés qui avaient participé à l’action, et à qui Alexandre avait confié le soin de régler le sort de Thèbes, décidèrent d’imposer une garnison à la Cadmée mais de raser la ville et de répartir son territoire entre eux, sauf les emplacements consacrés ; de réduire en esclavage les enfants, les femmes et tous les Thébains survivants…ˮ Trad. P. Savinel.) Sur la brutalité de Thèbes à l’égard de ces cités grecques, détruites dans les années 370 et 360 (à l’exception de Platée détruite par Thèbes au début de la Guerre du Péloponnèse, en 480-479), voir Buckler 1980.
  5. Voir Ath. 4.30 : Εἰς ταῦτα ἔστιν ἀποβλέποντας τὰ ὑπὲρ ἡμᾶς ἀγαπᾶν τὴν Ἑλληνικὴν πενίαν, λαμβάνοντας πρὸ ὀφθαλμῶν καὶ τὰ παρὰ Θηβαίοις δεῖπνα, περὶ ὧν Κλείταρχος ἐν τῇ πρώτῃ τῶν περὶ Ἀλέξανδρον ἱστοριῶν, διηγούμενος καὶ ὅτι ὁ πᾶς αὐτῶν πλοῦτος ηὑρέθη μετὰ τὴν ὑπ´ Ἀλεξάνδρου τῆς πόλεως κατασκαφὴν ἐν ταλάντοις τετρακοσίοις τεσσαράκοντα. (“Considérant cela, on peut rendre hommage à la pauvreté grecque, en examinant aussi les repas des Thébains, dont a discuté Clitarque dans son premier livre de l’Histoire d’Alexandre, quand toute leur richesse, après la destruction de leur cité par Alexandre, se résumait à moins de quatre cent quarante talents.ˮ Trad. J. Auberger.) Même si l’origine du profit diffère un peu, la proximité des chiffres invite de fait à rapprocher les deux textes.
  6. DS 17.14.1-17.14.4. Trad. P. Goukowsky.
  7. Peut-être le conseil de la Ligue de Corinthe. Voir Wilcken 1967, 73 sq.; Hamilton 1968, 30 sq.
  8. Just. 11.3.8-11.4.8.
  9. Θεσπιεῖς καὶ Πλαταιεῖς, ἔτι δ’ ᾿Ορχομένιοι […] συστρατευόμενοι τῷ βασιλεῖ. DS 17.13.5.
  10. DS 17.13.6.
  11. Pour M.-P. Arnaud-Lindet (11.4, note 16), il pourrait s’agir d’un “artifice rhétorique de la source de Trogue Pompée (Clitarque ?), ou de Trogue Pompée lui-même.ˮ L. Santi Amantini (1981, 238) parle quant à lui d’un “morceau de bravoureˮ rhétorique.
  12. Sur Alexandre en émule d’Héraclès, voir notamment Edmunds 1971, 374-376 ; Santi Amantini 1981, 238. Les monnaies associaient également le roi et la divinité (voir par exemple Atkinson 1980, 466-469). Rappelons en outre qu’il eut avec Barsine un fils qu’il nomma Héraclès (Just. 11.10.3).
  13. Voir Buckler 1980, 118 ; Aymard 1954, 15-36.
  14. W. Heckel (1997, 97) pense aussi le croire, même s’il l’affirme avec moins de force : “Cleitarchus may have used Cleadasˮ.
  15. El., V.H., 17.57
  16. Arr., An., 1.7.2.
  17. Ce faisant, cette source était plus proche de la réalité que Clitarque : la destruction de Thèbes doit en effet être imputée à Alexandre lui-même, ce que démontre W. Heckel (1997, 94) en développant trois arguments : la volonté du Macédonien de soumettre par la peur les cités grecques ; le fait que seules les cités les plus hostiles à Thèbes avaient demandé un châtiment si sévère, contre l’avis des autres cités ; l’émoi créé à la nouvelle de la destruction de Thèbes chez les Athéniens, qui montre qu’ils n’étaient pas au courant de ces dispositions.
  18. Just. 11.5.1-11.5.3.
  19. Celui-ci, présenté comme le “préfet des cavaliers péoniensˮ s’est rendu célèbre pour avoir décapité au combat Satropatès, préfet de cavalerie perse (voir Curt. 4.9.24-4.9.25). W. Heckel (1997, 103) note qu’il s’agit plutôt de parents des rois emmenés comme otages, et dresse une liste potentielle de ces derniers. L. Santi Amantini (1981, 240) parle quant à lui d’un tribut des nations vaincues lors des guerres thrace et illyrienne.
  20. Selon P. Green (1991, 141), Alexandre avait envoyé des lettres à Olympias pour qu’elle s’occupât de la mort de ses deux rivaux dynastiques : Amyntas et l’enfant de Cléopâtre.
  21. Son nom apparaît d’ailleurs parmi les morts qui hantent l’esprit d’Alexandre à la suite de l’exécution de Clitos (12.6.14). On y trouve aussi celui d’Attale, dont il est également question dans ce passage.
  22. Ceterum Philotan ipsius indicat uita. Hic Amyntae, qui mihi consobrinus fuit et in Macedonia capiti meo impias conparauit insidias, socium se et conscium adiunxit. (“Mais Philotas est dénoncé par sa vie même. C’est lui qui fut l’allié et le complice de mon cousin Amyntas, quand celui-ci machina, en Macédoine, un complot criminel contre ma personne.ˮ) Curt. 6.9.16-6.9.17. Trad. H. Bardon.
  23. DS 17.2.3-17.2.4. Trad. P. Goukowsky.
  24. Just. 11.5.7.
  25. Just. 9.6.5-9.6.6 et 9.7.3-9.7.4.
  26. Voir par exemple Just. 9.7.12 ou Satyros cité par Athénée (13.5).
  27. Paus. 8.7.7.
  28. Just. 11.2.3.
  29. Green 1991, 141.
  30. Hypothèse formulée par M.-P. Arnaud-Lindet (11.2, note 6) : “Caranos pouvait être un autre enfant de la reine Cléopâtre, ou le rejeton d’une des nombreuses épouses ou concubines de Philippe.ˮ
  31. Position que soutient aussi L. Santi Amantini (1981, 235).
  32. Cette traversée est estimée à trois semaines (Green 1991, 274).
  33. Pour un compte rendu des raisons fournies à l’intervention de serpents, en lien avec le culte de Zeus Ammon, ou de Sérapis, ou comme rappel de la conception d’Alexandre, voir Hamilton 1969, 71.
  34. Πτολεμαῖος μὲν δὴ ὁ Λάγου λέγει δράκοντας δύο ἰέναι πρὸ τοῦ στρατεύματος φωνὴν ἱέντας. Arr., An., 3.4.5. La référence à Aristobule (Ἀριστόβουλος δέ, καὶ ὁ πλείων λόγος ταύτῃ κατέχει, κόρακας δύο προπετομένους πρὸ τῆς στρατιᾶς, τούτους γενέσθαι Ἀλεξάνδρῳ τοὺς ἡγεμόνας) est en 3.4.6. Trad. P. Savinel.
  35. Prandi 2016 (2), 60.
  36. J. E. Atkinson (1980, 345-349) n’ose pas affirmer que Clitarque fut la source de Quinte-Curce dans ce passage, mais le suggère fortement, assurant qu’il utilise “a source that was sympathetic to Alexander, if not eulogisticˮ, excluant qu’il puisse s’agir de Ptolémée et d’Aristobule, et montrant que certaines tournures indiqueraient «  a Cleitarchean touchˮ (voir Mederer 47, note 27).
