Des questions « enfantines »
Au tout début de son parcours scientifique, en accord avec ses dispositions d’esprit, le jeune Vernadsky s’est posé la question principale des sciences naturelles de l’époque : pourquoi les lois de la biologie ne cadraient-elles pas du tout avec le paradigme existant et adopté par tout le monde ? Il avait déjà posé cette question dans son rapport d’étudiant lors d’une réunion de la Société scientifique et littéraire de l’Université de Saint-Pétersbourg en décembre 1884, tout en choisissant déjà le niveau nécessaire de généralisation conceptuelle. Voici comment il avait formulé alors les questions principales :
La matière vivante s’est accumulée sous la forme d’un mince film à la surface du sphéroïde terrestre ; au-dessus, dans l’atmosphère, elle atteint 8-10 verstes1 ; en bas, dans les profondeurs du globe terrestre, encore moins. Partout règne la matière morte, une matière dans laquelle il n’existe aucune vie. Mais qu’est-ce que la vie ? Est-elle morte cette matière qui se trouve en mouvement perpétuel, continu et soumis à une loi, où se produisent éternellement la destruction et la création et où il n’existe pas de repos ? Est-ce seulement un film étroit à peine perceptible, étendu sur quelque chose d’extrêmement petit dans l’univers – sur la Terre – qui possède des propriétés fondamentales particulières, alors que partout ailleurs règne la mort ? La vie n’est-elle pas soumise à des lois aussi rigoureuses que le mouvement des planètes ? Existe-t-il dans les organismes quelque chose de surnaturel pour les distinguer nettement du reste de la nature.
Tant qu’on peut poser ces questions, on peut penser que tôt ou tard, la science donnera la solution […]. Si la vie est un phénomène naturel, le monde entier vit, et il ne peut pas en être autrement2.
Dans son rapport, Vernadsky a présenté des expériences chimiques. Il avait l’intention de préciser sa question principale comme suit : existe-t-il un niveau où les lois de la matière morte et de la matière vivante seraient combinées ? Il déclarait aussi que dans les réactions de synthèse de certains composés chimiques se formaient des membranes dites sédimentaires qui, pour certaines, avaient des pores laissant pénétrer des substances chimiques tels que les pores des cellules dans les organismes vivants. En revanche, dans d’autres membranes, les pores n’étaient pas perméables à la pénétration, la raison étant dans leur taille, plus petite que celle des molécules des cristaux ou des colloïdes, et ne leur permettant donc pas de passer au travers. Quant à la raison du rétrécissement des pores, elle résidait dans le fait que les « atmosphères » de la matière environnante s’accroissaient dans les nœuds des membranes des « squelettes » et réduisaient ainsi les espaces vides. Or, ces processus étaient les mêmes pour la matière vivante et la matière non vivante. Il s’agissait même d’une propriété qui appartenait aussi au niveau profond de la structure de la matière et même aux grands corps. Par exemple, l’atmosphère autour de la Terre était considérée, par Vernadsky, comme un phénomène d’ordre général de la nature : elle empêche que des objets inutiles pénètrent dans la planète.
Bien qu’alors il n’ait pas encore clairement prouvé son idée, Vernadsky se mit, sur ces bases, à la recherche de l’unité de la matière vivante et de la matière morte. Il commença par avancer l’idée que le monde entier était vivant, mais que nous ne voyons tout simplement pas la propriété profonde du vivant. Il pensait qu’il existait probablement au niveau atomique des caractéristiques générales qui étaient les mêmes pour le monde entier, et que c’était seulement avec l’augmentation des tailles dans les combinaisons chimiques que la substance commençait à se diviser en vivant et non vivant : leurs régularités devenant différentes et nous semblant alors opposées.
Mais l’hypothèse de propriétés opposées est-elle correcte ? À quel niveau deviennent-elles les mêmes ? demandait Vernadsky. Ces questions apparemment « enfantines » sont devenues le pivot du développement de sa pensée scientifique la plus intense. Et à présent que nous pouvons observer le parcours de Vernadsky dans sa totalité, nous constatons qu’il a trouvé cette unité de l’animé et de l’inanimé. Mais cette unité n’a pas été trouvée là où il le pensait, dans les « atmosphères », mais dans les atomes et même, plus profondément, à un niveau isotopique. Les compositions chimiques de ces atomes se comportent d’une manière opposée dans le vivant et le non vivant. Mais ces contraires sont indispensables, ils se complètent pour atteindre une sorte d’intégralité. Il s’ensuit aussi que le vivant ne porte pas de caractère occasionnel, il est nécessaire à l’existence de la matière et il a donc la même signification cosmique que le reste de la matière et de l’énergie.
Cette pensée générale du jeune Vernadsky est devenue de plus en plus distincte tout au long de sa carrière scientifique. Une invitation à cette « question ultime » se manifesta pour la première fois quand il fut confronté à l’objectif de sa thèse de maîtrise. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, il fut conservateur du cabinet de minéralogie de l’Université dans le département de son directeur scientifique Vassili Vassilievitch Dokoutchaev. En 1887, Dokoutchaev l’envoya dans la province de Smolensk pour étudier les gisements de phosphorites, en espérant que son talentueux élève ferait facilement une thèse de maîtrise à partir du matériel obtenu. Mais Vernadsky, après avoir rédigé un long travail a refusé de faire une thèse à partir des résultats de cette recherche.
Nous apprenons les motifs de cet acte dans une lettre à sa femme Natalia Egorovna. Sa thèse sur le gisement des phosphorites aurait pu être un travail pratique très bénéfique, susceptible de lui ouvrir rapidement une carrière scientifique brillante. Mais Vernadsky ne souhaitait pas être un simple enregistreur des faits, il était attiré par les horizons plus lointains de la connaissance scientifique. Il écrit :
Les savants sont visionnaires et artistes ; ils ne sont pas maîtres de leurs désirs ; ils peuvent travailler bien, en suivant pendant longtemps ce que leur pensée aime, et ce que recherchent leurs sentiments. […] Il existe des tâches communes qui traitent de problèmes fondamentaux : ceux qui touchent à des idées à propos desquelles ont débattu des centaines de personnes différentes, de différentes époques, de peuples et de générations. Ces problèmes ne semblent pas avoir une importance pratique, et pourtant ils contiennent en eux tout ce qui nous fait espérer que nous ne nous laissons pas tromper par une fausse pierre, en la prenant pour un pur diamant3.
Vernadsky souhaite profondément être un maillon de cette chaîne de savants. Il indique qu’il s’intéresse aux formes de la matière générée par les processus électriques et magnétiques profonds dans les cristaux des minéraux. Voici le résultat de sa décision : il part pour deux ans à l’étranger pour se préparer au titre de Professeur en effectuant un stage sur la cristallographie et la minéralogie. En 1888, il se perfectionne en cristallographie auprès du professeur Paul Groth à l’Université de Munich et, en mars 1889, il déménage à Paris pour y étudier la minéralogie. De nombreuses années plus tard, Vernadsky se souviendrait :
J’ai travaillé dans deux endroits : à l’École des Mines chez Le Chatelier et chez Fouquet, au Collège de France, sur la synthèse des minéraux. […] À l’époque nous habitions à Passy, très loin du laboratoire, situé rue de l’École. Les voitures n’existaient pas à cette époque, il n’y avait qu’un omnibus à cheval. Le trajet durait plus d’une heure depuis notre domicile. Habituellement, je lisais assis en haut. […] En même temps, en alternant soit des heures, soit des jours, je travaillais à l’École des Mines chez Le Chatelier dans les entresols du boulevard Saint-Michel. Ici, je faisais des expériences en chauffant le kaolin, il me semblait que j’étais le premier qui le considérait comme de l’acide libre. Contrairement à ce qui se passa avec Fouquet, le travail chez Le Chatelier fut d’un tout autre genre. Fouquet indiquait la direction générale mais les questions théoriques et les conversations n’étaient pas abordées avec lui. Avec Le Chatelier, c’était autre chose. Les conversations avec lui étaient extrêmement intéressantes. C’est une des personnes les plus remarquables que j’ai jamais rencontrées dans ma vie. Les discussions avec Le Chatelier m’ont beaucoup apporté ; il me semble qu’elles ont laissé une empreinte sur tous mes travaux scientifiques4.
Les relations que Vernadsky avait l’habitude d’avoir avec les grands professeurs qu’étaient V.V. Dokoutchaev et D.I. Mendeleïev ont joué un rôle important dans le développement de sa pensée. À l’époque, la minéralogie était une science descriptive comme la botanique de Carl von Linné. La classification des minéraux était pratiquement achevée, et les minéralogistes s’occupaient de leur structure chimique et de leur composition. Mais, d’après la tournure de son esprit scientifique, Vernadsky fut amené à s’interroger sur l’origine des minéraux dans l’histoire de la croûte terrestre. Ainsi, dès 1890, travaillant dans le cadre du département de minéralogie et de cristallographie de l’Université de Moscou, il créa sa propre orientation de recherches : la minéralogie génétique. Beaucoup plus tard, il rappela cela dans l’un de ses principaux ouvrages :
Pendant de nombreuses années, de 1890 à 1911, l’auteur de cet ouvrage à l’Université de Moscou était en désaccord total avec l’enseignement de la minéralogie en Occident et en Russie. Ce n’est pas le point de vue du système de la nature qu’il partageait mais celui de l’histoire des minéraux du Buffon. Maintenant, en revenant sur ce passé, il voit qu’il était bien sur la voie qui a été celle du développement de la pensée scientifique5.
Toute la carrière de Vernadsky au département de l’Université de Moscou est liée à cette question, principale pour lui. Au niveau de la connaissance, il s’agissait de passer des cristaux et des molécules à l’atome. Il était donc naturel de passer aussi de la minéralogie (histoire des combinés moléculaires chimiques) à la géochimie, qui étudie le niveau atomique de la matière dans la nature, et plus précisément, conformément à la minéralogie génétique qu’il avait créée, à l’histoire des atomes dans la croûte terrestre. Il y avait alors environ cinq mille minéraux, un peu plus de cent éléments chimiques, qui venaient d’être identifiés à des atomes, en les considérant comme des isotopes. Ainsi, à la suite de la minéralogie génétique, la géochimie naquit de ce problème principal, au sujet duquel Vernadsky avait écrit pour la première fois dans son rapport de 1909.
Mais la question sur un état étrange, en mouvement, semblable à celui des organismes vivants, restait constante dans l’esprit de Vernadsky. Les atomes étaient les seules formations naturelles communes à la nature vivante et non vivante. Suite à cela, toute une série de questions surgissait.
Pendant les étés des années 1890 et 1891, Vernadsky se familiarise avec la représentation de son professeur V.V. Dokoutchaev sur le lien génétique que les organismes entretenaient avec l’histoire des atomes. Ils travaillèrent ensemble sur la recherche des terres noires dans le district de Krementchoug, dans la province de Poltava. De nombreuses années plus tard, Vernadsky se souviendrait de cette expérience :
En enseignant la minéralogie à l’Université j’ai suivi une voie inhabituelle à l’époque, en grande partie du fait de mon travail et grâce aux relations que j’ai alors entretenues avec un grand savant remarquable, V.V. Dokoutchaev, quand j’étais étudiant et dans les années suivantes (1883-1897). Il a attiré mon attention sur la face dynamique de la minéralogie, sur l’apprentissage des minéraux à travers le temps6.
C’est précisément à partir de l’étude du sol que le système de localisation des atomes en lien avec les organismes vivants, a été naturellement suggéré. Déjà, dans un article à la mémoire de son professeur (1903), Vernadsky avait considéré la principale réalisation de Dokoutchaev comme une étude de la terre « en tant que corps spécial et naturel ». Elle n’était pas simplement de la roche concassée, comme on le croyait à l’époque, mais elle avait été formée, comme l’avait compris Dokoutchaev, par un nombre strictement défini de facteurs parmi lesquels le principal était constitué par l’ensemble des organismes vivants. Il n’existait donc pas de sol sans organisme7. Selon lui, c’était les organismes vivants dans les sols (et dans les limons) qui mettaient en branle toute une chaîne de transformations des composés chimiques. Vernadsky, ensuite, généralisa : sur le chemin de « vie » de chaque atome à la surface de la Terre, il existe inévitablement, pour eux, une « forme de présence » spéciale – ce sont les organismes.
Peu de temps après, réapparut une ancienne question présente en son esprit depuis longtemps. Elle concernait les causes de la structure de la matière. Vernadsky la fixa dans une note particulière du 15 septembre 1906, en la formulant de façon générale : quelle est la signification de l’ensemble du monde organisé sur la planète, à travers le schéma général des réactions chimiques qui ont lieu sur la Terre ? Il précisait alors :
L’ensemble du développement n’est-il conditionné par rien d’autre que par une certaine forme de la dissipation de l’énergie ? N’y aurait-il pas de processus chimique sur Terre sans organismes ? Est-ce que les organismes participent inévitablement à tous les cycles [des éléments] ?8
En parlant de « forme de dissipation » Vernadsky se réfère probablement à l’utilisation par les organismes vivants, de l’énergie qu’ils ont eue d’avance et qu’ils ont ensuite accumulée. S’il en est ainsi, il s’avère alors que, au sein de la croûte terrestre, ce sont les organismes, par leur « dissipation », qui lancent la circulation de tous les éléments du Tableau périodique sans exception, et ceci d’une façon incomparablement diversifiée. Si la chimie minérale compte des milliers de combinés, la chimie organique en compte des millions. Mais nous avons des mouvements non fortuits et non chaotiques. Vernadsky cherche les réponses à tout cela dans les manuels de biologie et découvre que les lois de tels mouvements ne peuvent pas être décrites dans le cadre de cette science. Les organismes sont étroitement liés avec l’environnement, ils en sont inséparables, et donc, ils sont aussi liés à la formation des composés et des substances géochimiques. Il s’avère que l’ensemble des organismes a une signification géologique ; ils sont la matière vivante. Dans sa lettre en provenance de France, où il s’est reposé en 1908 dans un « coin perdu de Bretagne », Vernadsky dévoile l’hypothèse la plus importante à son disciple, le professeur Ia.V. Samoïlov :
Ces derniers temps, je réfléchis beaucoup à la question de la quantité de la matière vivante. Je travaille les sciences biologiques. Je trouve beaucoup de choses intéressantes pour moi. Les résultats obtenus me font réfléchir. À propos, il s’avère que la quantité de la matière vivante dans la croûte terrestre est constante. Alors, la vie est une partie éternelle du cosmos, comme l’énergie et la matière ? Au fond, toutes les réflexions sur l’apparition des « germes » sur la Terre à partir d’autres corps célestes, reposent essentiellement sur la même hypothèse concernant l’éternité de la vie ?9
Ainsi Vernadsky aborde-t-il sans cesse et de plus en plus souvent le sujet de la communication entre l’organisme et son environnement. À partir de 1913, il commence à utiliser le concept de « biosphère ». Nous ne comprendrons rien dans la pédologie, dit-il, si nous n’étudions que les parties solides et liquides du sol. Pour lui, le sol est imprégné de gaz, et ces gaz sont, dans le sol, en mouvement continu :
Les gaz des sols dépendent, peut-être encore plus, dans leur activité et leur composition chimiques, d’autres facteurs, nouveaux pour l’atmosphère et pour les roches : de facteurs biochimiques. Chaque année, les processus biochimiques dans les sols acquièrent pour nous de plus en plus d’importance ; ils apparaissent de plus en plus comme occupant la première place dans leur histoire chimique. En même temps, l’importance du sol dans la biosphère se fait de plus en plus claire pour nous – non seulement en tant que substrat, sur lequel vit le monde végétal et animal, mais aussi en tant que strate de la biosphère où les diverses réactions chimiques, associées à la matière vivante, se produisent de manière plus intense. Non seulement, les phénomènes biochimiques dans le sol jouent un rôle considérable dans la chimie du sol, influençant toutes les réactions chimiques du sol sans exception, mais la signification même de ces réactions biochimiques dans la chimie générale de la croûte terrestre devient, chaque année et de manière inattendue pour nous, de plus en plus grande. Le rôle du sol dans l’histoire de la croûte terrestre ne correspond pas du tout à la couche fine qu’il forme à sa surface10.
Nous voyons de quelle manière le tournant de la pensée de Vernadsky se produit déjà dans cet article. Il entre dans le cœur de son sujet. Alors que les points d’appui centraux ne sont qu’indiqués, les termes de matière vivante et de biosphère sont déjà introduits ; ils deviendront non simplement déterminants mais s’empliront d’un contenu complètement nouveau, délimité avec toujours plus de précision et constamment réajusté. En effet, ces deux mots existaient déjà. Le terme de substance vivante ou de matière vivante avait été utilisé depuis longtemps en biologie dans le sens de « tissus vivants » ou plus précisément, de protoplasme : le plus grand contenu protéique en quantité brute de cellules.
