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La “tour des prisons” de l’abbaye d’Abondance.
Un espace carcéral au sein du carré claustral

par

Introduction

Fondée au tournant des XIe-XIIe s. par des chanoines réguliers de l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune, l’abbaye augustinienne d’Abondance en Haute-Savoie (fig. 1) est principalement connue pour son cloître orné de riches peintures murales de la première moitié du XVe s. Depuis 2015, elle fait l’objet d’une étude archéologique portant sur le bâti1. Dans ce cadre a été mise en évidence l’existence matérielle d’une “tour des prisons”, dénommée ainsi dans la documentation écrite de l’époque moderne. On ignore tout de sa date de construction ou même de l’existence de prisons plus anciennes : l’aile sud du couvent, où se trouvaient les chambres des religieux et où a été élevée la tour, est antérieure à la première moitié du XIVe s., date à laquelle les galeries du cloître furent reconstruites. C’est aussi à cette période qu’apparaissent les premières mentions d’incarcération dans les archives de l’abbaye. On sait en revanche qu’un violent incendie détruisit la tour et les toitures du couvent en juillet 1728. L’étude conjointe des sources textuelles et archéologiques a permis, dans un premier temps, de mieux connaître le bâtiment, puis dans un second de proposer une restitution de la tour et de ses abords afin de préciser les modalités de son occupation.

 L’ancien diocèse de Genève. (DAO : S. Bochaton).
Fig. 1. L’ancien diocèse de Genève. (DAO : S. Bochaton).

La prison de l’abbaye d’Abondance

Les chanoines d’Abondance possédaient des droits de justice sur les deux paroisses d’Abondance et de la Chapelle des Frasses2,membres de la dotation initiale de l’abbaye, mais aussi sur les paroisses de la moitié inférieure de la vallée d’Abondance (fig. 2). La communauté d’habitants des deux paroisses dépendait entièrement du couvent et apparaît dans les textes dans la seconde moitié du XIIIe s. : ses rapports compliqués avec les religieux et leurs officiers permettent de connaître quelques cas d’emprisonnement jusqu’au début de l’époque moderne, mais aussi les prétentions de la communauté à juger les criminels3.

 La vallée d’Abondance aujourd’hui (DAO : S. Bochaton d’après valdabondance.com ).
Fig. 2. La vallée d’Abondance aujourd’hui
(DAO : S. Bochaton d’après valdabondance.com ).

Un unique exemple connu d’enfermement de religieux

Louis-Étienne Piccard publie, dans son livre consacré à l’abbaye augustinienne de Filly4, un document rédigé le 22 novembre 1432 qui narre le pardon accordé par l’abbé d’Abondance, Guillaume de Lugrin, au chanoine Aymon d’Arlod. D’après l’historien Jean Mercier, ce chanoine, curé de Féternes, est mêlé, en 1429, à un conflit entre les religieux et les habitants5, puis est jugé coupable de s’être s’attaqué à son abbé, d’avoir conspiré contre lui et d’avoir commis d’autres crimes indicibles (nepharia)6. En conséquence, le prieur claustral Guillaume Vallier le condamne à la prison à vie. La sentence ne précise pas l’emplacement des prisons au sein du couvent, mais d’autres mentions documentaires attestent la contemporanéité des emprisonnements de religieux et de ceux des laïcs : on doit donc imaginer au moins une cellule destinée aux chanoines et une autre pour les laïcs. Grâce à l’intercession des amis du chanoine Aymond d’Arlod auprès du duc de Savoie et des officiers de l’abbaye, ce dernier sort de prison et est conduit devant l’abbé où, agenouillé et les mains liées, il reconnaît ses péchés7. Il lui est ensuite enjoint de demeurer là où on lui ordonnera – peut-être dans sa cure de Féternes, où il est retrouvé plus tard noyé dans la rivière de la Dranse8.

