Trogue Pompée / Justin invitent eux-mêmes, à la fin du livre 9 consacré à Philippe, après avoir développé son caractère propre (9.8.1-9.8.10), à le comparer à Alexandre (9.8.11-9.8.21). Ils entreprennent de jauger les mérites et les travers de l’un à l’aune des mérites et des travers de l’autre1. Or il s’agit bien, au-delà de la mise en regard de la valeur du père et de celle du fils, de confronter les images de deux rois. Cette comparaison des souverains macédoniens tourne à l’avantage de Philippe, alors même qu’Alexandre le “surpassa par sa vertu et ses vicesˮ (uirtute et uitiis maior). Elle sert en effet, pour reprendre le propos de L. Prandi (2016 (1), 8) à valoriser Philippe ex post, et à stigmatiser Alexandre a priori2. Cela donne d’emblée une vision négative d’Alexandre et comporte une évidente valeur programmatique pour les livres 11 et 12. Si la uirtus au combat d’Alexandre dépassa effectivement celle de Philippe (9.8.12), les uitia du fils sont nombreux, et montrent la manière dont Alexandre a dégénéré de son père Philippe3 au point de salir son titre de roi. Car si Alexandre est devenu un Perse, et les Histoires philippiques le dépeignent bien comme tel, il est aussi devenu un tyran. C’est l’autre caractéristique majeure du portrait qu’en font Trogue Pompée / Justin, en parfait accord avec la tradition romaine de représentation du despote.
Le roi et ses Amis
Ce qui semble principalement opposer Philippe et Alexandre, c’est le rapport qu’ils entretiennent avec leurs amis : “L’un ne voulait pas se comporter en roi avec ses Amis ; l’autre exerçait son autorité royale sur ses Amis.ˮ4 Ainsi Philippe apparaît comme un roi simple, sachant considérer ses Amis comme des égaux et s’appuyer sur eux, selon la coutume macédonienne du compagnonnage5. Alexandre quant à lui se conduit en monarque, au sens fort du terme. Il ne demande jamais conseil à ses proches, et sanctionne même de mort toute opposition à ses idées, comme en témoigne le sort des malheureux Parménion, Clitos et Callisthène. C’est un homme isolé.
À ce titre, le rapprochement établi par I. Yakoubovitch (2015, 278-280) entre les Amis d’Alexandre chez Quinte-Curce et ses Compagnons dans les sources grecques est digne d’intérêt. Il relève que la traduction du terme grec ἑταῖροι par amici permet à Quinte-Curce de renvoyer à la fois à la tradition macédonienne et hellénistique du compagnonnage, et en même temps à l’organisation romaine contemporaine du Consilium principis6. Ainsi selon lui, cela mettrait en lumière le questionnement de l’historien sur “le problème de la collégialité dans l’exercice du pouvoirˮ, le Sénat ayant perdu dans la seconde moitié du premier siècle de notre ère sa prééminence dans le jeu politique, ainsi que sur le “choix des conseillers du prince, qui reflète ses vertus ou au contraire ses vicesˮ.
Lorsque Trogue Pompée, avant Quinte-Curce, fait le choix de traduire έταῖροι par amici, il ne fait sans doute pas référence au Consilium principis, qui n’était pas encore reconnu comme un organe institutionnalisé de la direction de l’empire. Cependant, cela n’empêche pas qu’en montrant Alexandre s’éloignant de ses Amis, au contraire de son père Philippe, Trogue Pompée, suivi par Justin, signale une dérive absolutiste du pouvoir.
Surtout, cette traduction permet de renvoyer à une valeur romaine essentielle, celle de l’amicitia7. Le terme amicus traduit donc en latin le concept historique et particulier d’Ami, à savoir un rang social déterminé dans la société macédonienne, mais il a aussi trait à l’idée d’ami et aux liens d’amitié entre individus. Ainsi dès le début du livre 11, les amici (11.1.5) qui s’inquiètent de la situation dangereuse pour la Macédoine après la mort de Philippe sont bien les Amis, les Compagnons du feu roi. De la même manière, lorsque Trogue Pompée / Justin mentionnent de façon assez vague le choix par Alexandre d’un satrape parmi ses amicorum8, le terme renvoie bien encore à la place sociale. C’est certainement encore cette valeur qu’il a lorsqu’il désigne les officiers devant regagner la Macédoine9.
On peut en revanche douter qu’il ait le même sens lorsque, deux phrases plus tard, il est réemployé par nos auteurs dans l’expression unus ex amicis eius (12.12.11), l’ami dont il est question étant alors Héphestion10, qualifié de regi percarus. Ce statut d’ami intime et très cher est d’ailleurs relevé dans la suite, puisqu’Alexandre à sa mort le “pleura longtemps, faisant fi de la bienséance royaleˮ (quem contra decus regium Alexander diu luxit, 12.12.12), ce qui témoigne du fait qu’il n’était pas question pour le roi de voir en lui un membre de sa cour, ou un Ami, comme les autres. Sa réaction relève ici du sentiment humain, non de la convention sociale.
Le terme amicus a dès lors souvent un sens ambivalent et doit être compris au sens large dans les livres 11 et 12 des Histoires philippiques : dans l’esprit des ses auteurs, les Amis d’Alexandre sont aussi bien souvent ses amis.
De ce point de vue, Trogue Pompée / Justin condamnent Alexandre en raison d’une confusion majeure, celle d’avoir perdu de vue qui étaient ses amis (amici) et qui étaient ses ennemis (hostes). Ce thème absolument capital est annoncé à la fin du livre 9. Dans les portraits comparés de Philippe et d’Alexandre, on découvre leurs attitudes différentes lorsqu’ils sont en état d’ivresse :
Patri mos erat etiam de conuiuio in hostem procurrere, manum conserere, periculis se temere offerre ; Alexander non in hostem, sed in suos saeuiebat.
“Le père avait même l’habitude, au sortir du banquet, de courir sus à l’ennemi, d’en venir aux mains, de s’offrir aux dangers avec témérité ; Alexandre ne s’acharnait pas contre ses ennemis, mais contre les siens.ˮ11
Philippe ainsi ne se trompait pas de combat, et s’en prenait aux ennemis, contrairement à son fils qui attaque les siens. Derrière le terme suos, on reconnaît aisément dans le contexte la figure de l’Ami Clitos, tué en plein banquet en raison de l’état d’ivresse d’Alexandre. Dans ce passage, le terme amicus revient quatre fois, ce qui est un record. La scène se passe en effet entre Amis / amis (amicos, 12.6.1) et Clitos lui-même est après sa mort désigné comme l’Ami / ami (amicum, 12.6.6) du roi. Une formule superlative renforce même le lien entre les deux hommes (fiducia amicitiae regiae, cuius palmam tenebat, 12.6.3).
Alexandre est ainsi un modèle d’amicorum interfector (9.8.16), ce qui est annoncé à la fin du livre 9 et confirmé à la fin du livre 12 (carissimos amicos eius interfectos, 12.14.1). Et le roi, en prenant ses amis pour ses ennemis, devient lui-même un ennemi pour ses amis : il est “un objet de crainte et de haine chez tous ses autres amisˮ (apud ceteros amicos metum et odium sui, 12.6.12), et à sa mort les Macédoniens “se réjouissaient comme de la perte d’un ennemiˮ (ut hostem amissum gaudebant, 13.1.7)12. Le roi n’est donc plus le roi, le roi est un ennemi13, ce que Trogue Pompée / Justin ont marqué par une phrase qui ne laisse pas planer le doute sur cette métamorphose, qui oppose le roi et l’ennemi : Alexander non regio, sed hostili odio saeuire in suos coepit14.
Cette opposition entre roi et ennemi avait déjà été employée par Trogue Pompée / Justin et placée dans la bouche de Darios. Celui-ci déclarait en effet “qu’il a éprouvé à l’égard de sa mère et de ses enfants l’âme royale, et non ennemie d’Alexandre, et qu’il a eu plus de chance dans l’ennemi que dans les parents et les proches qu’il a obtenus de la destiné ˮ15. Alexandre a ainsi inversé les rôles qu’il devait tenir : il n’est plus le roi des Macédoniens mais devient leur ennemi ; il ne se comporte pas en ennemi (hostilem animum) avec les Perses mais en roi (regium). En trahissant sa famille, ses amis et les Macédoniens, il agit exactement de la même manière que Bessos qui, tout en appartenant aux parents et aux proches (cognatos propinquosque16) du roi se révèle être son ennemi (hostem).
Dans la grande confusion qui règne dans les rapports d’amitié et d’hostilité, Bessos est celui qui ressemble le plus à Alexandre. Lui aussi est un amicorum interfector. Lors de sa capture, il est ainsi présenté comme “l’un des amis de Dariosˮ (unus ex amicis Darii, 12.5.10), et Alexandre lui-même s’offense de sa trahison, en considérant que “Darios avait été non tant son ennemi que l’ami de celui par lequel il avait été tuéˮ (hostem suum fuisse Darium quam amicum eius a quo esset occisus). Ces pensées revêtent un tour particulièrement ironique au moment où Alexandre les formule, juste après les meurtres de Parménion et Philotas.
La manière dont Alexandre met à mort les siens devient dès lors également l’une des marques de son orientalisation. Dans le livre 10 consacré à la Perse, les quelques passages repris par Justin, qui a évacué tous les aspects politiques pour ne conserver que ce qui relevait des meurtres et complots familiaux17, montrent Darios, fils d’Artaxerxès, voulant mettre à mort son père qui était “plus en sûreté du côté de ses ennemis que de ses filsˮ (tutior ab hostilibus quam a filiis, 10.1.7), puis son frère Ochos, une fois au pouvoir, qui “remplit le palais royal par le meurtre de ses parents et le massacre des princesˮ (regiam cognatorum caede et strage principum replet, 10.3.1). Trogue Pompée / Justin annoncent enfin le sort de Darios III “tué par ses parentsˮ (a cognatis occisus, 10.3.7).
Alexandre s’inscrit ainsi parfaitement dans la continuité des souverains achéménides dévoyés, qui ne reconnaissaient plus leurs proches, leurs amis, leurs parents, et les noyaient dans un flot de sang, à la différence de Philippe qui, malgré ses défauts, restait proche de ses “amisˮ.
Les Vitia du roi
Cette confusion et cet acharnement contre les siens constituent l’un des “vicesˮ par lesquels Alexandre surpasse son père. Un autre exemple de ces vices est convoqué lors des portraits croisés des rois, que résume une formule lapidaire :
Frugalitati pater, luxuriae filius magis deditus erat.