  37. Sur la divinité égyptienne et ses influences, voir Radet 1931, 110 ; le dieu aux cornes de bélier semble avoir été reconnu par les Grecs dès l’époque de Pindare (Pyth., 4, 16), par le biais de leur colonie de Cyrène (Heckel 1997, 151 ; Goukowsky 1948, 202-203, note 71). Sur l’oracle proprement dit, voir Parke 1967, 202-221.
  38. ἐνταῦθα Ἀλέξανδρος τόν τε χῶρον ἐθαύμασε καὶ τῷ θεῷ ἐχρήσατο . καὶ ἀκούσας ὅσα αὐτῷ πρὸς θυμοῦ ἦν, ὡς ἔλεγεν, ἀνέζευξεν ἐπ᾽ Αἰγύπτου. (“Alexandre admira le lieu et consulta le dieu. Après avoir entendu ce que son cœur désirait, à ce qu’il prétendit, il revint en Égypte.ˮ) Arr., An., 3.4.5. Trad. P. Savinel.
  39. Just. 11.11.7-11.11.11.
  40. À propos des questions, notons ici une incohérence, dont la responsabilité nous semble incomber à Justin. En effet, dans l’échange entre Alexandre et le prêtre, l’épitomateur écrit que le roi pose une troisième question (tertiam interrogationem poscenti) quand il ne s’agit que de la deuxième ; il n’y a aucune troisième question. Justin, voulant sûrement se détacher de la structure question d’Alexandre / réponse du prêtre, resserre le propos initial de Trogue Pompée en usant de la forme passive (respondetur), en faisant figurer la réponse, qui laisse aisément deviner quelle était la question, sous forme de proposition infinitive (uictoriam omnium bellorum possessionemque terrarum dari), et en donnant la parole à Alexandre dans un simple participe au datif (poscenti). C’est en éliminant ainsi de son texte concentré les propos du Macédonien qu’il laissa se glisser l’erreur, sûrement due au fait que, s’il ne s’agit que de la deuxième question, c’est la troisième fois qu’Alexandre prend la parole, après son ordre (iubet) d’être considéré comme le fils de Jupiter et sa question (rogat deinde) sur les assassins de Philippe. On voit ainsi que son travail d’abréviateur ne concerne pas que des choix de rendre compte ou non de tel ou tel épisode, mais aussi de réécrire le texte initial en en concentrant les informations, selon le principe que nous avons étudié de la compression narrative, au prix parfois de légères incohérences comme celle-ci.
  41. Voir aussi Hammond 2007 (2), 99 ; Atkinson 1980, 355. E. Mederer (1936, 58) s’appuie en outre sur la mention faite par Plutarque (Alex., 27.8) du caractère secret des révélations faites à Alexandre pour supposer que cet échange est une pure invention de Clitarque. Arrien (An., 3.4.5) affirme aussi que l’entrevue fut secrète.
  42. Plut., Alex, 27.9-27.10. J. R. Hamilton (1969, 73) note à ce sujet qu’un tel lapsus linguae constitue “a favourable inventionˮ.
  43. Vera et salubri aestimanti ratione fidem oraculi uana profecto responsa ei uideri potuissent ; sed fortuna, quos uni sibi credere coegit, magna ex parte auidos gloriae magis quam capaces facit. (“Qui eût estimé la bonne foi de l’oracle avec un jugement juste et sain aurait à coup sûr compris l’inanité foncière de ses réponses ; mais ceux que la fortune a pliés à ne croire qu’en elle, elle les rend en général plus avides de la gloire qu’aptes à la porter.ˮ) Curt. 4.7.29. Trad. H. Bardon. Sur l’aspect critique du texte de Quinte-Curce concernant l’oracle, voir Yakoubovitch 2015, 109-111.
  44. Sur les raisons qui poussèrent Alexandre à faire le détour par le sanctuaire de Siwah de Zeus Ammon, les auteurs anciens restent très flous. Quinte-Curce parle d’une ingens cupido (4.7.8), que l’on peut lire selon J. E. Atkinson (1980, 345) de manière négative en voyant Alexandre comme le jouet de caprices irrépressibles, ou au contraire de manière positive : Alexandre serait un homme “ driven to extend the bounds of human knowledge and achievement ˮ. Pour une lecture stimulante concernant le regard négatif porté par Quinte-Curce sur la cupido noscendi, voir Yakoubovitch 2015, 26-28 : selon lui, pour le Romain pétri des valeurs morales traditionnelles de sa cité, “il n’y a qu’un pas de la cupido noscendi aux cupidines, aux cupiditates et aux libidinesˮ. On peut bien sûr penser qu’Alexandre était trop pragmatique pour ne pas voir l’intérêt qu’il pouvait tirer de son passage dans ce sanctuaire (voir Berve 1926, II, 379 sq. et Hamilton 1969, 345).
  45. Just. 11.11.2-11.11.6.
  46. Post haec Gordien urbem petit quae posita est inter Phrygiam maiorem et minorem ; cuius urbis potiundae non tam propter praedam cupido eum cepit, sed quod audierat in ea urbe, in templo Iouis, iugum Gordii positum, cuius nexum, si quis soluisset, eum tota Asia regnaturum antiqua oracula cecinisse. (“Après quoi il gagne la ville de Gordion qui est située entre la grande et la petite Phrygie ; et ce n’est pas tant à cause du butin que lui prit l’envie de s’emparer de cette ville, mais parce qu’il avait entendu dire que c’était dans cette ville, dans le temple de Jupiter, que le joug de Gordios avait été déposé, et que d’antiques oracles avaient prédit que, si un homme en défaisait le nœud, celui-ci règnerait sur toute l’Asie.ˮ) Just. 11.7.3-11.7.4.
  47. Notons d’ailleurs avec W. Heckel (1997, 121-122) qu’Alexandre avait fait de Gordion un point de ralliement pour ses troupes, puisque Parménion doit l’y rejoindre (Arr., An., 1.29.3), et que l’y retrouvent aussi Coênos et Méléagre (Arr., An., 1.29.4).
  48. E. Mederer (1936, 10) estime qu’il s’agit d’une erreur de Justin, qui ne tenait pas compte de l’aspect stratégique de la ville.
  49. Olympias prétendait en effet avoir conçu Alexandre avec un serpent géant, et donc avec un dieu (voir Plut., Alex., 3.1-3.4 ; Gell., 13.4.1-13.4.3 ; Cic., Div., 2.135). J. E. Hamilton (1969, 5) estime, à propos de l’identité de ce dieu : “it is not impossible that a woman like Olympias may have believed that the god (Dionysus) in the shape of a snake (cf Eur. Bacch. 1017-18) was the father of Alexander and perhaps even said so.ˮ Mais W. Heckel (1997, 154) pointe que la remarque d’Olympias qui craindrait de se fâcher avec Héra (que l’on trouve chez Plutarque et Aulu-Gelle) montre que c’est bien Zeus qui aurait pris selon elle cette apparence serpentine. Arrien (An., 4.10.2) évoque lui aussi, dans la bouche de Callisthène, les “mensongesˮ forgés par Olympias sur la naissance d’Alexandre.
  50. Just. 9.7.3.
  51. Comme le suggère W. Heckel (1997, 154). Sur Satyros comme source de cette anecdote, voir Hammond 2007 (2), 87-90.
  52. Ath., 13.557d.
  53. Voir chapitre 1.
  54. Just. 11.11.6.
  55. L. Santi Amantini (1981, 250) et W. Heckel (1997, 154) notent que cette corruption n’est pas invraisemblable. Le fait que seuls Trogue Pompée / Justin l’évoquent cependant, et cela au service d’un projet plus général sur la vision d’Alexandre mérite d’être à notre sens davantage souligné. L. Santi Amantini estime en outre que ce passage doit être proche du texte de Trogue Pompée, avis que nous partageons.
