Le registre-journal de Pierre de L’Estoile nous renseigne sur les scandales qui ont lieu sous les règnes de Henri III et de Henri IV (1574-1611)1. La logique même du journal de L’Estoile y est propice : au lieu de chercher à reconstituer, par la narration, le sens de l’histoire, comme le fait d’Aubigné, et comme le font généralement les historiographes réformés, Pierre de L’Estoile conçoit son journal comme un « ramas » de textes divers, de « pasquils » qu’il trouve dans Paris, d’anecdotes concernant la cour, la Ligue, la vie des Parisiens en temps de guerre. Le mémorialiste rejoint le collectionneur pour offrir au lecteur une image fragmentaire de la vie au temps des guerres. Pierre de L’Estoile se pose ainsi en observateur neutre et distant des troubles de son temps. Ses opinions politiques sont pourtant bien visibles. Il se range au parti des « Politiques », c’est-à-dire des modérés ; il est hostile aux excès de la Ligue et à l’ingérence du pape, fidèle au roi, partisan d’une Église catholique et gallicane qu’il ne souhaite pas quitter mais dont il voit les défauts et les abus. S’il exprime clairement son avis sur les événements, Pierre de L’Estoile reporte, sans distinction de camp, les textes polémiques, les anecdotes curieuses, les éclats publics. Son journal est une collection de « scandales » : les rumeurs, les bruits, les calomnies2 qui circulent dans l’espace public sont soigneusement répertoriés et copiés par le mémorialiste. Pierre de L’Estoile semble ainsi devenir, par son goût de la collection, le messager de la fama, le colporteur du scandale. Tant s’en faut : son journal n’est pas publié de son vivant et son pouvoir scandaleux reste, pour ainsi dire, lettre morte. Le scandale est ainsi pris sur le vif et cristallisé par le texte qui le déplace du public à l’intime, de l’actualité à l’histoire. Ainsi désamorcé, mis à distance, le scandale dévoile son fonctionnement et ses stratégies de contagion. C’est ce que montre l’analyse de quelques occurrences du mot « scandale » dans les événements que relate Pierre de L’Estoile.
Crucifix-Maquereau
Pierre de L’Estoile reporte que dans la nuit du 10 mars 1580, l’évêque de Paris, Pierre de Gondi, fait ôter un crucifix en bois doré qui était suspendu au mur d’une maison dans la rue Vieille-du-Temple, proche des égouts3. La raison en était que ce crucifix avait été surnommé par le peuple « Maquereau » parce qu’il servait de repère pour le bordel qui se trouvait dans la maison. Il est probable que « Maquereau » soit la déformation de Marque-eau, et que le crucifix servît à l’origine à marquer le niveau de l’eau, lors de la crue de 14964. Si le crucifix est enlevé, c’est à cause de ce surnom, qui est, nous dit Pierre de L’Estoile, « scandaleus ».
Ce n’est donc pas l’objet qui est scandaleux, mais la parole par laquelle on le nomme : le scandale reçoit ici son sens moderne, il s’agit d’un bruit qui circule, qui diffame et qui peut conduire au péché, en faisant du crucifié un proxénète. À défaut d’ôter le nom, on enlève la chose : le crucifix est décroché du mur. Afin d’éviter le « scandale » l’évêché exerce une forme de censure : pour diriger les âmes, il contrôle les rues, il agit sur l’habitat des fidèles, il définit les parcours et leurs habitudes quotidiennes. Cette ingérence nous paraît presque ridicule par son excès de zèle. Pourtant elle en dit long sur le souci de contrôle qui pousse l’évêque à intervenir dans l’espace public, pour empêcher les habitants de s’emparer à leur guise de l’ameublement urbain. Il est fort possible en effet que le crucifix ne servît pas seulement d’enseigne ou de marque-eau, mais qu’il invitât aussi le passant à l’oraison et qu’il reçût les prières des prostituées de la maison. Mais les troubles religieux poussent l’évêque à supprimer tout emploi « mixte » des signes de culte par une démarche iconoclaste qui entend abolir la créativité du croyant, en levant toute forme d’ambiguïté.
Le scandale réside dans la réversibilité des signes : le sens théologique du « scandale » est ici réactivé5. Le crucifix, au lieu d’encourager la dévotion, peut pousser au péché les faibles. Il faut donc l’abolir pour supprimer une cause possible de trébuchement. Les objets sacrés sont plus dangereux que les choses profanes : le scandale revient précisément à superposer au sens religieux – ici, le sacrifice du Christ – un sens profane – le signe du bordel – en dégradant ainsi, par cette superposition, la vérité de la foi que le crucifix signifie.
Le scandale, donc, n’est pas ce que l’on croit : les choses sacrées sont, potentiellement, plus scandaleuses que les objets profanes, le crucifix est plus scandaleux que le bordel. L’évêque ne s’offusque pas de l’existence du bordel, mais bien plutôt de la présence d’un crucifix sur ses murs. Son geste nous paraît hypocrite, mais dévoile en réalité le véritable sens du scandale : le péché plus grave n’est pas de l’ordre de la morale – ici, aller au bordel – mais de l’ordre de la foi. Induire à croire, ne serait-ce qu’un instant, que la mort de Jésus ne conduit pas vers le salut mais vers le péché de la chair est bien plus grave que l’acte même de céder aux désirs de la chair.
Le crucifix-maquereau est scandaleux parce qu’il rappelle le sens paulinien du scandale : la croix de Jésus est scandale pour les faibles, signe de résurrection pour les croyants. La croix de la rue Vieille-du-Temple est un signe ambigu qui départage les vrais croyants des faux : en associant le Christ au bordel, le crucifix-maquereau répète les accusations protestantes à l’égard des catholiques. L’Église romaine n’est qu’une grande prostituée, et les fidèles du pape transforment le Christ en proxénète. Ce crucifix, qui invite les passants à entrer dans le bordel, rend ainsi concrètes et actuelles les accusations des réformés. Ce signe ambigu met dans la bouche des fidèles catholiques les invectives protestantes. C’est pour éviter ce « scandale » que l’évêque l’a fait prestement ôter de la rue.
La vie de « sainte Catherine »
Pierre de L’Estoile explique qu’en septembre 1574 circule un libelle imprimé qui diffame la reine mère, Catherine de Médicis, qu’on appelle la « vie de Sainte Catherine ». Son récit est légèrement différent dans le second manuscrit des mémoires où la « vie de sainte Catherine » est associée à d’autres documents contre la reine6, et notamment à une épigramme latine que Pierre de L’Estoile juge « trespiquant[e] et scandaleus[e]7 ». S’il est possible que ce pamphlet contre la reine mère circulât déjà en 1574, comme le suppose L’Estoile, nous en conservons différentes éditions, dont la plus ancienne est publiée en 1575 à Genève. Il s’agit du Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Medicis, Roine mère qui a été attribué à Henri Estienne, mais qui pourrait être aussi bien l’œuvre d’un réformé que d’un « politique », puisque, comme l’explique Pierre de L’Estoile, il fédère toutes les forces politiques contre la reine8. Le pamphlet retrace la biographie de Catherine pour la dévaloriser : elle serait, en réalité, de très basse extraction, elle empoisonnerait ses proches, elle n’hésiterait pas à changer de camp pour favoriser ses intérêts. C’est elle seule qui serait responsable du massacre de la Saint-Barthélemy, qui lui aurait permis d’éliminer ses ennemis protestants aussi bien que ses opposants catholiques. En vrai tyran machiavélien, la reine se servirait de la religion pour accroître son propre pouvoir. Pierre de L’Estoile ne copie pas ce pamphlet, dont en revanche Goulart reporte d’importants extraits9, mais décrit sa circulation et ses effets sur la cour.