Le concept de « biosphère » avait aussi son histoire. Le terme a été introduit en géologie par le géologue autrichien Eduard Suess (1931-1914) dès 1875. Sous ce terme, lui et les autres géologues et géographes comprenaient la zone de diffusion de la vie. À l’époque, il ne s’agissait pas encore d’un contenu profond, et encore moins atomique. Personne n’avait encore appréhendé cette zone de diffusion des organismes vivants en tant que système, ayant ses lois internes ainsi que des liens extérieurs évidents avec l’environnement spatial.
Il faut, peut-être, préciser ici que Vernadsky s’opposait par principe à la création de nouveaux termes. Il proposait de reprendre les anciens concepts en les élargissant à un contenu nouveau. Tout au long de son travail scientifique, il a utilisé des termes déjà existants, en les modifiant considérablement. Il a commencé à comprendre la matière vivante en tant que matière animée, équivalente à la matière ordinaire, à propos de laquelle personne n’avait jamais pensé qu’elle pourrait avoir le sens qu’elle a ensuite acquis avec Vernadsky.
En fait, Vernadsky a choisi la voie d’une nouvelle compréhension de la planète entière qui en tant que telle, possède une couche particulière, superficielle, qui est celle du sol. Il voit dans toutes les éléments aquatiques, dans les fleuves et les mers, les mêmes processus que ceux qui caractérisent le sol. Ce sont eux qui jouent un rôle important dans la vie de la biosphère, en y déterminant la composition chimique et le mouvement des substances au sein la croûte terrestre.
Il faut tenir compte de l’époque à laquelle a été rédigé l’article sur la nouvelle compréhension du sol. C’était en 1913, dans le domaine familial Chichaki de la province de Poltava. Vernadsky avait alors 50 ans. Il bénéficiait d’une autorité reconnue dans pratiquement toutes les sciences de Terre, et parmi elles, dans la géochimie qu’il avait lui-même créée avec d’autres savants. Outre cela, en 1911, Vernadsky avait commencé un tout nouveau chapitre de son travail général sur la recherche des minéraux de radium dans tout le pays. Il parvint à obtenir la reconnaissance de l’utilité publique de ses travaux. Grâce à la demande qu’il adressa à l’Académie des Sciences, la Douma d’État lui alloua des fonds pour réaliser des expéditions radiologiques et des recherches camérales. Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, un poste de dépenses pour des recherches scientifiques spécifiques apparut dans le Budget d’État. En lien avec cela, en 1911, Vernadsky créa le Laboratoire radiochimique, prototype de l’Institut du radium qui devait être créé en 1922.
Au cours de l’année révolutionnaire de 1917, conformément à sa situation publique, Vernadsky, en tant que leader du parti des Cadets, se trouva instantanément dans le milieu gouvernemental. Alors que la Commission sur l’étude des forces productrices naturelles prenait de plus en plus d’importance, il devint dirigeant du Comité scientifique agricole auprès du Ministère de l’Agriculture, c’est-à-dire décideur pour une branche importante de la recherche scientifique. Cependant, le développement engagé devait emprunter d’autres voies.
De nouveaux objectifs furent définis : formuler l’idée générale de l’unité du vivant et du non vivant, découvrir le rôle cosmique de la matière vivante, et considérer cette matière non pas en tant que matière biologique mais comme un nouveau commencement, allant de pair avec celui de la matière et de l’énergie. Ce processus commença à apparaître non pas au travers des publications, mais au sein de documents internes. En fait, il s’agissait du choix de la vie, perceptible dans la lettre que Vernadsky adressa à sa femme Natalia Egorovna, en août 1917, alors qu’il s’était retiré pour quelque temps dans sa datcha. Une pause dans les affaires d’État signifiait pour lui un temps disponible pour se consacrer à son idée principale. Il écrivait à sa femme :
Je me suis actuellement plongé dans la lecture et le travail sur la présentation d’anciennes réflexions relatives à la matière vivante. J’ai oublié des éléments à Petrograd, mais je souhaite faire le brouillon de l’article entier. Beaucoup de choses s’éclaircissent lors de l’écriture et une grande partie de ce que j’avais oublié me revient à nouveau à l’esprit. Je réfléchis sur ce domaine depuis des décennies et il me semble que je pourrais révéler beaucoup de choses, généralement inconnus. Mais ce sera un brouillon qui nécessitera un grand travail supplémentaire. J’oublie les lourdes inquiétudes de la politique et de l’actualité lorsque je travaille sur ce qui concerne « l’éternel »11.
Deux jours plus tard, il écrivait d’une manière encore plus précise :
Je me promène, me balade, réfléchis et lis énormément. Actuellement, mon travail principal consiste à noter, en suivant le fil de mes idées, mes anciennes réflexions sur la matière vivante du point de vue géochimique. Je souhaite exposer mes pensées avec cohérence, mais je ne pourrai le faire sans livres, extraits (je les ai laissés à Petrograd) et calculs. J’y réfléchis et y retourne constamment depuis des décennies. Je tente de rédiger mon exposé de manière à ce que l’on puisse se faire une représentation directe et précise. J’ai déjà écrit plus de quarante pages et je pense que je vais finir avant de partir. Sans aucun doute, il y aura beaucoup de nouveautés, car, en écrivant, je découvre beaucoup de choses ; j’aborde aussi de nouvelles questions. D’une manière ou d’une autre, je sens clairement que je devais faire cela parce que c’est en quelque sorte le résultat de tous mes travaux scientifiques précédents. Et en même temps, j’ai une insatisfaction profonde à l’égard du résultat et un sentiment étrange, mais si habituel pour moi, que je ne fais pas un vrai travail scientifique. En partie, selon le sentiment d’un « savant » : un véritable travail scientifique semble être l’expérience, l’analyse, la mesure, l’exposé d’un nouveau fait, et non une généralisation. Mais ici l’important est précisément dans la généralisation. D’autre part, dans ce travail, je regarde un peu plus tranquillement mon environnement car j’y rencontre un tel aspect de la vie qui met fin aux inquiétudes de l’environnement, même en ce moment si tragique que nous vivons tous. Le cours de l’histoire humaine semble petit en comparaison avec celle de toute la matière vivante12.
Par conséquent, le changement consistait donc, pour Vernadsky, en la présentation d’une nouvelle idée générale. Il s’agissait principalement d’une synthèse. Le caractère insolite de son travail consistait en ce qu’une nouvelle généralisation ne résultait pas de l’ancienne compréhension scientifique traditionnelle des faits, mais devait conduire à une explication de leur sens véritable. Derrière le phénomène banal et bien connu de la matière vivante, s’ouvrait à présent le vaste horizon de la connaissance du vivant, visible uniquement pour le géochimiste qu’était Vernadsky, une sorte de lien entre la matière et l’énergie, qui n’était pas réellement reconnu par la science. La matière vivante lui apparaissait comme un maillon indispensable dans l’équilibre cosmique des forces et des masses. Bien sûr, face à de telles échelles et de tels processus, les événements de la vie quotidienne prenait une autre signification, alors que ce qui se passait dans la société était à ce moment-là et pour tout le monde, grandiose et terrible.
Conformément à son choix, Vernadsky cessa de participer aux évènements politiques, et, en particulier, à ceux de la guerre civile qui se déroulait sous ses yeux. Il était alors devenu un être souffrant et passif, toute l’activité de sa personnalité se concentrant à l’intérieur, autour de sa nouvelle idée. Au cours des trois années suivantes et même au-delà, Vernadsky ne fit plus de « travail scientifique ordinaire ». D’autres pouvaient le faire, même ses étudiants. Lui, il écrivait pour l’éternité. Où qu’il fût et quelles que fussent les conditions déplorables dans lesquelles il vivait, il écrivait des notes sur la matière vivante. Réalisant qu’il pouvait mourir à tout moment, il prenait soin, comme Archimède, de ses « esquisses ». Pensant que certains textes avaient disparu, il les écrivait à nouveau, il les dupliquait. Certains d’entre eux existaient en deux exemplaires, à Kiev et en Crimée. Les notes augmentaient et finirent par dépasser mille pages. Par la suite, il devait en tirer le contenu de deux ouvrages largement connus : La Géochimie et La Biosphère.
Une partie des notes qui n’étaient qu’à l’état de brouillon a été publiée beaucoup plus tard, après la mort de Vernadsky, sous la forme de l’ouvrage intitulé précisément « La matière vivante ». Dans l’une de ses notes, « Les problèmes cosmiques en relation avec la géochimie de la matière vivante », Vernadsky a donné un aperçu historique exhaustif des recherches scientifiques, en comparant le vivant et le non vivant. Il s’est demandé s’il y avait de la vie uniquement sur notre Terre ou si le phénomène du vivant était propre à tout le cosmos que nous observons et sur lequel nous avons si peu de connaissances. Certains savants considéraient que la Terre était unique, d’autres appliquaient en dehors de la Terre les lois découvertes sur la terre. Mais ceux qui estimaient que la vie était aléatoire et ceux qui considéraient que ses lois n’étaient pas compatibles avec les schémas physiques et chimiques, ne pouvaient en aucun cas prouver leurs conclusions et leurs hypothèses. Les preuves manquaient pour pouvoir confronter les deux hypothèses.
Ce n’est qu’au début du XXe siècle, écrit Vernadsky, que les preuves nécessaires apparaissent. Au moment de la guerre civile, précisément, sa pensée s’aiguise dans un contexte où la société elle-même se trouve constamment en état de stress. En arrivant dans la ville blanche de Rostov-sur-le-Don, Vernadsky voit l’effondrement de l’Armée de volontaires et se retrouve, sans le vouloir, en un lieu de retraite. Il fait un voyage « cauchemardesque » de Novorossisk jusqu’en Crimée, où, pour une courte période, il retrouve son calme dans le domaine familial d’une parente éloignée, qui avait appartenu autrefois au philosophe Pavel Bakounine. Dans une bibliothèque, il lit passionnément quelques textes sur les sources de la pensée européenne. Dans son journal intime, le 31 août 1920, il note :
Maintenant, toutes les constructions philosophiques se présentent pour moi sous un aspect complètement différent. En travaillant sur la matière vivante, je trouve à présent et de façon constante, dans tous les concepts philosophiques, des choses tout à fait différentes de ce que je trouvais autrefois. J’ai clairement ressenti cela en lisant (pour la deuxième ou même troisième fois) l’ouvrage de Bergson « L’Évolution créatrice ». L’année de la parution du livre à Paris, j’ai laissé passer, à cause de mes humeurs et inquiétudes, ce qui maintenant me semble si important et intéressant13.
Dans cette note, ce n’est pas par hasard qu’il se réfère au grand ouvrage du philosophe français. Il est fort probable qu’en 1908, dans le « coin perdu de Bretagne », où il se trouvait, Vernadsky ait déjà lu le livre « L’Évolution créatrice » d’Henri Bergson, dont sa bonne connaissance et amie de famille, Alexandra Vassilievna Holstein, était une fervente lectrice, ayant immédiatement traduit l’ouvrage de Bergson en russe. À l’époque, en 1908, Vernadsky ne commençait qu’à s’approcher de l’idée de « matière vivante » et de « biosphère ». Quand il réalisa que tout ce qui est nouveau se trouve dans la généralisation, que la vie ne se résume pas en lois de la matière et de l’énergie et ne peut pas être exprimée par elles, qu’il s’agit d’un mouvement indépendant, il ne pouvait manquer d’apprécier la grande idée de Bergson : celle d’« élan vital ». Ils ont tous les deux exprimé une même pensée à l’aide de notions différentes. Le concept central de l’ouvrage de Bergson, « élan vital », ne découlait pas des lois qui avaient déjà été formulées à partir d’expériences et de théories relatives à la nature non vivante. Mais, une fois introduit, il permettait d’expliquer certains faits de la nature restés jusque-là incompréhensibles.
En s’intéressant aux processus biochimiques, Vernadsky découvrit que les processus énergétiques décrits par la physique et la chimie étaient en fait soumis à la règle d’entropie, mais que la vie s’opposait étrangement à cela. Dans les notes des temps de la guerre civile, son intérêt pour le livre de Bergson ressort de façon évidente. Il écrit, par exemple :
Les phénomènes relatifs au caractère énergétique de la vie ont attiré mon attention à cause du mouvement même de la pensée, qui est relié au sens du second principe de Carnot, et avec les mêmes conséquences que celles de l’entropie de Clausius par rapport au système de l’Univers. Peu à peu, les naturalistes et les physiciens ont pris conscience que, dans les processus de la vie, il y en a un (et non des moindres) qui s’accomplit toujours dans la direction opposée à l’entropie du Monde. Au XXe siècle, Bergson a déduit de cette idée des représentations de la terre mais aussi du cosmos. Peu de temps après, en s’appuyant sur ce phénomène, Auerbach a tenté de créer la théorie de la vie, en créant le concept de l’ectropie, conditionné par la vie et opposée à l’entropie de l’essence de l’Univers.
Non seulement d’un point de vue philosophique mais également d’un point de vue scientifique, il est clair qu’un caractère aussi énergétique des processus de la vie, si opposé à tous les autres processus physiques de la Nature, ne peut pas être lié seulement à la Terre – il doit avoir une importance mondiale. Dans ces conditions, la vie doit être un phénomène cosmique. Cela ne peut pas être une question de hasard14.
Les lois matérielles et énergétiques habituelles de la matière non vivante qui sont découvertes ici, par Vernadsky, dans les laboratoires « terrestres », ne sont pas considérées comme particulières. Ces lois sont considérées comme éternelles, universelles, existant dans tout l’univers et possédant les mêmes régularités. Personne ne doute de l’existence des atomes, ni que des irradiations ou des phénomènes électriques existent hors de la Terre. L’analyse spectrale a permis de lever les doutes concernant les composés chimiques. De l’avis de Vernadsky, les lois découvertes par la nouvelle science – la géochimie – devraient être également universelles. La géochimie explore le destin de tous les atomes de la matière présents sur la planète. Vernadsky écrit ceci :
La nécessité de la reconnaissance du caractère cosmique de la vie vient de la supposition que le vivant est un maillon indispensable dans la chaîne des processus minéraux de la croûte terrestre et, en particulier, dans l’histoire de tous les éléments chimiques.
Il ne faut pas douter que la composition de l’écorce terrestre n’est ni un phénomène fortuit, ni un fait unique dans l’histoire de la Terre. Cette composition et les minéraux formés dans la croûte terrestre et sur la Terre sont, au moins, un phénomène planétaire et doivent se répéter, tels qu’ils sont, dans les autres endroits de l’espace15.
Par conséquent, déjà en 1920, Vernadsky était parvenu à la conclusion concernant l’universalité de la matière vivante, malgré l’absence, à l’époque, de preuves directes de l’existence de la vie dans l’espace en raison de l’imperfection de nos appareils. Il suffit que l’analyse spectrale indique nettement l’uniformité de la composition chimique des corps de l’univers, écrit-il, pour en conclure qu’au niveau atomique, ils sont similaires aux corps terrestres, car la chimie terrestre a été formée avec la participation de la matière vivante, des organismes ayant eux-mêmes un impact sur l’espace le plus proche de nous.
Dans les lois de la géochimie, nous avons la manifestation des lois de la chimie planétaire. De manière analogique, l’atmosphère et la biosphère n’appartiennent pas seulement à notre planète16.
Le choix le plus audacieux
Après un séjour d’un an à Kiev, Vernadsky devint Président de l’Académie des Sciences, qu’il avait lui-même créée sous l’hetman Skoropadski. Il survécut à de nombreux changements armés du pouvoir, mais il finit par perdre ce poste au moment de l’effondrement de l’Armée des volontaires. Après avoir connu quelques mois de tourments, il se retrouva dans la Crimée de Wrangel, où les échecs subis et l’insécurité totale de sa vie et de sa famille ne l’empêchèrent pas de retrouver toute sa détermination. Quoiqu’il lui arrivât, qu’il restât en Russie ou s’engageât dans l’émigration, l’idée du cosmisme de la vie devenait sa préoccupation principale, et il savait qu’il devait en parler et la faire connaître.