“Le père était disposé à la sobriété, le fils davantage à l’excès.ˮ18
Il est intéressant de noter que M.-P. Arnaud-Lindet insiste sur le caractère des deux hommes et traduit frugalitati par “modérationˮ, et luxuriae par “démesureˮ, tandis que qu’É. Chambry, s’il conserve bien l’idée d’“intempéranceˮ, lui oppose la notion de “frugalitéˮ. La frugalité, que nous avons traduit par “sobriétéˮ, renvoie aussi bien au caractère d’un homme simple, se satisfaisant de peu, qu’à la petite quantité de biens dont il se satisfait19. Mais il faut dès lors rendre sa plénitude de sens aussi au terme luxuriae, renvoyant à la fois au luxe et à la profusion, qu’à l’intempérance et à la démesure, enfin à la mollitia elle-même20. Tous ces sens ne s’excluent pas les uns les autres, mais ils sont intimement liés dans l’esprit des Romains. En découvrant le luxe perse, Alexandre oublie la frugalitas, la moderatio macédonienne, qui était le propre de son père, au profit d’une vie de mollesse et d’excès21.
Alexandre est le modèle même de l’homme succombant à ce vice, susceptible de toucher tous les grands hommes, dès lors que leur pouvoir met à portée de leur main des “possibilités supérieures de jouissanceˮ22. D’autant que pour les Romains il est intimement lié à la Grèce et plus encore à l’Orient hellénistique, capable par exemple de corrompre toute l’armée de Sylla23.
Le luxe de l’Orient permet ainsi au roi d’assouvir absolument tous ses désirs, ce qui le conduit à l’excès. Dès lors mollitia et luxus se trouvent intimement liés au concept de la libido, que J. R. Dunkle définit comme “a despotic caprice which caracterizes rule according to the desire of one manˮ24. Il élargit son propos en opposant libido et lex, la loi étant vue comme “an objective and impersonal set of standardsˮ. Chez Trogue Pompée / Justin, la libido d’Alexandre ne s’oppose pas ainsi à la lex, mais au mos, qui recouvre exactement la même notion.
L’un des meilleurs exemples de cette libido d’Alexandre est ainsi l’adoption du costume perse. Le fait d’arborer des vêtements féminins, a fortiori lorsqu’ils sont exotiques, deux qualificatifs appropriés pour la longam uestem auratam purpureamque (12.3.9) qu’Alexandre et ses amis revêtent, est en effet révélateur de cette mollitia25, et leur adoption ne relève dans les Histoires philippiques de rien d’autre qu’un caprice d’Alexandre. Le fait d’arborer la couleur rouge, alors que la virilité imposerait de garder la couleur naturelle du tissu, et dans l’absolu le blanc, relève aussi de ce vice26. Enfin il faut noter que la robe rouge et la couronne (ici diadema, 12.3.8) sont caractéristiques du tyran, et ces marques distinctives sont tout à fait familières des Romains27. Ainsi la libido propre aux tyrans d’Alexandre le conduit à porter un vêtement et un bijou révélateurs précisément de sa nature tyrannique.
La libido du roi est également perceptible dans son appétit sexuel. La séquence du début du livre 12, où apparaissent successivement Thalestris (12.3.5), les “harems de favorites royalesˮ (paelicum regiarum greges, 12.3.10) et vraisemblablement Roxane (12.4), ainsi que les amours d’Alexandre avec Barsine (11.10.2) et la “catinˮ (scortum, 12.7.9-12.7.11) Cléophis attestent d’une forme d’hypersexualité propre aux tyrans28. On peut en outre s’interroger sur les raisons qui justifient l’attachement d’Alexandre à Héphestion. Au moment de sa mort, on apprend que ce dernier est très cher à Alexandre en raison de “sa beauté et sa jeunesse d’abord, et de ses complaisances ensuiteˮ (primo formae pueritiaeque, mox obsequiis, 12.12.11). Certes la beauté physique d’Héphestion peut être le reflet de sa beauté morale justifiant l’attachement d’Alexandre : celui-ci est sans doute à ses yeux un parfait kalos kagathos. Toutefois la mention qui lui fait suite de ses “complaisancesˮ, traduisant le terme obsequiis pouvant désigner des complaisances sexuelles29, instaure un doute très sérieux sur la nature exacte de la relation entre les deux hommes, auquel cas Alexandre rejoindrait la liste des molles se laissant aller aux amours homosexuelles telles que Rome en avait connu un certain nombre à la fin de la République, du moins selon les invectives publiques qui nous sont parvenues30, à commencer par Jules César, “le mari de toutes les femmes et la femme de tous les marisˮ31.
La libido et la mollitia, auxquelles succombe Alexandre, font ainsi partie des défauts traditionnels des despotes. J. R. Dunkle, dans son article sur l’image du tyran grec dans l’invective politique romaine à la fin de la République (1967), relève que les vices des tyrans dont sont accablés les opposants politiques sont toujours les mêmes. En plus de la libido, il relève le uis, la superbia et la crudelitas, auxquelles s’ajoute l’impietas32, que manifeste notamment un Verrès dans les discours de Cicéron33.
Or, lorsque Trogue Pompée / Justin choisissent de faire passer Alexandre à Gordion uniquement pour se servir de son oracle et passer pour le futur maître de l’Asie (11.7.4), et qu’ils le montrent usant de violence pour l’accomplir (uiolentius oraculo usus, 11.7.16), il souligne son impietas. De la même manière, lorsqu’Alexandre soudoie, à nouveau dans les seules Histoires philippiques34, les prêtres d’Ammon pour se faire passer pour le fils d’un dieu (subornat antistites, 11.11.6), il fait preuve d’impietas.
De même la superbia, si détestée des Romains qui en gardaient le souvenir dans le nom de leur dernier roi, Tarquin le Superbe35, est quant à elle surtout visible dans cette volonté d’Alexandre d’être considéré comme un dieu. Le terme est d’ailleurs utilisé par Trogue Pompée / Justin à propos de la proskynèse, vu comme “l’usage perse de l’arrogance royaleˮ (Persico superbiae regiae more, 12.7.1) ; au moment de la visite d’Alexandre au sanctuaire d’Ammon, deux défauts liés à la superbia sont mis en avant par Trogue Pompée / Justin : “une arrogance et un orgueil extraordinairesˮ (insolentia mirusque tumor, 11.11.12) qui déparent avec la comitas héritée de la culture grecque et des institutions macédoniennes, dont Philippe avait su faire preuve36. Dans ces deux épisodes, Alexandre apparaît comme un tyran se livrant à un caprice en usant de son pouvoir, ce que souligne l’usage du verbe iubere37, nouvelle marque de sa libido. Concernant la proskynèse, Quinte-Curce (8.5.6) utilise lui aussi le verbe iubere, et les remarques que formule I. Yakoubovitch (2015, 109) sur cet emploi éclairent également le texte des Histoires philippiques : “C’est la victoire de la contrainte et de la coercition sur l’auctoritas […] : nous avons affaire à une perversion de l’imperium, c’est-à-dire une dérive tyrannique évidemment totalement contraire à l’esprit de la libertas.ˮ La superbia d’Alexandre est la transposition latine de l’hybris grecque du tyran38 : son désir d’être adoré le conduit dès lors à abuser de son pouvoir en tentant de contraindre39 les Macédoniens à lui vouer un culte qu’ils refusent.
Quant à la uis et à la crudelitas, que l’on peut lier l’une à l’autre dans le comportement d’Alexandre, elles ne font guère de doute si l’on regarde ne serait-ce que la mort violente de Clitos, de la main même du roi, désignée par deux fois par le terme caede (12.6.4 et 12.6.5). On pourrait ajouter entre autres exemples les exécutions de Parménion et de Philotas40, considérées par Alexandre lui-même comme une “tache de cruautéˮ (saeuitiae macula, 12.5.5), ou celle de ses gouverneurs au retour de l’expédition en Inde, dont le texte de Trogue Pompée / Justin précise qu’elle fut “exercée avec cruautéˮ (crudeliter habita, 12.14.4).
Le cas des gouverneurs est particulièrement éclairant. Tous les historiens d’Alexandre évoquent le sort de ces satrapes qui, en l’absence du roi, et pensant qu’il ne reviendrait pas de son expédition41, se livrèrent à de nombreuses exactions42. Ainsi la mise à mort de ces gouverneurs indélicats est-elle toujours perçue comme une marque de justice, y compris lorsqu’elle s’étend chez Quinte-Curce à six cents de leurs soldats, “qui avaient été les instruments de leur cruautéˮ (qui saeuitiae eorum ministri fuerant, 10.1.8). Arrien justifie également ces sentences par la volonté d’Alexandre de dissuader les autres gouverneurs de se montrer injustes43.
Or, dans le texte des Histoires philippiques, les motifs exacts ne sont pas présentés.
Ibi multae deuictae gentes praefectos suos accusauerunt, quos sine respectu amicitiae Alexander in conspectu legatorum necari iussit.
“Là, de nombreux peuples vaincus mirent en cause leurs gouverneurs qu’Alexandre, sans tenir compte de leurs liens d’amitié, fit mettre à mort sous les yeux de leurs ambassadeurs.ˮ44
En revanche, on voit Alexandre qui ne se fie qu’à la parole des “peuples vaincusˮ (deuictae gentes), autrement dit des barbares, et qui leur donne satisfaction de manière directe, “sous les yeux de leurs ambassadeursˮ (in conspectu legatorum), et sans autre forme de procès. Cette présentation des faits, qui donne bien moins de légitimité aux actions qui plus est cruelles d’Alexandre, mais qui accentue sa crédulité, s’oppose donc à la version des autres historiens et semble aller dans le sens d’une tradition évoquée par Arrien :
Οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ αὐτὸς Ἀλέξανδρος ὀξύτερος λέγεται γενέσθαι ἐν τῷ τότε ἐς τὸ πιστεῦσαί τε τοῖς ἐπικαλουμένοις ὡς πιθανοῖς δὴ ἐν παντὶ οὖσι, καὶ ἐπὶ τὸ τιμωρήσασθαι μεγάλως τοὺς καὶ ἐπὶ μικροῖς ἐξελεγχθέντας, ὅτι καὶ τὰ μεγάλα ἂν ἐδόκουν αὐτῷ τῇ αὐτῇ γνώμῃ ἐξεργάσασθαι.
“Alexandre, pour sa part, était trop enclin à cette époque, dit-on, à croire les accusations, à les considérer comme fondées dans tous les cas, et à châtier avec rigueur des gens convaincus de fautes sans gravité, parce qu’il estimait qu’avec une telle mentalité ils étaient capables de commettre de grands crimes.ˮ45
Par ailleurs, seuls Trogue Pompée / Justin situent ces exécutions, non au retour de la Gédrosie et de la Carmanie, mais à Babylone46 à laquelle renvoie l’adverbe ibi.