La « vie de sainte Catherine » est un scandale selon sa conception moderne : il s’agit d’une rumeur qui vient calomnier la reine, en défigurant son image et en lui attribuant des actions qu’elle n’a jamais accomplies. La « vérité » de la vie de la reine mère, comme le dit le cardinal de Lorraine, est en jeu dans ce texte : par ces allégations, la vérité est brouillée, car il devient difficile de distinguer les anecdotes véritables des calomnies inventées. Le scandale est le résultat de ce brouillage : les soupçons, les bruits qu’il produit contribuent à son succès et nuisent à la renommée de Catherine.
La réaction de la reine est surprenante : pour faire taire les rumeurs, elle ne dénie pas les allégations du libelle, elle n’en poursuit pas les responsables. Au contraire, elle « se le fait lire » et rit « à gorge déployée », en précisant qu’elle aurait pu fournir des anecdotes encore plus piquantes. Cette réaction surprend : c’est que la reine, nous dit L’Estoile, dissimule « à la florentine10 ». En riant du texte, elle laisse entendre que ces mots ne l’affectent point et espère ainsi faire taire les rumeurs. Au lieu de réagir, comme on pourrait s’y attendre, en châtiant les huguenots, elle minimise la portée du scandale.
Le récit explique pourquoi : en s’attaquant aux huguenots, la reine risque de raviver les braises du conflit et tomber dans l’accusation, bien plus grave, de martyriser les réformés. Le libelle souligne le clivage entre la véritable sainteté (des réformés) et la fausse sainteté de la reine catholique : en poursuivant les auteurs, la reine risque de confirmer ce clivage et d’alimenter ainsi le discours protestant dénonçant la cruauté des rois qui s’en prennent au peuple réformé démuni.
Au lieu de susciter la réaction de la reine, le scandale exerce sur elle une forte contrainte. Pierre de L’Estoile l’explique : la reine dissimule « le mal talent qu’elle en avoit et couvoit contre les Huguenots, ausquels il estoit permis de crier et de se plaindre, puis qu’ils ne pouvoient autre chose11 ». Selon Pierre de L’Estoile, si les réformés sont persécutés, ils gardent le pouvoir de crier et de se plaindre. Plus encore : c’est justement parce qu’ils sont persécutés que la reine est contrainte de leur laisser le pouvoir d’écrire et de critiquer. La reine n’a pas tout pouvoir sur le parti réformé : si les huguenots sont persécutés, il leur reste la force des mots. Pierre de L’Estoile montre ici que la fabrique du scandale, et, plus encore, la fabrique de l’histoire, ne suit pas les mêmes principes dans le camp des catholiques et dans celui des protestants. Les seconds, n’étant pas à la tête du pays, étant écartés du pouvoir politique, ont la liberté de dénoncer vivement le parti catholique et de se forger une image forte de peuple persécuté. Les premiers, puisqu’ils gouvernent le pays, ne peuvent pas défendre leur politique sans risquer d’être accusés de manipuler les faits et d’agir par propagande. La parole est donc une arme plus efficace dans les mains des opposants et des exclus. C’est ce qu’affirme le cardinal de Lorraine, en laissant entendre qu’on accorde plus facilement de crédit aux chroniques des réformés qu’à celles des catholiques, alors que, dit-il « les mémoires des Huguenots ne sont pas toujours bien certains12 ».
Pierre de L’Estoile ne cherche pas à effacer le scandale, mais s’applique ici à en analyser les effets et la propagation. Visiblement, la rumeur circule très vite et accroît le discrédit de la reine mère. Mais la rumeur ne suit pas le clivage attendu entre catholiques et réformés, car « ce livre fust aussi bien recueilli des Catholiques que des Huguenos ». L’opposition à la reine, nous dit Pierre de L’Estoile, au lieu de séparer les deux camps, les rassemble. Le libelle, au lieu de susciter le conflit, semble ici l’apaiser. Puisque même la reine en rit, le pouvoir du scandale semble désamorcé et l’incident polémique réduit à un tour comique aux dépens de Catherine de Médicis. Pierre de L’Estoile semble ici vouloir minimiser la portée du scandale, en montrant que ses effets ne coïncident pas forcément avec les intentions (supposées) de ses auteurs. Il se sert d’une stratégie analogue pour désamorcer le scandale d’un libelle contre Charles IX, publié après sa mort, en juin 1574. Ce « tombeau satyrique » semblait « basti de la main d’un Huguenot » mais pouvait très bien aussi avoir été composé par un avocat très catholique13. Si Pierre de L’Estoile reporte avec alacrité dans son journal tous les scandales et les esclandres, il montre aussi que les effets produits ne sont pas toujours ceux qui étaient attendus.
Stemmata Lotharingiae
Stemmata Lotharingiae est un ouvrage composé par François de Rosières, archidiacre de Thoul, publié en 1580 à Paris par Guillaume Chaudière, et jugé par Pierre de L’Estoile « injurieux et scandaleux ». Pour cette raison son auteur est arrêté le 26 avril 1583 et amené au conseil privé du roi. François de Rosières risque la mort, mais par l’intercession de la reine mère, il est gracié.
Pierre de L’Estoile n’explique qu’en partie les raisons du « scandale » du livre : il colportait, d’après lui, des propos injurieux à l’adresse du roi, puisqu’il le décrit plus occupé de son intérêt privé que des intérêts du royaume (domesticae privataeque curae indulgere coepit). Plus précisément, le livre contiendrait « plusieurs choses repugnantes à la verité de l’histoire, tant contre l’honneur et réputation des Rois de France predecesseurs de Sa Majesté ». De fait, François de Rosières compose un récit en sept tomes pour illustrer la gloire des ducs de Lorraine et en expliquer l’histoire depuis la prise de Troie jusqu’à la fin du XVIe siècle. Il affirme qu’ils descendraient directement de Charlemagne et que Hugues Capet aurait usurpé le trône qui leur revenait. Cet avis généalogique ne suscite la polémique que deux ans après sa publication, quand le livre de Rosières est lourdement critiqué par des pamphlets14, et notamment par un texte le Discours du droit prétendu par ceux de Guise à la couronne de France15 (1583) de Duplessis-Mornay. Par ce long discours, Duplessis-Mornay comptait défendre les droits d’Henri de Navarre et condamner un texte qui semblait fonder les prétentions des Guise à diriger le royaume. C’est ce discours qui cause l’arrestation de Rosières et son interrogatoire. Le scandale n’est donc pas seulement le fait de l’ouvrage de Rosières, dont la publication en 1580 ne rencontre aucun obstacle, mais davantage le fruit de la rumeur que soulèvent les pamphlets et les discours qui en rendent compte.