Que signifiait donc, pour lui, une telle détermination, alors que, vivant dans une époque si tourmentée, il restait principalement un savant ? En réalité, il s’agissait d’un risque existentiel énorme. En tant qu’homme de science ayant une certaine renommée dans la communauté scientifique, Vernadsky devait, pour exprimer cette nouvelle idée, « partir de zéro », trouver une langue adaptée et acceptée par tous. Il avait pleinement conscience de cette situation :
Je comprends Condorcet, quand, avant sa mort, alors qu’il était en exil et sans livre, il écrivait son « Esquisse ». Il avait la même pensée que moi : si maintenant je n’écris pas mes « Pensées sur la matière vivante », cette idée ne reviendra pas d’aussitôt, et sous une telle forme, peut-être ne reviendra-t-elle jamais. Est-ce que je me trompe en évoquant son importance et sa nouveauté dans l’histoire de la pensée humaine ? Je ressens si fortement la faiblesse de la pensée humaine et de la mienne propre qu’il n’y a chez moi aucune place pour une quelconque fierté17.
Cette note de son journal intime caractérise l’état d’esprit de Vernadsky et est intéressante pour les biographes parce que c’est la dernière avant qu’il ne tombe gravement malade. Il y eut en effet une interruption de plus d’un mois, correspondant à la période où Vernadsky contracta le typhus. Pendant trois semaines, il fut entre la vie et la mort. Dès qu’il reprit conscience, il se mit à dicter à Natalia Egorovna la description des instruments et la méthode des expériences pour l’analyse des organismes du point de vue biogéochimique. Ces expériences lui apparurent alors sous une forme étonnamment complète et définitive :
Dans mes rêves, mes pensées et mon imagination, il m’est arrivé de toucher à plusieurs questions essentielles se rapportant à l’être, et de voir en quelque sorte ma future vie avant la mort. […] Cela fut si intense et si clair que je ne me souviens absolument pas de ma maladie et ne garde de mon repos que de magnifiques images liées aux créations de ma pensée et aux inquiétudes heureuses de l’inspiration scientifique18.
Vernadsky indique qu’au cours des derniers mois, il avait commencé à réviser l’opinion qu’il avait de lui-même et de son travail scientifique. Il s’était toujours considéré comme un homme scientifique consciencieux, un « savant moyen » ayant obtenu sans aucun doute de bons résultats dans ses recherches. Mais à présent, il commençait à se rendre compte qu’à travers l’idée principale qu’il cultivait depuis 1916, il découvrait simultanément d’autres aspects de sa personnalité, notamment le rôle qu’il devait attribuer à l’intuition scientifique et à la perspicacité. Grâce à cela, il avait pénétré dans des sphères auxquelles autrefois il n’attachait pas d’importance. Il décrivait ainsi ce nouvel état :
J’ai clairement pris conscience du fait que j’étais destiné à expliquer à l’humanité quelque chose de nouveau se rapportant à cet enseignement sur la matière vivante, que j’avais initié, et que c’était là ma vocation, le devoir qui m’était imposé et que je devais réaliser, en tant que prophète sentant sa voix intérieure qui l’appelait à l’action. J’ai senti en moi le démon de Socrate. Maintenant je suis conscient que cette doctrine peut avoir la même influence que le livre de Darwin, et dans ce cas, moi-même, sans rien changer de mon être, je me vois placé au premier rang des grands savants du monde19.
Évidemment, Vernadsky n’aurait pas exprimé un tel avis sur un programme scientifique ordinaire. L’événement principal du reste de sa vie fut la création d’un grand Institut international de recherche sur la matière vivante. Il imagina qu’il allait émigrer en Angleterre, où il commencerait à travailler sur une collection de silicates du Musée britannique, puis il interviendrait au sein de la Société royale sur l’idée de la biosphère et de matière vivante. Après une série de rapports et d’articles, son idée commencerait à conquérir les esprits ; un Comité serait créé pour organiser l’Institut qui serait finalement fondé dans l’un des États du Sud des États-Unis, sur la côte atlantique. Vernadsky recruterait dans son équipe internationale des savants venus de toute la Russie et d’autres pays, au total, entre cinquante et soixante-dix collaborateurs. Il deviendrait le directeur de cet institut à l’âge de 61-63 ans et y travaillerait jusqu’à 80 ans, après quoi, il prendrait sa retraite et rédigerait son dernier ouvrage de mémoires et de réflexions.
Vernadsky décrit les tâches et les objectifs des départements de l’Institut, ainsi que les travaux qui s’y dérouleraient et devraient avoir une valeur théorique et appliquée. Il imagine des appareils : spectroscopes et autres, destinés à analyser la composition chimique de divers organismes marins et terrestres. L’étude de la matière vivante, et notamment la découverte de divers composés chimiques dans la faune pélagique et les microbes devraient entraîner des applications inattendues en agronomie, en médecine et en technologie. Les travaux de l’institut devraient considérablement influencer l’ensemble du contenu de la science.
Cette si grande inquiétude de Vernadsky faisait penser aux images qui traversent l’esprit chez une personne avant sa mort. Mais de nouveaux événements allaient pourtant changer le cours de sa vie. Son idée principale sur la matière vivante unissant, au niveau atomique, la vie à son support matériel devint son ancre de salut. Il pensait ne pas avoir le droit de mourir puisque son idée n’avait pas encore été formulée. Mais il n’y avait que des notes non systématiques, écrites à la hâte dans des conditions aléatoires et sans référence précise à la littérature scientifique. Jusque-là Vernadsky n’avait écrit qu’un article, au cours de son séjour à Kiev, mais il n’avait pas pu le publier à cause des difficultés rencontrées en temps de guerre. Il y résumait ses connaissances sur le rôle de la matière vivante dans la formation du sol, c’est-à-dire qu’il y montrait comment il continuait à développer la pédologie de Dokoutchaev20. Cependant, son idée principale restait encore inconnue du monde scientifique.
Après son rétablissement définitif, Vernadsky fut élu professeur en mars 1920 et, en septembre, Recteur de l’Université de Tauride, dans la ville de Simféropol. À ce titre, il rencontra les autorités communistes en Crimée, et put rentrer à Moscou en mars, et à Petrograd, en avril 1921.
À Moscou, une fois dans le milieu académique et universitaire, Vernadsky fit immédiatement une conférence sur la matière vivante. À en juger d’après les notes du journal intime, le concept suscita le scepticisme de ses collègues qui, par ce terme, comprenaient traditionnellement les tissus vivants, c’est-à-dire le protoplasme des cellules. Le sens que Vernadsky donnait à ce terme était différent : la matière vivante ou l’ensemble de tous les organismes de la Terre en tant que parcelle nécessaire dans le mouvement des éléments et des composés chimiques. C’était un sens géologique ou planétaire, qui était incompréhensible pour beaucoup de personnes présentes, parmi lesquelles se trouvaient des professeurs aussi célèbres que, par exemple, le chimiste N.D. Zelinski, le botaniste M.I. Golenkine. Néanmoins, cette conférence renforça la certitude de Vernadsky sur la justesse de la voie qu’il avait choisie. Il écrivit :
D’une certaine manière, le sentiment de la certitude que je ferai beaucoup augmente. J’ai foi en mon destin. Je suis absolument conscient que le fait de ne pas être allé à Londres et d’être resté ici a sans doute changé la forme du résultat mais l’objectif principal est resté inchangé. La fondation de l’Institut des recherches de la matière vivante (ou Institut de géochimie ?) est nécessaire21.
Un mois et demi plus tard, après son retour à Petrograd pour s’occuper des affaires académiques, Vernadsky présenta son idée dans son intégralité. Au début du mois de mai 1921, dans la Maison des écrivains, il donna la conférence intitulée « Le commencement et l’éternité de la vie », que nous avons déjà mentionnée plus haut. Il y exposa d’une manière précise le problème principal qui lui était déjà apparu dès sa conférence d’étudiant de 1884. Il commença par une série de questions logiques :
N’y a-t-il jamais eu quelque part un commencement de la vie et du vivant, ou bien la vie et le vivant sont-ils des fondements éternels du cosmos comme le sont la matière et l’énergie ? La vie et le vivant existent-ils seulement sur la Terre ou est-ce une manifestation générale du cosmos ? La vie a-t-elle eu son commencement sur la Terre, a-t-elle été engendrée sur la Terre ? Ou a-t-elle été introduite telle quelle, de l’extérieur, depuis les autres astres célestes ? […] Est-ce que l’espace a été créé sans manifestation de la vie, et le cosmos peut-il exister sans vie ? Nous savons, du point de vue scientifique, que l’espace ne peut pas exister sans matière et sans énergie. Mais la matière et l’énergie sont-elles suffisantes – sans manifestation de la vie – pour former le cosmos, cet Univers qui est accessible à la raison humaine, c’est-à-dire qui est appréhendable scientifiquement ? Le vivant et la vie représentent-ils un phénomène particulier dans l’histoire de la matière et de l’énergie, se manifestant pour un certain temps et devant ensuite disparaître sans laisser de traces ?22
Vernadsky distinguait soigneusement la façon purement scientifique de formuler ces grandes questions de la façon de les résoudre dans les domaines religieux, artistique et philosophique. Du point de vue scientifique, elles se résumaient, pour lui, à une simple question : comment les organismes vivants sont-ils apparus sur Terre ? Ont-ils toujours existé sur Terre ou ont-ils été formés un jour à partir de la matière morte ? Dans le domaine scientifique, il y avait toujours eu trois hypothèses. La première consistait à dire qu’un jour la vie était apparue en provenance de la matière morte et que, depuis lors, elle ne se formait plus mais évoluait indépendamment. Cette version est connue sous le nom d’abiogenèse ou d’archéogenèse. Selon la deuxième hypothèse, les organismes vivants apparaissent même maintenant, par exemple, lors de la pourriture de certains organismes morts : c’est l’hétérogenèse. Enfin, la troisième hypothèse postule que les organismes vivants n’apparaissent qu’à partir de ceux qui sont du même genre – c’est la biogenèse. En 1668, le médecin et naturaliste florentin Francesco Redi, sans attendre, pour ainsi dire, l’énumération de toutes les versions possibles, avait émis l’idée que le vivant ne provenait que du vivant. Au début du XIXe siècle, le biologiste allemand Lorenz Oken fit une généralisation des propositions de Francesco Redi sous la forme d’un aphorisme latin : omne vivum e vivo.
Vernadsky fit une incursion profonde dans cette thématique, en allant d’Aristote jusqu’à la modernité. Il découvrit que tout au long de l’histoire de la biologie, les recherches sur l’autogenèse dans la nature n’avaient donné aucun résultat positif. Les doutes relatifs à l’apparition des animaux et des végétaux à partir de la matière morte furent rejetés les uns après les autres, ainsi que ceux relatifs à l’existence des protozoaires, dont on croyait pouvoir expliquer l’apparition comme celle des mouches dans la viande en décomposition. L’espoir au sujet de l’abiogenèse fut ravivé lorsque l’on découvrit les microbes. Il semblait que ces minuscules organismes « primitifs » pussent provenir de molécules organiques. Mais un jour, Louis Pasteur prouva à titre expérimental que les bactéries ne provenaient que de ce qui leur était semblable. Il est également significatif de souligner le fait que les expériences de laboratoire visant à prouver la reproduction des structures vivantes à partir de molécules organiques non vivantes sont toujours restées vaines.
En géologie et paléontologie, on a obtenu aussi la même réponse négative. Si on ne trouve pas de traces d’organismes dans les couches anciennes, cela ne signifie pas que ces couches sont azoïques, c’est-à-dire privées de la vie. L’essentiel, c’est qu’elles sont composées de minéraux qui se sont toujours formés, comme c’est le cas maintenant, dans la biosphère. Cela signifie donc qu’auparavant, elles ont été formées dans les mêmes conditions que celles que nous connaissons. À vrai dire, la géologie tient compte du fait qu’il n’y avait pas d’organisme vivant dans certaines périodes pré-géologiques, dites cosmiques, de l’histoire de la Terre, lorsqu’elle était en train de se constituer comme planète. Mais aucune trace de périodes cosmiques n’a été trouvée. Aucune matière primaire n’a pu être repérée sur la planète à partir de laquelle la matière géologique ordinaire se serait formée. Les structures que l’on observe aujourd’hui existent depuis toujours.
C’est pourquoi, Vernadsky dit qu’il est nécessaire d’accepter la biogenèse comme un fait, et de lui reconnaître le rang de principe de la nature, c’est-à-dire de position initiale qui ne nécessite pas de justification. Il n’est plus nécessaire de prouver la biogenèse, mais au contraire, il faut la placer à la base d’une explication scientifique du rôle et de la fonction de la matière vivante à l’échelle planétaire, c’est-à-dire dans la biosphère. L’expérience séculaire des sciences naturelles doit être considérée comme une réalité. Vernadsky tire la conclusion décisive et générale suivante :
L’observation de l’histoire et du cours de l’œuvre scientifique donne la réponse.
Cette observation démontre que les recherches de l’abiogenèse ou de l’archéogenèse23 dans les périodes moderne, géologique ou cosmique de l’histoire de la Terre, existent simultanément avec d’autres représentations scientifiques, fondées sur la reconnaissance de l’absence du commencement de la vie sur la Terre, c’est-à-dire de l’absence d’une apparition du vivant à partir directement de la matière morte.
Conformément à l’observation scientifique, en reconnaissant que la biogenèse est la seule forme de l’apparition du vivant, il est inévitable d’admettre qu’il n’y a pas de commencement de la vie dans le Cosmos que nous observons, parce qu’il n’y a pas de commencement de ce Cosmos lui-même. La vie est éternelle dans la mesure où le Cosmos est éternel, et elle a toujours été transmise par la biogenèse. Ce qui est vrai pour des dizaines et des centaines de millions d’années écoulées depuis l’ère archéenne jusqu’à nos jours, l’est aussi pour le cours infini des périodes cosmiques de l’histoire de la Terre. C’est aussi vrai pour tout l’Univers24.
Vernadsky fait ensuite une excursion dans le futur en y révélant les nouvelles perspectives scientifiques que ce point de vue ouvre sur le problème de la vie. Il s’agit, pour lui, de la nécessité d’étudier les météorites, la poussière cosmique, d’apprendre, à partir de nouveaux angles de vue, l’évolution de la vie sur la Terre et les problèmes réels de l’action continue de la matière vivante tout au long de l’histoire géologique. Vernadsky considère en particulier comme nécessaire de résumer l’expérience des cinquante dernières années de recherches biogéochimiques afin de montrer la différence fondamentale entre le vivant et l’inerte dans toute la profondeur de la matière, dans son aspect atomique, car, lorsqu’au tournant du siècle, l’identité de l’atome et de l’élément chimique a été prouvée, le problème de l’étude de l’aspect atomique de la matière vivante s’est posé de façon évidente.
Dans une atmosphère libre
Nous avons déjà évoqué la réaction qu’avaient provoquée cet article fondamental et l’idée qu’il renfermait. Maintenant nous nous intéresserons non seulement au développement de la pensée elle-même, mais également à ses conséquences, d’autant plus à une époque où le pays se trouvait marqué par une forte emprise idéologique.
Vernadsky eut la chance d’être invité à la Sorbonne en 1922 pour donner des conférences sur la géochimie. Les trois années et demie suivantes, il les passa en France. Là, dans une atmosphère détendue, il approfondit ses idées et écrivit deux ouvrages : La Géochimie en français25 et La Biosphère en russe, car il pensait rentrer en URSS, mais trois années plus tard, cet ouvrage fut publié à Paris dans la traduction de l’auteur26. Dans les revues françaises, Vernadsky publia aussi de nombreux travaux dans lesquels il démontrait les régularités du mouvement de la matière vivante en tant que phénomène planétaire.
Tout d’abord, Vernadsky trouva les constantes de reproduction, en particulier – la constante de la pression de la matière vivante sur l’environnement dans la biosphère.
En juin 1925, il écrivait à ce sujet à son correspondant permanent B.L. Litchkov à Kiev :
J’ai remis un bref article sur la pression de la matière vivante dans la biosphère dans le « Compte Rendu » de l’Académie locale. J’ai réussi à découvrir les lois permettant de mesurer cette pression, la constante a, comme je l’appelle, de la matière vivante. Je crois qu’il s’agit d’un des achèvements du travail de ma vie – je ne sais pas si les contemporains le comprendront27.
Dans les journaux intimes de ces mêmes jours on pouvait lire aussi :
J’approfondis beaucoup ma pensée en ce qui concerne la question de la pression de la matière vivante – j’ai vérifié de toutes les manières possibles le cours du travail de la pensée sur la constante a. […] En vérifiant le résultat étape par étape, je crois que je me suis approché d’une grande généralisation. Dans l’histoire de la science, il y a deux choses importantes : l’erreur du chercheur et l’incompréhension des contemporains. Il me semble que pour la première fois, j’ai introduit des procédés mécaniques numériques dans un nouveau domaine de la nature, qui n’a pas été exploré jusqu’à présent. C’est la plus grande réalisation de ma vie. Plus j’essaie de vérifier, plus se renforce en moi cette conviction28.