Trogue Pompée, utilisant peut-être ici une autre source, semble avoir ainsi profité de cet épisode pour souligner à nouveau l’orientalisation d’Alexandre, qui écoute les barbares davantage que ses propres gouverneurs, ainsi que son mépris de l’amicitia, que manifeste clairement l’expression sine respectu amicitiae47. Cet épisode illustre bien la manière dont Trogue Pompée / Justin développent la crudelitas traditionnelle des tyrans : relevant elle aussi de l’abus d’autorité (iussit), c’est une cruauté qui s’exerce spécifiquement contre les proches du roi comme l’annonçait le début du livre 1248.
Contrairement à son père Philippe, Alexandre est devenu un tyran, et cela parce qu’il est devenu un Perse. Il agit donc non comme un roi macédonien mais comme un despote oriental, lui qui s’est laissé corrompre par tous les vices des barbares : leur mollitia et leur libido, leur superbia et enfin leur crudelitas que l’épisode des Grecs mutilés avait révélée49.
Le règne de la peur
La cruauté d’Alexandre paraît donc sans limite : elle s’exerce contre ses Amis, contre des hommes innocents50, et sur la foi des dénonciations des barbares. Elle suscite dès lors la peur de tous ses proches et de son armée, et apparaît comme un vrai système de gouvernement51 qu’avaient annoncé Trogue Pompée / Justin dès la fin du livre 9, en l’opposant à la manière dont Philippe s’assurait quant à lui le respect :
Amari pater malle, hic metui.
“Son père préférait être aimé, lui être craint.ˮ52
Les mises à mort des gouverneurs ont souvent été interprétées comme les signes d’un pouvoir délétère, s’appuyant sur la suspicion et la peur53. Chez Trogue Pompée / Justin, la culture de l’arbitraire, du mensonge et de la terreur est perceptible bien plus tôt.
Alexandre en effet semble s’illustrer par un autre vice royal, s’opposant à la fides dont un bon gouvernant doit faire preuve, à savoir sa perfidia54. Celle-ci se manifeste notamment dans deux épisodes dont les Histoires philippiques livrent un traitement original : celui de la création du bataillon des Indisciplinés, par les lettres qu’il fait écrire aux soldats pour connaître leurs pensées à son endroit et pouvoir se débarrasser des mécontents, et celui de la mort de Callisthène et de nobles macédoniens, “sous prétexte de complotˮ (sub specie insidiarum, 12.7.2)55. Alexandre use ainsi du mensonge, appuyant son pouvoir sur des apparences trompeuses (specie) et la simulation (simulato maerore, 12.3.1 ; simulat, 12.5.5), et a enfin recours à des pièges pour perdre ses opposants. La torture de Philotas et, chez les seuls Trogue Pompée / Justin, de Parménion56, apparaît également comme un moyen de perdre des innocents en leur extorquant de faux aveux et relève autant de la crudelitas du tyran que de sa perfidia.
Dans cette atmosphère détestable de mensonge et de complot, le règne d’Alexandre se révèle bel et bien être le règne de la peur, et c’est son auctoritas qui s’en trouve dès lors corrompue. Alexandre est en effet constamment associé à la crainte qu’il inspire, de deux manières différentes. Justin, suivant vraisemblablement Trogue Pompée, distingue deux types de crainte en usant de deux mots différents : Alexandre est dès le début l’homme du terror ; il devient en plus l’homme du metus.
Le terror est ainsi le sentiment que le roi des Macédoniens inspire aux autres nations, à partir de la bataille d’Issos, et c’est pour cette raison que celles-ci se rangent derrière lui57. C’est bien ce terror nominis, qui a envahi “le monde entierˮ (uniuersum terrarum orbem, 12.13.2), qui a conduit les cités occidentales à envoyer des délégations à Babylone pour se soumettre au fils de Philippe. C’est ainsi grâce à la terreur qu’il crée qu’Alexandre semble dominer son immense empire58.
Le metus est quant à lui un sentiment de crainte individuel, dont est affecté chaque membre d’un groupe. Dans les Histoires philippiques, le rapport d’Alexandre au metus change du tout au tout. En effet dès le tout début du livre 11, après la mort de Philippe, Alexandre est présenté comme celui qui éloigne la peur, le metus des Macédoniens (metum timentibus demeret, 11.1.8) : il est alors vu comme un remède (medela, 11.1.7), comme un espoir (spem, 11.1.8). Plus tard, Alexandre apparaît de la même manière comme celui qui ôte la peur des femmes de la famille de Darios, dans une expression très proche de la précédente (timentibus mortis metum dempsit, 11.9.15), et qui les invite à l’espoir (sperare, 11.9.16). Ces similitudes révèlent ainsi une grande cohérence dans la construction du personnage.
Au livre 12, suite au basculement d’Alexandre qui devient un tyran d’Orient, il est celui qui suscite le metus : c’est en effet le metus regis (12.11.9) qui pousse ses hommes à ne pas s’opposer à leurs châtiments lors de la mutinerie d’Opis ; Alexandre lui-même avait reconnu être devenu un objet “de peur et de haineˮ (metum et odium, 12.6.12) chez ses propres amis.
De la peur à la haine se dessine ainsi l’image traditionnelle de l’odium regni hérité du règne du dernier des Tarquin, revivifié au IIe siècle et à la fin de la République dont il était un fondement de l’idéologie59.
Toutefois, cet aspect ne semble pas dominer, dans la mesure où le mot odium relatif à Alexandre n’est employé qu’à cette occasion. Il qui revient le plus fréquemment, renvoyant à la haine portée contre lui, est inuidiosus. Le terme est employé par deux fois à propos de l’adoption des coutumes orientales, d’abord pour le costume (12.3.9), puis pour la proskynèse (12.7.1). On le trouve également après la mort de Clitos, alors qu’Alexandre pense à tout ce qu’il “a créé de fables et d’hostilité dans sa propre arméeˮ (in exercitu suo […] fabularum atque inuidiae, 12.6.12). Ainsi le terme renvoie toujours à l’orientalisation d’Alexandre, principal sujet de discorde entre le roi et ses hommes. Le roi n’est donc pas tant touché par l’odium regni des Macédoniens qui ne rejettent pas, comme plus tard les Romains, la monarchie de manière viscérale, puisant cette aversion dans leur histoire et leur culture. Les Macédoniens n’ont pas de haine à l’égard du roi, mais à l’égard de leur roi ; ils ne détestent pas la fonction, ils détestent Alexandre, précisément car il salit cette fonction en se détournant des mœurs qu’il est censé protéger ; les Macédoniens donc n’éprouvent pas tant un odium qu’une inuidia. Celle-ci renvoie étymologiquement au fait de jeter le mauvais œil contre quelqu’un, et s’applique ainsi à une personne déterminée, jalousée pour sa position sociale, pour son pouvoir60.
Pour récapituler, voici ce sur quoi repose le pouvoir d’Alexandre dans le livre 12 : machinations (insidiae), mensonges (simulationes), accusations excessives (accusationes), punitions et cruauté (supplicia, crudelitas), peur (terror / metus) et haine (inuidia). Dès lors, le paragraphe dans lequel Trogue Pompée / Justin développent les raisons ayant poussé Antipater à fomenter un complot contre le roi s’inscrit parfaitement dans le climat de déliquescence des dernières années du règne d’Alexandre :
Auctor insidiarum Antipater fuit, qui cum carissimos amicos eius interfectos uideret, Alexandrum Lyncestarum, generum suum, occisum, se magnis rebus in Graecia gestis non tam gratum apud regem quam inuidiosum esse, a matre quoque eius Olympiade uariis se criminationibus uexatum. Huc accedebant ante paucos dies supplicia in praefectos deuictarum nationum crudeliter habita. Ex quibus rebus se quoque a Macedonia non ad societatem militiae, sed ad poenam uocatum arbitrabatur.
“L’instigateur du traquenard fut Antipater, qui voyait que les Amis les plus chers d’Alexandre avaient été tués, qu’Alexandre des Lyncestes, son gendre, avait été exécuté, que lui-même, après avoir mené de grandes actions en Grèce, n’était pas tant objet de bienveillance que de jalousie aux yeux du roi, qu’il avait également été accablé de diverses accusations calomnieuses par sa mère Olympias. S’y ajoutaient les supplices exercés avec cruauté peu de jours avant contre les gouverneurs des nations vaincues. Et cela l’amenait à penser que lui aussi n’avait pas été appelé de Macédoine pour participer à l’expédition, mais pour être châtié.ˮ61
On retrouve ici tous les ingrédients du pouvoir tyrannique dénoncés par Trogue Pompée et Justin. Si Antipater a voulu la mort d’Alexandre, c’est qu’il était animé par la peur d’un châtiment (poenam), légitime en raison de la mort injuste de nombreux proches du roi (carissimis amicos interfectos ; Alexandrum Lyncestarum occisum), notamment sous la forme de punitions (supplicia) cruelles (crudeliter), et en raison d’un climat de délation et de mensonge (criminationibus) et de haine (inuidiosum).
Alexandre a donc dans la version des Histoires philippiques récolté ce qu’il avait semé : lui qui avait élaboré des coups-fourrés pour se débarrasser de ses opposants fut la victime d’une machination (insidiarum). C’est parce qu’Alexandre avait usé du mensonge qu’Antipater crut qu’il lui mentait en le faisant venir auprès de lui sous un faux prétexte ; c’est parce qu’il croyait être l’objet d’un complot de son roi qu’il en fomenta un contre lui ; c’est parce qu’Alexandre avait mené tant de ses proches à la mort qu’un de ses proches le conduisit à la sienne. La portée moralisatrice du livre devient ainsi évidente, et la sentence qu’avait inspirée l’épisode de Zopyrion, qui avait payé de sa vie le fait de s’en être pris à des innocents, convient parfaitement pour justifier ce qu’il advient d’Alexandre62.
Cette version de la mort d’Alexandre est donc lourde de sens et s’inscrit parfaitement dans la perspective politique et morale de Trogue Pompée, dénonçant les dérives tyranniques d’Alexandre devenu despote oriental et s’attaquant aux siens. Il n’est donc pas certain que cette théorie du complot, présentée comme une simple rumeur par les autres historiens, le fut aussi dans le texte de l’historien gaulois, et qu’il faille considérer que c’est Justin qui présente comme un fait une tradition à laquelle Trogue Pompée ne devait pas accorder de crédit63.