Le scandale est moins dans les propos de Rosières que dans la manipulation dont ils font l’objet. L’éloge courtisan de la maison de Lorraine devient, sous la plume de Duplessis-Mornay, la prétention arrogante des Guise au pouvoir du roi. Le scandale est réversible : un argument en faveur de la Ligue est utilisé par la polémique anti-ligueuse pour condamner les ducs de Guise, qui iraient jusqu’à mettre en cause la généalogie des rois de France pour s’emparer du royaume16. Pierre de L’Estoile souligne la réversibilité du scandale et qualifie Stemmata Lotharingiae et son auteur comme « le plus inepte et impertinent livre et le plus mauvais advocat de la maison de Lorraine et de la Ligue qui ait esté de ce temps, faisant plus contre eux que pour, et auquel ils devoient plustost bailler de l’argent pour se taire que pour parler ». Pour lui, Rosières est l’auteur d’un « scandale passif » : il n’a pas cherché à scandaliser la cour d’Henri III, il a juste voulu faire l’éloge des ducs de Lorraine. Le scandale, d’après L’Estoile, n’est pas issu des manipulations de Duplessis-Mornay, mais tout simplement de la maladresse de Rosières, qui croyait défendre la Ligue alors qu’il fournissait des arguments à la polémique anti-guisarde.
Pierre de L’Estoile parvient ainsi à évoquer le scandale et à le désamorcer. Le livre de François de Rosières, explique-t-il, s’est retourné contre son auteur. Celui qui souhaitait scandaliser a été en réalité victime du scandale. Le « scandalisant scandalisé » est une figure récurrente sous la plume de Pierre de L’Estoile, qui s’en prend souvent aux auteurs de libelles qu’il juge maladroits, mal écrits, peu efficaces et, somme toute, peu « scandaleux ». C’est ainsi qu’en 1581 il condamne un « pasquil » qu’il juge « vilain, scandaleux et méchant », non seulement parce qu’il attaque le roi, mais aussi parce qu’il est « mal bati et rithmé », à cause du peu d’intelligence et d’habileté de son auteur17. Pierre de L’Estoile ne censure pas les libelles dont il désapprouve le contenu : il les reporte soigneusement dans son journal, mais les condamne implicitement en montrant leur inefficacité, leur maladresse, leur ineptie. C’est ainsi qu’il copie un dialogue, qui circule à la cour en 1581 et qui traite des amours interdites entre une grande dame et une fille18, alors que les éditeurs de son journal, en 1880, le censurent. Mais si Pierre de L’Estoile colporte le scandale, il le neutralise aussitôt en rabaissant son auteur au rang de « scandalisant scandalisé », puisque ce dernier n’est visiblement pas capable, d’après lui, ni d’écrire correctement, ni d’orchestrer habilement l’esclandre.
Le scandale des Stemmata Lotharingiae en dit long aussi sur l’efficacité réelle de la censure à la fin du XVIe siècle. On affirme d’habitude que le contrôle des libraires et des auteurs se renforce au cours du XVIe siècle : l’édit de 1563 impose l’obtention du privilège pour tout ouvrage destiné à la publication, la proclamation de l’index de Rome (1559, 1564) vient resserrer les mailles du contrôle19. Le cas des Stemmata Lotharingiae montre qu’en réalité le pouvoir de la censure est relativement faible. L’ouvrage de François de Rosières ne suscite aucune objection de la part des censeurs qui accordent le privilège en 1580. La publication du livre ne crée aucun scandale : il faut attendre 1583, c’est-à-dire trois ans après sa parution, pour que les passages problématiques du livre soient mis en exergue et que l’affaire soit portée devant le roi. Même alors, l’auteur n’est pas condamné, et, plus important encore, le livre n’est pas censuré et continue à circuler. On aurait donc tort d’imaginer, dans ces années de la fin du XVIe siècle, une relation étroite entre censure et scandale : le pouvoir de la censure n’est pas assez fort pour faire taire le scandale et confisquer les livres scandaleux, et inversement, la censure ne vient pas orchestrer des scandales – comme ce sera le cas plus tard pour le « scandale » de Théophile de Viau20 – afin de condamner et dissuader les opposants et d’affirmer le pouvoir de l’Eglise et, plus encore, le pouvoir du roi.
Affront fait à la Roine de Navarre
Cet épisode est bien connu : Henri III, en découvrant les scandales qui entourent la reine de Navarre, lui enjoint de quitter la cour et de rejoindre le roi son mari. Le 8 août 1583, la reine Marguerite quitte Paris, mais elle est arrêtée en chemin par la garde du roi, elle est fouillée, son entourage est emprisonné et interrogé. Avec quelques variantes, ce récit est repris par d’autres historiographes et notamment par Duplessis-Mornay dans ses mémoires, qui en soulignent la portée21 : le renvoi brutal de Marguerite et les efforts maladroits d’Henri III pour y remédier affectent durablement les rapports entre le roi catholique et son cousin protestant.
Pierre de L’Estoile, en décrivant l’épisode, explique les mécanismes par lesquels le scandale se construit. Au départ, il n’y a pas de scandale, mais un cas problématique : la reine Marguerite a une liaison avec Champvallon à la cour et ne s’en cache pas. Le roi, exaspéré de sa conduite, lui enjoint de partir. Par un zèle que L’Estoile n’explique pas, le roi la fait suivre, la fait fouiller, en espérant trouver des preuves de sa liaison avec Champvallon ou de l’existence de l’enfant qu’elle aurait porté de lui. Le roi ne trouve rien : le scandale n’est pas là où on l’attend. Pour Pierre de L’Estoile, les frasques de la reine Marguerite sont moins « scandaleuses » que l’inspection infructueuse du roi. Ce n’est pas la faute qui scandalise, mais ses conséquences et la publicité qu’on lui accorde : en poursuivant la reine, le roi n’a fait qu’entretenir les bruits qui la diffament, sans pouvoir prouver sa culpabilité. En voulant blâmer sa sœur, Henri diffame son beau-frère et en définitive fait retomber le scandale sur sa propre « renommée ». C’est ainsi que, pour vouloir réparer les « scandale et escorne indigne de son nom et de ses armes », Henri III écrit une seconde lettre à Henri de Navarre. Ce geste de réparation ne fait qu’accroître le bruit : pour minimiser les médisances au sujet de Marguerite, Henri la compare à l’austère Jeanne d’Albret et finit par calomnier la mémoire de la mère du roi de Navarre, sans parvenir à excuser les erreurs de sa propre sœur. Pierre de L’Estoile décrit ici avec précision la fabrique du scandale : le « cas » devient scandale quand il est entouré de bruit et qu’il est impossible de déterminer si la rumeur est véritable. Tout récit qui viserait à l’atténuer, comme les deux lettres du roi, ne fait que répandre davantage la rumeur.