  56. Tyr revêtait aussi une importance stratégique en tant que port d’attache d’une partie de la flotte de Darios : pour venir à bout de la flotte de son ennemi, Alexandre devait prendre la ville. Voir Bosworth 1989, 65 ; Heckel 1997, 145.
  57. Just. 11.10.10-11.10.12.
  58. J. E. Atkinson (1980, 294) note qu’une couronne d’or, “whilst it denoted gratitude or a desire to strengthen a bond, […] did not connote submission nor a sense of weaknessˮ.
  59. On notera par exemple les expressions τοῦ δ’ ᾿Αλεξάνδρου χαλεπῶς ἐνέγκαντος (17.40.3) chez Diodore et chez Quinte-Curce non tenuit iram Alexander (4.2.55).
  60. Sur les échanges diplomatiques entre Tyr et Alexandre, et l’importance que revêtait la visite de ce dernier au temple d’Héraclès – Melqart, voir Green 1991, 247-248.
  61. Pour une narration très efficace de ces événements, voir Green 1991, 252-254.
  62. Quant à Quinte-Curce, il suffit de relever l’expression ingenti animo, periculo maiore (4.4.10) pour montrer son admiration face à la bravoure du roi.
  63. DS 17.46.1-17.46.2. Trad. P. Goukowsky.
  64. ἐπὶ δὲ αὐτῷ Ἀλέξανδρος ἔσχε τὸ τεῖχος ξὺν τοῖς ἑταίροις. Arr., An., 2.23.6. Trad. P. Savinel.
  65. ἐρρωμενέστερον ἤπερ ἐξ ἀρχῆς διενοήθη. Plut., Alex, 25.2.
  66. Just. 11.10.14.
  67. Hammond 2007 (2), 98.
  68. Heckel 1997, 149. Relevons notamment la phrase : “In fact, this claim is contradicted at 18.3.18-19, where Justin correctly follows Trogus […] : the error is clearly of Justin’s own makingˮ. Voir aussi Santi Amantini 1981, 249.
  69. …et illi et multis principibus Macedonum exitio fuit, siquidem sub specie insidiarum omnes interfecti. Just. 12.7.2.
  70. Briant 1982, 14.
  71. Quippe cum Alexander Magnus Callisthenen philosophum propter salutationis Persicae interpellatum morem insidiarum, quae sibi paratae fuerant, conscium fuisse iratus finxisset eumque truncatis crudeliter omnibus membris abscisisque auribus ac naso labiisque deforme ac miserandum spectaculum reddidisset, insuper in cauea cum cane clausum ad metum ceterorum circumferret : tunc Lysimachus, audire Callisthenen et praecepta ab eo uirtutis accipere solitus, miseratus tanti uiri non culpae, sed libertatis poenas pendentis, uenenum ei in remedia calamitatium dedit. Quod adeo Alexander aegre tulit, ut eum obici ferocissimo leoni iuberet. (“Pour preuve, alors qu’Alexandre le Grand, enflammé de colère, avait imaginé que le philosophe Callisthène, à cause de son opposition à l’usage de la prosternation perse, avait été au courant des embûches qui lui avaient été préparées, et qu’il en avait fait un spectacle hideux et pitoyable : tous les membres cruellement mutilés, les oreilles, le nez et les lèvres coupés, et que, en plus, il le faisait promener, enfermé dans une cage avec un chien, pour la terreur des autres, à ce moment Lysimaque, habitué à écouter Callisthène et à recevoir de lui les préceptes de la vertu, ayant pris pitié d’un si grand homme payant le prix, non d’un crime, mais de la liberté, lui donna du poison en remède à sa détresse. Et Alexandre le prit si mal qu’il ordonna de jeter Lysimaque à un lion très féroce.ˮ) Just. 15.3.3-15.3.7. Trad. M.-P. Arnaud-Lindet.
  72. Ibi Persarum bellis diu uarieque fatigati uictores quidem fuere, sed adtritis uiribus a seruis suis multitudine abundantibus indigna supplicia perpessi sunt, qui conspiratione facta omnem liberum populum cum dominis interficiunt atque ita potiti urbe lares dominorum occupant, rem publicam inuadunt, coniuges ducunt et, quod ipsi non erant, liberos procreant. […] Celebre hoc seruorum facinus metuendumque exemplum toto orbe terrarum fuit. Itaque Alexander Magnus, cum interiecto tempore in Oriente bellum gereret, uelut ultor publicae securitatis, expugnata eorum urbe omnes qui proelio superfuerant, ob memoriam ueteris caedis crucibus adfixit. (“Là, harcelés par les guerres des Perses pendant longtemps et de manière variée, ils furent certes vainqueurs mais, leurs troupes étant épuisées, ils subirent de la part de leurs esclaves, qui abondaient en multitude, d’indignes supplices ; ayant fait une conspiration, les esclaves assassinent toute la population libre, avec leurs maîtres, et ainsi en possession de la ville, ils occupent les foyers de leurs maîtres, s’emparent de l’état, prennent des épouses et engendrent des hommes libres, ce qu’eux-mêmes n’étaient pas. […] Ce forfait des esclaves fut célèbre et un exemple redoutable dans le monde entier. De ce fait, alors que, du temps s’étant passé, Alexandre le Grand faisait la guerre en Orient, en tant que vengeur de la sécurité publique il fit mettre en croix, après la prise de leur ville, tous ceux qui avaient survécu au combat, en mémoire de l’ancien massacre.ˮ) Just. 18.3.6-18.3.7 et 18.3.17-18.3.18. Trad. M.-P. Arnaud-Lindet.
  73. Elle est la capitale des Assacéniens, située dans la région du Swat et du Panjkora, au col du Katgala, dans le nord-ouest de l’actuel Pakistan. Voir Amanini 1981, 271 ; Heckel 1997, 241 ; Worthington 2014, 238.
  74. τοξεύεται μὲν ἀπὸ τοῦ τείχους ἐς τὸ σφυρὸν οὐ χαλεπῶς. Arr., An., 4.26.4.
  75. …cum crus saucium penderet, et cruore siccato frigescens uulnus adgrauaret dolorem, dixisse fertur se quidem Iouis filium dici, sed corporis aegri uitia sentire. Non tamen ante se recepit in castra quam cuncta perspexit et, quae fieri uellet, edixit. (…“comme la jambe blessée restait pendante, et que les caillots de sang refroidissaient la plaie et en aggravaient la douleur, d’après la tradition il dit que, si on le prétendait fils de Jupiter, il n’en ressentait pas moins la souffrance physique. Néanmoins il ne réintégra pas son camp avant d’avoir tout examiné et édicté ses ordres.ˮ) Curt. 8.10.29-8.10.30. Trad. H. Bardon.
  76. P. Green (1991, 383), relayant le chiffre de 7000 mercenaires massacrés, note que ce massacre est aujourd’hui considéré comme une tâche majeure de l’histoire d’Alexandre par les historiens indiens actuels.
  77. ἡ μὲν βασίλισσα τὴν μεγαλοψυχίαν τοῦ ᾿Αλεξάνδρου θαυμάσασα δῶρά τε κράτιστα ἐξέπεμψε καὶ πᾶν τὸ προσταττόμενον ποιήσειν ἐπηγγείλατο. DS 17.84.1. Trad. P. Goukowsky.
  78. …regina uenit cum magno nobilium feminarum grege aureis pateris uina libantium. Ipsa genibus regis paruo filio admoto non ueniam modo, sed etiam pristinae fortunae inpetrauit decus… Curt. 8.10.34-8.10.35. Trad. H. Bardon.
  79. Just. 12.7.9-12.7.11.
  80. Voir chapitre 6.
  81. Curt. 8.10.35-8.10.36. Trad. H. Bardon.
  82. Poros est plus un titre (“rajeh de Pauravaˮ) qu’un nom. Il était le roi du Penjab, entre l’Hydaspe et l’Acésinès. La bataille eut lieu à un endroit incertain, en mai-juin 326. Voir Santi Amantini 1981, 271-272 ; Heckel 1997, 245.