En plus des raisons qui auraient poussé Antipater à passer à l’acte, Trogue Pompée / Justin livrent le détail de l’assassinat du roi :
Igitur ad occupandum regem Cassandrum filium dato ueneno subornat, qui cum fratribus Philippo et Iolla ministrare regi solebat. Cuius ueneni tanta uis fuit, ut non aere, non ferro, non testa contineretur, nec aliter ferri nisi in ungula equi potuerit. Praemonito filio, ne alii quam Thessalo et fratribus crederet, hac igitur causa apud Thessalum paratum repetitumque conuiuium est. Philippus et Iollas, praegustare ac temperare potum regis soliti, in aqua frigida uenenum habuerunt, quam praegustatae iam potioni supermiserunt.
“Pour devancer le roi, il [Antipater] suborne donc son fils Cassandre après lui avoir confié le poison : il avait coutume de servir le roi à table avec ses frères Philippe et Iollas. Or la puissance de ce poison était si grande qu’il ne se conservait ni dans le bronze, ni dans le fer, ni dans l’argile, et qu’on ne pût le transporter dans un autre réceptacle qu’un sabot de cheval. Comme son fils avait été averti de n’avoir confiance en personne d’autre que le Thessalien et ses frères, c’est donc pour cette raison qu’on prépara et qu’on reprit le banquet chez le Thessalien. Philippe et Iollas, qui avaient coutume de goûter les premiers et de préparer le vin du roi, versèrent le poison dans l’eau froide qu’ils venaient de goûter.ˮ64
Ces données se retrouvent globalement dans l’Épitomé de Metz, le Roman d’Alexandre et chez Arrien qui cite des éléments très proches des Histoires philippiques et les conteste65, ce qui est la preuve d’une tradition vivace. On les lit également chez Diodore, qui évoque lui aussi le conflit entre Antipater et Olympias et les calomnies de cette dernière (118.1), le souvenir des morts des proches d’Alexandre, et sont cités alors Parménion et Philotas (118.1), le poison donné à boire à Alexandre par le biais de son échanson (118.1), ainsi que la frilosité des historiens à transmettre cette version des faits en raison de la puissance des conjurés (118.2). On retrouve ainsi chez cet auteur la même explication que celle que donnent Trogue Pompée / Justin au caractère non officiel de la cause de la mort d’Alexandre66. En outre, dans la mesure où Diodore et eux sont également très proches dans leur narration de la mort d’Alexandre remontant au banquet chez Médios, et que cette version est vraisemblablement héritée de Clitarque67, il peut être assez légitime de penser que Trogue Pompée et Diodore suivent tous les deux Clitarque dans l’ensemble des deux passages, et que l’historien alexandrin avait lui-même fait écho de cette version des faits, introduite peut-être par une phrase proche de celle de Diodore annonçant un changement de source68.
La source ici utilisée indirectement par Trogue Pompée est vraisemblablement un pamphlet portant sur les derniers jours et un prétendu testament d’Alexandre le Grand. La remarquable étude de W. Heckel à son sujet tire quelques conclusions qu’il convient ici de reprendre rapidement : ce pamphlet aurait été écrit entre l’été 317 et l’hiver 316, au plus tard le printemps 31569 (dates qui n’excluent pas que Clitarque en ait eu connaissance70). Son auteur pourrait être un dénommé Holkias qui avait pris le parti de Polypercon lors des guerres entre diadoques, et qui voulait ainsi dénigrer ses opposants71 en leur attribuant la responsabilité de la mort d’Alexandre72.
Ainsi, ce sont presque tous les proches du roi qui auraient conspiré pour lui donner la mort. Si le texte de Trogue Pompée / Justin ne les fait pas tous apparaître, on relève qu’en plus d’Antipater et de ses fils, Cassandre et Iollas, Médios semble aussi impliqué dans le forfait73, désigné comme le “Thessalienˮ (Thessalo) ayant la confiance d’Antipater.
Ce sont ainsi les Macédoniens qui chez Trogue Pompée / Justin mirent à mort leur roi, victime du climat de terreur qu’il avait lui-même imposé, ce qui apparaît comme le sort attendu d’un roi ayant trahi les siens. Le choix fait vraisemblablement par l’historien voconce d’assumer cette tradition montre de la sorte une grande cohérence dans la composition et la perspective de cette partie significative des Histoires philippiques.
Les passions d’Alexandre
Si l’orientalisation d’Alexandre constitue certainement la cause majeure de son attitude tyrannique, qui mena à sa mort, elle n’est cependant pas seule responsable. Alexandre en effet est sujet à des passions funestes qui lui sont propres, et dont il apparaît même comme un parangon.
En cela aussi il s’écarte de son père Philippe.
Prudentior ille concilio, hic animo magnificentior. Iram pater dissimulare, plerumque etiam uincere ; hic ubi exarsisset, nec dilatio ultionis nec modus erat.
“L’un était plus prudent dans son dessein, l’autre plus splendide dans son désir. Le père dissimulait sa colère, le plus souvent même la dominait ; quand celui-ci s’était enflammé, il n’y avait pas de retard ni de mesure à sa vengeance.ˮ74
On voit ici se dessiner les figures antithétiques d’un roi, Philippe, qui se montre raisonnable (concilio), mesuré (prudentior) et capable de dominer (uincere) ses passions, et d’un autre, Alexandre, tombant dans la démesure (magnificentior, nec modus) en raison de son désir (animo s’opposant à consilio nous semble relever du désir et de la volonté non raisonnés75) et de sa colère (iram, exarsisset, ultionis).
Cette image d’Alexandre victime de ses passions, où se perçoit l’empreinte du stoïcisme, se retrouve dans une abondante tradition à la fois rhétorique et philosophique76, pour laquelle le Conquérant constituait un exemplum de premier ordre77. Trogue Pompée, et a fortiori Justin qui à tout le moins fréquentait les écoles de rhétorique, ne devaient pas être insensibles à ces aspects.
Un exemple illustre bien le lien entre rhétorique et philosophie, tout en montrant l’attention que portaient nos auteurs à ces domaines. La quatrième suasoire dont traite Sénèque le Père s’intitule : Deliberat Alexander Magnus, an Babylona intret, cum denuntiatum esset illi responso auguris periculum78. Ce sujet traditionnel que l’on retrouve cité ailleurs que chez le père du philosophe79, invite le déclamateur à reprendre notamment les arguments formulés par le philosophe Anaxarque qui convainquirent Alexandre de ne pas écouter les mages chaldéens, l’avertissant d’un danger mortel à Babylone, et à entrer dans la cité où il devait trouver la mort80. Sénèque rapporte ainsi un extrait de la déclamation d’Arellius Fuscus se mettant à la place du philosophe et ne développant selon son propos “rien d’autre que les questions relatives à la connaissance de l’avenirˮ81, et dépassant donc le cadre purement rhétorique. Or, dans le texte des Histoires philippiques, de la même manière, sont brièvement exposés des arguments prêtés à Anaxarque qui, comme le note L. Santi Amantini (1981, 280), ne manquent pas d’habileté philosophique :
Ibi ab Anaxarcho philosopho conpulsus est rursus magorum praedicta contemnere ut falsa et incerta et, si fatis constent, ignota mortalibus, ac si naturae debeantur, inmutabilia.
“Là, il fut pressé par le philosophe Anaxarque de mépriser au contraire les prédictions des mages, en les tenant pour trompeuses, incertaines, inconnues des mortels si elles s’accordaient avec les destins, et immuables si elles étaient le fruit de la nature.ˮ82
La première suasoire à laquelle s’intéresse Sénèque le Père s’avère également particulièrement éclairante. Elle traite d’un sujet fréquent dans les écoles de rhétorique83 comme en atteste le grand nombre des orateurs cités, au nombre de dix-huit84 ! Ces derniers étaient actifs à la fin du Ier siècle avant notre ère et au cours du suivant, et les extraits de leurs discours donnent ainsi une bonne idée de l’image d’Alexandre dans les écoles de rhétorique à cette époque, précisément celle de la rédaction des Histoires philippiques par Trogue Pompée. Cette image reflétait la manière dont était perçu le Macédonien à Rome, et en même temps la propageait auprès de la jeunesse cultivée.
Le sujet de cette suasoire a disparu, ainsi que le début du texte de Sénèque le Père, mais il apparaît ailleurs dans le corpus des sujets établi par R. Kohl (De scholasticarum declamationum argumentis ex historia petitis, 1915) et repris par L. Pernot : Deliberat Alexander, an Oceanum nauiget85. Le déclamateur devait alors se mettre à la place d’un représentant des Macédoniens souhaitant obtenir du roi un retour au pays plutôt qu’une poursuite des conquêtes, rôle tenu par Coinos chez Quinte-Curce et Arrien86. Ainsi il est dans la position délicate d’un homme parlant à son roi pour obtenir le changement de sa décision, ce qui constitue aux yeux de Sénèque le Père l’intérêt de l’exercice, d’autant plus qu’il s’agissait d’Alexandre dont il fait une présentation peu amène, en le montrant comme un homme gonflé d’orgueil :
Et inter reges ipsos esse discrimen : quosdam minus, alios magis osos ueritatem ; facile Alexandrum ex iis esse quos superbissimos et supra mortalis animi modum inflatos accepimus. Denique, ut alia dimittantur argumenta, ipsa suasoria insolentiam eius coarguit ; orbis illum suus non capit.
“Et entre les rois eux-mêmes, il y avait des différences : certains supportaient plus ou moins la vérité ; Alexandre était de ceux que la tradition nous a représentés comme les plus orgueilleux et d’une infatuation qui passe la mesure d’un esprit mortel. Enfin – pour laisser de côté les autres arguments -, la suasoire par elle-même démontre l’outrecuidance d’Alexandre.ˮ87
Ainsi c’est la prise en compte de la démesure d’Alexandre elle-même, qui apparaît comme un trait traditionnel de son caractère dans les écoles de rhétorique, qui constitue la difficulté de ce sujet de déclamation. D’où, dans les nombreuses sententiae extraites par le passionné de rhétorique, de nombreux appels à la mesure, tels ceux formulés par Albucius Silus :
Modum tu magnitudini facere debes, quoniam Fortuna non facit.
Magni pectoris est inter secunda moderatio.
“Tu dois imposer une mesure à la grandeur, puisque la Fortune ne le fait pas.
Il appartient à un grand cœur de garder la mesure au milieu des succès.ˮ88
Sans doute peut-on voir chez Trogue Pompée / Justin une réminiscence de ce genre d’argument dans les paroles des soldats adressées à Alexandre sur les bords de l’Hyphase : “que, s’il n’épargne pas ses soldats, il épargne du moins sa propre personne de peur de fatiguer sa fortune en lui en demandant tropˮ89.