Pierre de L’Estoile s’insinue ici, par une éthopée, dans les pensées du roi Henri : « le Roy aiant songé à la consequence d’une telle affaire, et à ce que le Roy de Navarre se resouldroit là dessus (comme il advinst) de ne la plus reprendre […] il fist nouvelles lettres… »22. Les hésitations et revirements d’Henri III manifestent la difficulté de toute action dans un contexte tendu où il est difficile de départager le vrai du faux. Pierre de L’Estoile ne s’avance pas jusqu’à dire si, oui ou non, la reine a porté l’enfant de Champvallon. La tâche qu’il s’attribue n’est pas celle de reconstituer la vérité, mais bien plutôt de rapporter les récits colportés en son temps. Son texte décrit ainsi le caractère incertain et la signification ambigüe des faits publics : le « bruit » court de « l’enfant […] qu’elle avoit fait depuis sa venue à la cour ». Cette rumeur pousse alors le roi à chercher les signes d’un avortement. Mais, dans sa deuxième lettre au roi de Navarre, Henri III affirme que ce bruit « estoit faux, et qu’on avoit, par faux rapports, innocemment chargé l’honneur de ladite Roine de Navarre ». Henri III, qui recherche pourtant la vérité avec alacrité, ne la découvre pas et diffuse de fausses rumeurs. Henri de Navarre, qui ne semble pas chercher la vérité, prend pour véritable la rumeur qui s’accorde le mieux avec ses projets politiques. Ce récit semble montrer qu’en matière de scandale, les effets sont plus intéressants que les causes, et que la solution du scandale vient moins de l’explication des motifs que de la maîtrise des effets.
Le récit de L’Estoile diffère des versions des auteurs protestants et notamment de celle que propose d’Aubigné dans son Histoire universelle. Il est utile de lire cette deuxième version pour mesurer l’écart entre les deux textes :
La Roine de Navarre s’en estant retournee à la Cour avec la Roine sa mere, il advint que cet esprit impatient ne demeura guères sans offenser le Roi son frere et ses mignons, et faire parti dans la Cour avec ceux qui diffamoyent ce Prince, en lui imputant de très sales voluptez, auxquelles mesmes il sembloit que les Dames eussent interest. Là dessus ceste Princesse receut quelques affronts, desquels le dernier fut que Salem capitaine des gardes, la fit demasquer à la porte Sainct Jacques, comme elle partoit de Paris pour s’en retourner en Gascongne trouver le Roi son mari, avec lequel pourtant elle estoit en très mauvais mesnage.
Le Roi de Navarre prenant advis de son conseil en cet affaire, trouva par consentement de tous qu’il devoit s’en resentir, et pour cet effect envoyer sommer le Roi de lui faire une justice notable avec une clause qui sentist le deffi, ou au moins separation d’amitié en cas de refus : tous conseillèrent cela, et tous refusèrent l’execution, hormis Aubigné : qui […] s’abandonna à faire le voyage : trouve le Roi à Sainct Germain, qui ayant donné au messager toutes apparences de terreur, l’ouyt haranguer sur les interests que portoyent les injures des Princes : sur ce que cet acte d’infamie avoit esté joüé en la plus splendide compagnie et sur l’eschaffaut plus relevé de la Chrestienté. […] La response du Roi fut, Retournez trouver le Roi vostre Maistre, puisque vous l’osez appeler ainsi, et lui dictes que s’il prend ce chemin, je lui mettrai un fardeau sur les espaules qui feroit ployer celles du grand Seigneur. Allez lui dire cela, et vous en allez ; il lui faut de telles gens que vous23.
Le déroulement de l’accident est différent : d’Aubigné met en avant son rôle dans l’histoire, alors que les autres chroniqueurs ne mentionnent pas son intervention auprès d’Henri III. Les historiens ont cherché à expliquer ces divergences et à définir les circonstances véritables de l’événement, qui semble plus proche du récit de L’Estoile que de celui de d’Aubigné24.
Plus intéressant pour nous est le traitement que propose d’Aubigné du scandale. Dans son Histoire universelle, ce terme apparaît très peu : c’est que d’Aubigné prétend retracer l’histoire « véritable » et rejeter tout ce qui est de l’ordre de la fama. S’il se met en avant dans ce récit, c’est aussi pour souligner la véracité des événements dont il a été, semble-t-il, un des premiers témoins. En revanche, la « vérité » du journal de L’Estoile n’est pas dans le sens des événements, mais davantage dans l’authenticité des documents qu’il convoque : L’Estoile retrace l’histoire de la fama, et donc du scandale ; d’Aubigné raconte l’histoire « véritable » et s’intéresse davantage aux événements qu’aux rumeurs qu’ils suscitent. Si L’Estoile s’attache à décrire les hésitations d’Henri III et les effets imprévus de son action, d’Aubigné laisse très peu de place à l’irrésolution et au hasard : il lui importe de brosser un portrait péjoratif de la reine Margot, pour expliquer les raisons qui poussent les deux rois à la rejeter, mais il ne mentionne pas les prétendus adultères de la reine, parce que leur vérité n’est point certaine et qu’ils pourraient porter atteinte indirectement à la renommée du roi de Navarre. Il s’ensuit que d’Aubigné est beaucoup plus engagé dans le récit que L’Estoile : sous sa plume l’incident prend une tournure tragique qu’il n’a pas dans le registre-journal. Pierre de L’Estoile paraît distant des événements : s’il rentre dans tous les détails du scandale, il le réduit à une anecdote plaisante qui s’achève par le bon mot d’Henri de Navarre : « Le Roy me fait beaucoup d’honneur par toutes ses lettres : par les premieres, il m’appelle cocu, et par ses dernieres, fils de putain. Je l’en remercie. » Ce bon mot est absent de l’Histoire de d’Aubigné, qui ne reporte que les propos menaçants d’Henri III. L’Estoile relate le scandale mais ensuite en minimise les effets ; d’Aubigné récuse le scandale, retrace les événements et en explique la portée politique pour décrire la logique de l’évolution des guerres. L’Estoile ne prétend pas expliquer le sens de l’histoire : il ne pourrait pas écrire les Tragiques. Le fragment, l’anecdote l’intéressent plus que la reconstitution providentialiste d’une histoire qui serait « universelle ».
Une Religieuse de l’Hostel Dieu pendue
à Paris, pour meurtre
Le 25 septembre 1584, sœur Thiennette Petit, pour venger une légère offense, poignarde une compagne et égorge une vieille sœur25. Le scandale n’est pas dans cette aventure, mais dans ses effets, c’est-à-dire dans la rumeur qu’elle pourrait susciter. C’est pour cette raison, nous dit Pierre de L’Estoile, que l’exécution de la nonne assassine, prévue originairement devant l’Hôtel-Dieu, c’est-à-dire en plein centre de Paris, sur le parvis de Notre-Dame, est déplacée au gibet de Montfaucon, dans l’actuel dixième arrondissement, où ont lieu ordinairement les exécutions, pour minimiser la portée particulière du crime puni.