  83. Sur sa taille, Diodore (17.88.4) indique ainsi que Poros faisait cinq coudées (plus de 2m20) de haut, Plutarque moins de cinq coudées (Alex., 60.6) et Arrien plus de cinq coudées (An., 5.19.1).
  84. Plutarque cite ainsi Onésicrite (Alex., 60.6) et une lettre d’Alexandre (Alex., 60.11), tandis qu’Arrien insiste sur le fait qu’il utilise Ptolémée (voir par exemple 5.14.5 ; 5.14.6 6 ; 5.15.1).
  85. Voir la narration de cette bataille, mettant en avant la stratégie d’Alexandre, dans Worthington 2014, 243-248. M.-P. Arnaud Lindet (12.8, note 54) qualifie cette stratégie de “déloyaleˮ.
  86. Curt. 8.14.15 ; Plut., Alex, 60.10 ; Arr., An., 5.16.2-5.16.3.
  87. On trouvera ce plan de combat détaillés avec panache dans des propos d’Alexandre tenus au discours direct chez Quinte-Curce (8.14.14-8.14.17.).
  88. Plut., Alex, 60.14 et Arr., An., 5.19.2.
  89. Just. 12.8.1-12.8.8.
  90. Sur l’omission par Justin de tous les éléments significatifs de cette bataille, voir notamment Fuller 1958, 180 sqq.
  91. Pour la bataille du Granique, voir 11.6.2 et 11.6.11 ; pour Issos voir 11.9.1 ; pour Gaugamèles, voir 11.13.5 : même s’il ne donne pas de chiffre, il indique la multitudinem des ennemis.
  92. …sequente Alexandro : sed equus eius multis uulneribus confossus deficiensque procubuit, posito magis rege quam effuso. (…“Alexandre le poursuit, mais son cheval, accablé de blessures et défaillant, se coucha sur le sol, déposant le roi au lieu de le désarçonner.ˮ) Curt 8.14.34. Trad. H. Bardon.
  93. Arr., An., 5.14.4. Trad. P. Savinel.
  94. Même N. G. L. Hammond (2007 (2), 105) en convient, sans pour autant s’attarder sur son apparition.
  95. On est ainsi bien loin par exemple du texte de Quinte-Curce, où Poros déclare à Alexandre : “tu es le plus fort : c’est la leçon des événements. Mais même maintenant je ne suis pas à plaindre, étant le second après toiˮ : fortiorem esse te belli docuit euentus. Sed ne sic quidem parum felix sum, secundus tibi. Curt. 8.14.42. Trad. H. Bardon.
  96. Voir Plut., Alex, 66.7 et Arr., An., 6.24.1. Ou la narration qu’en fait P. Green (1991, 433-436).
  97. De septembre ou octobre à novembre ou décembre 225. Voir Engels 1978, 135 ; Santi Amantini 1981, 276. Sur la route suivie par Alexandre, certainement partant du lac Siranda jusqu’à Pasni, dans la province pakistanaise actuelle du Baloutchistan, puis allant au nord jusqu’à Bampur, puis à l’ouest jusqu’à Kahnu et Tepe Yahya, en Iran, voir Stein 1943, 193-227 ; Engels 1978, 137-143 et le résumé qu’en fait W. Heckel (1997, 267-268).
  98. Arr., An., 6.24.1. Trad. P. Savinel.
  99. Oritas ab Indis Arabis fluuius disterminat. Hi nullum alium cibum nouere quam piscium, quos unguibus dissectos sole torreant atque ita panem ex iis faciant, ut refert Clitarchus. (“Le fleuve Arabis sépare les Orites de l’Inde. Ils ne connaissent pas d’autre nourriture que le poisson, qu’ils ouvrent avec leurs ongles, laissent sécher au soleil et transforment en une sorte de pain, d’après ce que dit Clitarque.ˮ) Plin. 7.30. Trad. J. Auberger. On note par ailleurs chez Pline une confusion entre les Orites (vivant dans les terres) et les Ichtyophages (vivant sur la côte).
  100. Curt. 9.10.17 et DS 17.105.6.
  101. Just. 12.10.7.
  102. Curt. 9.10.2.
  103. ἐπὶ τὴν θάλασσαν ἐς ἀριστερὰ ἐτράπετο, ὕδατά τε ὀρύσσειν, ὡς κατὰ τὸν παράπλουν ἄφθονα εἴη τῇ στρατιᾷ τῇ παραπλεούσῃ, καὶ ἅμα ὡς τοῖς Ὠρείταις […] ἄφνω ἐπιπεσεῖν. (“Il obliqua vers la gauche, en direction de la mer, pour creuser des puits, afin de fournir de l’eau en abondance à l’armée qui allait longer la côte par la mer durant sa navigation côtière, et aussi pour fondre à l’improviste sur les Orites.ˮ) Arr., An., 6.21.3. Trad. P. Savinel.
  104. Αὐτῷ γε ἐν σπουδῇ ἦν ἐλθεῖν τὰ παρὰ τὴν θάλασσαν τῆς χώρας καὶ λιμένας τε ἰδεῖν τοὺς ὄντας καὶ ὅσα γε ἐν παρόδῳ δυνατὰ γένοιτο τῷ ναυτικῷ παρασκευάσαι, ἢ φρέατα ὀρύξαντας ἢ ἀγορᾶς που ἢ ὅρμου ἐπιμεληθέντας. Ἀλλὰ ἦν γὰρ ἔρημα παντάπασιν τὰ πρὸς τῇ θαλάσσῃ τῆς Γαδρωσῶν γῆς. (“Alexandre désirait vivement parcourir la région côtière, voir quels ports il y avait, et au passage les préparatifs que l’on pouvait faire pour la flotte, soit en creusant des puits, soit en prévoyant un marché à tel endroit, ou un mouillage ; mais la région côtière de Gédrosie était entièrement désertique.ˮ)Arr., An., 6.23.1-6.23.2. Trad. P. Savinel.
  105. Cette scène se trouve chez Plutarque avant l’arrivée d’Alexandre à Ecbatane en Perse (Alex., 42) et Arrien l’introduit ainsi : ἔνθα δὴ ἔργον καλὸν εἴπερ τι ἄλλο τῶν Ἀλεξάνδρου οὐκ ἔδοξέ μοι ἀφανίσαι, ἢ ἐν τῇδε τῇ χώρᾳ πραχθὲν ἢ ἔτι ἔμπροσθεν ἐν Παραπαμισάδαις, ὡς μετεξέτεροι ἀνέγραψαν (“À ce point de mon récit, il m’a semblé que je ne devais pas passer sous silence une belle action d’Alexandre, s’il en fut, et qui se place, ou dans ce pays ou, selon d’autres historiens, antérieurement, chez les Paramisades.ˮ). Arr., An., 6.26.1. Trad. P. Savinel.
  106. Arr., An., 6.26.5. Trad. P. Savinel. Ce passage est aussi développé par Strabon dans les mêmes termes (15.2.6).
  107. Et F. Gaffiot relève chez Cicéron (Nat., 2.25) l’expression putei iuges, renvoyant à des “puits d’eau viveˮ.
  108. Nous sommes loin chez Trogue Pompée / Justin de la vision véhiculée par Arrien où, selon J. Auberger (2005, 416-417), “Alexandre accomplit ici deux gestes qui font de lui un chef exceptionnel : il se prive d’eau pour donner l’exemple de la tempérance à ses hommes, et il retrouve le chemin de la mer quand les guides se sont égarés. Deux actes qui signent son talent de chef au cours d’une épreuve où il partagea à égalité les souffrances de tous.ˮ
  109. DS 17.106.1 ; Plut., Alex, 67.1-67.6 ; Curt. 9.10.24-9.10.29 ; Arr., An., 6.28.1-6.28.2.
  110. Arr., An., 6.28.1-6.28.2. Trad. P. Savinel.
  111. Selon P. Green (1991, 438), Alexandre appréciait comme son père ces festivités religieuses, et pour lui cette scène “is by no means incredibleˮ.