La note fut publiée en même temps que le compte rendu29.
Donc, Vernadsky développait son idée fondamentale de l’éternité de la vie, dans laquelle la reproduction sous forme de multiplication (razmnoženie) jouait le rôle d’inertie en tant que mesure de la masse. La matière vivante était perçue comme exerçant une pression permanente sur l’environnement. Dans la même lettre à B.L. Litchkov, Vernadsky mentionne un court ouvrage « La matière vivante dans la biosphère » qui contenait toutes les formules et les constantes de la reproduction sous forme de multiplication.
Plongé dans ces problèmes, Vernadsky tira une conclusion importante du point de vue méthodologique : il convenait de distinguer trois types de reproduction par multiplication :
- 1) potentielle, c’est-à-dire théoriquement possible et n’étant soumise qu’aux lois de l’hérédité des organismes de cette espèce ;
- 2) optimale, c’est-à-dire possible dans des conditions environnementales extérieures idéales ;
- 3) moyenne, existante vraiment dans la réalité et observable habituellement dans la nature.
Évidemment, la reproduction potentielle ou bien idéalement possible était la plus significative pour la théorie. Vernadsky avait constaté que le nombre maximal des segmentations possibles par jour représentait une constante importante caractérisant chaque espèce. Il lui attribua le symbole Δ. Les fondateurs de la mécanique, surtout Galilée, avaient avancé de la même manière à leur époque. On mettait en évidence un cas extrême, une situation limite, c’est-à-dire sans tenir compte du frottement, de la résistance à l’air ou à l’eau, de l’élasticité des matériaux, etc. Et c’est seulement après avoir obtenu des formules idéales, qu’il devenait possible d’y introduire divers coefficients pour obtenir des valeurs réelles. Vernadsky affirmait :
La reproduction-multiplication potentielle et la reproduction-multiplication optimale doivent faire l’objet de notre recherche, puisque ce sont elles, en mettant les faits à une échelle générale, qui nous permettent de comparer quantitativement les indices de l’énergie géochimique d’organismes différents. Elles expriment l’énergie géochimique maximale de chaque espèce. Apparemment, cette valeur est constante et presque inchangée. L’existence de la limite de la reproduction maximale est caractéristique pour chaque espèce ; c’est une généralisation empirique qui sert de base à toutes les conclusions ultérieures30.
Vernadsky découvre que plus l’organisme est petit, plus son potentiel de reproduction par multiplication est important. Le nombre maximal de générations par jour est atteint par les bactéries et est compris entre 63 et 64. Cela signifie qu’elles doublent sur une période de 17 à 25 minutes. Après avoir observé les particularités de cette constante, il passe aux lois globales du mouvement de la matière vivante, qui se répètent pendant des myriades d’années avec immuabilité et exactitude.
Tout cet univers innombrable des organismes vivants se répand sur la Terre sans interruption au cours de millions d’années, avec des mouvements lents ou rapides, suivant des lois numériques immuables. Ces lois peuvent et doivent être établies car elles seules nous permettent de rapporter des phénomènes, à première vue, si éloignés les uns des autres, comme des phénomènes astronomiques et biologiques31.
Le nombre d’organismes formés lors de la reproduction par multiplication est soumis à la progression géométrique : Nn = 2n∆. Ici, la partie gauche représente le nombre d’individus formés en n jours, et le delta est le nombre de générations par jour. Chez les organismes multicellulaires, il sera représenté par un nombre fractionnaire. Parfois, il est utile d’exprimer l’intervalle intergénérationnel τ, où τ = t /∆ (ici, t est une unité de temps (l’heure) : 24 heures ou 86 400 secondes). La formule doit parfois être présentée non en nombre de générations par jour, mais d’un point de vue plus général – en quantité de nouveaux individus par jour : 2∆ – 1 = α. Toutes ces valeurs sont constantes pour chaque espèce. L’avantage principal de ces formules réside en leur application dans tous les cas, depuis les bactéries ayant une grande vitesse de reproduction jusqu’aux plus grands organismes multicellulaires, par exemple, les éléphants, ce que Vernadsky démontre aussi.
L’essentiel ne consiste pas à rechercher le nombre des individus mais à trouver de cette manière l’énergie propre de l’organisme vivant. Cette énergie ne déclenche pas seulement l’apparition de nouveaux individus mais aussi la propagation terrestre de l’énergie libre à la surface de la terre ainsi que le déplacement de certains éléments chimiques.
Au cours des âges géologiques et des innombrables changements des organismes, on peut constater que la reproduction par multiplication correspond à un mouvement qui se produit à la surface de la matière vivante, ce qui entraîne une énergie potentielle avec une nouvelle possibilité de reproduction. Vernadsky nomme ce mouvement : vitesse de la transmission de la vie. Le premier phénomène surprenant que Vernadsky découvre est le suivant : cette vitesse est égale à celle du son pour les bactéries (la vitesse maximale pour les bactéries unicellulaires). Dans ce cas, elle n’est plus déterminée par les propriétés potentielles des organismes mais par le milieu gazeux lui-même, par le besoin de l’organisme en échange de gaz. Vernadsky a donc trouvé le plus important paramètre biosphérique de la vitesse de transmission de la vie : la constante V, comme il l’appelle, qui permet d’approfondir de manière significative la compréhension de l’énergie géochimique de la matière vivante. Elle caractérise l’énergie cinétique, c’est-à-dire son action réelle dans l’environnement. Selon Vernadsky, la vitesse ici n’est pas un concept physique ou mathématique mais ce que nous observons dans la nature. En outre, Vernadsky passe aux chiffres, en exprimant, par ses formules, la multiplication des masses dans les conditions réelles de l’espace terrestre, en tenant compte de la taille, du poids et de la forme des organismes. La superficie de la zone occupée par ces derniers dépend de leur forme. Les analogies qui peuvent être établies avec la mécanique, l’utilisation des termes théorico-mécaniques, tels que « l’inertie », « l’énergie potentielle », « l’énergie cinétique » ne signifiaient pourtant pas du tout que le concept de la matière vivante se trouvait ramené aux lois mécaniques. Vernadsky utilise bien la méthode par analogie, mais il ne transporte pas les règles ou les déductions d’un domaine à l’autre. La matière vivante, possédant un mouvement indépendant (susceptible d’être rattachée, il est vrai, à un concept plus profond, celui de l’énergie propre de la vie), ne pouvait être ramenée à aucun phénomène de la nature.
Dans son ouvrage La Biosphère, écrit à Paris, Vernadsky applique l’idée générale de l’éternité de la vie aux conditions concrètes de la Terre et à l’existence, à sa surface, d’une formation aussi extraordinaire que la biosphère. Le système mis en place, ainsi que d’autres objets scientifiques, acquièrent alors les caractéristiques de l’universalité. Non seulement la vie, mais la biosphère aussi n’apparaissent pas comme accidentelles dans la structure générale de l’univers.
D’ailleurs, dans le domaine des sciences de la Terre, il n’y a pas de vision holistique sur la biosphère. Dans la préface de son ouvrage, Vernadsky reproche aux géologues de ne pas considérer la vie comme une notion globale. Sur le fond de processus et de forces géologiques grandioses, le travail de la vie n’est pas perceptible, et on en conclut qu’elle ne doit pas durer. Le fait que les organismes vivants orientent le cours des processus matériels et énergétiques (ce que démontre leur attitude vis-à-vis de la planète en général) est lui aussi tacitement considéré comme accidentel. La vie n’a été étudiée jusqu’à présent que du point de vue biologique, et non du point de vue géologique, c’est-à-dire du point de vue planétaire et, donc, cosmique. D’autre part, les géologues, en s’occupant d’idées générales sur la planète, ne tiennent pas compte des phénomènes de la vie, qui y règne, en tant que force géologique parmi d’autres facteurs géologiques très importants dans le temps et dans l’espace.
Dans la préface à son ouvrage, Vernadsky indique qu’il ne s’appuiera que sur des faits et que, pour les généralisations, il ne tiendra pas compte des trois idées préconçues qui prévalent dans les représentations géologiques. Il considérait en effet que ces idées ne provenaient pas de faits géologiques scientifiques mais d’un contexte de culture générale. Voici l’énumération qu’il en fait :
- 1) les évènements géologiques sont présentés comme des coïncidences aléatoires des causes qui les engendrent ;
- 2) la vie a eu un début, elle est née à une époque particulière de l’histoire géologique de la planète ;
- 3) En lien avec la proposition précédente, la planète a connu, dans sa formation, certaines périodes cosmiques, pré-géologiques32.
Ces trois idées sont des hypothèses. Aucune théorie de l’état actuel de la planète n’en découle, elles ne servent pas à étudier les évènements géologiques de la planète, et elles ne révèlent pas ses lois.
Mais si nous tenons compte des caractéristiques géologiques, déjà bien étudiées, du globe terrestre, et de l’existence de la biosphère en tant qu’enveloppe géologique, créée par la matière vivante (et non plus seulement comme domaine de l’existence des organismes), nous pouvons parvenir à la conclusion scientifique générale suivante : les lois de la nature sont immuables. Il est nécessaire, nous dit Vernadsky, de se tourner vers le passé en tenant compte de l’état actuel, et ensuite, d’introduire des postulats de base pour étudier la biosphère et tant qu’enveloppe géologique. Il introduit, dans l’ouvrage, un chapitre méthodologique (§§ 12-18)33, intitulé « La généralisation empirique et l’hypothèse », dans lequel il démontre la différence entre les deux positions scientifiques. Il écrit :
Seuls de tels résumés empiriques fondés sur la totalité des faits connus, et non des hypothèses et des théories, constituent la base de la présentation que nous allons proposer plus loin. Ce sont les faits suivants :
1) au cours de toutes les périodes géologiques, il n’y a pas eu et il n’y a aucune trace de l’abiogenèse (c’est-à-dire, de la formation directe d’un organisme vivant à partir de la matière non vivante, inerte) ;
2) jamais au cours de la période géologique, on n’a observé d’époques géologiques azoïques (c’est-à-dire, privées de vie) ;
3) il s’ensuit, premièrement, que la matière vivante contemporaine est génétiquement liée à la matière vivante de toutes les époques géologiques passées et, deuxièmement, que pendant tout ce temps, les conditions de l’environnement sur Terre étaient disponibles pour son existence, c’est-à-dire, qu’elles étaient continuellement proches de celles d’aujourd’hui ;
4) pendant tout ce temps géologique, il n’y a pas eu de changement brutal en ce qui concerne l’influence chimique de la matière vivante sur l’environnement ; ce sont les mêmes processus de l’érosion éolienne à la surface de la Terre qui ont existé depuis toujours, c’est-à-dire qu’on aurait pu observer toujours, en général, la même composition chimique moyenne de la croûte terrestre que celle que nous observons à présent ;
5) la constance des processus de l’érosion éolienne signifie l’invariabilité du nombre d’atomes, impliqués dans la vie, c’est-à-dire, qu’il n’y a pas eu de changement majeur dans la quantité de matière vivante ;
6) quels que soient les phénomènes de la vie, l’énergie libérée par les organismes, dans sa majeure partie et peut-être entièrement, est une énergie rayonnante du soleil. À travers les organismes, elle règle les manifestations chimiques de la croûte terrestre34. (§ 17)
L’ouvrage, devenu classique et publié 24 fois dans de nombreuses langues, est basé sur ces généralisations empiriques. Cet ouvrage introduisit dans la nomenclature géologique un nouvel objet, la biosphère, en tant qu’enveloppe géologique et non en tant que phénomène aléatoire, avéré à la surface de la planète grâce aux circonstances favorables de sa position dans le système solaire.
Tout d’abord, Vernadsky décrit, sur la base des axiomes de la biosphère, la propriété de la matière vivante qui ne se trouve pas du tout dans la matière inanimée : la reproduction par multiplication des organismes (§§ 25-45). Le savant a rapporté ici les formules qu’il avait déjà présentées dans son travail précédant (inédit de son vivant) : les formules de la reproduction des organismes, concernant l’accroissement de la masse de la matière et la prise de possession de l’espace par de nouvelles générations. Comme nous le savons maintenant, la capacité potentielle de reproduction par multiplication réside dans les gènes. Mais Vernadsky en a déduit une loi à caractère fondamental et universel, comme les lois du mouvement des corps inertes en physique.
Vernadsky a ensuite compris que ces possibilités de reproduction par multiplication pouvaient aussi permettre de rapporter l’accroissement des individus à une échelle cosmique. La masse de la croûte terrestre (jusqu’à 16 km de profondeur) est de 2 x 1023 grammes. Mais une bactérie peut augmenter de la même masse en 36 heures en raison de son taux de reproduction. En 24,5 journées, une diatomée peut se reproduire jusqu’à une masse encore plus grande : 2·1025 grammes (§ 44). Bien entendu, la reproduction potentielle à une telle échelle n’existe pas dans la nature réelle. Néanmoins, la pression des masses croissantes est telle que d’énormes quantités de matière défilent chaque minute dans la biosphère, selon Vernadsky, n·1020 – n·1021 grammes. Elles se forment et se détruisent en permanence. Ces masses ont une valeur comparable à celle des planètes du système solaire. Vernadsky écrivait :
Nous observons un équilibre dynamique. Il est soutenu par une quantité de matière, difficilement saisissable par la pensée. Il est évident que même en une journée, des masses colossales de matière vivante se forment et se détruisent à travers la mort, la naissance, le métabolisme, la croissance35. (§ 17)
Habituellement, les géologues, par exemple, étant d’accord avec l’existence de la biosphère, représentent souvent le corps de la planète sous la forme d’une sphère géante, à laquelle la pellicule infime du vivant est accolée. Mais il s’agit là d’une représentation simplifiée. Vernadsky, dans son ouvrage La Biosphère, a démontré que la couche de 30 kilomètres d’épaisseur de l’enveloppe géologique devrait être mesurée non du point de vue géodésique mais par une surface verte de la Terre (tenant compte de la superficie des feuilles) et par la couche supérieure de l’océan mondial accessible à la lumière (400 mètres de profondeur), peuplé de plancton, de colonies de coraux et d’algues, ainsi que d’autres organismes. En raison de l’incroyable division de sa surface verte, la superficie de la biosphère est comparable à la surface du Soleil. Si nous imaginons mentalement cette surface déployée sous la forme d’un immense voile, un voile de chlorophylle, elle atteindrait cycliquement, c’est-à-dire selon le rythme des saisons, jusqu’à 4,2 % de la surface du Soleil (La Biosphère, § 56).
Il est extrêmement important, explique Vernadsky, que cette surface ne soit pas inerte : elle est le corps actif de tout « l’organisme » de la Terre, c’est pratiquement une membrane énergétique verte de la biosphère. C’est à travers elle que la biosphère terrestre interagit avec le cosmos et organise les épaisseurs en direction du centre de la planète, jusqu’à l’enveloppe de granit, que Vernadsky a appelée « le domaine des anciennes biosphères ». L’interaction est assurée par tout le spectre du rayonnement cosmique, pour lequel la surface active (actuelle) de la biosphère est représentée comme un organisme en tant qu’intermédiaire énergétique. Dans sa conception de la biosphère et sans connaître les concepts appropriés, Vernadsky découvre pratiquement le sens que nous appellerions aujourd’hui « cybernétique » des processus de l’interaction entre la biosphère et les autres enveloppes de la planète, en pleine conformité avec la loi de la diversité nécessaire.
En d’autres termes, dans la partie supérieure de la planète, à travers les bassins de sédimentation, la matière est mobile, elle se pose et se met en ordre. Et Vernadsky pense que ces mouvements affectent l’astronomie même de la planète.
Les fonctions biogéochimiques de la matière vivante sont décrites, pour la première fois, dans le livre La Biosphère, puis dans la série postérieure d’ouvrages intitulée Problèmes de biogéochimie. En raison de ces fonctions, premièrement, les organismes de la biosphère possèdent une certaine unité et une certaine cohérence entre eux, et, deuxièmement, ils deviennent un phénomène planétaire repérable. C’est la combinaison des fonctions biogéochimiques qui relie les populations et les biocénoses de la biosphère entre elles. La production de certains organismes représente une source pour les autres. Et c’est précisément pour cela que la composition chimique des géosphères et des enveloppes ainsi que la présence simultanée de la matière dans ses trois états ne sont pas le fait du hasard. Cela semble à tout le monde si habituel que nous ne réfléchissons pas suffisamment à ce phénomène. Mais c’est précisément la nature en trois états qui manifeste la régularité la plus importante : elle est créée par la vie. La matière vivante pourrait ne pas exister si elle ne créait pas, pour elle-même, toutes les conditions nécessaires de son existence.