L’histoire de l’Hôtel-Dieu, au XVIe siècle, est ponctuée par différents scandales : les sœurs augustiniennes qui y travaillaient étaient, semble-t-il, peu disciplinées et souvent « corrompues » par le contact constant avec les malades, et donc avec le monde26. L’épisode rapporté par Pierre de L’Estoile surprend pourtant par sa violence. À la cruauté du crime répond la violence de la sentence : la nonne est condamnée par les autorités ecclésiastiques à être pendue sur la place publique. Mais alors que la potence est déjà dressée et que la place est noire de monde, la cour suspend l’exécution et impose de la déplacer dans un lieu moins couru, « afin de fuir à plus grand scandale ». Pierre de L’Estoile ne précise pas quel serait le scandale « plus grand », mais on le déduit aisément du texte : le scandale, c’est de montrer à un « infini peuple assemblé » le spectacle d’une femme assassine ; le scandale plus grand, c’est que cette femme est une religieuse, de foi catholique, qui par son crime risque de noircir l’image des filles « blanches » de l’Hôtel-Dieu et de fournir un argument à la polémique protestante en montrant les défauts et les vices des religieux catholiques.
L’exécution qui devait être exemplaire risque alors de se transformer en esclandre. L’affaire de sœur Thiennette montre bien la proximité entre exemple et scandale27. Le chapitre de Paris orchestre une punition exemplaire : pour décourager le vice, on s’apprête à mettre en scène un châtiment. La sœur sera suspendue à la potence avec le couteau qui a servi le crime. Sur l’échafaud seront montrés, en memento pour la foule, la trace du crime (le couteau) et sa coupable : ce spectacle tragique devrait dénoncer la violence et dissuader chaque passant de céder au crime et à la vengeance. L’habit religieux servirait alors à renforcer l’exemple : le vice et la violence peuvent se cacher dans les âmes plus pures et dans les endroits les plus saints ; il faut donc, à tout prix, rester vigilant et les chasser de son cœur. Ce prêche muet pourtant n’a pas lieu. La cour craint que l’exemple ne se transforme en scandale : le même couteau, le même corps sans vie risquent en effet de rendre publics le crime et le vice, et de la sorte, malgré la punition, de nourrir l’imagination des fidèles de récits vicieux, en faisant courir le bruit de la corruption des nonnes. Le scandale est un exemple détourné : la rumeur suit en effet les mêmes stratégies de l’exemplum. Les prêches que Pierre de L’Estoile reporte dans son journal le montrent bien : le curé ligueur de Saint-André-des-Arts qui, depuis la chaire, compare Henri de Navarre à un loup qui veut entrer dans la bergerie pour massacrer les moutons, propose aux fidèles un exemple pour susciter en eux la crainte et les appeler à se ranger du côté de la Ligue. Mais ses propos peuvent aussi avoir l’effet inverse : Pierre de L’Estoile et d’autres catholiques en sont « scandalisés », au lieu de rejoindre les rangs de la Ligue, s’en écartent et restent, plus que jamais, fidèles au roi.
L’exemple de sœur Thiennette va plus loin : son exécution suscite l’émotion (movere), mais, au lieu de réprimer le crime, l’émoi public risque de l’encourager par contagion. Le récit de ses méfaits, exhibés sur l’échafaud, pourrait répandre des « rumeurs » et ainsi alimenter la violence au lieu de la réprimer. L’ordre de la cour, de déplacer l’exécution dans un lieu moins couru, est clairement dicté par le désir de limiter la « contagion » du crime. Le récit de Pierre de L’Estoile, au contraire, ne semble pas craindre la contagion : bien que le spectacle ait été caché aux regards du public assemblé, le mémorialiste le relate avec force détails. Pierre de L’Estoile semble croire qu’il est possible de résister à la contagion du scandale : s’il reporte toutes sortes de faits scandaleux, c’est qu’il ne pense pas pouvoir en être « contaminé ». Dans son journal, il s’applique ainsi à rendre le scandale inefficace par différentes stratégies : l’ironie, la contextualisation, la mise à distance désamorcent clairement l’esclandre. Si L’Estoile est « scandalisé » par le prêche du curé de Saint-André-des-Arts, il prend un grand « plaisir », écrit-il, à le recopier dans son journal. Si le scandale émeut (movere) on peut en réduire l’efficacité en minimisant sa portée, en soulignant son ridicule, en transformant l’esclandre en anecdote et l’émotion en amusement. Les terribles scandales des guerres, une fois reportés dans le registre-journal, ne suscitent plus la crainte et les larmes, mais le plaisir du lecteur. Jean Le Laboureur, dans son édition des mémoires des guerres par Castelnau, propose un traitement analogue du scandale :
J’ai aussi recherché avec soin tous les libelles du temps, et encore que j’aye donné quelques-uns qui peuvent passer pour ingénieux, je pense en avoir usé comme ceux qui mettent du venin et des choses de mauvaise odeur dans la composition des contrepoisons et des parfums. Ces sortes de pièces font plus d’effet et plus d’impression quand elles sont moins publiques ; alors on en est curieux ; on les estime pour leur rareté ; on y court et on y croit : mais quand elles sont enchâssées dans leur sujet, c’est un Thyrse découvert qui ne peut plus blesser que les fols et les furieux28.
Le récit et la publication des troubles des guerres, au lieu de colporter le scandale, serviraient d’antidote à son pouvoir de contagion. Le travail du mémorialiste permettrait alors de calmer les passions et de réduire la violence par la mise à distance des événements. C’est du moins ainsi que Pierre de L’Estoile semble concevoir son récit, en s’opposant à la théorie platonicienne de la contagion. La mise en récit du scandale ne corrompt pas les lecteurs, mais au contraire sert de vaccin. En assumant « à petites doses », par la mise à distance du récit, les événements présents, le lecteur ne peut plus en être blessé mais parvient à se détacher des soucis présents, et même, selon Pierre de L’Estoile, à en tirer du « plaisir ».
Histoire et scandale
Les faits « scandaleux » que Pierre de L’Estoile reporte dans son journal contribuent à définir le lien entre scandale et histoire au temps des guerres de Religion. Le scandale est comme une mine dans un champ : il explose dès qu’on le touche, sans que l’on puisse prévoir à l’avance s’il atteindra l’ennemi ou l’allié. La seule stratégie pour l’éviter est d’avancer avec précaution, d’éviter d’y toucher, de peur qu’en voulant le désamorcer on ne le déclenche. Pierre de L’Estoile sait manipuler le scandale avec précaution : il ne s’en sert pas comme une arme pour défendre sa cause – comme le fait en revanche Agrippa d’Aubigné dans l’affaire du renvoi de la reine de Navarre – mais il l’expose pour montrer le poids de la fama dans les événements de la guerre. Il s’attache ainsi à décrire des cas – le crime de l’Hôtel-Dieu, les frasques de la reine Margot – pour montrer comment la rumeur les transforme en scandale. Cette transformation a parfois pour effet d’éluder l’injustice véritable – le meurtre, l’adultère – pour en considérer seulement les effets. Le scandale déforme la vérité, ou plutôt, il est le processus par lequel la vérité se brouille au point de rendre difficile toute réaction. Ceux qui désirent faire taire le scandale et reconstituer la vérité – Henri III, le chapitre de Paris – sont destinés à l’échec.