  112. Just. 11.3.7-11.4.1.
  113. Respectivement 11.10.5-11.10.12 ; 11.10.13-11.11.6 ; 11.11.7-11.11.11. Les propos sur Didon tenus en 11.10.13 n’apparaissant pas ailleurs et précédant un extrait original, nous semblent devoir être rattachés à la seconde source. Quant à la courte phrase relative à la prise de Rhodes, de l’Égypte et de la Cilicie (11.11.1), elle peut être un autre retour au texte de Clitarque, comme le suggère la parenté que W. Heckel (1997, 151) établit avec le texte de Quinte-Curce (4.5.9). La Cilicie étant de fait déjà en possession d’Alexandre, sa mention ici pose problème, au point que R. H. Lytton (1973, 78) a proposé de corrigé Cilicia en Coelesyria. Dans tous les cas, il ne faut pas perdre de vue que nous avons affaire ici à l’œuvre réécrite par Justin, dans laquelle des approximations ont pu être commises et des épisodes retranchés, comme c’est certainement le cas de celui de la prise de Gaza intervenant à ce moment-là. Pour un tableau synoptique des sources de Trogue Pompée / Justin aux livres 11 et 12, voir Horn 2021.
  114. Just. 11.10.1-11.10.3.
  115. Curt. 3.13.10-3.13.11. Voir aussi Arr., An., 2.11.10.
  116. Heckel 1997, 140.
  117. Arr., An., 2.11.10.
  118. Curt. 3.13.14.
  119. Plut., Alex., 24.1-24.3. Sur le rôle des deux mille cavaliers thessaliens à la bataille d’Issos, et leur juste récompense accordée par Alexandre, voir Hamilton 1969, 61.
  120. Voir le tableau de Babylone et son effet sur les soldats : Curt. 5.1.36-5.1.39. Relevons l’expression nihil urbis eius corruptius moribus bien représentative de cette ville que I. Yakoubovitch (2015, 73) compare “à la vision de Babylone, Sodome et Gomorrhe dans la Bible et la littérature chrétienne antiqueˮ.
  121. On retrouve les mêmes scènes de pillage chez Quinte-Curce, qui est très proche (5.6.3-5.6.9).
  122. Elle est aussi relevée par W. Heckel (1997, 140).
  123. Just. 11.10.2 : “C’est alors qu’il se mit, pour la première fois, à fréquenter les copieux banquets et la splendeur des festinsˮ ; c’est nous qui mettons en gras.
  124. Just. 12.3.11 : “À cela il ajouta une pompe somptueuse dans les festins, de peur que leur prodigalité ne parût mal pourvue et atténuée, et il rehausse le banquet de jeux répondant à la magnificence royaleˮ ; c’est nous qui mettons en gras.
  125. Voir Arr., An., 1.25.1. M.-P. Arnaud-Lindet (11.2, note 5) suggère que Trogue Pompée avait pu faire la liste des conjurés dans un passage que n’aurait pas repris Justin. Pour une bibliographie sur le sujet, voir Heckel 1997, 80-81.
  126. Just. 11.2.2.
  127. Sur Alexandre le Lynceste, voir Heckel 1997, 81-82 et 120 ; 1992, 357-358 ; Berve 1926, II, 17-19 ; Santi Amantini 1981, 235.
  128. Just. 11.7.1-11.7.2.
  129. Arr., An., 1.25.3-1.25.4.
  130. Notons toutefois que lors de l’exécution d’Alexandre le Lynceste (absente des Histoires philippiques), à la suite de celles de Philotas et Parménion, Quinte-Curce revient brièvement sur cette arrestation. S’il semble alors suivre la même source que Diodore, en affirmant que le procès a lieu trois ans après son emprisonnement (DS 17.80.2 ; Curt. 7.1.6), il s’en éloigne en affirmant que ce sont deux témoins (duobus indicibus) qui ont révélé le complot. J. E. Atkinson (1980, 186) conclut que Quinte-Curce dut utiliser plusieurs sources, tandis que P. A. Brunt (1976, 521) estime que les deux témoins étaient d’une part Sisinès et d’autre part Olympias cherchant à mettre son fils en garde contre le gendre d’Antipater. Si tel est le cas, Quinte-Curce tente, assez maladroitement, de lier la source de Diodore d’un côté, et celle de Trogue Pompée et d’Arrien de l’autre.
  131. L’épisode d’Alexandre le Lynceste se situe avant l’arrivée à Gordion, soit au printemps 333 ; Alexandre n’arrive à Tarse qu’à l’automne. Voir Engels 1978, 37 et 42.
  132. Ἡ δὲ μήτηρ τοῦ βασιλέως ἔγραψε πρὸς τὸν ᾿Αλέξανδρον τά τε ἄλλα τῶν χρησίμων καὶ διότι φυλάξασθαι προσήκει τὸν Λυγκηστὴν ᾿Αλέξανδρον. […] Πολλῶν δὲ καὶ ἄλλων εὐλόγων συνδραμόντων πρὸς ταύτην τὴν διαβολὴν συλληφθεὶς καὶ δεθεὶς εἰς φυλακὴν παρεδόθη, ὡς τευξόμενος δικαστηρίου. : “La mère du roi écrivit à Alexandre, entre autres choses utiles, qu’il eût à se méfier d’Alexandre le Lynceste. […] Mais comme cette accusation s’appuyait sur tout un concours de vraisemblances, il fut arrêté et mis aux fers sous bonne garde, en attendant d’être jugé.ˮ DS 17.32.1-17.32.2. Trad. P. Goukowsky.
  133. Alexandrum Lyncestarum, generum suum, occisum, se magnis rebus in Graecia gestis non tam gratum apud regem quam inuidiosum esse, a matre quoque eius Olympiade uariis se criminationibus uexatum. Just. 12.14.1-12.14.3.
  134. Nous nous éloignons cependant de l’interprétation de W. Heckel (1997, 119), pour lequel c’est Sisinès qui est le dénonciateur du Lynceste dans la Vulgate. Sur le développement concernant l’empoisonnement d’Alexandre issu de Clitarque, voir Heckel 1997, 287.
  135. Just. 12.1.1-12.1.3.
  136. Actuelle ville d’Hamadan. C’est l’ancienne capitale des Mèdes, et la ville restait l’une des quatre cités royales, avec Suse, Persépolis et Babylone. Voir Santi Amantini 1981, 255 ; Heckel 1997, 182.