Tout d’abord, le vivant remplit la fonction la plus importante : celle de gaz. La composition de l’atmosphère en poids et en volume est le produit des organismes. Les deux gaz les plus importants, l’oxygène et l’azote, sont produits par des organismes vivants. Durant des millions d’années, ils maintiennent un certain niveau des gaz. Comme tous les organismes terrestres, nous habitons dans la stratosphère, où se déroulent les évènements les plus importantes de la biosphère.
Cette partie de la planète est caractérisée non seulement par l’existence des trois états de la matière ; les énergies cosmiques de l’espace céleste pénètrent uniquement dans cette partie (troposphère – G. A.). […] Mais elle est encore plus profondément liée à la vie, elle est liée à l’accumulation et à la création d’ozone, qui est essentiellement biogénique et en même temps détermine la possibilité de l’existence de la vie. […] Il est peu probable qu’on puisse douter que l’existence de la couche d’ozone ne soit pas due à un hasard mais qu’elle soit le résultat d’une certaine organisation de l’écorce terrestre, d’un ordre de la nature que notre esprit trouve en elle36.
Ainsi, entre 1916 et 1926, Vernadsky a décrit sous différents angles le phénomène de la biosphère en tant que nouveau corps naturel, ne ressemblant à aucun autre corps naturel étudié par la science auparavant, à l’époque classique –où l’on établissait les lois relatives à la composition de la structure et du mouvement des corps naturels non vivants. Mais en dehors de cela, la biologie s’est occupée de décrire une diversité énorme d’organismes vivants sur Terre. Presque tous les règnes du monde vivant ont été découverts vers 1916, le dernier étant celui qui fut observé pour la première fois par Antoni Van Leeuwenhoek : la vie microscopique. Cet ordre des organismes fut décrit, sous forme entièrement généralisée, par S.N. Vinogradski37, qui découvrit la chimiosynthèse38, c’est-à-dire le moyen de se nourrir à l’aide de l’énergie produite par les composés chimiques. Vernadsky, comme aucune autre personne à l’époque, comprit que les microbes ne sont pas des microorganismes primitifs et faibles mais dépendent de l’ordre le plus puissant qu’est celui des organismes. Ce sont eux qui ont la plus haute énergie biogéochimique : ils dispersent et rassemblent les composés chimiques et remplissent toutes les fonctions biogéochimiques de la biosphère39. Vernadsky comprit que les microbes participent de la matière vivante dans son intégralité. Il nomma cela le « monolithe de la vie », mais il utilisa aussi des termes déjà existants dans les sciences pour décrire ce nouveau corps naturel : la « matière vivante » et la « biosphère », en donnant cependant à ces notions un nouveau contenu, c’est-à-dire en les différenciant nettement de la substance non vivante.
Premièrement, la matière vivante n’est jamais considérée par Vernadsky comme un phénomène, c’est-à-dire que, pour lui, elle existe depuis toujours sur notre planète. Si les atomes et les combinaisons chimiques apparaissent et s’effondrent, la matière vivante, possédant la mortalité individuelle des organismes (à l’exception des bactéries), reste intègre et se comporte comme un ensemble.
Deuxièmement, Vernadsky a étudié la matière vivante comme si c’était une roche ordinaire, c’est-à-dire du point de vue du poids, de la composition et de l’énergie géochimique qu’elle contient. À la suite de Henri Bergson qui a fondé le principe d’« élan vital », Vernadsky a compris que la matière vivante n’était pas soumise à la règle de l’entropie. C’est pour cette raison que l’on peut considérer la matière vivante en tant qu’un commencement possible du monde, indépendant et ne pouvant pas être décrit sur la base des règles déjà découvertes de la thermodynamique.
Troisièmement, toutes ces propriétés inhabituelles de la matière vivante existent grâce à un phénomène essentiel, la reproduction, qui est complètement absent dans la matière non vivante. Lorsque Vernadsky a exprimé en formules les lois de la reproduction, il a simultanément fourni des arguments solides à son idée sur la matière vivante en tant que substance. Grâce aux forces, puissantes, de la reproduction, les organismes augmentent la masse de la matière à l’échelle cosmique. Toutes les lois du mouvement découvertes en mécanique classique devraient, en ce sens, devenir un cas particulier du mouvement, compris maintenant en un sens large, et non réductible au déplacement d’un corps d’un point à un autre.
Si les lois de la physique et de la thermodynamique révèlent les règles du mouvement d’une substance qui est censée disparaître et dont les mouvements diminuent et s’arrêtent, les règles de la reproduction et de l’accroissement des masses décrivent, quant à elles, au contraire, la matière en train de devenir. Il existe donc certainement une source de ce mouvement. Dans le chapitre de son livre intitulé « La biosphère comme domaine des transformations de l’énergie cosmique », Vernadsky écrit :
Au fond, la biosphère peut être considérée comme une zone de l’écorce terrestre occupée par des transformateurs qui convertissent le rayonnement cosmique en énergie terrestre efficace : électrique, chimique, mécanique, thermique, etc.40 (§ 8)
En d’autres termes, dans toutes nos expériences, la matière vivante est un phénomène unique qui transforme l’énergie en matière.
Vernadsky a également attribué au terme « biosphère » un nouveau contenu qui ne peut en aucun cas être comparé aux significations précédentes de ce mot. Ce terme relie la biologie à la géologie ; la science de la biogéochimie, fondée par Vernadsky en 1916, reflète parfaitement ce lien. Dans ses articles des années 1920, la matière vivante a acquis un sens géologique et s’est vue ainsi attribuer sa propre maison cosmique, c’est-à-dire la planète en tant que telle, grâce à une enveloppe géologique, celle de la biosphère. Le savant a ressenti le besoin de décrire les limites spatiales de la biosphère ainsi que la façon qu’elle avait d’affecter d’autres enveloppes. Il devait ainsi démontrer le rôle d’intermédiaire de la biosphère en tant qu’entité globale, positionnée naturellement entre les paramètres terrestres habituels et les forces cosmiques. Mais les méthodes scientifiques existant à l’époque ont été insuffisantes pour montrer comment fonctionnait la biosphère. Vernadsky chercha à créer de nouvelles sciences qui n’avaient pas encore de nom ni de principes mais qui pouvaient aider à comprendre la biosphère.
Dans la même décennie, de 1916 à 1926, Vernadsky créa les toutes premières bases de la science de l’humanité. Il s’agissait du deuxième ordre de la matière vivante par sa puissance, après celui des microbes. Par la suite, dans les années 1930, il devait utiliser le terme de noosphère qui avait été créé en France par Pierre Teilhard de Chardin et Édouard Le Roy, mais dont il précisa la signification tout au long de sa vie.
Compte tenu du fait que seule la science, en tant que pivot de la civilisation, a conduit à un renforcement accru du rôle de la connaissance dans le positionnement de l’homme au sein de la nature41, ce sont les recherches de Vernadsky sur l’histoire des sciences en Russie et dans le monde, qui lui ont permis d’expliquer et d’interpréter le concept de « noosphère ».
Au moment de la Première Guerre Mondiale et de la guerre civile en Russie, Vernadsky avait ainsi déjà écrit et même fait des comptes rendus sur la nouvelle situation de l’homme dans la nature42. Un peu plus tard, au cours de son séjour en France, il continua ses recherches dans ce domaine ; cela le conduisit à introduire dans son livre, La Géochimie, tout un chapitre sur l’activité géologique de l’humanité, et à rédiger un article très novateur, « L’autotrophie de l’humanité », sur les problèmes de la position de l’esprit humain dans l’univers. Cet article commençait par les mots suivants :
Il existe dans l’écorce terrestre une grande force géologique – peut-être cosmique – dont l’action planétaire n’est généralement pas prise en considération dans les concepts du cosmos, concepts scientifiques ou basés sur la science.
Cette force ne semble pas être une manifestation ou une forme nouvelle spécifique de l’énergie, ni une expression pure et simple des énergies connues. Mais elle exerce une influence profonde et puissante sur le cours des phénomènes énergétiques dans l’écorce terrestre et, par conséquent, doit avoir une répercussion, moindre mais indubitable, en dehors de l’écorce, sur l’existence de la planète elle-même.
Cette force, c’est l’entendement humain, la volonté dirigée et réglée de l’homme social.
Sa manifestation dans le milieu ambiant au cours des myriades de siècles est apparue comme une des expressions de l’ensemble des organismes de la « matière vivante », – dont l’humanité ne constitue qu’une partie43.
Mais l’histoire de la création et du développement des concepts d’autotrophie de l’humanité et de noosphère nécessite une description indépendante. Ici, nous continuerons à nous concentrer sur l’histoire de la création du concept de biosphère.
La vie règne sur la planète
Comme il a été mentionné précédemment, la première édition des Problèmes de biogéochimie a placé la description de la biosphère à un niveau encore inédit : celui d’un phénomène planétaire ou cosmique. Dans La Biosphère, Vernadsky essaya de comparer les lois de la matière vivante et de la biosphère à des lois mécaniques, non pas pour les réduire, mais pour prouver leur véracité. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, pour la plupart des savants, les lois physiques ont été la référence idéale pour décrire la nature. C’est pourquoi Vernadsky, dans La Biosphère, ainsi que dans les ouvrages précédents, utilisa l’expression « le mécanisme de la biosphère », son intention étant de démontrer l’universalité de ses lois. Cependant, dans les articles rassemblés dans Problèmes de biogéochimie, Vernadsky alla encore plus loin et parvint à la conclusion générale que la biosphère ne peut pas être décrite à l’aide du terme « mécanisme ».
Je l’ai utilisé quelquefois auparavant, en décrivant les enveloppes terrestres et la biosphère. Mais, au final, j’ai rencontré de graves inconvénients car les différentes conceptions philosophiques du mot « mécanisme » ont permis de tirer des conclusions qui ne découlaient pas de phénomènes naturels. […]
Dans la biosphère, il est nécessaire d’adapter le modèle atomique du monde à un organisme, et non à un mécanisme44.
Vernadsky éprouva donc la nécessité d’interpréter la vie d’une manière complètement nouvelle. Le concept d’« organisme » n’était pas du tout identique au concept du « mécanisme », et ceci malgré le fait que les atomes, aussi bien étudiés dans la science des corps non vivants, composent également les organismes vivants et les corps inertes de la biosphère dans son ensemble. Par conséquent, la propriété principale caractérisant la biosphère, ce qu’a compris Vernadsky, c’est la bonne organisation.
Je vais sous-entendre par ce concept, sans préjuger de la forme et de la nature de l’organisation et surtout de leur origine, l’existence dans la relation de l’espace et du temps, déterminée d’un point de vue scientifique, précis, quantitatif et qualitatif, entre les organismes de l’environnement dans lequel ils vivent45.
Autrement dit, toutes les lois de l’environnement de la vie n’existent pas séparément, mais elles sont déterminées par l’activité vitale des organismes. L’organisation représente un milieu d’une certaine densité, avec une direction, et tout cela est soutenu par la vie. La vie garde sous contrôle tous les processus qui se passent dans son environnement. Aucune caractéristique principale et fondamentale de la biosphère n’est aléatoire. Ces caractéristiques sont soit créées directement par la matière vivante, soit autorisées à exister selon leurs propres lois.
Bien sûr, nous pouvons facilement toujours utiliser ce mot de contrôle. Vernadsky ne l’a pas fait, mais il décrit, en fait, une telle conception. C’est pourquoi Vernadsky refusait le concept du « mécanisme » et cherchait un mot nouveau. D’après la situation, nous pouvons comprendre à quel point Vernadsky manque énormément de termes exacts. En s’écartant d’une description mécanique, mais sans trouver de définition adéquate, il introduisit un nouveau concept pour décrire la biosphère. Comme il ressort de son axiome n° 4, la matière vivante de la biosphère, influence l’état de l’environnement tout au long du temps géologique. L’influence, bien sûr, est, dans une certaine mesure, incluse dans le concept de contrôle. La matière vivante garde sous contrôle les substances inertes et bio-inertes qui interagissent avec elle.
Seulement aujourd’hui, 90 ans plus tard, il est devenu clair que la science, initiée par Vernadsky est devenue pertinente après sa mort. En fait, ses concepts fondamentaux furent posés au cours des toutes dernières années de sa vie, pendant la guerre, lorsque les scientifiques de tous les pays furent séparés. Cette science est la cybernétique, la science du contrôle. Il devint absolument évident que chaque organisme séparément et tous ensemble, à quelque niveau de communauté que ce soit, contrôle son environnement. L’ensemble du système, c’est-à-dire la biosphère, constituée d’une multitude de parties, d’organismes agencés les uns aux autres, de biocénoses, contrôle la planète. Il n’y a rien d’aléatoire sur la planète, en tout cas, parmi les processus essentiels. De nombreux accidents se produisent, mais les organismes vivants leur permettent de se produire selon les lois des processus inanimés, sans gaspiller de l’énergie pour des choses non essentielles.
L’une des lois les plus importantes de la cybernétique est la loi de la diversité. Cette loi affirme que le système qui contrôle doit être plus diversifié que celui qui est contrôlé. Vernadsky, comme s’il avait anticipé l’émergence d’une telle règle de la nature, a parfaitement démontré la complexité et la diversité de la matière vivante, qui, à l’aide d’une grande quantité de différentes combinaisons chimiques, oblige les processus globaux à se produire d’une manière requise pour un meilleur fonctionnement de la biosphère et pour le maintien de la vie. La matière vivante crée son environnement, c’est ce que le savant souligne. Une vision banale montre faussement que la vie est un phénomène aléatoire qui est soudainement apparu sur la planète finie, alors qu’en réalité la matière vivante ne s’adapte pas à l’environnement et construit la planète comme son foyer cosmique.
Le contrôle ne consiste pas seulement en une diversité croissante. Outre le terme de contrôle, Vernadsky décrit en fait aussi l’information qui, jadis, était attribuée à quelque chose d’artificiel, ne correspondant qu’aux qualités humaines, alors que chez une autre catégorie d’êtres vivants elle pouvait être considérée comme une force. Ce n’est qu’après la création de la cybernétique que l’information commença à être considérée comme un phénomène naturel indépendant, principalement dans la société humaine, puis au niveau génétique et cellulaire, et enfin dans les systèmes mécaniques de surveillance, créés sur le modèle des systèmes biologiques.
En 1928, Vernadsky publia un article dans lequel il formulait les deux premiers principes biogéochimiques qui attestaient des règles purement cybernétiques pour l’interaction des facteurs utilisés par les organismes. Il a comparé deux processus globaux : l’évolution des espèces des organismes vivants et la circulation biogéochimique. Le résultat était une conclusion entièrement cybernétique : l’évolution des espèces conduisant à la création d’organismes de plus en plus complexes et de leurs systèmes, elle conduit simultanément au renforcement de la circulation et de la diversité des composés géochimiques à la surface et dans les couches profondes de la planète.
La biologie considère l’évolution des espèces d’un point de vue géométrique – c’est-à-dire dans un certain sens – comme un changement de formes. La géochimie, quant à elle, considère l’évolution arithmétiquement, c’est-à-dire quantitativement. Mais la comparaison des deux approches démontre que l’évolution des espèces dans un sens biologique n’affecte pas les quantités relatives à une substance lorsqu’elle est attirée dans l’orbite de vie, c’est-à-dire dans les cycles biogéochimiques des atomes. Cela n’est pas essentiel pour la biologie, mais Vernadsky explique que la quantité des atomes reste constante conformément à l’axiome n° 5 de La Biosphère. Ayant ainsi le nombre invariable des atomes attirés par la vie, en termes quantitatifs ou au cours de la migration biogénique, Vernadsky détermine quatre processus permettant aux atomes d’apparaître en tant que parties du vivant. Le premier est relatif à la quantité d’atomes nécessaire pour l’activité vitale associée à la reproduction, au métabolisme et au mouvement de la matière ; le second se rapporte à l’intensité de la migration biogénique ; le troisième est en lien avec le nouvel environnement créé par l’activité de l’humanité et son intervention dans la nature ; le quatrième est associé aux nouvelles combinaisons chimiques qui sont chaque fois introduites dans la nature par de nouvelles espèces d’organismes.