Les emprisonnements de laïcs

La première moitié du XIVe s. voit de nombreux conflits éclater entre chanoines réguliers et habitants de la vallée d’Abondance. Si les siècles précédents n’avaient certainement pas été sans difficulté, ce dont témoigne une transaction passée en 1279 entre la communauté des habitants et l’abbé Raymond9, un acte dressé le 16 juillet 1325 entre les paroissiens de la Chapelle des Frasses et les chanoines éclaire les prétentions judiciaires de ces derniers. Les habitants dénoncent les excès des familiers de l’abbaye, en particulier des métraux – officiers chargés de fonctions de police et de perception des redevances – et surtout les incarcérations arbitraires. On convient alors qu’à l’avenir, aucun habitant de la vallée ne sera incarcéré “à moins qu’il ne s’agisse d’un voleur, d’un meurtrier, d’un traître ou d’un coupable de quelque grand crime passible de peines corporelles. Pour tout autre délit, il suffira de donner caution pour satisfaire ensuite à la justice”10. Tous les délits ne justifiaient donc pas l’incarcération, sans doute réservée aux crimes les plus graves. L’acte est alors passé “sur la place devant la porte de l’abbaye”, ce qui a son importance pour la suite de notre propos.

Au siècle suivant, les querelles reprennent entre religieux et habitants, accusés d’avoir tué le métral de l’abbaye en 142911. Si le principal accusé est envoyé dans d’autres prisons de l’abbaye, à Saint-Gingolph12 – sans doute pour éviter tout risque d’évasion ou de libération par  ses proches –, quelques complices présumés se retrouvent “dans les prisons d’Abondance”. Une transaction entre les deux parties, arbitrée l’année suivante par le duc de Savoie, statue alors sur les motifs du litige qui les opposent : “l’abbaye entendait que [la justice] se rende dans l’enclos du monastère” et non pas au lieu de Sous le Pas, situé à quelques kilomètres à l’ouest de l’abbaye, où se trouvait la halle d’assemblée de la communauté d’habitants (fig. 2). Le duc décide alors que les habitants de la vallée “ne pourront plus être cités dans l’enclos de l’abbaye pour causes civiles et pécuniaires, non plus que dans les causes criminelles qui peuvent entraîner la peine du sang, mais uniquement au Pas d’Abondance”. Il est néanmoins prévu que les accusés seraient incarcérés dans l’abbaye dans les cas où il existe un risque d’évasion : peut-être est-ce le cas de Claude Andrier, accusé du meurtre du curé de Féternes, Aymond d’Arlod, précédemment cité et retrouvé noyé. Son meurtrier présumé est emprisonné dans l’abbaye, mais jugé et acquitté au Pas13. Malgré l’accord de 1430, les officiers de l’abbaye continuent pourtant à incarcérer avant le jugement des habitants dans les prisons pour tels ou tels délits. En 1445, il est à nouveau statué que seuls les accusés en matière criminelle pourront être détenus préventivement dans l’enceinte de l’abbaye14. Comme le précise Nicolas Carrier15, “à Abondance, [l’exercice de la justice criminelle par les tribunaux paysans] n’est jamais vraiment contesté par les abbés” qui ne jouissent plus alors que d’une justice d’appel et de l’incarcération préventive dans certains cas seulement16.

Les données archéologiques

À partir de la fin du XVIe s., quelques mentions textuelles permettent de mieux connaître l’apparence de ces prisons. D’après un acte de réfection de la toiture datant de 1598, elles prenaient la forme d’une “grande tour”17. Un maître-charpentier et bourgeois d’Évian est alors chargé de réparer entièrement la charpente18. Au printemps 1636, il faut reconstruire cette toiture et c’est un charpentier d’Abondance qui s’en charge : l’homme devait utiliser des tavillons19. À nouveau, au printemps 1697, la toiture est recouverte en tavillons par un charpentier d’Abondance20. On sait enfin par un acte de cession daté de 1744 que “les prisons de la seigneurie et juridiction des terres dépendant de ladite royale abbaye d’Abondance” sont déplacées dans l’ancien presbytère qui se trouvait en contrebas de l’abbaye, au bord de la route21.

En 1763, un autre document précise que “[l’] ancienne prison du rez-de-chaussée [se trouve] au bas de ladite aile [occidentale] du côté de la Dranse” qui coule au sud du site (fig. 3)22. Dans ce secteur, plusieurs éléments architecturaux indiquent l’existence d’un édifice aujourd’hui détruit. Le plan des trois niveaux de l’aile sud montre d’abord que, dans l’angle
sud-ouest du couvent, trois pièces superposées sont séparées des autres pièces de l’aile sud par un mur de refend oriental bien plus large que les autres. Cette épaisseur plus importante, 1 mètre au lieu de 0,80 mètre au rez-de-chaussée, visait à supporter une tour maçonnée dont certains pans de murs existent toujours dans les combles de l’aile sud : il s’agit principalement de ce même mur de refend dont la partie sommitale a été partiellement conservée (fig. 4). À cet étage, il ne mesure plus que 0,60 mètre d’épaisseur. Arasée d’après un pendage nord-sud, cette maçonnerie soutient la charpente de 1728 reconstruite après l’incendie.