  137. Selon W. Engels (1978, 76) Alexandre atteignit Ecbatane en mai-juin 330. La mort de Darios date de juillet.
  138. Πάντα δὲ τὰ ἐν τῇ Περσίδι χρήματα ἐξεσκευάσατο εἰς τὰ Σοῦσα καὶ αὐτὰ θησαυρῶν καὶ κατασκευῆς μεστά · οὐδὲ τοῦθ´ ἡγεῖτο τὸ βασίλειον, ἀλλὰ τὴν Βαβυλῶνα, καὶ διενοεῖτο ταύτην προσκατασκευάζειν · κἀνταῦθα δ´ ἔκειντο θησαυροί. φασὶ δὲ χωρὶς τῶν ἐν Βαβυλῶνι καὶ τῶν ἐν τῷ στρατοπέδῳ τῶν παρὰ ταῦτα μὴ ληφθέντων αὐτὰ τὰ ἐν Σούσοις καὶ τὰ ἐν Περσίδι τέτταρας μυριάδας ταλάντων ἐξετασθῆναι· τινὲς δὲ καὶ πέντε λέγουσιν · ἄλλοι δὲ πάντα πάντοθεν συναχθῆναι παραδεδώκασιν εἰς Ἐκβάτανα ὀκτωκαίδεκα μυριάδας ταλάντων… (“Alexandre recueillit toutes les richesses de la Perse et les fit transporter à Suse, pour les réunir aux trésors et aux monuments dont cette ville était déjà pleine. Mais il n’en fit pas pour cela sa capitale : il lui préféra Babylone, dont il avait dès longtemps projeté la restauration et qui contenait elle-même de riches trésors. On assure qu’en dehors de ces trésors de Babylone et du trésor pris dans le camp de [Gaugamèle], les trésors de Suse et ceux de la Perse représentaient une valeur réelle de 40 à 50 000 talents. Suivant d’autres témoignages, tous les trésors recueillis dans les différentes parties de l’empire avaient été dirigés sur Ecbatane et montaient ensemble à la somme de 180 000 talents…ˮ) Str. 15.3.9. Trad. A. Tardieu.
  139. C’est aussi l’avis de W. Heckel (1997, 183).
  140. Selon N. G. L. Hammond (2007 (2), 102), la source de cet extrait est impossible à identifier.
  141. Arr., An., 3.19.7. Trad. P. Savinel.
  142. Comme l’indique W. Heckel (1997, 182), les hommes perdus dont il est question dans le texte de Justin sont ceux morts d’épuisement dans la poursuite de Darios plus vraisemblablement que des victimes des combats inventés par Justin dans cette course (11.15.4).
  143. Aucun chiffre global n’est annoncé, mais Arrien parle du paiement normal de sa solde à chacun, et de deux mille talents supplémentaires partagés entre les hommes. On notera que Diodore aussi évoque ce paiement des troupes (17.74.4), en donnant les chiffres de huit mille talents répartis, plus des biens pour une somme de treize mille talents.
  144. Sed et ex amicis dimissi senes Polypercon, Clitos, Gorgias, Polydamas, Amadas, Antigenes. Dimissis Crateros praeponitur, iussus praeesse Macedonibus in Antipatri locum… : “Mais également parmi ses amis, les plus âgés furent licenciés : Polypercon, Clitos, Gorgias, Polydamas, Amadas, Antigénès. Cratère est placé à la tête des soldats licenciés, avec pour ordre de commander aux Macédoniens à la place d’Antipater…ˮ Just. 12.12.8-12.12.9.
  145. Jacoby 1962 (Fr. 49) ; J. Auberger (2015, 414) précise : “On sent qu’Aristobule a vécu ce calvaire que fut la traversée du désert de Gédrosie. Il donne des détails que les autres historiens ne donnent pas.ˮ
  146. Ainsi par exemple d’Antigénès et Istros, cités par Plutarque (Alex., 46.1) et qui accréditent l’histoire de l’Amazone ; ainsi de Nicanor, cité par une scholie à Platon (Phaedr., 244b) et par Lactance (Inst., 1.6.8) à propos des Sibylles ; ainsi encore par exemple du rhéteur Potâmon de Mytilène, cité par Plutarque (Alex., 61.3) ; ainsi encore d’un certain Dorothéos, cité par Athénée (7.4), qui nous apprend qu’Alexandre et Philippe étaient amateurs de pommes. Voir Jacoby 1962 ; Auberger 2005. Pour les historiens les plus connus, voir introduction.
  147. Voir Pearson 1960, 247 ; Croiset 1899, 89 : “Il était postérieur à Charisios, dont il suivait les exemples (Cicéron, Brutus, 83), et antérieur à l’école de Pergame, qui réagit contre son influence.ˮ J. Auberger (2005, 457) précise que Charisios fut actif entre 310 et 270.
  148. Entre 286 et 281 selon P. Pédech.
  149. DH, Comp., 6.18.23.
  150. Ἄνδρες δ´ ἐγένοντο γνώριμοι Μάγνητες Ἡγησίας τε ὁ ῥήτωρ, ὃς ἦρξε μάλιστα τοῦ Ἀσιανοῦ λεγομένου ζήλου παραφθείρας τὸ καθεστὼς ἔθος τὸ Ἀττικόν. Str. 14.1.41. Trad. J. Auberger.
  151. …ὡς δὲ ὁ Μάγνης εἴρηκεν, ὑπὸ γυναικῶν ἢ κατεαγότων ἀνθρώπων λέγοιτ᾽ ἂν καὶ οὐδὲ τούτων μετὰ σπουδῆς, ἀλλ᾽ ἐπὶ χλευασμῷ καὶ καταγέλωτι. DH, Comp., 6.18.26. Trad. G. Aujac & M. Lebel. Ce n’est là qu’une des nombreuses invectives de Denys adressées à l’encontre d’Hégésias.
  152. At Charisi uult Hegesias esse similis, isque se ita putat Atticum, ut ueros illos prae se paene agrestes putet. At quid est tam fractum, tam minutum, tam in ipsa, quam tamen consequitur, concinnitate puerile ? Cic., Brut., 286-287. Trad. J. Martha. Dans l’Orateur, Cicéron indique qu’Hégésias veut imiter Lysias, et son propos est plus sévère : …saltat incidens particulas. Et is quidem non minus sententiis peccat quam uerbis, ut non quaerat quem appellet ineptum qui illum cognouerit. (“aussi son style est-il sautillant, avec de petites phrases coupées. Ses pensées ne valent pas mieux que son style, et, quand on le connaît, on n’a plus à chercher le type des mauvais écrivains.ˮ) Et d’indiquer plus loin qu’Hégésias a introduit ce vice de la forme dans l’éloquence : Apud alios autem et Asiaticos maxime numero seruientes inculcata reperias inania quaedam uerba quasi complementa numerorum. Sunt etiam qui illo uitio, quod ab Hegesia maxime fluxit, infringendis concidendisque numeris in quoddam genus abiectum incidant uersiculorum simillimum. (“Chez d’autres, surtout des Asiatiques, esclaves du nombre, on trouve des mots vides de sens introduits de force comme pour compléter le rythme. Il est même des écrivains qui donnent dans le défaut, dont l’origine remonte surtout à Hégésias : ils brisent et coupent les périodes ryhtmiques et tombent ainsi à une sorte de style maigre, qui ressemble à de méchants vers.ˮ) Cic., Or., 226 et 230. Trad. H. Bornecque.
  153. Cic., Att., 12.6.1.
  154. Wooten 1975, 96. Ce jugement sera d’ailleurs nuancé par l’auteur qui montre qu’Hégésias se conforme à un mouvement initié par Charisios et Cléocharès.
  155. A. Croiset (1899, 90) en parle ainsi comme d’un “écrivain prétentieux, un bel esprit vide d’idées et de sentiments, riche de mots affectés, de métaphores bizarres, de tours recherchés, de jeux de mots et de pointes, de rythmes sautillants et incongrus. C’était une sorte de Trissotin.ˮ Ce regard a cependant un peu changé : C. Wooten (1975, 97) montre que le style asiatique se rattache “aux meilleures traditions oratoires du IVe siècleˮ ; J.-A. de Foucault (1972, 202) estime, à propos des critiques que Denys d’Halicarnasse porte sur Polybe en même temps qu’Hégésias et d’autres, qu’il faut aussi remettre en cause le jugement même de l’auteur des Antiquités romaines.
  156. Agatharcide de Cnide fut le protégé de deux personnages politiques de premier plan en Égypte dans la première moitié du IIe siècle avant notre ère. Son ouvrage De la Mer Érythrée est inachevé, et aurait été entrepris avant une période d’exil, en 145 ou 132. Voir Burstein 1989, 14-16.