Alexandre doit ainsi selon ses hommes garder une certaine mesure dans ses conquêtes, pour ne pas aller trop (magis) loin. Mais ce dernier n’en connaît aucune dans son désir de domination : il va à Gordion pour que l’oracle le présente comme le maître de l’Asie (Asia, 11.7.4) ; l’oracle d’Ammon lui annonce sa domination sur le monde entier (terrarum, 11.11.10) ; lui-même se prétend ensuite le soleil de l’univers (mundum, 11.12.15). Cette gradation montre la manière dont le désir de conquête d’Alexandre ne peut être satisfait, puisqu’il veut toujours plus90. Cette insatisfaction permanente se lit également dans la litanie des peuples conquis par le fils de Philippe, d’autant que leurs soumissions, dans le texte de Justin lapidaire à ce sujet, ne sont pas véritablement motivées91.
De ce point de vue, Alexandre est chez Trogue Pompée / Justin assez proche du uastator gentium décrit par Sénèque (le philosophe), à l’opposé du pacator qu’avait été le conquérant Hercule avant lui92, ce que marquent des formules telles que inde Adrestas, Catheanos, Praesidas, Gangaridas, caesis eorum exercitibus, expugnat (“à partir de là, il soumit les Adrestes, les Catènes, les Présides et les Gangarides, après avoir massacré leurs arméesˮ, 12.8.9) et particulièrement nullam gentem adiit quam non calcauerit (“il n’aborda aucun peuple qu’il ne foulât au piedˮ, 12.16.11), conclusion sur la vie d’Alexandre.
Ce thème d’un Alexandre porteur de destruction et de désolation est fréquent chez Sénèque93, et est parfois associé au thème de la poursuite de la conquête sur l’Océan94, conformément au cas d’école développé par son père, ou à l’image d’un roi brigand (a pueritia latro92), que l’on rencontre également chez Cicéron95. S’il ne faut pas exagérer dans les Histoires philippiques cette image d’un Alexandre brigand et dévastateur, il ne faut sans doute pas considérer comme nulle l’influence de cette tradition qui fut apparemment vivante sur le texte de Trogue Pompée. Surtout, il est intéressant de relever que cette tradition soutient l’idée qu’Alexandre est un être en proie au désir, dans le plein sens stoïcien du terme.
Dans la philosophie stoïcienne, toute action relève de l’impulsion, elle-même dépendante d’un assentiment de l’individu96, usant pour le donner de sa raison. Mais il arrive que l’individu soit soumis à une impulsion excessive, c’est-à-dire une passion, qui l’écarte de la droite raison97. Il existe selon les stoïciens quatre grandes passions, elles-mêmes revêtant diverses nuances : le désir, la peur, le plaisir, le chagrin98.
Chez Cicéron95 ainsi, Alexandre est comme le pirate, “pousséˮ (inpulsus) à la conquête non de la mer, mais de la terre entière (orbem terrae). Il apparaît face à Diogène, alors que le philosophe latin développe l’anecdote célèbre de leur rencontre, comme un homme insatiable, impossible à contenter99. Sénèque insiste lui aussi sur son éternelle insatisfaction100, ce qui est le propre du désir qui fait de l’individu qui en souffre un “cyclothymique perpétuellement insatisfaitˮ101, comme nous avons vu l’Alexandre de Trogue Pompée / Justin.
Sénèque associe cette insatisfaction fondamentale, l’ambition toujours réanimée d’Alexandre, à son désir de dépasser Liber et Hercule, selon une association devenue dans la rhétorique tout à fait traditionnelle102 :
Quid interest, quot eripuerit regna, quot dederit, quantum terrarum tributo premat? tantum illi deest, quantum cupit.
Nec hoc Alexandri tantum uitium fuit, quem per Liberi Herculisque uestigia felix temeritas egit, sed omnium quos fortuna irritauit implendo.
“Qu’importe le nombre des couronnes qu’il a volées, le nombre de celles qu’il a données, l’étendue des terres qu’il écrase de son tribut ? Il lui manque tout ce qu’il convoite.
Et ce ne fut pas le mal du seul Alexandre, qui suivait les traces de Liber et d’Hercule, poussé par une heureuse témérité ; mais celui de tous les hommes dont la Fortune n’a fait qu’exaspérer la faim en les comblant.ˮ103
De même chez Trogue Pompée / Justin, lorsqu’il arrive à Nysa qu’avait fondée Liber, Alexandre est “heureux d’avoir suivi non seulement l’expédition du dieu, mais aussi ses tracesˮ (laetus non militiam tantum, uerum et uestigia se dei secutum, 12.7.6). Et un peu plus loin, de manière plus nette encore, avant la prise de l’Aornos dont Hercule n’avait réussi à s’emparer en raison d’un tremblement de terre, Alexandre est “pris du désir de surpasser les exploits d’Herculeˮ (captus cupidine Herculis acta superare, 12.7.13). Cette expression montre bien comment le roi n’est pas maître de son action, puisque la forme passive captus souligne qu’il est le jouet d’une passion, le désir (cupidine), qui le pousse à une démesure (superare). Celle-ci se concrétisera par la prise du rocher, certes, mais au prix d’“un travail et d’un danger extrêmesˮ (summo labore ac periculo).
Les conquêtes continuelles d’Alexandre ne relèvent pas ainsi d’un désir de possession, mais du désir d’être toujours meilleur, meilleur que tous les hommes sur lesquels il affirme une domination sans partage, et meilleur que les dieux eux-mêmes dont il prétend partager la nature104. C’est ainsi que toute l’hybris liée à son adoration prend une nouvelle dimension, comme révélatrice de la passion qui anime Alexandre.
Si la libido est la passion dominante d’Alexandre, c’est l’une de ses espèces105 qui est la plus visible dans l’œuvre de Trogue Pompée / Justin : la colère (ira).
Celle-ci se manifeste en premier lieu lors de la destruction de Thèbes, qui est considérée dans la tradition rhétorique comme une action indigne d’Alexandre106. Dans les Histoires philippiques (11.4.7), la faute n’en revient pas aux cités ennemies de Thèbes, mais à la colère (ira) du roi macédonien plus puissante (potentior) que les prières de Cléadas. Alexandre se laisse donc commander par sa passion, qui entraîne le châtiment si dur de la cité (itaque urbs diruitur), conformément à la définition de la colère que donne Cicéron : “la colère est le désir de punir la personne qui paraît nous avoir blessés par une offenseˮ107. Cette passion domine tant Alexandre qu’elle est ranimée aussitôt après par l’accueil fait par les Athéniens aux exilés thébains, contre son interdiction108.
La destruction de Tyr trouve exactement la même origine, puisque c’est à la suite d’une offense qui lui semble faite (l’invitation à prier Héraclès dans un temple hors les murs de la cité), qu’Alexandre “s’échauffa au point de menacer la ville de destructionˮ (ita exarsit ut urbi excidium minaretur, 11.10.11), ce qui paraît un châtiment extrêmement disproportionné et témoigne de l’humeur du roi.
Le livre 12 offre à son tour d’autres exemples de cette colère royale. À commencer par les exécutions de Parménion et Philotas, provenant de l’indignation (indignabatur, 12.5.1) d’Alexandre supportant mal les remises en cause de son orientalisation : aussi agit-il avec “haineˮ (odio), définie par Cicéron comme une “colère invétéréeˮ109.
Mais c’est le meurtre de Clitos qui en est le plus éclatant témoignage. À nouveau, la colère est suscitée par une offense :
Clitos […] adeo regem offendit, ut telo a satellite rapto eundem in conuiuio trucidauerit.
“Clitos […] offensa le roi au point que celui-ci arracha un javelot à l’un de ses gardes du corps et le tua en plein festin.ˮ110
Cette offense entraîne une réaction immédiate du roi, dont témoignent l’ablatif absolu et le système consécutif. Ce transport est clairement souligné dans le texte de Trogue Pompée / Justin : Alexandre est ensuite dit caede exultans. L’impulsion de son action est donc bien sa passion, qui remplit111 et fourvoie son âme, qui en est dite par la suite “rassasiéeˮ (satiatus caede animus, 12.6.5). Cette passion est identifiée à sa colère, ce qui est à plusieurs reprises souligné (irae, 12.6.5 ; iracunde, 12.6.6 ; iram, 12.6.7).
Ce schéma suit parfaitement celui du concept stoïcien des passions, jusqu’à présenter, de manière fine, la passion d’Alexandre comme une folie. De fait les stoïciens “n’admettent aucun moyen terme entre la raison et la folie, et identifient la nécessaire inflation des passions dans l’âme à la folieˮ112. Ainsi, après qu’Alexandre a tué Clitos, il se comporte comme un fou en adressant des reproches au mort (mortuo obiectabat, 12.6.4). Puis, la passion laisse place à la réflexion (in irae locum successit aestimatio, 12.6.5), ce qui montre que les deux sont inconciliables. Cet examen raisonnable (considerans, 12.6.5) arrive à des conclusions contraires de celles dictées par la colère : alors qu’il reprochait à Clitos “sa défense de Philippe et son éloge de l’esprit militaire de son pèreˮ (patrocinium Philippi laudemque paternae militiae, 12.6.4), il regrette alors “d’avoir accueilli les louanges à son père avec une colère qu’il n’aurait pas dû tant éprouver même contre des injuresˮ (paternas laudes tam iracunde accepisse se quam nec conuicia debuisset, 12.6.6).
Toutefois, le caractère passionné d’Alexandre113 l’empêche de rester raisonnable longtemps, et il est gagné par une nouvelle passion, la peine (paenitentiam, 12.6.7), qui le conduit à l’aveu de sa propre folie (confiteri dementiam, 12.6.8) se traduisant à nouveau par des paroles adressées au mort, dont le texte précise cruellement “comme s’il l’entendait ˮ (quasi audienti, 12.6.8) et par la volonté de se donner la mort avec le javelot dont il avait transpercé Clitos, à propos de laquelle les auteurs indiquent qu’“il serait passé à l’acte si ses amis n’étaient intervenus ˮ (peregisset […] facinus, nisi amici interuenissent, 12.6.8).
Ce passage est ainsi la meilleure illustration de l’image stoïcienne d’Alexandre114, vu comme le jouet de passions incontrôlables, le poussant à agir sans réflexion, sous l’emprise d’une véritable folie, et de manière par définition excessive115. Cet excès démentiel est mis en avant par une expression lourde de sens pour un Romain :
Eodem igitur furore in paenitentiam quo pridem in iram uersus mori uoluit.