Les murs étant enduits à l’extérieur comme à l’intérieur (fig. 5), on peut seulement observer plusieurs accès qui permettent de relier cette ancienne tour au reste des bâtiments conventuels. Au rez-de-chaussée, il existe une ancienne baie nord condamnée qui permettait d’accéder depuis le couloir à la cellule : côté couloir, la porte de bois de 0,90 mètre de largeur est conservée et dissimule un local technique (fig. 6). Côté cellule, cette baie a été transformée en placard, tandis qu’une nouvelle porte a été pratiquée dans le mur de refend oriental23. Au premier étage, deux autres ouvertures se trouvent exactement au-dessus des deux du rez-de-chaussée, mais une étroite cloison condamne la porte orientale. Un haut placard24 dans le mur occidental indique peut-être une ancienne circulation vers l’extérieur. Au second étage, une seule porte dans le mur nord relie la cellule au couloir. Les trois pièces sont voûtées d’arêtes et éclairées par une fenêtre en façade sud aux montants de calcaire rouge.

 Plan de l’abbaye d’Abondance, restitution de la clôture de l’époque moderne et localisation
de la tour des prisons dans l’angle sud-ouest du couvent. (DAO : S. Bochaton)
Fig. 3. Plan de l’abbaye d’Abondance, restitution de la clôture de l’époque moderne et localisation de la tour des prisons
dans l’angle sud-ouest du couvent.
(DAO : S. Bochaton)
 Vestiges maçonnés de la tour dans les combles du couvent. (Cliché : S. Bochaton)
Fig. 4. Vestiges maçonnés de la tour dans les combles du couvent.
(Cliché : S. Bochaton)
 L’angle sud-ouest de l’abbaye d’Abondance aujourd’hui (Cliché : S. Bochaton)
Fig. 5. L’angle sud-ouest de l’abbaye d’Abondance aujourd’hui
(Cliché : S. Bochaton)
 Porte de l’ancienne cellule du rez-de-chaussée de la tour des prisons. (Cliché : S. Bochaton)
Fig. 6. Porte de l’ancienne cellule du rez-de-chaussée
de la tour des prisons. (Cliché : S. Bochaton)

D’autres tours-prisons dans les monastères

de Savoie du Nord

Si la question des tours-prisons n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies en Savoie du Nord, quelques exemples sont connus en Chablais et en Faucigny, c’est-à-dire principalement dans la moitié orientale du département de la Haute-Savoie.

La tour du prieuré de Meillerie

La plus ancienne tour-prison connue en Chablais est probablement celle du prieuré de Meillerie (fig. 7). Construite au début des années 1220, elle accueillait en sa base une cellule unique et de petite taille où tous les délinquants, laïcs et religieux, étaient enfermés et torturés25. Deux convers y sont incarcérés pour le vol des aumônes au milieu du XIIIe s., s’échappent et composent une cantilène pour vanter leur évasion26. Des laïcs accusés de vol, de viol, de vouloir prêter l’hommage à d’autres seigneurs ou devenir bourgeois de la ville d’Évian y sont également emprisonnés27. On sait par ailleurs que les jugements étaient rendus par la curie du prieur de Meillerie ou du prévôt in pede turrim et ante ecclesiam, c’est-à-dire à l’intérieur de la clôture et devant la façade de l’église, mais publiquement en présence d’une foule composée d’adultes et d’enfants28. Il faut donc envisager que la porte d’entrée du prieuré, qui se trouvait au pied de la tour, était ouverte et que les habitants étaient conviés à assister aux jugements dans un cadre solennel, tout en restant en dehors du prieuré. Cette tour servait toujours de prison au XVIIIe s.