  157. Εἰρήκασιν οὖν περὶ τούτου τοῦ πράγματος […] ἀλληγορικῶς τῶι τρόπωι καὶ ταῖς διαλέκτοις ὡς δοκοῦσι περιττῶς… Agatharch., Rubr. m., 5.21. Toutes les citations d’Agatharcide seront tirées de ce paragraphe.
  158. ἐμβριθέστερον, τὰ συνήθη καὶ τᾶς κυριολογίας ἐν τοῖς δεινοῖς οὐ πεφευγότες…
  159. “Nous avons acquis un nom en abandonnant une cité.ˮ
  160. “J’ai quitté une cité riche en hommes, mais, quand je me suis retourné, je ne l’ai plus vue.ˮ
  161. “puis [Hégésias] tient un propos semblable sur Thèbes : ‘car le lieu qui faisait le plus entendre sa voix, le malheur lui a ôté la voix.̕ ˮ
  162. Sur Hégésias comme source de ce passage, voir aussi Müller 1870, fr.2 ; Jacoby 1962, F6-17 et II, “Kommentarˮ, p. 530 ; Berve 1926, II, 204.
  163. Θηβαῖοι ἐν τῆι μάχηι πρὸς Μακεδόνας ὑπὲρ τοῦς μυρίους ἀνετράπησαν.
  164. οἷα κατὰ πόλεις ἀποθανόντες πεπόνθασιν.
  165. Τῆς μὲν πόλεως κατασκαφείσης οἱ μὲν ἄνδρες παίδων συμφορὰς ὑπομένουσιν, αἱ δὲ γυναῖκες μετήχθησαν εἰς Μακεδονίαν, τὴν πόλιν θάψασαί τινα τρόπον. (“Après la destruction de la cité, les hommes subirent les malheurs de leurs enfants, les femmes furent déportées en Macédoine, après avoir, d’une certaine façon, rendu les honneurs funèbres à leur cité.ˮ)
  166. pro innoxio patriae solo et pro urbe, quae non uiros tantum, uerum et deos genuerit. Just. 11.4.4.
  167. Voir par exemple Eur., H. f., 5 sq. ; Nonn., Dionysiaques, 428-464 ; Paus. 8.11.8 et 11.5.2-11.5.3.
  168. Il est difficile de rendre le jeu de mots induit par le rapprochement entre ἂσπορον et Σπαρτοὺς. Cette tentative s’inspire de celle de J. Auberger (2005, 464).
  169. Just. 12.16.1 et 12.16.4-12.16.6.
  170. Plut., Alex., 3.5-3.9. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  171. Au printemps 356.
  172. Voir les explications de J. R. Hamilton (1969, 7 et 8) reprises par W. Heckel (1997, 295).
  173. Voir Seltman, 200 et pl. 46, nos 11-14 ; Hill, p. 80 sq., interprétations suivies par Hamilton (1969, 9), Flacelière & Chambry (1975, 224).
  174. Eodem oraculo Macedonum rex Philippus admonitus ut a quadrigae uiolentia salutem suam custodiret, toto regno disiungi currus iussit eumque locum, qui in Boeotia Quadriga uocatur, semper uitauit. Nec tamen denuntiatum periculi genus effugit : nam Pausanias in capulo gladii, quo eum occidit, quadrigam habuit caelatam. (“Le même oracle ayant averti Philippe, le roi de Macédoine, d’avoir à se garder de la violence d’un quadrige, pour assurer sa sécurité, dans tout son royaume, il fit dételer les chars et il évita toujours l’endroit qui, en Béotie, s’appelle le Quadrige. Sans échapper pourtant au type de danger qui lui avait été signalé. Car Pausanias se trouva avoir, sur la poignée de l’épée avec laquelle il le tua, l’image ciselée d’un quadrige.ˮ) Val.-Max. 1.8, ext. 9. Trad. R. Combès.
  175. Le présage en question est celui que la Pythie aurait rendu à Alexandre à Delphes, en le disant ἀνίκητον (Plut., Alex., 3.9). Même si cet oracle ne semble pas être authentique, la question pose débat : voir W. W. Tarn (1948, II, 338 sq.) qui y voit une réalité historique, à quoi s’oppose J. R. Hamilton (1969, 34-35) suivi par W. Heckel (1997, 296).
  176. Il suit en cela l’avis de F. Pfister (1964, 39), qui suggère que cette source pourrait être Timagène.
  177. Quod ita contigit ; nam Babylone paucis post diebus Alexander est mortuus. Discedo parumper a somniis, ad quae mox reuertar. Qua nocte templum Ephesiae Dianae deflagrauit, eadem, constat ex Olympiade natum esse Alexandrum, atque, ubi lucere coepisset, clamitasse magos pestem ac perniciem Asiae proxuma nocte natam. (“Cela se réalisa effectivement : Alexandre mourut quelques jours après à Babylone. Je m’éloigne un moment des songes (je vais y revenir tout de suite) : il est établi que la nuit où le temple de Diane à Éphèse brûla, Alexandre naquit d’Olympias et qu’au point du jour les mages dirent à grands cris que cette nuit-là étaient nés un fléau et une ruine pour l’Asie.ˮ) Cic., Diu., 1.47. Trad. G. Freyburger et J. Scheid.
  178. Qua nocte eum mater Olympias concepit, uisa per quietem est cum ingenti serpente uolutari, nec decepta somnio est : nam profecto maius humana mortalitate opus utero tulit. (“La nuit où sa mère Olympias l’a conçu, elle se vit pendant son sommeil enroulée avec un serpent immense, et elle ne fut pas trompée par son rêve car elle porta sans conteste en son ventre une œuvre plus grande que la condition mortelle des hommes.ˮ) Just. 12.16.2.
  179. Just. 11.7.5-11.7.14.
  180. W. Heckel (1997, 123) établit une liste des Prologues et de certains passages de Justin montrant l’intérêt de Trogue Pompée pour les histoires locales et l’étiologie. Il suggère que l’expression causa et origo, fréquente chez Justin, pourrait avoir été utilisée primitivement par Trogue Pompée.
  181. Arr., An., 2.3.2-2.3.6.
  182. Voir par exemple de Frei 1972 ; Roller 1984, 268 sq. L. E. Roller (1984, 256 et 266) relève notamment que les oiseaux, et notamment les faucons, sont associés au culte de Cybèle, de même que l’image de la jeune femme à la porte. Or Cybèle était la divinité principale de la région, et elle aurait été remplacée par Zeus dans les traditions ultérieures, notamment rapportées par les Grecs. Voir aussi Santi Amantini 1981, 244.
  183. Λόγος δὲ περὶ τῆς ἀμάξης ἐκείνης παρὰ τοῖς προσχώροις πολὺς κατεῖχε, Γόρδιον… Arr., An., 2.3.2. Trad. P. Savinel.
  184. Arr., An., 2.3.3-2.3.4.
  185. Nous avons déjà évoqué les cas d’Éphippos et de Nicoboulè dans l’introduction, mais ces auteurs semblent n’avoir pas écrit des histoires sur toute la vie d’Alexandre, seulement sur sa mort.
  186. Agatarch., De la Mer Érythrée, 5.
  187. Rut.-Lup., De figuris sententiarum et elocutionum, 1.11.
  188. Voir par exemple Just. 11.1.8.
  189. On lui doit aussi cette phrase d’Hégésias, ici critiqué pour donner à ses mots un ordre qui n’est pas naturel : ἐξ ἀγαθῆς ἑορτῆς ἀγαθὴν ἄγομεν ἄλλην. (“Après une belle fête, belle nous en faisons une autre.ˮ) DH, Comp., 4.11. Même si l’on ne saurait dire avec certitude de quelle œuvre elle est tirée, dans la mesure où le large extrait qui suit est tiré des Histoires qu’il fit d’Alexandre, on peut penser que c’est aussi le cas de cette citation, qui pourrait dès lors montrer qu’Hégésias insistait sur le goût des banquets et de la boisson d’Alexandre, dans la même ligne qu’un Éphippos.