“Se plongeant donc dans le regret avec la même fureur qu’auparavant dans la colère, il voulut mourir.ˮ116
Le furor est un concept romain que Cicéron assimile à la μελαγχολία grecque117, et qu’il définit comme l’état d’un esprit (mens) qui “est dérangé par une colère passablement grave, ou une terreur, ou une douleurˮ118. Ainsi Alexandre est touché à l’extrême par les passions d’abord de la colère, puis de la douleur, qui le conduisent à une véritable aliénation. Le furor, comme on le retrouvera dans les tragédies de Sénèque119, c’est la passion devenue si forte qu’elle permet le passage à l’acte, le crime monstrueux et impie, le nefas. Ici le nefas est le meurtre de Clitos, présenté comme le plus proche Ami, voire comme un double de Philippe120.
La construction d’Alexandre comme un tyran se fait donc aussi par le biais d’une perspective rhétorique et philosophique, qui le présentait comme un homme passionné, au sens stoïcien du terme, s’abandonnant à la démesure et de son orgueil et de sa colère. À ce titre, Trogue Pompée et Justin se conformaient à une tradition extrêmement riche, entretenue aussi bien dans les exercices rhétoriques que dans les réflexions philosophiques.
Pour se rendre compte de la valeur d’exemplum qu’avait acquise la figure d’Alexandre, il est intéressant de se référer au De Ira de Sénèque. Bien qu’il soit un peu postérieur à la rédaction des Histoires philippiques, il puise une partie de son inspiration dans des sources qui lui sont peu ou prou contemporaines121. Dans ce traité, Alexandre est l’un des exemples les plus utilisés par le philosophe stoïcien, à pas moins de quatre reprises122, sans doute “parce que personne ne fut plus enclin à la colèreˮ (2.23.3). L’autre exemple le plus utilisé est Caligula123, qui partage avec le roi macédonien le même penchant pour la démesure, la colère et la cruauté. Alexandre et Caligula semblent ainsi être les deux exemples de tyran, l’un grec, l’autre romain, qui viennent le plus naturellement à l’esprit de Sénèque pour évoquer ces passions. Comment ne pas voir en outre l’ombre d’Alexandre dans l’épisode rapporté par Sénèque (Ben., 2.12) illustrant la démesure de Caligula, où l’empereur donne son pied à baiser à Pompeius Poenus, personnage consulaire, rappelant à ce point la proskynèse que Sénèque ajoute que cet homme était “destiné dès la naissance à changer les mœurs d’un État libre en une servitude digne de la Perseˮ (natus in hoc, ut mores liberae ciuitatis persica seruitute mutaret) !
Les deux tyrans partagent en outre une autre caractéristique, celle de la dégénérescence. Chez Trogue Pompée / Justin la conclusion du livre 9 faisant les portraits comparés de Philippe et d’Alexandre annonçait cette dégénérescence, qui apparaît clairement au livre 12 (degenerasse, 12.4.1). Trogue Pompée a pu développer là un thème de la tradition, que Sénèque utilise lui aussi : la colère d’Alexandre est un uitium dont il n’a pas hérité124. De même, dans le De Beneficiis (4.31.2), Caligula, “l’homme le plus avide du sang humainˮ (hominem humani sanguinis auidissimum), contraste avec la vertu de ses parents, de Germanicus, de son aïeul et de son bisaïeul. Comme le relève F.-R. Chaumartin (1985, 164), “le philosophe a rassemblé [en Caligula] tous les traits qui sont devenus les caractères du mauvais empereurˮ ; on ajouterait qu’il les reprenait en partie de la tradition liée à Alexandre, dont l’œuvre de Trogue Pompée fournissait une bonne illustration.
Conclusion
Tout, dans la composition des livres 11 et 12 des Histoires philippiques, aussi bien à l’échelle de simples épisodes, que par des jeux d’échos et de gradation à une échelle plus grande, et que par la construction extrêmement travaillée entre les livres eux-mêmes autour d’un point de bascule, tout témoigne d’un travail extrêmement minutieux de Trogue Pompée, suivi par Justin, dans le but de noircir la figure d’Alexandre. Plus que cela : il s’agit de montrer une corruption, un dévoiement, une dégénérescence. C’est un processus qui est à l’œuvre, et dont la mécanique funeste altère l’image héritée de Clitarque d’un roi parfait, tel qu’il peut cependant apparaître en de nombreux endroits, en particulier au livre 11.
Le nouveau portrait qui se dessine porte deux teintes majeures. Alexandre devient en premier lieu un Perse, oubliant sa patrie et les siens, adoptant la culture du peuple qu’il a vaincu. Comment le mépris dont Alexandre fait preuve pour son pays, ses ancêtres, ses mœurs, ne devait-il pas horrifier tout Romain, dont l’un des premiers soucis était précisément le respect du mos maiorum ?
Alexandre devient également un tyran, dont l’image réveillait le souvenir des rois si haïs au temps de la République. Il cumule ainsi toutes les tares du despote oriental, si familière à l’imaginaire romain : mollitia, perfidia, crudelitas, ira ; son système de gouvernance souille la fides et l’auctoritas au profit du metus et de l’inuidia. La mort par trahison des siens devient dès lors la seule fin possible pour ce roi, qui ne pouvait plus que s’abandonner à ses débauches et à ses passions funestes.
Ce personnage d’histoire, si familier aux exercices de rhétorique, porteur de tant de sens en tant qu’exemplum philosophique, est ainsi signifiant aux lecteurs romains de Trogue Pompée. C’est à leur destination qu’il le présentait tel que nous l’avons vu, en dotant toujours ce roi étranger de mérites ou de vices qui fussent éclairants, pertinents pour ses contemporains, et dont Justin a su conserver les éclats aussi bien dans l’éloge que dans le blâme. Il convient dès lors de s’interroger sur la valeur symbolique qu’Alexandre pouvait revêtir aux yeux des lecteurs des Histoires philippiques : le portrait du tyran oriental que devient, au prix d’un tel travail, Alexandre, la corruption même dont il est la victime, ne peuvent en effet manquer d’avoir une résonance politique dans le contexte troublé du tournant de notre ère.
Notes
- A. Borgna (2018, 177-179) estime que ces portraits comparés sont l’œuvre de Justin. Nous partageons quant à nous (Horn 2019, 179-180) la position contraire de L. Santi Amantini (1981, 230), qui note que le contraste des portraits suit la technique de Salluste, et doit être proche du texte original de Trogue Pompée. Sur le rôle de ces portraits comparés et sur l’image de Philippe, “favorevoleˮ au livre 7, “meno favorevoleˮ au livre 8 et “sostanzialmente faveroleˮ au livre 9 des Histoires philippiques, voir Landucci 1994, 235-241.
- Sur la comparaison volontaire de Philippe et d’Alexandre servant à la valorisation de Philippe, tant chez Diodore que chez Trogue Pompée / Justin, voir aussi Worthington 2010.
- a Philippo illum patre tantum degenerasse, 12.4.1. Sur cette dégénérescence, voir Briant 2003, 258.
- Regnare ille cum amicis nolebat, hic in amicos regna exercebat, Just. 9.8.17.
- Comme l’écrit O. Battistini (2004, 731), “les hétaires, par le rang et le sang, hommes libres par excellence, sont presque les égaux du roi des Macédoniensˮ.
- Sur cette réunion, d’abord informelle, autour du princeps, d’amis et de parents d’Auguste, ainsi que de sénateurs, et sur son affirmation au premier siècle au point qu’elle devint un “organe régulier du gouvernementˮ sous les empereurs suivants, voir Yakoubovitch (2015, 279-280) ; Syme 1956 ; 19624, 406-418.
- L’amicitia renvoie aussi bien à un lien social et politique, une alliance qui serait plus ou moins dépourvue d’affect, qu’à un attachement intime et sincère, que l’on retrouve dans notre société moderne. Si les deux aspects peuvent être liés, et si certaines périodes, telles la fin de la République, ont pu renforcer le poids du premier, il ne faut jamais perdre de vue le deuxième aspect, auquel les Romains étaient particulièrement sensibles. Citons par exemple Cicéron : ipsi autem intellegamus natura gigni sensum diligendi et beneuolentiae caritatem facta significatione probitatis. […] Sic et utilitates ex amicitia maximae capientur et erit eius ortus a natura quam ab imbecillitate grauior et uerior. Nam si utilitas amicitias conglutinaret, eadem commutata dissolueret ; sed quia natura mutari non potest, idcirco uerae amicitiae sempiternae sunt. (“Quant à nous-mêmes, comprenons que c’est la nature qui produit le sentiment d’affection, la bienveillance aimante, quand on a reconnu dans quelqu’un la vertu. […] Ainsi l’on retirera de l’amitié de très grands avantages et son origine, rapportée à la nature, non à la faiblesse, sera plus sérieuse et plus vraie. Car si c’est l’intérêt qui cimente les amitiés, il les détruirait quand il vient à changer. Mais, comme la nature ne peut changer, les véritables amitiés sont éternelles.ˮ) Cic., Lae., 32. Trad. L. Laurand. Sur l’amicitia, voir aussi Prost 2009 ; Konstan 1997.
- relicto ex numero amicorum litoralibus Indis praefecto, Just. 12.10.6.
- sed et ex amicis dimissi senes Polypercon, Clitos, Gorgias, Polydamas, Antigenes, Just. 12.12.8.
- Sur cet ami très proche d’Alexandre qui, du même âge que lui, partagea son éducation et gravit les échelons, devenant hipparque à la suite de l’affaire Philotas, puis chiliarque, c’est-à-dire vice-roi dans l’organisation du pouvoir perse, voir Plut., Alex., 47.9-47.11 ; Berve 1926, II, 169-175 ; Goukowsky in Battistini et Charvet 2004, 727-728 ; Heckel 1992, 65-90.
- Just. 9.8.15.
- Ainsi le terme amici peut revêtir une étrange coloration. Lorsque, selon la théorie que ce fut un complot qui mena à la mort Alexandre, les conjurés mirent sa disparition sur le compte d’un abus de boisson, il s’agissait d’“Amisˮ ! (Amici causas morbi intemperiem ebrietatis disseminauerunt, 12.13.10)
- Prandi 2016 (1), 10.
- “Alexandre commença à sévir contre ses proches, non pas avec la haine d’un roi, mais avec celle d’un ennemi.ˮ Just. 12.5.1. W. Heckel (1997, 211) remarque que “this view of Alexander is stronger in Justin / Trogus than in other extant Alexander historiansˮ. M.-P. Arnaud-Lindet (12.5, note 27) relève une possible corruption des manuscrits à cet endroit, et propose de remplacer regio par regie, dans la mesure où “l’adverbe regie fait partie du vocabulaire de la rhétorique cicéronienne, avec un sens péjoratif et son emploi ici correspond bien au contexte sur l’évolution d’Alexandreˮ.
- in matre liberisque suis regium eius, non hostilem animum expertus felicius hostem quam cognatos propinquosque sortitus sit. Just. 12.15.7.