Le scandale est dangereux parce qu’il adopte les mêmes stratégies que l’exemple : il s’agit d’une histoire qui émeut (movere), qui circule facilement, et qui invite ceux qui l’entendent à changer de conduite. Mais si l’exemple doit porter à la vertu, le scandale porte au vice. La frontière entre exemple et scandale est ténue : les mêmes objets – le crucifix, le couteau – peuvent servir l’édification morale ou la corruption.
Pierre de L’Estoile ne semble pourtant pas craindre le scandale : s’il ne s’en sert pas, dans ses mémoires, pour défendre sa vision de l’histoire, il le convoque pour montrer que seule l’histoire peut venir à bout du scandale. Le travail du mémorialiste consiste ainsi à faire passer les événements du présent au passé, à désamorcer la violence et le désordre du fait divers, en l’inscrivant dans le cadre plus vaste de la longue durée. Si l’histoire racontée par Pierre de L’Estoile ne révèle pas le sens providentiel des troubles du temps, elle manifeste le lien étroit entre la fama et la guerre : toute parole prononcée dans l’espace public, qu’elle soit vraie ou fausse, peut conduire à la violence. La démarche de Pierre de L’Estoile semble particulièrement éclairante aujourd’hui, au temps des messages viraux et des fake news, et nous invite à adopter le regard curieux et distant du collectionneur et mémorialiste qui, par l’analyse et la mise à distance des événements, parvient insensiblement à désamorcer le scandale.
ANNEXES
• Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux : 1574-1611, reproduction de l’édition de Jouaust et Lemerre, vol. 1, Paris, Tallandier, 1875-1880.
Septembre 1574 (p. 27-28)29
La Vie Ste Katherine. – En ce temps, la Vie de la Roine Mere, imprimée, qu’on a depuis vulgairement apelée la Vie Ste Katherine, court par tout. Les caves de Lion en sont plaines, et la Roine elle mesme se la fait lire, riant à gorge desploiée, et disant que s’ils lui en eussent communiqué devant, elle leur en eust bien apris d’autres qu’ils ne scavoient pas, qu’ils avoient oubliées, et qui eussent bien fait grossir leur livre, dissimulant, à la Florentine, le mal talent qu’elle en avoit et couvoit contre les Huguenots, ausquels il estoit permis de crier et de se plaindre, puis qu’ils ne pou voient autre chose. La vérité est toutefois que ce livre fust aussi bien recueilli des Catholiques que des Huguenos (tant le nom de ceste femme estoit odieux au peuple) et ai oui dire à des Catholiques, ennemis jurés des Huguenots, qu’il n’y en avoit pas la moictié de ce qu’elle avoit fait, et que c’estoit dommage qu’on n’y avoit tout mis. Le Cardinal de Lorraine l’aiant leu, dit à un sien familier, nommé La Montagne, qui lui en parloit et disoit qu’il croioit que la pluspart de ce qui estoit là dedans, n’estoit que fausseté et mensonge : « Je croy, dist il, qu’il y a voirement de l’artifice et du desguisement en beaucoup de choses ; mais aussi il y a de la vérité beaucoup. Je n’ose dire, comme l’autre, qu’il n’est que trop vrai. Croi moi, Montagne, que les memoires des Huguenos ne sont pas tousjours bien certains. Mais de ce costé là, ils ont rencontré. J’en scai quelque chose ».
Mars 1580 (p. 355)30
Crucifix-Maquereau. – La nuit du jeudi 10e mars, de l’ordonnance de l’évesque de Paris [Pierre de Gondi], assisté d’un secret consentement de la Cour, fust osté et enlevé du lieu où il estoit le crucifix surnommé Maquereau, et, par les gens du Guet, porté en l’Évesché, et ce à cause du scandaleus surnom que le peuple lui avoit donné, à raison de ce que c’estoit un crucifix de bois peint et doré, de la grandeur de ceux qu’on void ordinairement aux paroices, plaqué contre la muraille d’une maison sise au bout de la vieille rue du Temple, vers et proche des esgouts, en laquelle maison et aux environs se tenoit un bordeau : qui donna occasion de donner à ce crucifix le surnom de Maquereau, pour ce qu’il servoit de marque et d’enseigne à ceux qui alloient chercher ces bordeliers repaires.
• Pierre de L’Estoile, Registre-journal du règne de Henri III, vol. 4, 1582-1584, Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck (éd.), Genève, Droz, 2000.
Avril 1583 (p. 91)
L’aucteur du livre Stemmata Lotharingiae. – En ce temps, Me François de Rosieres, Archidiacre de Thoul, subject du duc de Lorraine, aiant esté envoié prisonnier en la Bastille par commandement du Roy, pour avoir emploié en un livre par lui composé sous l’intitulation : Stemmatum Lotharingiae ac Barri Ducum, Tomi Septem, plusieurs choses repugnantes à la verité de l’histoire, tant contre l’honneur et reputation des Rois de France predecesseurs de Sa Majesté, que mesmes contre l’honneur et la dignité d’icelle, fust, ce 26e avril, par le Chevalier du Guet, capitaine de la Bastille, amené pardevant le Roi, assisté d’un grand nombre de princes, chevaliers et autres seingneurs de son Conseil privé : où estant, il se mist incontinent à deux genous, implorant la grace et bonté de Sa Majesté sur la grande offense par lui commise ; laquelle encores qu’elle ne peust estre reparée par lui que par punition de la vie (comme lui remonstra en peu de paroles le sieur de Cheverni, Garde des Sceaux de France), neantmoins le Roy, à la requeste de la Roine sa mere, qui le supplia de lui vouloir, pour l’amour d’elle et de Monseingneur de Lorraine pardonner et user de grace et misericorde en son endroit, lui donna la vie, et lui commandant de se lever, lui enjoignist de demeurer pres mondit seingneur de Lorraine jusques à ce qu’il eust satisfait à ce qui lui seroit declaré touchant le susdit livre par le president La Guesle et ses Avocats et Procureur general. Ce beau livre fust in-folio imprimé à Paris, par Guillaume Chaudiere, l’an 1580, avec privilege du Roy, signé Nicolas : contre la Majesté duquel toutefois il y avoit des traits injurieux et scandaleux, principalement au feuillet 369, tome V, où il parle ainsi : Et ab hinc Henricus apud suos male aliquantulum audiit. Mox enim Rhemis inunctus a Ludovico Guisyo Cardinale (quod Ludovicus nepos, loci Archiepiscopus, cui jus inungendi Regem competit, sacris nondum initiatus esset), Lutetiamque profectus, jam a publico rerum statu, ut videbatur, alienor, domesticae privataeque curae indulgere coepit, nutare, certoque duci persuasu, quae singula generosum Regem emolliunt et dejiciunt.
Au reste, le plus inepte et impertinent livre et le plus mauvais advocat de la maison de Lorraine et de la Ligue qui ait esté de ce temps, faisant plus contre eux que pour, et auquel ils devoient plustost bailler de l’argent pour se taire que pour parler.