 La tour du prieuré fortifié de Meillerie au bord du lac Léman (Cliché : S. Bochaton)
Fig. 7. La tour du prieuré fortifié de Meillerie au bord du lac Léman (Cliché : S. Bochaton)

La tour de l’abbaye d’Aulps

L’abbaye cistercienne Notre-Dame d’Aulps, implantée dans la vallée voisine de celle d’Abondance, possédait, elle aussi, une tour prison de deux étages, mentionnée pour la première fois en 1287 : elle se trouvait à l’angle de l’enceinte monastique et au bord de la route29. Elle était composée de plusieurs cellules réservées chacune à une catégorie de coupables, criminels ou civils, d’après le compte-rendu de visite de l’abbaye de Jacques Béraud, mandaté par le duc de Savoie en juin 163830. Les habitants de la vallée étaient emprisonnés dans celles du bas et les religieux dans celles du haut. En contrebas, la porterie de l’abbaye accueillait les assises depuis le milieu du XIIIe s.31. En 1438, le juge de la vallée d’Aulps précise, lors d’un procès, se trouver “au tribunal de l’abbaye, c’est-à-dire entre ses deux portes d’entrée, lieu où, selon la coutume, nous tenons nos assises publiques”. Un pilori est également mentionné, mais on ignore où il se trouvait32.

La tour de l’abbaye de Sixt

Dans la seconde moitié du XVe s., l’abbaye de Sixt, première fille d’Abondance fondée dans la région voisine du Faucigny, voit sa muraille d’enceinte renforcée par la construction d’au moins une tour quadrangulaire dans l’angle sud-ouest de l’enclos canonial, sur la place publique et à proximité de la porte principale de l’abbaye. Si aucun texte ne permet d’affirmer qu’il s’agissait bien d’un lieu servant occasionnellement de prison, son statut seigneurial transparaît dans le terme de “colombière” utilisé pour la décrire vers 173033. La proximité avec la place et la grande porte de l’abbaye, de même que sa position au bord du chemin principal de la vallée soutiennent l’hypothèse de la prison (fig. 8).

 La tour occidentale de l’abbaye de Sixt, aujourd’hui incluse dans l’office de tourisme.
Fig. 8. La tour occidentale de l’abbaye de Sixt,
aujourd’hui incluse dans l’office de tourisme.

Essai de restitution de la “tour des prisons” d’Abondance

Les abords de la prison

Les nouveaux statuts de 1459, rédigés après qu’un incendie a détruit les archives douze ans plus tôt, donnent une idée de l’ancienne clôture de l’abbaye d’Abondance, dont le tracé actuel est peut-être en partie hérité de l’époque médiévale, même si les murs ont été restaurés au début du XVIIe s. (fig. 3). Si la muraille orientale est conservée, la muraille occidentale est très lacunaire, et seule l’une des portes subsiste. En revanche, ce tracé est connu grâce au cadastre levé dans les années 1730. La comparaison avec le cadastre actuel permet d’émettre quelques hypothèses. Dans les statuts, la clôture est mentionnée dans le passage consacré aux devoirs du portier, du gardien et du sacristain et autorise à dessiner grossièrement les abords du couvent :

In primis quod abbas teneatur perpetuo manutenere in monasterio unum portiereum qui custodiat duas portas ipsius monasterii et illas de nocte claudat, videlicet portam prope cimiterium parrochiale et campanile et portam prope turrim34.

Il est question de deux portes : l’une, non loin du cimetière paroissial et du clocher, devait se trouver dans la partie nord du site, et l’autre, près de la tour. À n’en pas douter, cette tour est celle des prisons. On peut alors en déduire que, comme dans les maisons de Meillerie et de Sixt, les prisons étaient non seulement construites à une faible distance de la porte d’entrée, mais également que chaque visiteur devait passer devant elles pour rejoindre le couvent. On a vu qu’à Meillerie, les jugements étaient rendus au pied de la tour et de la façade de l’église, à proximité immédiate de l’entrée principale du prieuré. C’était également le cas à l’abbaye d’Aulps, mais aussi au prieuré de Chamonix où, en 1462, un procès de l’inquisition se tient “publiquement […] devant la grande porte de l’église”. Une fois déclarés hérétiques, les coupables sont menés “devant la cour du prieuré, au banc de la curie, où il est d’usage de rendre la justice”35. Était-ce également le cas à Abondance ? On sait que l’acte de 1325 entre les paroissiens de La Chapelle des Frasses et les chanoines réguliers a été passé sur la place devant la porte de l’abbaye, c’est-à-dire en un lieu capable d’accueillir une assemblée assez nombreuse et qui constitue le seuil entre le monde extérieur et l’abbaye36. Il y a donc tout lieu d’imaginer que la justice était rendue dans cette partie de l’abbaye d’Abondance avant son déplacement sous la halle du Pas. La proximité des prisons, déjà surmontées ou non d’une tour, participait sans doute à renforcer le caractère intimidant du jugement.