- Les mots latins cognati et propinqui renvoient ensemble aux syggeneis du roi perse, à la fois Parents au sens de proches du souverain, et parents, ayant un réel lien de parenté. Sur ces membres de la cour achéménide, voir Briant 1996, 200-803. Sur la nature difficile à établir du lien entre Bessos et Darios, voir Briant 1996, 801 et 890.
- Ruberto 2014.
- Just. 9.8.20.
- Ainsi F. Gaffiot donne à frugalitas les sens suivants : “modération, sagesse, frugalité, sobriétéˮ.
- Voici l’ensemble des sens donnés à luxuria par F. Gaffiot : “exubérance, excès, surabondanceˮ, et au figuré “somptuosité, profusion, luxeˮ, “intempérance dans l’exercice du pouvoirˮ, et enfin “vie molle, voluptueuseˮ.
- L. Prandi (2016 (1), 9) note justement que si l’abandon d’Alexandre à la mollesse est un lieu commun, son opposition à la sobriété de Philippe n’est présente que dans le texte des Histoires philippiques ; elle y voit donc un enrichissement de la tradition par Trogue Pompée.
- Dupont & Éloi, 2001, 271. Les auteurs développent ainsi les exemples de trois “grands molles de la Républiqueˮ, Flaminius, Sylla et César, “que l’expansion inouïe de l’imperium romanum avaient [sic] égalés aux rois orientaux successeurs d’Alexandreˮ.
- Sall., Cat., 2.5. Sur le lien entre mollitia et hellénisation, voir Edwards 1993, 92-97. Sur le rapport entre mollitia et culture, en lien avec la malakia grecque, voir Sissa 20112, 256-261.
- Dunkle 1967, 168.
- Edwards 1993, 68 ; Yakoubovitch 2015, 75 ; Atkinson 1980, 125-126. Sur la manière dont l’adoption de vêtements féminins est une marque de dépravation liée au luxe, voir Sén., Nat., 7.31.1-7.31.3 ; Ep., 122.7.
- Dupont & Éloi, 2001, 122-123.
- Selon J. R. Dunkle (1967, 170) qui s’appuie notamment sur un reproche adressé à Tiberius Gracchus par un sénateur : ἀναστὰς ἔφη γειτνιᾶν τῷ Τιβερίῳ, καὶ διὰ τοῦτο γινώσκειν Εὔδημον αὐτῷ τὸν Περγαμηνὸν τῶν βασιλικῶν διάδημα δεδωκότα καὶ πορφύραν, ὡς μέλλοντι βασιλεύειν ἐν Ῥώμῃ… (“il s’avança et dit que parce qu’il était le voisin de Tibérius, il savait qu’Eudémon de Pergame lui avait donné le diadème et la pourpre des rois, comme s’il devait régner sur Rome.ˮ) Plut., T. Gracch., 14.3-14.4.
- Sur l’hypersexualité des empereurs vus comme des “monstres sexuelsˮ s’abandonnant à leur libido, voir Puccini-Delbey 2007, 321-335. J. R. Dunkle (1967, 161-164) relève toutes les accusations de luxure portées par Cicéron pour dénoncer le caractère tyrannique de ses opposants, que ce soit Verrès, Clodius, Pison ou Antoine.
- Quinte-Curce emploie ainsi l’expression obsequio corporis (10.1.25) pour désigner les rapports entre Alexandre et l’eunuque Bagoas.
- Dunkle 1967, 169.
- Suet., Caes., 52.3. Sur les relations de César avec Nicomède, et le lien entre homosexualité et mollitia, voir Dupont & Éloi, 2001, 286-290 ; Edwards 1993, 90-92. De la même manière, Cicéron se moque par exemple des relations d’Antoine et de Curion (Cic., Phil., 13.17).
- Voir cette liste p. 151, 161 et 166 ; sur l’impietas voir p. 162. P. M. Martin (1994, 73-78) inventorie quant à lui en tant que “vices royauxˮ la superbia, l’impietas, la perfidia, la crudelitas et les “vices basˮ relevant de la mollesse.
- Par exemple Cic., Verr., 1.1.5. Pour un exemple poétique de tyran impie, voir Lycaon dans Ov., M., 1.218-1.223.
- Sur ces deux oracles, voir chapitre 2, “ La visite au sanctuaire d’Ammon et l’oracle du dieu “.
- Sur la manière dont les Romains ont fait de Tarquin II un roi à l’image d’un tyran grec, voir Martin 1982, 278 sq.
- Les deux rois furent sensibles aux lettres grecques (litterarum cultus utrique similis, 9.8.18), mais contrairement à son père, Alexandre oublia cette culture (11.11.12).
- se patre censeri iubet (11.11.8) ; non salutari sed adorari se iubet (12.7.1). Le verbe est d’ailleurs à nouveau employé au retour d’Alexandre du sanctuaire de Siwah, au moment de la fondation d’Alexandrie, dont il ordonne qu’elle soit la nouvelle capitale de l’Égypte (Reuersus ab Hammone Alexandream condidit et coloniam Macedonum caput esse Aegypti iubet, 11.11.13), ce qui peut légitimement apparaître comme une nouvelle manifestation de sa superbia.
- Dunkle 1967, 168 ; Martin 1994, 73.
- Sur une opposition entre libertas et superbia, voir Martin 1994, 109-111.
- Les meurtres de Parménion, Philotas, Clitos et Callisthène apparaissent comme des exécutions politiques dans la mesure où tous étaient des opposants à des dispositions d’Alexandre et à son évolution. Or, comme l’a montré J. R. Dunkle (1967, 169-170), la notion de crudelitas renvoie notamment à la dimension du “political murderˮ.
- Arr., An., 7.4.2 ; Plut., Alex., 68.3.
- Quinte-Curce (10.1.3-10.1.5) fait état d’actions impies, de l’outrage de jeunes femmes de noble famille, notamment par Cléandre qui, après avoir violé l’une d’entre elles, l’avait abandonnée à son esclave ; Arrien (An., 6.27.4 et 6.30.2) parle de pillages de temples et de tombes royales, et de violences contre les administrés, voire d’exécutions. Plutarque (Alex., 68.3) et Diodore (17.106.2), en donnant moins de détails, condamnent aussi les injustices et violences des satrapes.
- Arr., An., 6.27.4. P. Briant (20117, 64) va même jusqu’à penser qu’en présentant ainsi Alexandre comme un justicier, Arrien s’inspirait peut-être de “l’image xénophontique du monarque idéalˮ.
- Just. 12.10.8.
- Arr., An., 7.4.3. Trad. P. Savinel.
- Voir Heckel 1997, 270.
- Parmi les gouverneurs mis à mort figurent Cléandre, Sitalcès, Héracon et Agathon, qui étaient des Compagnons, donc des Amis / amis du roi, ayant tenu des rôles importants dans son armée jusqu’en 330. Voir Heckel 1997, 269-270 ; Battistini 2004, 466, 643, 960.
- Par l’expression saeuire in suos (12.5.1).
- Ceux-ci avaient demandé à Alexandre de “les venger de la cruauté des ennemisˮ (se quoque ab hostium crudelitate uindicaret, 11.14.11).
- Rappelons que Parménion (12.5.4) et Clitos (12.6.6) sont tous les deux qualifiés d’“innocentsˮ (innoxius).
- Sur la crudelitas “indissociable de la condition royaleˮ et comme “méthode de gouvernementˮ, voir Martin 1994, 75-77.
- Just. 9.8.17.
- Heckel 1997, 269-270 ; Bosworth 1989, 146-149 ; Badian 1961.
- Sur la perfidia, voir Martin 1994, 74-75.
- Sur ces deux épisodes, voir chapitre 3, respectivement “ Le bataillon des Indisciplinés “ et “ La proskynèse, le complot des Pages et la mort de Callisthène “.
- de utroque prius quaestionibus habitis, Just. 12.5.3.
- gessit et plura bella cum praefectis Darii, quos iam non tam armis quam terrore nominis sui uicit, Just. 11.6.14.
- Sur ce terror, voir Prandi 2016 (1), 11-12. L’auteur relève notamment que cette terreur est aussi visible du point de vue occidental. Ainsi les Carthaginois sont dits exterriti (21.6.1) par les conquêtes d’Alexandre, et notamment la destruction de Tyr.
- Sur l’odium regni, voir Martin 1994, 3-184, et notamment p. 3-11. À la page 4, P. M. Martin définit ainsi l’expression latine : “le fait de se détourner avec une irrépressible répulsion de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble au régime monarchiqueˮ.
- Pour une mise au point sur l’opposition odium / inuidia, voir Hellegouarc’h 19722, 191-196 ; Martin 1994, 3-4. Pour une précision différenciant les quatre types de haine à Rome, voir Martin 2009, 49-50.
- Just. 12.14.1-12.15.5.
- poenas temere inlati belli genti innoxiae luit. (“il paya le fait d’avoir sans réfléchir porté la guerre contre un peuple inoffensif.ˮ) Just. 12.2.17. On remarque le même usage de l’adjectif innoxius pour qualifier les Scythes, Parménion et Clitos. Ces conclusions sur l’opposition entre Alexandre et ses proches, précipitant la mort du roi et ainsi la fin de son royaume, peuvent parfaitement être mises en rapport avec ce qu’écrit A. Borgna (2018, 159-170) voyant la discordia comme l’un des deux moteurs principaux de la chute des empires.
- Comme le pense W. Heckel (1997, 284-285).
- Just. 12.14.6-12.14.9.
- Arr., An., 7.27.1-7.27.3 Pour une compilation de toute la matière concernant cette version des faits, voir Heckel 1988, 86-107.
- Amici causas morbi intemperiem ebrietatis disseminauerunt ; re autem uera insidiae fuerunt, quarum infamiam successorum potentia oppressit. (“Ses Amis répandirent le bruit qu’une ivresse excessive était cause de sa maladie ; or ce fut en réalité une machination, dont le scandale fut étouffé par la puissance de ses successeurs.ˮ) Just. 12.13.10.
- Voir chapitre 1, “ La question de la mort d’Alexandre : le banquet chez Médios “.
- Ἐπεὶ δέ τινες τῶν συγγραφέων περὶ τῆς τελευτῆς τοῦ βασιλέως τούτου διαπεφωνήκασιν, ἀποφαινόμενοι διὰ φαρμάκου θανασίμου γεγονέναι τὸν θάνατον, ἀναγκαῖον ἡγούμεθα δεῖν μὴ παραλιπεῖν αὐτῶν τοὺς λόγους. (“Comme certains historiens présentent une version différente de la mort du roi–ils déclarent qu’elle fut provoquée par un poison mortel -, nous jugeons nécessaire de ne pas passer leurs dires sous silence.ˮ) DS 17.117.6. Trad. P. Goukowsky. N. G. L. Hammond (2007(2), 114-115) estime que Trogue Pompée a trouvé cette version dans l’œuvre de Satyros.