Août 1583 (p. 96-97)
Affront fait à la Roine de Navarre, qui depuis a cousté cher à la France. Response plaisante du Roy de Navarre. – Le lundi VIIIe, la Roine de Navarre, apres avoir demeuré en la Cour du Roy, son frere, l’espace de 18 mois (avec beaucoup de plaisir et contentement) partist de Paris pour s’accheminer en Gascongne retrouver le Roy de Navarre son mari, par commandement du Roy, reiteré par plusieurs fois, lui disant que mieux et plus honnestement elle seroit pres son mari qu’en la Cour de France, où elle ne servoit de rien. De fait, partant ledit jour de Paris, s’en alla coucher à Palaiseau, où le Roy la fist suivre par 60 archers de sa garde, sous la conduite de Larchant, l’un des capitaines d’iceux, qui la vinst rechercher jusques dans son lit, et prendre prisonnieres la dame de Duras et la damoiselle de Bethune, qu’on accusoit d’incontinence et d’avortemens procurés. Furent aussi, par mesme moien, arrestés le seingneur de Lodon, gentilhomme de sa maison, son escuier, son secretaire, son medecin, et autres, qu’hommes que femmes, jusques au nombre de dix, et tous menés à Montargis, où le Roy lui-mesmes les interrogea et examina, sur les deportemens de ladite Roine de Navarre sa seur, mesmes sur l’enfant qu’il estoit bruit qu’elle avoit fait depuis sa venue en Cour : de la façon duquel estoit soubçonné le jeune Chamvalon, qui, de fait, à ceste occasion, s’en estoit allé et absenté de la Cour. Enfin le Roy, n’aiant rien de certain peu descouvrir par la bouche desdits prisonniers et prisonnieres ne autrement, les remist tous et toutes en leur liberté, et licentia la Roine de Navarre sa seur, pour continuer son chemin vers Gascongne ; et ne laissa pourtant d’escrire de sa main au Roy de Navarre, son beau-frere, comme toutes choses s’estoient passées. Du depuis, le Roy aiant songé à la consequence d’une telle affaire, et à ce que le Roy de Navarre se resouldroit là dessus (comme il advinst) de ne la plus reprendre, qui seroit un scandale et escorne indigne de son nom et de ses armes, joint que la renommée en estoit jà bien avant espandue jusques aux nations estrangeres, il fist nouvelles lettres et depesches au Roy de Navarre, par lesquelles il le prioit de ne laisser, pour ce qu’il lui avoit mandé, de reprendre la Roine sa seur, car il avoit appris du depuis et sçeu certainement que tout ce qu’on lui en avoit fait entendre de ce costé-là et ce qu’il lui en avoit escrit, estoit faux, et qu’on avoit, par faux rapports, innocemment chargé l’honneur de ladite Roine de Navarre, sa seur. A quoi le Roy de Navarre ne fît autrement response, et, s’arrestant au premier advis que le Roy lui avoit donné, qu’il sçavoit certainement contenir verité, s’excusa fort honnestement à Sa Majesté, et cependant se resolut de ne la point reprendre. Dequoi le Roy irrité, envoia par devers lui monsieur de Bellievre, avec mandement expres et lettres escrites et signées de sa main, par lesquelles, avec paroles aigres et piquantes, il lui enjoingnoit de ne faillir de mettre promptement à execution sa volonté. Entre les autres traits qui estoient dans lesdites lettres du Roy, cestui-ci en estoit un : Qu’il sçavoit comme les Rois estoient subjets à estre trompés par faux rapports, et que les princesses les plus vertueuses n’estoient bien souvent exemptes de la calomnie, mesmes pour le regard de la feue Roine, sa mere, qu’il sçavoit ce qu’on en avoit dit et combien on avoit tousjours mal parlé. Le Roy de Navarre, aiant veu ces lettres, se prend à rire, et en presence de toute la noblesse qui estoit là, dit à monsieur de Bellievre tout haut : Le Roy me fait beaucoup d’honneur par toutes ses lettres : par les premieres, il m’appelle cocu, et par ses dernieres, fils de putain. Je l’en remercie.
Septembre 1584 (p. 151-152)
Une Religieuse de l’Hostel Dieu pendue à Paris, pour meurtre. – Le 25e septembre, seur Thiennette Petit, Fille blanche de l’Hostel Dieu de Paris, la nuit, bailla à une autre Fille, sa compagne, quelques coups de Cousteau, en intention de la tuer, et à une vieille Religieuse, nommée seur Jeanne la Noire, coupa la gorge, du mesme Cousteau ; puis, se retirant et doutant d’estre apprehendée et punie, se precipita d’une haulte fenestre dans la riviere, sans toutefois s’offenser. D’où retirée et prise, fut menée aux prisons du Chapitre de Paris, où son proces lui fust tost fait, et fust, par le Bailli dudit Chapitre, condamnée à estre pendue en une potence, qui fut plantée devant ledit Hostel Dieu ; et ja y avoit infini peuple assemblé pour en voir l’execution, laquelle fut empeschée par un appel interjetté de la sentence, laquelle neantmoins fut confirmée par arrest de la Cour, fors que ladite Cour l’envoia pendre à Monfaucon, en une potence où elle fut attacchée aveq l’homicide Cousteau. Et ce fist la Cour, à fin de fuir à plus grand scandale. Estrange fut trouvé le cas, en ce qu’une jeune fille de vingt-cinq ans, nourrie dix ans audit Hostel Dieu, en habit et exercice de religieuse, eust la hardiesse et l’asseurance de vouloir tuer, de sang froid et par machination precogitée, deux de ses seurs religieuses, pour venger une legere offense qu’on disoit qu’elles lui avoient faites trois mois auparavant.
• Pierre de L’Estoile, Mémoires, Journal de Henri IV, 1589-1594, Paris, Foucault, 1825.