En examinant tous les types de migration des éléments, Vernadsky pensa que cette migration tendait à se manifester de façon maximale sous l’influence de la biosphère. Ce fut le premier principe de la biochimie46. Le deuxième principe renvoyait au fait que l’évolution des espèces dans la biosphère augmentait la migration biogénique des atomes47. Vernadsky voulait signifier par là qu’au cours de l’évolution, seuls sont créés les organismes qui contribuent à augmenter la migration atomique. Ceux que nous trouvons sous forme de fossiles, morts, ne sont pas rentrés dans la biosphère, n’ont pas trouvé leur niche. Ainsi se trouvait complétée la théorie de l’évolution de Charles Darwin par l’adjonction d’une direction distincte, géochimique ou même géologique.
Considérant l’humanité comme une force géologique, Vernadsky a posé une question qui est toujours actuelle dans le discours philosophique et religieux. Du point de vue de la migration biogénique des atomes, il considérait la pensée comme un facteur naturel. À notre époque, cela est devenue plus clair en tant que la pensée est information, et c’est sur cela que devrait se concentrer la recherche scientifique. Vernadsky écrivait :
En même temps, nous pouvons établir avec précision que la pensée humaine est une manifestation de notre conscience : elle modifie brusquement et radicalement le cours des processus naturels, elle modifie ce que nous appelons les lois de la nature ; le changement est influencé non par les formes de l’énergie, mais par la pensée humaine. La conscience et la pensée, en dépit des efforts des générations de penseurs et de savants, ne peuvent être réduites ni à la matière, ni à l’énergie, quelle que soit la compréhension de ces principes fondamentaux de la pensée scientifique sur la nature48.
Comme nous le voyons, le passage est important et l’auteur y souligne qu’il ne suffit pas de réduire toutes les interactions de l’homme avec l’environnement à des processus matériels et énergétiques. Il est nécessaire de prendre en compte le travail de la pensée, qui n’est pas une forme d’énergie. Aujourd’hui, cette idée est beaucoup plus compréhensible parce qu’est apparue et s’est développée une science, celle des influences informationnelles de contrôle, et de nombreuses idées de Vernadsky peuvent être mises en rapport avec elle.
Au début du XXe siècle, Henri Bergson, sur la base d’une analyse brillante de la littérature biochimique, avait déjà montré que ce point de vue n’était pas correct, et que l’énergie de l’organisme vivant était fondée par avance sur cette « aspiration », sur cet effort appelé par lui élan vital. Voici comment il décrivait alors cette propriété :
Cet effort ne peut aboutir à créer de l’énergie, ou, s’il en crée, la quantité créée n’appartient pas à l’ordre de grandeur sur lequel ont prise nos sens et nos instruments de mesure, notre expérience et notre science. Tout se passera donc comme si l’effort visait simplement à utiliser de son mieux une énergie préexistante, qu’il trouve à sa disposition. Il n’a qu’un moyen d’y réussir : c’est d’obtenir de la matière une telle accumulation d’énergie potentielle qu’il puisse, à un moment donné, en faisant jouer un déclic, obtenir le travail dont il a besoin pour agir49.
À la fin de cet extrait, nous trouvons l’idée centrale, soulignée par Bergson lui-même en italique. Elle correspond entièrement au concept de « l’éternité de la vie » de Vernadsky, Bergson considérant l’énergie comme non entrante, c’est-à-dire comme ne venant point de l’extérieur. Elle est fondamentalement préexistante. Il n’a jamais existé et il n’existera jamais d’organisme vivant sans énergie préexistante, sinon, il s’agirait, selon Bergson mais aussi selon Vernadsky, d’un organisme mort qui pourrait se trouver partout et n’importe quand.
Les deux penseurs avaient aussi, en quelque sorte, déjà reconnu les principes de la cybernétique. Ils considéraient tous deux que l’énergie qui existe dans un organisme vivant afin qu’il puisse effectuer le travail qui lui est utile, existe d’avance et ne vient pas de l’extérieur (avec de la nourriture, des rayons de soleil, etc.). Selon Bergson, les organismes ne font que reconstituer l’énergie chimique des centres nerveux et musculaires. Les voies nerveuses régissent « l’explosion » de l’activité musculaire. Le penseur français décrivait donc déjà, à son époque, ce processus qui, dans la littérature contemporaine, est appelé un « déclencheur »50, un mécanisme activeur, qui ne renvoie plus simplement à la biologie, mais, comme mentionnée ci-dessus, à la cybernétique. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’on ait découvert tous ces principes à partir d’études réalisées sur les organismes vivants.
Voilà donc ce qui se propage irrésistiblement à la surface de la Terre selon une vitesse qui a été étudiée et formulée par Vernadsky : non seulement de nouveaux organismes qui émergent par eux-mêmes, mais, en même temps, cette présence énergétique éternelle qui se transmet avec eux : cette capacité potentielle de reproduction qui est aussi une énergie biogéochimique. Il s’agit d’une énergie libre, capable de déclencher n’importe quelle activité. Elle est éternelle, elle a toujours existé, elle n’est jamais apparue ni donc réapparue, elle ne s’est toujours transmise que par la biogenèse. Ainsi les tentatives séculaires de prouver l’abiogenèse doivent-elles également prouver la provenance de cette partie de l’énergie qui ne provient de rien d’extérieur.
C’est pourquoi Vernadsky souligne la nouveauté du concept de l’énergie du vivant :
Tout cet univers innombrable des organismes vivants se répand sur la Terre sans interruption pendant des millions d’années, avec des mouvements lents ou rapides, conformément à des lois numériques immuables. Ces lois peuvent et doivent être établies, car elles seules nous permettent de rapprocher des phénomènes, à première vue, très éloignés les uns des autres, comme les phénomènes astronomiques et biologiques51.
On peut considérer que, au cours des ères géologiques et des innombrables changements des organismes, le phénomène de reproduction a véhiculé avec lui une énergie potentielle donnant par elle-même de nouvelles possibilités de reproduction. Vernadsky parle à ce sujet de « la vitesse de transmission de la vie ». C’est elle, cette vitesse, qui se trouve pensée comme pouvant avoir un impact sur l’écorce terrestre, sur ses modifications et donc sur l’espace lui-même. Elle renvoie aussi à cette transformation interne, sur laquelle Bergson insistait particulièrement :
Les déplacements tout superficiels de masses et de molécules, que la physique et la chimie étudient, deviendraient, par rapport à ce mouvement vital qui se produit en profondeur, qui est transformation et non plus translation, ce que la station d’un mobile est au mouvement de ce mobile dans l’espace52.
De la même manière que Bergson, Vernadsky, cherchant à montrer comment les masses de matière inerte se trouvent elles-mêmes concernées par ce processus, écrivait :
Lors de la propagation de l’organisme par l’intermédiaire de la reproduction, dans la biosphère, le travail géochimique de la substance vivante se trouve transféré à la surface53.
Selon Vernadsky, les êtres vivants fonctionnent donc de manière inattendue. Au sens figuré, nous pouvons les imaginer soit comme un ensemble, soit séparément, comme cellule en quête d’intégralité, ayant la forme d’un simple mécanisme avec de l’énergie provenant de l’extérieur, par exemple un moulin. Mais voilà, il s’avère qu’un organisme vivant n’est pas du tout un moulin, ou plutôt, si c’est un moulin, il est particulier. La majeure partie de l’eau en maintient le fonctionnement, le reste assure la réparation permanente et le rétablissement du « moulin vivant », afin de reconstituer sa structure. Le moulin dirige spontanément l’eau là où il faut pour effectuer des fonctions déterminées54. À l’époque de Vernadsky, un mécanisme aussi complexe n’avait pas fait l’objet de recherches suffisantes puisque l’organisme vivant avait longtemps été considéré comme une machine et comme fonctionnant à l’aide de l’énergie extérieure. Vernadsky comprit le défaut d’une telle représentation, et, sur ces bases, il développa ultérieurement la biogéochimie. Il compara la biosphère à une organisation spéciale qui n’avait aucun analogue dans la nature. Il avança l’idée que les organismes ne géraient que l’énergie cosmique accessible, la répartissant et la mettant en œuvre à l’aide de leur propre énergie libre dont ils étaient dépositaires par avance. Selon les observations de Vernadsky, la composition incontestablement binaire de l’énergie biogéochimique ne permettait pas de croire qu’il existait une sorte d’énergie « vitale » particulière qui ne serait pas prise en considération par la science. Cependant, la vie continua à être envisagée comme un phénomène aléatoire et relativement récent, et les nouvelles idées de Vernadsky sur sa permanence et son éternité ne furent pas pris en compte.
D’après ce qui a été mentionné, il est clair que l’énergie biogéochimique n’est pas une forme particulière de l’énergie du vivant, ce n’est pas une énergie vitale, dont la manifestation recherchée par Wilhelm Ostwald, similaire aux énergies thermique, chimique, lumineuse, électrique, etc. Elle ne concerne pas la loi de conservation de l’énergie mais s’y révèle sous formes d’énergies déjà connues auparavant.
Actuellement, nous pouvons suivre avec précision les sources réelles de l’énergie biogéochimique. Finalement, ce sont l’énergie des rayons solaires (lumineuse, thermique et chimique) et l’énergie des éléments chimiques qui constituent le corps de la matière vivante (énergie chimique et thermique). Probablement, les éléments radioactifs y participent55.
Il est important de souligner la pensée la plus simple et la plus décisive de toutes les observations et conclusions de Vernadsky : il s’agit de l’éternité de la vie. Il est difficile de prendre réellement conscience d’une idée aussi simple : que la vie a toujours existé. L’hypothèse générale, traditionnelle et préconçue sur l’apparition relativement récente de la vie et sur son origine chimique mène involontairement à deux conclusions erronées : 1) l’idée d’une nouvelle énergie provenant d’un organisme vivant et non réductible aux formes ordinaires de l’énergie, comme l’interprète le vitalisme, et 2) l’idée de son indiscernabilité vis-à-vis de l’énergie physique et chimique, comme cela est soutenu par le matérialisme. En revanche, du point de vue des sciences physiques et mathématiques, aucune nouvelle énergie n’aurait été ajoutée aux types d’énergie déjà existants. Celle-ci peut être mesurée en unités énergétiques. Mais si nous reconnaissons l’éternité de la matière vivante, la nouveauté réside alors dans le fait que les formes ordinaires d’énergie sont déjà enfermées à l’avance dans la substance vivante, et ne sont pas apparues comme une sorte de phénomène exotique.
Si nous abordons ce sujet à partir des positions actuelles, à l’époque de la cybernétique, qui manquait cruellement à Vernadsky, nous parviendrons à la conclusion qu’à la fin de la chaîne des types d’énergie enfermées ou stockées dans les tissus des organismes, se trouve toujours l’information. Nous savons maintenant que, dans une cellule, il existe des codes chimiques ou des « plans chimiques », selon lesquels toutes les substances complexes sont synthétisées à l’intérieur de la cellule ; c’est seulement ensuite, qu’elles mettent en mouvement et construisent l’environnement. De l’extérieur, cela ressemble à une transformation de la biosphère, c’est à-dire à la migration biogénique des composés chimiques. Et c’est précisément la complexité des voies énergétiques dans le vivant qui a fait prendre conscience à Vernadsky du fait que l’énergie du vivant ne se soumettait pas à la deuxième loi de la thermodynamique. Nous le voyons dans le passage précédemment cité des Problèmes. Mais auparavant, dans le chapitre « L’énergie de la matière vivante et le principe de Carnot » de son ouvrage La Géochimie (1924), il avait déjà prévu une telle subtilité, et dans ses Essais de géochimie, il écrivait :
Les manifestations de la vie sont un fait empirique qui entre à peine dans le cadre des autres phénomènes naturels sous l’aspect du cycle de Carnot. La réduction de l’énergie et sa dispersion sous forme de chaleur, n’ont pas lieu dans la vie (telle que nous la percevons) des plantes vertes de chlorophylle ou des microbes autotrophes pris dans l’aspect naturel, c’est-à-dire inséparables de la biosphère56.
Vernadsky a finalisé et a généralisé cette description empirique ou phénoménologique de la biosphère dans sa deuxième édition des Problèmes en 1938. En excluant les hypothèses et les théories, il a dressé une liste des différences entre les corps vivants et non vivants. Dès lors, après la parution de La Biosphère, il devenait impossible d’utiliser simplement le mot « la matière ». Il fallait nécessairement préciser, s’il s’agissait de la matière vivante ou de la matière inanimée, parce que toutes leurs propriétés n’étaient pas simplement différentes, mais directement opposées.
À son époque, Jean-Baptiste de Lamarck avait commencé un travail similaire. Il avait réalisé une sorte de révolution, en cessant de suivre la tradition, remontant au XVIIIe siècle et consistant à diviser toute la nature en trois règnes : les minéraux, les végétaux, les animaux. Selon Lamarck, une telle division compliquait la connaissance. Il parvint à la conclusion que toutes les espèces et toutes les classes des corps naturels pouvaient être strictement réduites à deux catégories : les corps organisés et non organisés57.
Plus de cent ans plus tard, Vernadsky fit la même conclusion. Sans doute que cette hypothèse très importante sur laquelle Lamarck s’était appuyé pour tous ses travaux ultérieurs (en introduisant le terme la biologie), incita aussi Vernadsky à remplacer le terme de « mécanisme » de la biosphère par celui d’« organisation ». Lamarck, quant à lui, dans l’ouvrage capital intitulé La Philosophie de la zoologie, avait établi un tableau empirique, simple mais extrêmement important, relatif aux oppositions des corps organiques et inorganiques. Ce tableau ne contenait aucune hypothèse, mais donnait quelques points nécessaires et suffisants pour ce niveau de connaissance. Ils étaient au nombre de huit :
- 1) L’individualité. Les corps inorganiques ne la possèdent qu’au niveau moléculaire, cela ne dépend pas de leur taille. Les corps vivants sont individuels à tous les niveaux et ne se limitent pas aux molécules qui les composent.
- 2) Les phases. Les corps inorganiques peuvent être autant hétérogènes qu’homogènes, rien ne dépend de leur corrélation. Les corps vivants ne peuvent être qu’hétérogènes ; ils existent au moins en deux phases.
- 3) La forme. Les propriétés des corps inorganiques ne dépendent pas de leurs formes. Les propriétés des corps organiques ne dépendent que de la forme ; tout changement de cette forme leur donne un nouvel aspect.
- 4) L’unité. Les corps inorganiques sont sans lien au niveau de leurs parties. Les corps vivants sont uns et liés (unis en un tout) ; un changement dans une partie entraîne immédiatement des changements dans les autres.
- 5) Les changements. Les corps inorganiques ne conservent leurs propriétés que dans leur permanence. Le corps organique « est animé par une force spéciale, provoquant constamment le mouvement dans ses parties internes et produisant en permanence des changements dans l’état de ces parties, mais, en même temps, cette force détermine des processus de restauration, de renouvellement, de développement et de nombreux phénomènes propres exclusivement aux corps vivants »58.
- 6) La croissance. L’augmentation en volume et en masse des corps inorganiques est aléatoire. Les corps vivants grandissent en assimilant la matière de l’intérieur vers extérieur.
- 7) L’assimilation de la matière. Les corps inorganiques n’ont pas besoin de nutrition. Les corps vivants ne restaurent leur activité qu’en se nourrissant.
- 8) La reproduction. Les corps inorganiques s’unissent aléatoirement ; ils ne naissent pas et ne peuvent pas mourir. Les corps vivants ne naissent que d’un embryon ou d’un fœtus ; la mort est, pour eux, un phénomène naturel.
Poursuivant les travaux de Lamarck à un niveau infiniment plus développé que celui qui s’était produit en cent ans, Vernadsky a essayé, en fait, de comparer les corps vivants et non vivants de la même façon, mais en les plaçant cette fois dans la biosphère. Il nomma les corps inanimés, inertes.
Il est intéressant de comparer ces deux tableaux. Selon Vernadsky, ils se ramènent à seize points. Nous les présentons ci-dessous sous une forme succincte :
- 1) L’origine. Les corps inertes proviennent des corps vivants ou de leurs produits métaboliques. Les corps vivants ne proviennent que des corps vivants. Ils ne peuvent pas non plus être obtenus artificiellement. Louis Pasteur a estimé que c’était impossible en raison de l’existence d’une dissymétrie des organismes vivants.
- 2) L’unité. Les corps inertes n’ont pas de lien génétique entre eux. Tous les corps vivants sont unis : c’est la substance vivante de la biosphère.
- 3) Ce qui est à droite et ce qui est à gauche. Les corps inertes ne se différencient pas les uns des autres selon ce critère. Les corps vivants sont profondément différents. Leur espace physique a un état unique ; l’un des isomères des composés chimiques y prédomine.