- Heckel 1988, 71-77 ; 1997, 286.
- A. Zambrini (2008, 216) se sert d’ailleurs de cet élément pour donner comme date de la rédaction de son œuvre les années 309-308.
- Sur la longue liste des conjurés, voir notamment le tableau récapitulatif établi par W. Heckel (1988, 34-35) où figurent notamment Léonnatos, Néarque, Pithon et Médios.
- Heckel 1988, 79-81.
- Sur Médios comme conjuré, voir Heckel 1988, 37-38.
- Just. 9.8.13-9.8.14.
- Voir aussi par exemple chez Sénèque à propos d’Alexandre : animos supra humana tolleret (Ben., 1.13).
- Les déclamations, controverses ou suasoires, étaient devenues les porteuses de développements aussi bien politiques, notamment sur la question du bon prince, mais aussi a contrario du tyran, que philosophiques, selon la culture et les références des orateurs. Voir Bornecque 1932, I, XIV-XV ; Pernot 2013, XI-XVIII. De même, les traités philosophiques usent des procédés rhétoriques, et Sénèque le Philosophe, comme le note J. Fillion-Lahille (1984, 250-255), se souvient des leçons de Sénèque le Père.
- Ainsi, comme l’écrit L. Pernot (2013, XII), “à qui écrivait sur Alexandre, la rhétorique fournissait les schèmes du débat judiciaire, de la délibération, de l’éloge, le souci de peser le pour et le contre, d’argumenter, de convaincre, cependant que la philosophie, de son côté, invitait au dialogue, à l’examen psychologique et moral, à la définition de la monarchie, à la méditation sur le sens de la vie et de la mortˮ.
- “Alexandre le Grand délibère pour décider s’il doit entrer dans Babylone, bien que la réponse d’un augure l’ait averti du danger.ˮ
- Pernot 2013, 155-156.
- Voir DS 17.112.4-17.112.5.
- nihil aliud […] quam […] quaestiones ad scientiam futuri pertinentes. Sen., Suas.,4.4. Trad. L. Pernot.
- Just. 12.13.5.
- Quintilien le mentionne également (De institution oratoria, 3.8.16).
- Sur ces déclamateurs, dont quelques noms reconnus, tels M. Porcius Latro, Arellius Fuscus et C. Alnucius Silus, voir Bornecque 1932, I, XVI-XIX ; Pernot 2013, 7.
- “Alexandre délibère pour décider s’il doit naviguer sur l’Océan.ˮ Pernot 2013, 154.
- Curt. 9.3.3-9.3.16 ; Arr., An., 5.27.1-5.27.9.
- Sen., Suas., 1.5. Trad. L. Pernot.
- Sen., Suas., 1.3. Trad. L. Pernot.
- ac, si non militibus, uel ipsi sibi parcat, ne fortunam suam nimis onerando fatiget. Just. 12.8.15. C’est d’ailleurs l’une des rares mentions de la fortuna d’Alexandre, thème éludé dans les Histoires philippiques. Voir Prandi 2016 (1), 7-8.
- Et voici comment Alexandre est également l’archétype du second vice qui, selon A. Borgna (2018, 159-170) mène à la chute des empires tout au long des Histoires philippiques : la cupiditas imperii.
- Rappelons par exemple au livre 12 des formules telles que Hyrcaniam Mardosque subegit (12.3.4) ; Parthis deinde domitis (12.4.12) ; inde Drancas, Euergetas, Parimas, Parapammenos, Adaspios, ceterosque populos qui in radice Caucasi morabantur, subegit (12.5.9)…
- Sen., Ben., 1.13.
- Sen., Ep., 6.56.12 ; 15.94.62 ; 19.113.29.
- Sen., Ben., 7.2.5-7.2.6 ; Ep., 20.119.7-20.119.8
- Cic., Rep., 3.13.21.
- Voir par exemple Sandbach 1975, 60 ; Ildefonse 2011, 1-33.
- Cic., Tusc., 4.6 ; DL 7.110 ; Ildefonse 20042, 161-162 ; 2011, 3 ; Sandbach 1975, 60-61.
- Cic., Tusc., 4.11-4.14 ; Ildefonse 20042, 121 ; Sandbach 1975, 61 ; Laurand 2002, 50-51.
- Cic., Tusc., 5.32.
- Sen., Ep., 20.7-20.8.
- Laurand 2002, 51 ; voir aussi S. Alexandre (2014, 48), qui dans son chapitre “Du trouble à la possibilité du trouble : une structure de désir ruineuse à caractère assujettissantˮ insiste sur le fait que “le désir hors de soi fonde une structure de rapport au monde intrinsèquement déceptiveˮ.
- Comme l’indique L. Pernot (2013, 175, note 22). Voir par exemple la sententia anonyme donnée par Sénèque le Père (Suas., 1.1) : Satis sit hactenus Alexandro uicisse, qua mundo lucere Soli satis est! Intra has terras caelum Hercules meruit. (“Qu’Alexandre se contente, pour ses victoires, de l’aire dont l’univers se contente pour sa lumière ! C’est dans les limites de notre terre qu’Hercule a mérité le ciel !ˮ), ou encore celle de Moschus (Suas., 1.2) : Ultra Liberi patris trophaea constitimus. Non quaerimus orbem, sed amittimus. (“Nous avons fait halte au-delà des trophées de Liber Pater. Nous ne cherchons pas un monde, nous en perdons un.ˮ) Trad. L. Pernot.
- Sen., Ben., 7.2.6-7.3.1. Trad. F. Préchac. Voir aussi Sen., Ben., 1.13 et Ep., 15.94.63.
- Ce qui apparaît même au dernier moment de son existence, lorsqu’“il ordonne que son corps soit enseveli dans le temple d’Ammonˮ (corpus suum in Hammonis templum condi iubet, 12.15.7). Cette folie des grandeurs fut en outre responsable de la fin de sa dynastie, dans la mesure où il ne respecta pas l’oracle qui devait en garantir la pérennité d’ensevelir les rois aux côtés de ses ancêtres (Just. 7.2.1-7.2.4).
- Sur les espèces de la libido (ira, excandescentia, odium, inimicitia, discordia, indigentia et desiderium) dont la plupart ont trait à la colère, voir Cic., Tusc., 4.21 ; Sandbach 1975, 61.
- Voir par exemple Cic., Inu., 50.93 ; Pernot 2013, XV.
- ira sit libido poeniendi eius qui uideatur laesisse iniuria. Cic., Tusc., 4.21.
- Quam rem ita grauiter tulit Alexander ut secunda legatione denuo bellum deprecantibus ita demum remiserit ut oratores et duces, quorum fiducia totiens rebellent, sibi dedantur. (“Mais Alexandre prit si mal la chose que, quand une seconde ambassade le supplia pour la seconde fois d’écarter la guerre, il n’y renonça qu’à la seule condition qu’on lui livrât les orateurs et les généraux sur la foi desquels ils se révoltaient si souvent.ˮ) Just. 11.4.10.
- odium ira inueterata, Cic., Tusc., 4.21.
- Just. 12.6.3.
- Nous sommes bien face à “cette sorte de loi d’expansion de l’irrationnel, envahissant tout l’espace psychique disponibleˮ dont parle J. Brunschwig (Le modèle conjonctif, p. 177-178) cité par Ildefonse 20042, 171.
- Ildefonse 20042, 164 ; Sandbach 1975, 63.
- Les individus peuvent en effet être plus ou moins enclins à succomber à telle ou telle passion, voir Sandbach 1975, 63. J. Pigeaud (1989, 326-336) voit une certaine prise en compte de l’inconscient chez les stoïciens, et notamment Sénèque, par leur intérêt pour les mouvements spontanés du corps (rougeur, chair de poule…) révélateurs de la nature de l’individu, sensible dès lors à certaines passions plus qu’à d’autres.
-
Cette image n’est sans doute pas celle des stoïciens anciens qui présentaient Alexandre de manière positive (voir Fears 1974) mais fut plus vraisemblablement développée au Ier siècle avant notre ère, au moment où des personnalités politiques de premier plan s’identifiaient à lui, comme le pense F.-R. Chaumartin (1985, 170, note 58).
- On retrouve cet épisode ainsi fréquemment utilisé par Sénèque pour condamner les passions d’Alexandre : Ir., 17.1 ; Ep., 10.83.18-10.83.19 ; 19.113.29, où l’on lit notamment : victor tot regum atque populorum irae tristitiaeque succumbens (“le vainqueur de tant de rois et de tant de peuples succombant à la colère et au chagrinˮ). Toutefois chez les stoïciens, cette folie due à la passion n’empêche pas la responsabilité d’un individu, voir Sen., Ir., 2.1.4-2.1.5 ; 2.3.4-2.3.5 ; 2.4.1 ; Pigeaud 1989, 324-326 ; Ildefonse 20042, 170-173 ; Laurand 2002, 52.
- Just. 12.6.7.
- Sur les liens entre démence, fureur et mélancolie, voir Pigeaud 1989, 259-264.
- uel iracundia grauiore uel timore uel dolore moueatur. Cic., Tusc., 3.5.11.
- Voir à ce sujet Dupont 1988, 1995, 2000. Sur les liens entre folie et tragédie, voir aussi Pigeaud 1989, 375-439.
- E. Baynham (1998, 189) voit aussi dans le meurtre de Clitos chez Quinte-Curce un nefas, tandis que R. Dunkle (1967, 160) relève que c’était une accusation qui avait cours dans les invectives politiques du Ier siècle avant notre, évoquant “the tragedy-tyrant’s tendency towards impietyˮ.
- Fillion-Lahille 1984, 250-272.
- Sen., Ir., 2.2.6 ; 2.23.2-2.23.3 ; 3.17.1-3.17.2 ; 3.23.1-2.23.2.
- Sen., Ir., 1.20.8-1.20.9 ; 2.32.3-2.32.6 ; 3.18.3-3.218.19 ; 3.21.5.
- Non habuit hoc auitum ille uitium, ne paternum quidem; nam si qua alia in Philippo uirtus, fuit et contumeliarum patientia, ingens instrumentum ad tutelam regni. (“Il ne tint pas ce défaut de son grand-père, ni du reste de son père ; car si Philippe eut quelques vertus, il eut entre autres celle d’endurer les affronts, puissant instrument de règne.ˮ) Sen, Ir., 3.23.2. Trad. A. Bourgery.