Par ailleurs, la proximité de l’entrée de l’abbaye et de la prison permettait certainement d’hâter l’incarcération du délinquant et de réduire le plus possible son trajet à l’intérieur de l’enclos abbatial. Pour cela, et comme à Meillerie et à Sixt, un accès direct aux cellules depuis l’enclos avait peut-être été pensé.

Les accès à la tour-prison

On ignore précisément comment on entrait et sortait de cette tour, c’est-à-dire des trois cellules superposées qui la composaient : sans doute existait-il un ou plusieurs accès extérieurs destinés aux laïcs délinquants et d’autres à l’intérieur de l’abbaye pour les religieux fautifs. Si les accès intérieurs ne posent pas de difficultés de localisation en raison de leur permanence, et ce, malgré la condamnation de la porte du rez-de-chaussée, l’identification d’un accès extérieur est malaisée. Les façades du couvent étant entièrement enduites, le seul vestige qui pourrait être interprété comme un ancien accès extérieur est le placard mural de la cellule du premier étage. Un accès en hauteur est envisageable : accessible par une échelle ou des escaliers de bois, comme la tour du prieuré de Meillerie, cette cellule pouvait ainsi aisément être isolée si l’on souhaitait éviter que des parents du prisonnier ne volent à son secours37. Par ailleurs, assurer l’accès direct depuis la porte principale de l’enceinte de l’abbaye à la cellule permettait d’éviter de faire circuler dans le couvent le prisonnier ou la prisonnière : sans accès extérieur, il aurait fallu entrer par l’aile occidentale, traverser les galeries du cloître et enfin l’aile sud. On peut aussi imaginer un accès depuis le rez-de-chaussée à la cellule basse : les ouvertures, qu’il s’agisse des portes et des fenêtres, ont connu une importante campagne de réfection à l’époque moderne. Si, dès cette époque, le couloir était éclairé du côté ouest par une fenêtre double, rien n’empêche d’imaginer une porte plus ancienne en face de celle de la clôture, et une cloison à l’intérieur du couloir, isolant ainsi l’entrée de la prison du reste du bâtiment où devaient se trouver le réfectoire des frères et leur cuisine. Quant aux accès intérieurs, ils devaient permettre aux religieux ou à leurs officiers de visiter les laïcs incarcérés, ou à l’un des religieux de visiter l’un de ses frères emprisonné38.

Que ces réfections aient conduit à l’éventuelle condamnation d’une porte à l’extrémité occidentale du couloir ou de celle d’un hypothétique accès au premier étage, elles trahissent, peut-être, une baisse de fréquentation de la prison. La partie sommitale de la tour, qui dépassait de la toiture, a subsisté jusqu’à la première moitié du XVIIIe s., justifiant ainsi l’appellation de “tour des prisons”. Rien n’indique que cette tour ait existé dès la construction du couvent : comme le rappelait Élisabeth Lusset, les prisons conventuelles n’étaient pas nécessairement des tours-prisons, même si ce modèle existait dans la région dès le début du XIIIe s.39. On peut tout à fait admettre que rien ne permettait de localiser depuis l’extérieur l’emplacement des prisons avant 1459. Par ailleurs, les religieux ont pu vouloir, au fur et à mesure que leurs droits de justice régressaient à la fin du Moyen Âge, rendre visible leur prison (fig. 9).