- 4) La reproduction. Les corps inertes apparaissent de façons innombrables à la suite de processus physiques, chimiques et géologiques, indépendamment des corps précédents. Ils n’ont rien à voir avec la reproduction. Un nouveau corps naturel vivant n’est formé qu’à partir d’un autre corps vivant. L’évolution des espèces se produit à l’échelle du temps géologique.
- 5) Les phases. Il n’y a pas de mouvement particulier aux corps inertes. Quelle que soit la phase, ils se présentent sous la forme d’un récipient et sont déterminés par les lois de la température et de la pression. Les corps vivants ne peuvent pas exister dans une même et seule phase : liquide ou gazeuse. Ils s’autorégulent, habitent la biosphère et exercent une pression sur l’environnement. Leur vitesse maximale de déplacement est égale à la vitesse du son.
- 6) La croissance. Les corps inertes n’ont ni de croissance, ni de reproduction ; ils sont érodés dans la biosphère par des causes visibles. Vivre, c’est grandir et se multiplier. La matière vivante est la source de la migration biogénique des atomes dans la biosphère.
- 7) La quantité. Le nombre de corps inertes est clairement indépendant de la taille de la planète et est déterminé par les lois physiques et chimiques générales. Le nombre de corps vivants dépend des dimensions de la planète.
- 8) La masse. La masse des corps inertes dépend de la biosphère. La masse des corps vivants est toujours proche de la limite et augmente au cours du temps géologique.
- 9) La taille. La taille minimale du corps inerte est déterminée par la dispersion. La taille maximale est déterminée par la taille de la biosphère en tant que corps naturel. Son diapason est 1040. La taille minimale d’un organisme est déterminée par la constante de Loschmidt, c’est-à-dire par la respiration. C’est 106 cm. La taille maximale est de quelques centaines de mètres. Le diapason est 109.
- 10) La composition. Dans les corps inertes, la composition est déterminée passivement, par l’environnement. La composition chimique des corps vivants est déterminée par eux-mêmes.
- 11) Les combinaisons. La quantité de combinaisons chimiques dans les corps inertes est limitée. Dans les corps vivants, cette quantité n’est pas limitée, il y en a des millions.
- 12) L’entropie. Dans les corps inertes, au sein de tous les processus, l’entropie augmente toujours. Dans les corps vivants, elle diminue.
- 13) Les mélanges. Dans les corps inertes, c’est la dispersion des éléments qui prévaut. Dans les corps vivants, ce sont les mélanges complexes des éléments chimiques qui prédominent. Tous les éléments chimiques se trouvent dans les corps vivants et sont nécessaires pour ceux-ci.
- 14) Les isotopes. Les mélanges isotopiques des corps inertes, à l’exception des composés radioactifs, ne changent pas dans le temps géologique. Les corps vivants, évidemment, modifient les mélanges isotopiques des éléments.
- 15) Les changements. À l’échelle du temps géologique, les corps inertes restent stables parce que le nombre de variétés de minéraux et de cristaux est faible. Le temps est une propriété biologique. Le passé de tout organisme est une caractéristique essentielle ; c’est un phénomène naturel pour les corps vivants.
- 16) L’irréversibilité. Les corps inertes sont réversibles dans le temps. Leur espace est euclidien. Les processus des corps vivants sont irréversibles59.
Dans ses travaux biogéochimiques, Vernadsky découvrit ainsi la spécificité, le rôle géologique, la composition et les fonctions biogéochimiques de la matière vivante ; il montra aussi que la biosphère devait nécessairement se former et jouer un rôle en tant qu’enveloppe planétaire. Enfin, en étudiant les structures les plus subtiles du monde vivant, il démontra que le vivant possédait sa propre énergie et que celle-ci n’était pas soumise à la deuxième loi de la thermodynamique. Il se dirigea, de cette façon, vers les principes les plus fondamentaux des sciences naturelles. Le concept du vivant a été dès lors considéré comme étant aussi important que ceux de la matière et de l’énergie, dont les lois étaient déjà si bien décrites dans les sciences physiques et chimiques.
À partir du début des années 1930, Vernadsky continua à développer le thème de la biosphère sur le plan théorique. Il approfondit la description de la matière vivante non seulement en tant que phénomène unique, mais en tant que phénomène universel ayant un statut cosmique. Pour la première fois il la pensa comme un nouveau type de mouvement complexe, matériel et énergétique. Autrement dit, les organismes vivants étaient représentés à ce niveau fondamental où les savants avaient déjà donné les lois universelles du mouvement de la matière et de l’énergie. Cela signifiait que la description se situait au niveau du temps et de l’espace.
Notes
- La verste est une ancienne mesure de longueur utilisée en Russie égale à 1,07 km.
- V.I. Vernadskij, « Ob osadočnyh pereponkah » [À propos des membranes sédimentaires], Himija i žizn’, 1988, 3, p. 34 : « Живая материя скопиласьв виде тонкой пленки на поверхности земного сфероида; вверх, в атмосферу, она достигает верст 8-10; вниз, в глубь земного шара, ещеменьше. Везде, всюду царит мертвая материя, материя, в которой не происходит никакой жизни. Но что такое жизнь? И мертва ли та материя, которая находится в вечном, непрерывном законном движении, где происходит бесконечное разрушение и созидание, где нет покоя? Неужели только едва заметная пленка на бесконечно малой точке в мироздании – Земле обладает коренными, особенными свойствами, а всюду и везде царит смерть? Разве жизнь не подчинена таким же строгим законам, как и движение планет, разве есть что-нибудь в организмах сверхъестественное, чтобы отделять их резко от остальной природы? Покуда можно только предлагать эти вопросы. Их решение дастся рано или поздно наукой. […] Если жизнь есть явление естественное, то живет весь мир, да иначе и быть не может ».
- V.I. Vernadskij, « Pis’ma N. E. Vernadskoj 1886-1889 » [Lettres à N. E. Vernadskaïa1886-1889], М., Nauka, 1988, p. 106 : « Ученые – те же фантазеры и художники; они не вольны над своими желаниями; они могут хорошо работать, долго работать только над тем, к чему лежит их мысль, к чему влечет их чувство. […] Есть общие задачи, которые затрагивают основные вопросы, которые затрагивают идеи, над решением которых бились умы сотен и сотен разных лиц, разных эпох, народов и поколений. Эти вопросы не кажутся практически важными, а между тем в них вся суть, в них вся надежда к тому, чтобы мы не увлеклись ложным каменьем, приняв его за чистой воды бриллиант ».
- A.D. Šahovskaja [Chakhovskaïa], [Hronika bol’šoj žizni] « Chronique d’une grande vie », Prometej, 15, 1989, p. 42 : « Работал в двух местах: в Эколь де Мин у Ле Шателье и у Фуке в Коллеж де Франс над синтезом минералов. […] Мы жили тогда в Пасси, очень далеко от лаборатории на Рю д’Эколь. Тогда еще не было моторов, была только лошадиная конка и поездка продолжалась больше часа от нашего местожительства. Обыкновенно я читал, сидя наверху. […] Одновременно с этим, чередуясь или часами или днями, я работал в Эколь де Мин у Ле Шателье в полуподвалах на бульваре Сен-Мишель. Здесь я делал опыты над нагреванием каолина, который я первый, мне казалось, рассматривал как свободную кислоту. В отличие от Фуке, работа у Ле Шателье была совершенно иного рода. Фуке давал общее направление, но теоретические вопросы и разговоры у нас с ним не поднимались.Совсем другое дело – Ле Шателье. Разговоры с ним были чрезвычайно интересны. Это – один из самых замечательных людей, которых я встречал в своей жизни. Разговоры с Ле Шателье мне очень много дали, они, мне кажется, наложили печать на всю мою научную работу ».
- V.I. Vernadskij, « Istorija mineralov v zemnoj kore » [L’histoire des minéraux de la croûte terrestre], V.I. Vernadskij, Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 4, p. 20 : « В течение долгих лет, с 1890 по 1911 гг., автор этой книги в Московском университете, в полном несогласии с преподаванием минералогии на Западе и в России, стоял не на точке зрения системы природы, а на точке зрения истории минералов Бюффона. Теперь, оглядываясь в прошлое, он видит, что он стоял на том пути, по которому пошло научное развитие мысли ».
- V.I. Vernadskij, Biogeohimičeskie očerki [Essais biogéochimiques], М.-L., AN SSSR, 1940, p. 6 : « При чтении в университете минералогии я стал на путь, в то время необычный, в значительной мере в связи с моей работой и общением в студенческие и ближайшие годы (1883-1897) с крупным, замечательным русским ученым В.В. Докучаевым. Он впервые обратил мое внимание на динамическую сторону минералогии, на изучение минералов во времени ».
- V.I. Vernadskij, « Stranica iz istorii počvovedenija (Pamjati V.V. Dokučaeva) » [Une page de l’histoire de la pédologie (Souvenirs de V.V. Dokoutchaev)] », Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 7, p. 64-80.
- I.I. Mоčalov, « Vladimir Ivanovič Vernadskij » [Vladimir Ivanovitch Vernadsky] (1863-1945), M., Nauka, 1982, p. 168-169 : « Не обусловлено ли все развитие ничем иным, как определенной формой диссипации энергии? Без организмов не было бы химических процессов на Земле? Во все циклы [элементов] входят неизбежно организмы? ».
- N.V. Filippova (éd.), Stranicy avtobiografii V.I. Vernadskogo [Pages d’autobiographie de V.I. Vernadsky], М., Nauka, 1981, p. 221 : « Много последнее время обдумываю в связи с вопросом о количестве живого вещества. Читаю по биологическим наукам. Масса для меня любопытного. Получаемые выводы заставляют меня задумываться. Между прочим, выясняется, что количество живого вещества в земной коре есть величина неизменная. Тогда жизнь есть такая же вечная часть космоса, как энергия и материя? В сущности, ведь все рассуждения о приносе “зародышей” на Землю с других небесных тел в основе своей имеют то же предположение о вечности жизни? »
- V.I. Vernadskij, « K voprosu o himičeskom sostave počv » [En vue de la question de la composition chimique du sol], Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 7, p. 11-12 : « Но газы почв зависят, может быть в еще большей степени, в своей химической активности и в химическом составе от других, новых для атмосферы и для горных пород факторов – факторов биохимических. С каждым годом значение биохимических процессов в почвах становится для нас все яснее, и они выступают все ярче на первое место в их химической истории. И вместе с тем все яснее становится нам значение почвы в биосфере – не только как субстрата, на котором живет растительный и животный мир, но как область биосферы, где наиболее интенсивно идут разнообразные химические реакции, связанные с живым веществом. Не только биохимические явления в почве играют в ее химии самую видную роль – влияют, должно быть, на все химические почвенные реакции без исключения – но и самое значение этих биохимических реакций в общей химии земной коры становится для нас с каждым годом, неожиданно для нас, все большим. Роль почв в истории земной коры отнюдь не соответствует тонкому слою, какой она образует на ее поверхности ».
- V.I. Vernadskij, « Pis’ma N.E. Vernadskoj 1909-1940 » [Lettres à N.E. Vernadskaja], М., Nauka, 2007, p. 209-210 : « Я ушел сейчас в чтение и работу над изложением старых мыслей о живом веществе. Забыл в Петрограде выписку, но хочу начерно набросать всю статью. Многое выясняется при писании и многое забытое вновь воскресает. Думаю в этой области десятки лет и, мне кажется, могу сказать многое, обычно неизвестное. Но это будет набросок, который потребует большой дальнейшей работы. Отходишь от переживаний тяжелых политики и злобы дня в этой работе над частью “вечного” ».
- Ibid., p. 211 : « Гуляю, брожу, много очень думаю и читаю. Сейчас главной работой является набрасывание давних моих размышлений и мыслей о живом веществе с геохимической точки зрения. Мне хочется связно изложить, сколько могу без книг, выписок (остались в Петрограде!) и подсчетов, мои мысли. Над ними думаю и к ним постоянно возвращаюсь десятки лет. Излагаю так, что дальнейшее изложение может пойти прямо и точно. Сейчас уже написал более 40 страниц и думаю, что перед отъездом закончу. Несомненно, тут у меня много нового, и многое новое открывается при обработке; подхожу к новым заданиям и вопросам. Так или иначе я ясно чувствую, что надо было это сделать, так как так или иначе это результат всей моей прошлой научной работы. И вместе с тем глубокое неудовлетворение результатом и странное столь обычное для меня чувство, что я делаю не настоящую научную работу. Отчасти чувство “ученого” –настоящей научной работой кажется опыт, анализ, измерение, новый факт – а не обобщение. А тут все главное – и все новое – в обобщении. С другой стороны, в этой работе я как-то спокойнее смотрю на окружающее, ибо я сталкиваюсь в ней с такой стороной жизни, которая сводит на нет волнения окружающего, даже в такой трагический момент, какой мы все переживаем. Перед всем живым веществом мелким кажется весь ход истории ».
- V.I. Vernadskij, Dnevniki [Journaux intimes] 1917-1921, t. 2, Janvier 1920 – mars 1921, Кiev, Naukova dumka, 1997, p. 101 : « Сейчас все натурфилософские построения проходят передо мной в совершенно другом аспекте. Все время, работая над живым веществом, я во всех философских концепциях теперь нахожу другое, чем находил раньше, когда читал их в атмосфере другой умственной работы. Это ясно я почувствовал, когда читал (2-й или даже 3-й раз) Бергсона – “Évolution créatrice”. В год выхода книги в Париже я упустил в своих настроениях и переживаниях как раз то, что теперь мне кажется столь важным и интересным ».
- V.I. Vernadskij, Živoe veščestvo [La Matière vivante], М., Nauka, 1978, p. 35-36 : « Явления энергетики жизни обратили на себя внимание в связи с тем движением мысли, которое связано с значением второго принципа Карно и с теми последствиями, какие имеет для мироздания энтропия Клаузиуса. Медленно входило в сознание натуралистов и физиков представление, что в жизненных процессах мы имеем один из немногих процессов в Природе, которые совершаются всегда в сторону, противоположную энтропии Мира. В ХХ веке из этого положения вывел не только земные, но и космогонические представления Бергсон, а вскоре на этом явлении Ауэрбах попытался создать теорию жизни, создав понятие эктропии, обусловленной жизнью – противоположной энтропии сущности Вселенной.Не только с философской, но и с научной точки зрения ясно, что такой резко противоположный всем остальным физическим процессам Природы энергетический характер жизненных процессов не может быть связан только с Землей – он должен иметь мировое значение. Жизнь – при этих условиях – должна быть космическим явлением. Она не может быть делом случая ».
- Ibid., p. 37 : « Необходимость признания космичности жизни вытекает из того положения, что живое является необходимым звеном в цепи минеральных процессов в земной коре и, в частности, в истории всех химических элементов.Нельзя сомневаться, что состав земной коры не является случайным явлением, единичным фактом в истории Земли. Этот состав и образующиеся в земной коре и на Земле минералы являются, по крайней мере, планетным явлением и должны как таковые повторяться и в других местах пространства ».
- Ibid., p. 39 : « В законах геохимии мы имеем проявление законов планетной химии. Аналогично атмосфера и биосфера не есть принадлежность только нашей планеты ».
- V.I. Vernadskij, Dnevniki [Journaux intimes] 1917-1921, t. 2, op. cit., p. 30 : « Я понимаю Кондорсе, когда он в изгнании, без книг, перед смертью писал свой “Esquisse”. Перед ним становилась та же мысль, как передо мной: если я не напишу сейчас своих “Мыслей о живом веществе”, эта идея не скоро вновь возродится, а в такой форме, может быть, никогда. Неужели я ошибаюсь в оценке их значения и их новизны в истории человеческой мысли? Я так сильно чувствую слабость человеческой и своей мысли, что элемента гордости у меня нет совсем ».
- Ibid., p. 31 : « В мечтах и фантазиях, в мыслях и образах мне интенсивно пришлось коснуться многих глубочайших вопросов бытия и пережить как бы картину моей будущей жизни до смерти. […] Это было до такой степени интенсивно и так ярко, что я совершенно не помню своей болезни и выношу из своего лежания красивые образы и создания моей мысли, счастливые переживания научного вдохновения ».
- Ibid., p. 32 : « Я ясно стал сознавать, что мне суждено сказать человечеству новое в том учении о живом веществе, которое я создаю, и что в этом есть мое призвание, моя обязанность, наложенная на меня, которую я должен проводить в жизнь – как пророк, чувствующий внутри себя голос, призывающий его к деятельности. Я почувствовал в себе демона Сократа. Сейчас я сознаю, что это учение может оказать такое же влияние, как книга Дарвина, и в таком случае я, нисколько не меняясь в своей сущности, попадаю в первые ряды мировых ученых. Как все случайно и условно ».