  190. On trouvera dans l’introduction de ce passage la volonté de Denys de comparer Homère et Hégésias, pour montrer la différence de leurs styles et de leurs effets, afin de mieux dénoncer l’orateur : ὅσην μὲν ἀξίωσιν ἔχει τὸ εὐγενὲς ἐν ῥυθμοῖς, ὅσην δ᾽ αἰσχύνην τὸ ἀγεννές (“la dignité qui émane d’un rythme plein de noblesse, et l’effet honteux que donne un rythme vulgaire.ˮ) DH, Comp., 6.18.22-6.18.26. Trad. J. Auberger.
  191. DH, Comp., 6.18.26. Trad. J. Auberger.
  192. …ὦ βασιλεῦ, τὴν μὲν πόλιν αἱρήσεις, αὐτῷ δέ σοι φυλακτέα ἐστὶν ἐπὶ τῇδε τῇ ἡμέρᾳ. Arr., An., 2.26.4. Trad. P. Savinel. Voir aussi Curt. 4.6.11-4.6.12 ; Plut., Alex., 25.4.
  193. Voir Curt. 4.6.17-4.6.19 et 4.6.23 ; Arr., An., 2.27.2 ; Plut., Alex., 25.5 : καὶ τὸ σημεῖον ἀπέβη κατὰ τὴν Ἀριστάνδρου πρόρρησιν . ἐτρώθη μὲν γὰρ Ἀλέξανδρος εἰς τὸν ὦμον, ἔλαβε δὲ τὴν πόλιν. (“L’interprétation qu’Aristandros donna de ce signe fut vérifié par l’événement, car Alexandre fut blessé à l’épaule, mais il prit la ville.ˮ) Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  194. …denuntiati periculi haud sane memor loricam tamen, quam raro induebat, amicis orantibus sumpsit et ad prima signa peruenit ; …ne oris quidem colore mutato, supprimi sanguinem et uulnus obligari iussit. Diu ante ipsa signa uel dissimulato, uel uicto dolore perstiterat… ; Obsidio certe non tam claritate urbis nobilitata est quam geminato periculo regis. Curt., respectivement 4.6.14 ; 4.6.18-4.6.19 ; 4.6.30. Trad. H. Bardon.
  195. Voir DS 17.48.7. Le siège eut lieu en septembre et octobre 332 (voir Engels 1978, 57-60 : le siège posa “the most difficult logistic problem Alexander had faced so farˮ, notamment pour les questions d’approvisionnement en eau.)
  196. Sur les questions posées par le nom et la fonction du personnage, qu’Arrien seul dit être un eunuque (An., 2.25.4), voir Atkinson 1980, 334-336 ; Tarn 1948, II, 265-269 ; Altheim & Stiehl 1964, 635-638.
  197. Curt. 4.6.15-4.6.16.
  198. …quo ad regem adducto, insolenti gaudio iuuenis elatus, alias uirtutis etiam in hoste mirator. “Non, ut uoluistiˮ, inquit, “morieris, Beti ; sed quidquid in captiuum inueniri potest, passurum esse te cogita.ˮ Ille non interrito modo, sed contumaci quoque uultu intuens regem, nullam ad minas eius reddit uocem. Tum Alexander : “uidetisne obstinatum ad tacendum ? inquit ; num genu posuit ? num supplicem uocem misit ? Vincam tamen silentium, et si nihil aliud, certe gemitu interpellabo.ˮ Iram deinde uertit in rabiem, iam tum peregrinos ritus noua subeunte fortuna : per talos enim spirantis lora traiecta sunt, religatumque ad currum traxere circa urbem equi, gloriante rege Achillem, a quo genus ipse deduceret, imitatum se esse poena in hostem capienda. (…“quand on le lui mena, Alexandre se laissa aller aux excès d’une joie juvénile, lui qui, d’autres fois, avait admiré la valeur même chez l’ennemi : ‘Tu ne mourras pas, dit-il, comme tu l’aurais voulu ; songe que tu subiras tout ce qu’on peut inventer contre un prisonnier.̕ Bétis dirigea vers le roi un regard où il y avait non pas de la crainte, mais de la fierté, et ne répondit pas un mot à ses menaces. Alors Alexandre : ‘Vous le voyez, obstiné à se taire ? dit-il ; a-t-il fléchi le genou ? a-t-il émis une parole de supplication ? mais je vaincrai son silence, et, si je ne puis faire autrement, je le briserai de ses gémissements.̕ Puis sa colère se tourna en rage ; dès ce temps-là, sa fortune nouvelle adoptait des mœurs étrangères. On traversa avec des courroies les talons de Bétis qui respirait encore, on l’attacha à un char, et des chevaux le traînèrent autour de la ville ; le roi, en punissant ainsi un ennemi, se faisait gloire d’avoir imité Achille dont il descendait.ˮ) Curt., 4.6.26-4.6.29. Trad. H. Bardon.
  199. Bardon 1948, 71. I. Yakoubovitch (2015, 45) relève quant à lui, de manière intéressante, que déjà cet épisode, centré sur Alexandre, est développé “dans une perspective moralisante qui met en relief son orientalisationˮ.
  200. Cet épisode, qui présente si négativement Alexandre, ne se trouve en effet ni chez Diodore, ni chez Plutarque, ni chez Arrien qui aurait pu vouloir en contester l’authenticité.
  201. Sur l’utilisation de Trogue Pompée par Quinte-Curce, voir la mise au point et les arguments formulés par J. E. Atkinson (1980, 59-61) et E. Baynham (1998, 30-35).
  202. Pour J. E. Atkinson (1980, 343-344), pour ce qui est de la narration du siège, Quinte-Curce aurait assez considérablement “embelliˮ sa source initiale, à propos de laquelle il ajoute : “there is nothing to prove that Curtius and Arrian did not share a common source.ˮ Pour ce qui est de la mort de Baitis, il suggère que Quinte-Curce suit une autre source qu’Hégésias, suivant l’idée qu’il y aurait eu plusieurs versions de cette histoire (voir aussi Baynham 1998, 157 ; Hammond 2007 (2), 127-128 ; Perrin 1895).
  203. DH, Comp., 6.18.26.
  204. Just. 12.9.6.
ISBN html : 978-2-35613-398-4
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EAN html : 9782356133984
ISBN html : 978-2-35613-398-4
ISBN pdf : 978-2-35613-399-1
ISSN : 2741-1818
Posté le 24/06/2021
48 p.
Code CLIL : 3385 ; 3436
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Comment citer

Horn, Nelson, “Chapitre 2. Comment ternir une image : de l’usage d’autres sources”, in : Horn, Nelson, L’image d’Alexandre le Grand chez Trogue Pompée / Justin. Analyse de la composition historique des Histoires philippiques (livres 11 et 12), Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 9, 2021, 119-166, [en ligne] https://una-editions.fr/ternir-une-image-usage-des-sources/ [consulté le 24 juin 2021].
10.46608/primaluna9.9782356133984.4
Illustration de couverture • Montage à partir de photos d'un buste de d’Alexandre de la fin du IVe siècle (Musée de Pella), d'une épée attribuée à Philippe retrouvée dans la tombe 2 de Vergina et d'une cruche de vin retrouvée dans le tombeau de Philippe II, tous les deux datant de 336 a.C. (Musée des tombes royales d'Aigéai, Ministère de la Culture et du Tourisme grec).
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