 Restitution de la tour des prisons dans la façade sud actuelle. Sans échelle. (DAO : S. Bochaton d’après Alep Architectes)
Fig. 9. Restitution de la tour des prisons dans la façade sud actuelle. Sans échelle. (DAO : S. Bochaton d’après Alep Architectes)

Place de la tour-prison dans le paysage

En raison de la destruction partielle de la tour et de son architecture différente de celle des autres tours prisons monastiques du Chablais et du Faucigny, il demeure difficile, malgré les divers éléments rassemblés, de proposer une restitution précise de son apparence. Malgré la destruction de la partie sommitale, on peut quand même imaginer que les maçonneries devaient suffisamment dépasser de la charpente du couvent pour donner à la prison son apparence de tour. Aussi, faut-il peut-être restituer un bâtiment qui se démarquait franchement de la façade sud ou de la façade occidentale. Cette position si visible avait dû être calculée lors de l’élévation de cette tour, que ce soit au moment de la construction du couvent ou par la suite. Le choix de l’angle sud-ouest n’est d’ailleurs pas anodin : non seulement la façade occidentale est la principale de l’abbaye, avec la façade de l’église abbatiale, mais elle est aussi la première qu’un voyageur apercevait au débouché de la route de la vallée en provenance du pays de Gavot et de la ville de Thonon. Depuis le sud et la vallée du Malève, la tour devait être particulièrement visible non seulement dans l’ensemble de l’abbaye, mais aussi dans un environnement non bâti, contrairement à aujourd’hui. Enfin, depuis l’est et le chemin menant à la vallée du Rhône par le val d’Illiez, la tour des prisons ne devait surgir qu’au moment de longer le site par le bord de la Dranse. La construction de la maison abbatiale dans l’angle sud-est de l’abbaye au début de l’époque moderne a dû atténuer cette visibilité.

Conclusion •••

Malgré des données lacunaires, la combinaison des éléments archivistiques, archéologiques et typologiques a permis de proposer quelques hypothèses de restitution de la tour des prisons de l’abbaye d’Abondance et de ses abords. Pour déterminer quelle était son organisation interne, il faudra attendre des travaux de mise à nu des maçonneries et une éventuelle étude archéologique du bâti. D’ici là, seule la découverte de documents anciens en rapport avec la justice ou la vie quotidienne de la congrégation pourrait apporter des indications supplémentaires sur les personnes incarcérées dans cette tour, qu’il s’agisse de laïcs ou de religieux. On peut au moins supposer que, comme à l’abbaye d’Aulps, les cellules du bas de la tour étaient réservées aux laïcs, tandis que la cellule supérieure était destinée aux religieux. Après l’incendie de 1728, la partie sommitale de la tour est arasée et la prison déplacée à l’extérieur de l’abbaye. L’abbaye est finalement fermée en 1761.

Bibliographie •••

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  • Piccard, L.-É. (1904) : “L’abbaye d’Abondance et la vallée du même nom”, Mémoires et documents publiés par l’Académie chablaisienne, 18, 3-158.
  • Piccard, L.-É. (1905) : “L’abbaye d’Abondance”, Mémoires et documents publiés par l’Académie chablaisienne, 19, 3-146.
  • Tinthoin, R. (1980) : Le val d’Abondance, (dactyl.).
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Notes •••