- V.I. Vernadskij, « Ob učastii živogo veščestva v sozdanii počv » [À propos de la participation de la matière vivante dans la formation des sols], Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 7, p. 18-41.
- V.I. Vernadskij, Dnevniki [Journaux intimes], Mars 1921-août 1925, М., Nauka, 1998, p. 27-28 : « Как-то поднимается чувство уверенности в том, что я сделаю много. Вера в то, что мне суждено. Ясно сознаю, что, не поехав в Лондон и оставшись здесь, может быть, изменил форму достижения, но осталась неизменной основная цель. Создание Института для исследования живого вещества (или геохимического?) ».
- V.I. Vernadskij, « Načalo i večnost’ žizni » [Le commencement et l’éternité de la vie], Sobranie sočinenij [Œuvres], t. 8, op. cit., p. 373 : « Было ли когда-нибудь и где-нибудь начало жизни и живого, или жизнь и живое такие же вечные основы космоса, какими являются материя и энергия? Характерны ли жизнь и живое только для одной Земли, или это есть общее проявление космоса? Имела ли она начало на Земле, зародилась ли в ней? Или же в готовом виде проникла в нее извне с других небесных светил? […] Был ли когда-нибудь космос без проявлений жизни, может ли быть безжизненный Космос? Мы знаем – и знаем научно, – что космос без материи и без энергии не может существовать. Но достаточно ли материи и энергии – без проявления жизни – для построения космоса, той Вселенной, которая доступна человеческому разуму, т.е. научно построяема? Есть ли живое и жизнь частное явление в истории материи и энергии, проявляющееся временами и столь же бесследно исчезающее? ».
- NdT : « Archéogenèse », trad. du russe « археогенез ». On entend par « archéogenèse » l’engendrement de la vie dans la période la plus ancienne (archéenne) de l’histoire géologique de la Terre.
- Ibid., p. 391 : « Ответ дает наблюдение истории, хода научного творчества. Оно показывает, что одновременно с исканиями абиогенеза или археогенеза в современном, геологическом или космических периодах истории Земли существуют иные научные представления, опирающиеся на признание отсутствия начала жизни на Земле, т.е. отсутствия появления живого непосредственно из мертвой материи. Признавая биогенез, согласно научному наблюдению, за единственную форму зарождения живого, неизбежно приходится допустить, что начала жизни в том Космосе, какой мы наблюдаем, не было, поскольку не было начала этого Космоса. Жизнь вечна постольку, поскольку вечен Космос, и передавалась всегда биогенезом. То, что верно для десятков и сотен миллионов лет, протекших от архейской эры и до наших дней, верно и для всего бесчисленного хода времени космических периодов истории Земли. Верно и для всей Вселенной ».
- W. Vernadsky, La Géochimie, Paris, Felix Alcan, 1924.
- W. Vernadsky, La Biosphère, Paris, Felix Alcan, 1929.
- V.M. Kedrov, Perepiska V.I. Vernadskogo i B.L. Ličkova [Correspondance entre V.I. Vernadsky et B.L. Litchkov 1918-1939 [Correspondance entre V.I. Vernadsky et B.L. Litchkov 1918-1939] M., Nauka, 1979, p. 34-35 : « Сдал в “Compte Rendu” здешней Академии небольшую заметку о давлении живого вещества в биосфере. Мне удалось найти законности, позволяющие измерить это давление, константу a, как я ее называю, живого вещества ».
- V.I. Vernadskij, Dnevniki [Journaux intimes] 1921-1925, op. cit., p. 184 : « Мысль очень углубляется в вопрос давления живого вещества – всячески проверял ход работы мысли над константой a. […] Проверяя шаг за шагом достигнутое – думаю, что я подошел к большому обобщению. В истории науки [важны] оба случая: и заблуждение исследователя, и непонимание современников. Мне кажется, я впервые ввожу численные механические приемы в новую, до сих пор не охваченную ими область природы. Это самое крупное достижение моей жизни. Чем больше я пытаюсь проверять, тем больше утверждаюсь в этом сознании ».
- W. Vernadsky, « Sur la pression de la matière vivante dans la biosphère », Compte rendu hebdomadaire des séances de l’Académie des Sciences, Paris, 1925, V. 120, p. 2079-2081.
- V.I. Vernadskij, « Živoe veščestvo v biosfere » [La matière vivante dans la biosphère], Živoe veščestvo i biosfera [La Matière vivante et la biosphère], M., Nauka, 1994, p. 565 : « Потенциальное и оптимальное размножение должны как раз явиться предметом нашего исследования, так какименно они, приводя факты к общему масштабу, позволяют нам количественно сравнивать геохимическую энергию различныхорганизмов. Они выражают максимальную геохимическую энергию каждого вида. По-видимому, эта величина постоянная и почти неизменная. Существование предела максимального размножения характерно для каждого вида, является эмпирическим обобщением, которое служит основой всех дальнейших выводов ».
- Ibid., p. 579 : « Весь этот бесчисленный мир живых организмов распространяется по Земле без перерыва в течение
миллионов лет медленным или быстрым движением сообразно непреложным числовым законам. Эти законы могут и должны быть установлены, ибо только они позволяют нам связать явления, на первый взгляд столь далекие одно от другого, как явления астрономические и биологические ». - W. Vernadsky, La Biosphère, Paris, Le Seuil, 2002, p. 44-45.
- Comme il existe de nombreuses éditions de l’ouvrage en russe, il est raisonnable de se référer à des paragraphes et non à des pages.
- « Только такие эмпирические обобщения, основанные на всей совокупности известных фактов, а не гипотезы и теории, положены мною в основу дальнейшего изложения. Это следующие положения: 1) в течение всех геологических периодов не было и нет никаких следов абиогенеза (т.е. непосредственного создания живого организма из мертвой, косной материи); 2) никогда в течение всего геологического времени не наблюдались азойные (т.е. лишенные жизни) геологические эпохи; 3) отсюда следует, что, во-первых, современное живое вещество генетически связано с живым веществом всех прошлых геологических эпох и что, во-вторых, в течение всего этого времени условия земной среды были доступны для его существования, т.е. непрерывно были близки к современным; 4) в течение всего этого геологического времени не было резкого изменения в какую-либо сторону в химическом влиянии живого вещества на окружающую его среду; все время на земной поверхности шли те же процессы выветривания, т.е. в общем наблюдался тот же средний химический состав живого вещества в земной коре, какой мы и ныне наблюдаем; 5) из неизменности процессов выветривания вытекает и неизменность количества атомов, захваченных жизнью, т.е. не было больших изменений в количестве живого вещества; 6) в чем бы явления жизни ни состояли, энергия, выделяемая организмами, есть в главной своей части, а может быть и целиком, лучистая энергия Солнца. Через посредство организмов она регулирует химические проявления земной коры » (§ 17).
- « Перед нами динамическое равновесие. Оно поддерживается трудно охватываемым мыслью количеством вещества. Очевидно, что даже в сутки создаются и разрушаются смертью, рождением, метаболизмом, ростом колоссальные массы живого вещества » (§ 45).
- V.I. Vernadskij, « Značenie biogeohimii dlja poznanija biosfery » [L’importance de la biogéochimie pour la connaissance de la biosphère], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 26-27 : « Эта область планеты характеризуется не только существованием трех фаз вещества – только в нее проникают космические энергии из небесных просторов. […] Но она (тропосфера – Г.А.) еще глубже связана с жизнью, она связана скоплением и созданием в ней озона, по существу биогенного и в то же время определяющего возможность существования жизни. […] Едва ли можно сомневаться, что озоновый экран не есть случайность, а есть результат известной организованности земной коры, того порядка природы, который наш ум в ней выявляет ».
- Sergueï Nikolaïevitch Vinogradski ou Winogradsky (1856-1953). En 1902, il a été élu membre correspondant de l’Académie française des Sciences, puis, à partir de 1922, il a émigré en France où il a travaillé dans le cadre de l’Institut Pasteur, à Brie-Comte-Robert.
- NdT : « Chimiosynthèse » traduction du russe « хемосинтез ». La « chimiosynthèse » correspond à la récupération par les bactéries, de l’énergie produite par le rassemblement de matières inorganiques, de minéraux ou de roches. Lorsqu’il s’agit de roches, on qualifiera alors les bactéries de « lithotrophes ».
- S.N. Vinogradskij, « O roli mikrobov v obščem krugovorote žizni » [À propos du rôle des microbes dans le cycle général de la vie], Vestnik RAN, 1996, t. 66, n° 12, p. 1116-1120.
- « По существу, биосфера может быть рассматриваема как область земной коры, занятая трансформаторами, переводящими космические излучения в действенную земную энергию – электрическую, химическую, механическую, тепловую и т.д » (§ 8).
- G.P. Aksenov, « V.I. Vernadskij o stanovlenii nauki na fone nacional’noj kul’tury » [V.I. Vernadsky à propos de la formation de la science dans le contexte de la culture nationale], V.I. Vernadskij i istorija nauki [V.I. Vernadsky et l’histoire de la science], M., IIET RAN, 2013, p. 13-19 ; G.P. Aksenov, « Pervaja mirovaja vojna i ideja noosfery u V.I. Vernadskogo » [La Première Guerre mondiale et l’idée de la noosphère de V. I. Vernadsky], Nauka i tehnika : Voprosy istorii i teorii [La science et la technique : Les questions de l’histoire et de la théorie], SPb., IIET RAN, 2014, p. 76-80 ; G.P. Aksenov, « Akademija nauk ta naukovij institut v idejah ta dijal’nosti V.I. Vernadskogo » [L’Académie des Sciences et l’Institut scientifique dans les idées et les activités de V.I. Vernadsky], Nauka ta naukaznatstvo, Kiev, NANU [Académie nationale des Sciences d’Ukraine], 2013, n° 1, p. 95-105.
- V.I. Vernadskij, « Zadači nauki v svjazi s gosudarstvennoj politikoj v Rossii » [Les objectifs de la science par rapport à la politique d’état en Russie], Publicističeskie statji [Articles de vulgarisation scientifique], M., Nauka, 1995, p. 341-251.
- W. Vernadsky, « L’autotrophie de l’humanité », Revue générale des Sciences pures et appliquées, 1925, t. 36, n° 17/18, p. 495-502 : « Il existe dans l’écorse terrestre une grande forse géologique – peut-étre cosmique – dont l’action planétaire n’est généralement pas prise en considération dans les conceptces du Cosmos, conceptces scientifiques ou basés sur la science. Sette forse ne samble pas étre une manifestastion ou une forme nouvelle spéciale de l’énergie, ni une expression pure et simple des énergies connues. Me elle exerce une influence profonde et puissante sur cours des phénomènes énergetiques dans l’écorse terrestre et par conséquent dout avoir une répercussion, moendre mais indubitable, en dehorse de l’écorse, dans l’existence de la planète elle-même. Sette forse c’est l’entendement humain la volonté dirigée et réglée de l’homme sociale. Sa manifestation dans la millieu ambiant au course des myriades des siècles est apparue comme une des expressione de l’ensemble des organismes de la « matière vivante », – dont l’humanité constitue qu’une partie ». NdT : Les fautes de français étaient présentes dans le texte publié en 1925.
- V.I. Vernadskij, « Značenie biogeohimii dlja poznanija biosfery » [L’importance de la biogéochimie pour comprendre la biosphère], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 17 : « Я его не раз употреблял раньше, говоря о земных оболочках, о биосфере. Но, в конце концов, я встретился с серьезным неудобством, ибо из разнообразных философских пониманий слова “механизм” делались выводы, которые не вытекали из природных явлений, этим словом мной – и в науке вообще – так называемых. […] Надо приспособлять в биосфере атомную модель мира к организму, а не к механизму ».
- Ibid., p. 18 : « Под этим понятием, не предрешая формы и характера организованности, а тем более их происхождения, я буду понимать существование в пространстве-времени соотношения, научно точно количественно и качественно определяемого, между организмами и той средой, в которой они живут ».
- V.I. Vernadskij, Trudy po biogeohimii i geohimii počv [Travaux sur la biogéochimie et la géochimie des sols], op. cit., p. 139.
- Ibid., p. 142.
- V.I. Vernadskij, « Evolucija vidov i živoe veščestvo » [L’évolution des espèces et la matière vivante], Priroda, 1928, n° 3, p. 248 : « Мы можем при этом точно установить, что человеческая мысль – это проявление нашего сознания – резко и коренным образом меняет ход естественных процессов, меняет так называемые законы природы – изменение идет под влиянием не форм энергии, а человеческой мысли. Сознание и мысль не могут быть, несмотря на усилия поколений мыслителей и ученых, сведены ни на материю, ни на энергию, в каком бы то ни было из разнообразных пониманий этих основ научного мышления о природе ».
- Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1943 ; 1983 (155e édition) coll. « Quadrige », p. 116.
- NdT : « trigger » en anglais.
- V.I. Vernadskij, « Živoe veščestvo v biosfere » [La matière vivante dans la biosphère], Živoe veščestvo i biosfera [La Matière vivante et la biosphère], op. cit., p. 579 : « Весь этот бесчисленный мир живых организмов распространяетсяпо Земле без
перерыва в течение миллионов лет медленным или быстрым движением
сообразно непреложнымчисловым законам. Эти законы могут и должны быть установлены,
ибо только они позволяют нам связать явления, на первый взгляд столь далекие одно от другого, как явления астрономические и биологические ». - Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 32.
- V.I. Vernadskij « O razmnoženii organizmov i ego značenii v stroenii biosfery » [À propos de la reproduction des organismes et de son importance dans la structure de la biosphère], Trudy po biogeohimii i geohimii počv [Travaux sur la biogéochimie et la géochimie des sols], op. cit., p. 87 : « Прирастекании организма благодаря размножению, в биосфере идет этим путем перенос по поверхности геохимической работы живоговещества ». L’article fut publié simultanément en France : W. Vernadsky, « Sur la multiplication des organismes et son rôle dans le mécanisme de la biosphère », Revue générale des sciences pures et appliquées, 1926, t. 37, n° 23, p. 661-668 ; n° 24, p. 700-708.
- Le troisième théoricien, après Bergson et Vernadsky, qui a découvert les spécificités d’un organisme vivant en tant que système doté de sa propre énergie, fut Erwin Bauer, un biologiste autrichien qui arriva en URSS à la fin des années 1920. Dans son principal ouvrage La Biologie théorique, il mit en évidence le principe du déséquilibre des systèmes vivants. À ce sujet, voir G.P. Aksenov, « Pričina vremeni. Žizn’ – dlenie – neobratimost’ » [La cause du temps. La vie – la durée – l’irréversibilité], 3e édition, M., Krasand, 2014, et, en particulier : chapitre 20 : « Princip Lamarka » [Le principe de Lamarck], p. 287-304.
- V.I. Vernadskij, « O korennom material’no-enertgetičeskom otličii živyh i kosnyh estestvennyh tel biosfery » [À propos de la différence matérielle et énergétique fondamentale des corps naturels vivants et inertes de la biosphère], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 66-67 : « Из сказанного ясно, что биогеохимическая энергия не есть особая форма энергии, свойственная живому, это не есть жизненная энергия, проявление которой искал В. Оствальд, – аналогичная тепловой, химической, световой, электрической и т.п. энергиям. Она не касается закона сохранения энергии, но выявляется в нем в виде форм энергий, уже раньше известных. // Мы можем сейчас точно проследить реальные источники биогеохимической энергии. Ими являются, в конечном счете, энергия солнечных лучей (световая, тепловая и химическая) и энергия химических элементов, строящих тело живого вещества (энергия химическая и тепловая). Вероятно участие в ней и радиоактивных элементов ».
- V.I. Vernadskij, « Očerki geohimii » [Essais de géochimie], Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 6, p. 223 : « Проявления жизни являются эмпирическим фактом, с трудом входящим в рамки других природных явлений в аспекте принципа Карно. Уменьшение энергии, ее рассеяние в виде тепла, не имеет места в жизни (такой, как мы ее понимаем) зеленых хлорофилльных растений или автотрофных микробов, взятых в природном аспекте, т.е. неразрывном от биосферы ».
- J. B. Lamarck, « Lekcija 1800 [Conférence 1800] », Izbrannye proizvedenija v 2 tomah [Œuvres choisies en 2 t.], M., AN SSSR, 1955, t. 1, p. 10.
- J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, 1873, p. 367-372.
- V.I. Vernadskij, « O korennom material’no-enertgetičeskom otličii živyh i kosnyh estestvennyh tel biosfery » [À propos de la différence matérielle et énergétique fondamentale des corps naturels vivants et inertes de la biosphère], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 70-77.