Mai 1593 (p. 394-396)31
Le dimanche 23e may, le curé de Saint-André-des-Ars cria en sa chaire, aprés le Roy, Au loup ! Dit, que les prieres des Rogations avoient esté premierement instituées contre la rage des loups qui devoroient les hommes. Qu’à plus forte raison on les devoit faire aujhourdui contre la rage de ce furieux loup de Bearnois, qui vouloit entrer dans la bergerie. Et qu’il y avoit eu un bon loup, qui avoit dit en ceste ville que ce grand loup s’estoit defulé quand il avoit veu passer la procession. « Meschant qu’il est, dist-il, je sais au contraire, qu’il chantoit des psalmes pendant qu’elle passoit. On vous dit qu’il sera catholique, et qu’il ira à la messe : eh, mes amis, les chiens y vont bien, et si vous dirai davantage que s’il y va une fois, la religion est perdue, il n’y aura plus de messes, ni de processions, ni de sermons. Et cela est aussi vrai comme Dieu est au saint sacrement de l’autel que je vay recevoir. On me dira là-dessus que je n’appele point la conversion de l’Heretique, mais sa mort ; au contraire je la souhaitte et desire, et n’empesche point qu’il soit receu pour penitent en l’Eglise : mais pour Roy, je l’empesche, et plus de cent mil avec moi. Badaux que vous estes, qui ne congnoissés pas que ce vieil loup fait le regnard seulement pour entrer et manger les poules ! Car d’estre jamais autre qu’heretique, il n’est et ne le sera : mesmes, dimanche dernier et jeudi encores, il fut au presche, et le sçai de ceux qui l’y ont veu. Mais quoi ! Nos bons politiques, qui contrefont tant ici avec nous les bons catholiques aiment ce ventre saint-gris : c’est un juron qui leur plaist, pource que ce sont pourceaux à qui ce loup promet de remplir la panse, qui est tout ce qu’ils cherchent. De moi, mes amis, je ne puis croire que nos princes entendent jamais à aucun accord, et ne puis croire ce qu’on en dit : car c’est chose horrible à penser seulement qu’on veuille avoir paix avec un diable, un loup, un heretique, un vieil relaps, un excommunié, un vilain et un bastard comme lui. Que s’il estoit question de faire la paix, il y a cinq ans que nous souffrons : pourquoi a-t-on tant attendu ? Que ne l’a-t-on faite plus tost sans nous faire tant languir ? Ha, pauvre peuple, pensés-y, ne l’endurons point mes amis ! plustost mourir. Prenons les armes, ce sont armes de Dieu, encores qu’elles soient materielles ; car c’est contre les ennemis de Dieu. Un bon ligueur (et je vous declare que je le suis, et que j’y marcherai le premier) vaincra tousjours trois et quatre politiques. Ils ne sont point gens pour nous, més que nous nous voulions bien entendre ; mais il se faut aider. Qui frappe le premier ce dist-on, à l’avantage. Je sais bien qu’il y en a ici qui diront au sortir que je suis un seditieux, et qu’il me faut jetter dans un sac en l’eau. Pleust à Dieu que je le fusse pour la gloire de mon Dieu ! On a bien dit qu’on me feroit quelque jour rostir en la broche avec encores un plus homme de bien que moi, et que nous ne preschions que le jeusne, mais que nous aimions bien les lardons. Patience ! Au reste, mes amis, je sais qu’il y en a beaucoup, et mesme de ceste paroisse, qui sont allés à Sainct-Denis et y vont tous les jours, et estans là vont ouir la messe. Je vous declare que les messes et services, qu’on dit à Sainct-Denis et ailleurs aux villes de l’obeissance qu’ils apellent, ne valent rien ; et que tant ceux qui les disent, que ceux qui y assistent sont tous meschans et excommuniés. » Desquelles paroles plusieurs assistans, et des plus grands catholiques furent fort scandalizés, entre lesquels j’estois qui pris plaisir, au sortir, de faire le present extrait de ce venerable sermon.
Note
- Pierre de L’Estoile, Registre-journal du règne de Henri III, éd. Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck, Genève, Droz, 1992.
- Voir la définition de « scandale » du dictionnaire de Cotgrave, (« a slurre, tumult, uprore ») rappelée en introduction.
- Voir le texte en annexe, p. 171.
- Anne Szulmajster-Celnikier « Représentations et imaginaires parisiens : réanalyse, métaphore, figement analytique », La Linguistique, 46, 2010, p. 121-152.
- Voir le sens premier du mot dans les dictionnaires de Cotgrave (1611) et de Richelet (1680) : le scandale est une action qui donne aux autres l’occasion de pécher.
- Pierre de L’Estoile, Registre-journal du règne de Henri III, éd. cit., vol. I, 1574-1575, p. 111.
- Ibid., p. 85, note g.
- Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne-mère (1575), éd. Nicole Cazauran, Genève, Droz, 1995.
- Simon Goulart, Mémoires de l’estat de France sous Charles IX, Meidelbourg, H. Wolf, 1578, t. III, partie 2, fol. 422v-485r.
- Voir annexe p. 171.
- Voir annexes, p. 171.
- Ibid.
- Pierre de L’Estoile, Registre-journal du règne de Henri III, op. cit., vol. I, juin 1574, p. 60.
- Nicolas Vignier, historiographe d’Henri III, en fait une critique en 1582, dans son Traicté de l’estat et origine des anciens François, Troyes, C. Garnier, 1582.
- Disponible en ligne.
- Marco Penzi, « Les pamphlets ligueurs et la polémique anti-ligueuse : faux-textes et “vrais faux”. Propagande et manipulation du récit (1576-1584) », dans La Mémoire des guerres de Religion. La concurrence des genres historiques (XVIe-XVIIIe siècle), éd. Jacques Berchtold et Marie-Madeleine Fragonard, Genève, Droz, 2007, p. 133-152.
- « Sur la fin de cest an 1581, fust semé à la Cour le suivant Pasquil, aussi mal bati et rithmé, qu’il estoit vilain, scandaleux et meschant, car encores que le vice et le desbordement y fust monté jusqu’au comble ; si n’y a-il corruption, si grande soit-elle, qui puisse dispenser un chrestien de mesdire de son Prince et de ses superieurs encores si vilainement et impudemment que fait le vilain et sot rithmart, aucteur de ces Pasquils. [suit le texte] », Pierre de L’Estoile,
Registre-journal du règne de Henri III, op. cit., vol. III, 1579-1581, p. 171. - Ibid., p. 189.
- François Roudaut, Le Livre au XVIe siècle, Paris, Garnier, 2003, chap. 1 ; Denis Pallier, Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue (1585-1594), Genève, Droz, 1976, p. 47-48.
- Voir Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity. Sex, Lies and Tabloids in Early Modern France, Chicago, Chicago University Press, 2002, chap. 1.
- Armand Garnier, « Un scandale princier au XVIe siècle », Revue du Seizième Siècle, 1, 1913, p. 153-189.
- Voir annexes, p. 172.
- Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle, éd. André Thierry, Genève, Droz, 1992, t. VI, 1579-1585, p. 152-153.
- Armand Garnier, « Un scandale princier au XVIe siècle », art. cit., p. 153-189.
- Voir le texte en annexe, p. 173.
- Lisa Keane Elliott, « “Big mouth, big belly, fat pig!”: tumults and troublemakers in the sixteenth-century Paris Hôtel-Dieu », dans Susan Broomhall et Sarah Finn (dir.), Violence and Emotions in Early Modern Europe, London/New York, Routledge, 2016, p. 79-96.
- Gilles Lecuppre, « Le scandale : de l’exemple pervers à l’outil politique (XIIIe-XVe siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25, 2013, p. 181-191.
- Michel de Castelnau, Mémoires de messire Michel de Castelnau, éd. Jean Le Laboureur, Paris, Pierre Lamy, 1659, vol. 1, préface.
- Voir aussi Registre-journal du règne de Henri III, vol. 1, Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck (éd.), Genève, Droz, 1992, p. 85.
- Voir aussi Registre-journal du règne de Henri III, vol. 3, 1579-1581, Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck (éd.), Genève, Droz, 1997, p. 97.
- Voir aussi, Journal du règne de Henri IV, vol. II, 1592-1594, Gilbert Schrenck (dir.), Xavier le Person et Volker Mecking (éd.), Genève, Droz, 2014, p. 111-112.