  1. Sidonie Bochaton, Les chanoines réguliers en Savoie du Nord. Restitution des abbayes d’Abondance et de Sixt (XIIe– XVIIe s.), thèse de doctorat soutenue en 2020 à l’université Lumière – Lyon 2 sous la direction d’Anne Baud, maître de conférences HDR en archéologie médiévale.
  2. Carrier 2003, 5. La Chapelle des Frasses se nomme aujourd’hui la Chapelle d’Abondance. La paroisse de Châtel a été détachée de celle de la Chapelle au XVIIIe s.
  3. Carrier 2003, 6.
  4. Piccard 1893, 427-433.
  5. Mercier 1885, 162. Sur ce conflit, voir infra.
  6. Piccard 1893, 428 : Amedeus, dux Sabaudie […] Universis serie presentium fiat manifestum. Quod cum frater Aymo Darlo canonicus et curatus Habundancie, dyocesis Gebennensis ex fidelibus nostris ortus per procurationem Reverendi in Crispo [sic] Patris consiliarii et amici nostri carissimi domini Guilliermi de Lugrino abbatis Habundancie intitulatus fuerit ausu temeraris ipsum abbatem insultasse. Et in eum dominum et superiorem suum conspirasse. Aliaque nepharia perpetrasse. In processu super hiis per dictum procuratorem adversus eum formato latius descripta. Super quoquidem processu die vicesima tercia novissime lapsi mensis junii. Per venerabilem fratrem Vulliermum Valleri, priorem claustralem monasterii Habundantie. Velut iudicem et commissarium ad hec per ipsum abbatem deputatum lata fuerit deffinitiva sententia per quam ipse frater Aymo ad carceres perpetuos. Misericordia ipsius abbatis reservata effectualiter extiterit condempnatus. Sur la criminalité monastique, Lusset 2017.
  7. Piccard 1893, 430.
  8. Mercier 1885, 162.
  9. Mercier 1885, 138. Avant d’être élu abbé d’Abondance, Raymond avait été prieur de Meillerie, qui dépendait de la congrégation du Grand-Saint-Bernard. Il disposait alors de vastes droits de justice et d’une tour prison. Lors d’une enquête menée en 1277, il est dépeint comme un homme influent, aux bonnes relations avec les agents du comte de Savoie, mais aussi comme usant arbitrairement des arrestations et amendes pour renflouer ses caisses ou celles du prieuré. Voir Bochaton 2019b et 2020.
  10. Mercier 1885, 140.
  11. Mercier 1885, 144.
  12. Saint-Gingolph est une paroisse lacustre voisine de Meillerie. Elle appartenait à l’abbaye d’Abondance depuis le XIIe siècle.
  13. Mercier 1885, 162.
  14. Carrier 2003, 7.
  15. Professeur d’histoire médiévale à Lyon 3.
  16. Carrier 2003, 7.
  17. Piccard 1904, 108 ; Tinthoin 1980, 265-266.
  18. Tinthoin 1980, 265-266.
  19. Tinthoin 1980, 265-266. Il s’agit d’ancelles.
  20. A.D. Haute-Savoie, 6C821, fol. 503.
  21. A.D. Haute-Savoie, 6C868, fol. 373.
  22. A.D. Haute-Savoie, 43 J 1448.
  23. Cet accès relie la cellule, où se trouvent les archives, aux locaux de la mairie d’Abondance.
  24. Dans ce placard se trouvent les archives de la paroisse. Il ne nous a pas été possible de le photographier.
  25. Bochaton 2020, 124.
  26. Alessandro Vitale-Brovarone, professeur de philologie romane à l’université de Turin, traduit ainsi cette cantilène : “Ô tour de Melerea, /solidement bâtie sur quatre coins, / vous avez subi un fort joli tour / de la part des convers de Melerea”. Vitale-Brovarone 2020.
  27. Bochaton 2020, 191.
  28. Bochaton 2020.
  29. Baud & Tardieu, éd. 2010, 105.
  30. Ibid., 161.
  31. Baud & Delerce, 5-6.
  32. Baud & Tardieu, éd. 2010, 106.
  33. A.D. Haute-Savoie, 1 C d.
  34. Piccard 1905, 46.
  35. Perrin 1887, 121.
  36. Bully & Sapin, 2013.
  37. Les évasions étaient courantes au Moyen Âge et on en retrouve souvent la mention dans les enquêtes. Bochaton 2020, 239-245.
  38. Sur la visite aux religieux emprisonnés, Lusset 2017.
  39. Lusset 2017. Voir également Bochaton 2019a.
ISBN html : 978-2-35613-413-4
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EAN html : 9782356134134
ISBN html : 978-2-35613-413-4
ISBN pdf : 978-2-35613-414-1
ISSN : 2741-1818
Posté le 11/11/2021
13 p.
Code CLIL : 3385 ; 4117
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Comment citer

Bochaton, Sidonie (2021) : La « tour des prisons » de l’Abbaye d’Abondance. Un espace au sein du carré claustral”, in : Charageat, Martine, Lusset, Élisabeth et Vivas, Mathieu, dir., Les espaces carcéraux au Moyen Âge, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 15, 2021, 75-88 [en ligne] https://una-editions.fr/tour-des-prisons-abbaye-dabondance-espace-carceral-carre-claustral [consulté le 24 octobre 2021].
doi.org/10.46608/primaluna15.9782356134134.4
Illustration de couverture • Montage à partir de
•Besançon, BM, ms. 148, fol. 182
•Chambéry, BM, ms.1, fol. 203v
•Tours, BM, ms. 52, fol. 2
•Avignon Bibliothèques (Ville d’Avignon), Dépôt de l’État, ms. 136, fol. 330v (Carole Baisson, Ausonius).
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