L’étymologie même du mot obscène démontre son incompatibilité avec la scène. Le terme provient du latin ob-scenus qui signifie devant ou en dehors de la scène. L’obscène est précisément ce qui doit rester caché, hors du regard. Jan Fabre, Romeo Castellucci et Rodrigo Garcia sont trois metteurs en scène contemporains qui choquent et perturbent de nombreux spectateurs parce qu’ils montrent justement ce qui ne devrait pas être montré. Ainsi l’obscène sur scène apparait premièrement comme un paradoxe. Mais plutôt qu’un simple concept, l’obscène est une intention au théâtre. La présence de corps nus sur scène, par exemple, permet de provoquer une certaine réaction chez le spectateur, qu’elle soit dégoût, admiration ou simple rejet. Explorer l’obscène sur scène ne peut donc se faire sans discuter du spectateur et de son regard car la monstration de l’obscène complexifie sa perception de l’espace scénique. Le corps matériel et physiologique n’apparaît plus comme élément perturbateur de la conscience, indigne d’intérêt. Sur scène, le corps nu devient justement digne d’intérêt, ou du moins est montré comme digne d’intérêt. Mais cette monstration ne peut qu’être scandaleuse, car non seulement, au théâtre, l’obscène est montré, mais il est de surcroît montré sur une scène, lieu d’observation par excellence. Montrer l’obscène sur scène engendre ainsi une double transgression. À ce sujet, Luk Van Den Dries explique à propos du théâtre de Fabre :
La conscience tend à envisager le corps fatalement comme un résidu obscène, ob-scaena, c’est-à-dire en marge de la scène comme lieu d’observation. Peut-être que le corps doit-il, dans la vie quotidienne, demeurer à l’écart de l’espace de la conscience. Le théâtre est là justement pour faire de cette régularité une exception, pour réussir à la rendre problématique1.
L’obscène sur scène témoignerait ainsi d’un certain projet du metteur en scène qui souhaiterait inviter sur scène ce qui même dans la vie quotidienne reste dissimulé. Il s’agirait pour le théâtre de ce faire révélateur d’une réalité que la conscience tend à mettre à l’écart. La scène deviendrait alors un espace qui paradoxalement déconstruit nos représentations pour montrer un réel brut, cru, sans fard. Au lieu de représenter le réel, la scène, ici, le dévoilerait.
L’inconfort du spectateur face à l’obscène est à envisager de deux manières. Cet inconfort, on l’aura compris, provient d’abord du fait qu’est mis sous ses yeux un élément que sa conscience tend à taire au quotidien. Le corps nu, sans artifice, rappelle bien sûr notre dimension physiologique et animale, ce qui peut rendre moins évident notre rapport à nous-mêmes comme êtres civilisés. De plus, le corps nu sur scène peut être plus gênant que le corps nu perçu dans la sphère intime et privée parce qu’il nous est sûrement inconnu et que sa vue nous est imposée. Mais la gêne provient également du fait qu’au théâtre, nous sommes en groupe. Ainsi cette vision est partagée, elle n’est pas personnelle et intime mais bien collective, et de fait, sociale. Le regard n’est pas seulement mon regard, mais notre regard. L’objet intime et privé est rendu public. C’est là une transgression sociale et culturelle, mais également politique. Notre vivre-ensemble est mis à mal ; voilà que les règles sociales qui nous permettent de vivre en communauté en séparant le privé du public sont ignorées. L’obscène sur scène n’est ainsi pas seulement problématique du fait qu’il « devrait » rester caché. Il est aussi problématique car il remet en cause un contrat tacite entre l’artiste et le spectateur. En présentant des corps nus sur scène, et en prenant le public comme témoin (voir même en otage, selon si le spectateur est averti ou non), l’artiste peut mettre à mal le rapport de confiance entre lui son public.
Pour mieux comprendre ce qu’implique cette rupture dans le rapport de confiance, j’aimerais ici prendre l’exemple d’un spectacle de Rodrigo Garcia auquel j’ai assisté en novembre 2015. Ce spectacle s’intitule 4 et était alors représenté au théâtre des Amandiers à Nanterre. Lors d’une scène plutôt joviale, où les acteurs dansaient et chantaient, l’un d’entre eux demanda à une spectatrice de venir se joindre à eux. La lumière s’est alors faite dans la salle et nous avons été invités à clapper des mains pour les accompagner dans leur danse. Ce moment était particulièrement agréable, comme tout moment au théâtre où les spectateurs sont invités à prendre part au spectacle. Les acteurs paraissaient bienveillants avec la spectatrice venue sur scène. On lui demanda alors d’entrer dans un sac de couchage, ce qu’elle accepta. Le public s’amusa de son attitude maladroite. On la fit asseoir sur une chaise et on lui demanda si elle connaissait le sens de l’expression anglaise « doggy style ». Elle répondit que non, ce qui amusa encore certains dans le public. Le volume de la musique augmenta alors et un acteur ferma complètement le sac de couchage. La spectatrice se retrouva par terre, et bien qu’elle ne fût pas agressée physiquement, les acteurs firent semblant de mimer sur elle des positions sexuelles. Leurs gestes exprimaient une certaine exaltation et une insolence vis-à-vis de la spectatrice piégée. Le public, bien sûr, ne riait plus et un grand malaise s’installa alors devant cette spectatrice laissée incapable de partir ou de riposter (et vraisemblablement pas tout à fait certaine de ce qui était en train de se passer). On la fit finalement sortir du sac de couchage et on la laissa regagner sa place. Lors d’une rencontre avec le public quelques jours plus tard, Garcia déclara : « je veux montrer l’excès de liberté dans mes spectacles, que le public le ressente ». Ici montrer sur scène une action obscène (le rapport sexuel, certes simulé mais agressif et non consenti) avait pour fonction de choquer le public et de l’interroger sur un excès de liberté, sur un certain chaos social. Bien que Fabre ou Castellucci ne prennent jamais de membres du public à partie, cet épisode montre que l’obscène sur scène interroge mais surtout questionne le rapport entre la scène et la salle. La transgression dans 4 est d’avoir physiquement pris une spectatrice à partie pour performer un acte obscène. Mais c’est que fait finalement chaque spectacle montrant l’obscène : ils prennent à partie leurs spectateurs en leur imposant la vision d’un spectacle qui ne devrait pas avoir sa place dans un espace public. Devant le spectacle obscène, le spectateur ne peut plus se représenter ce qu’il voit sur scène. La scène n’est plus un espace tranquille de projection mais un espace qui impose son contenu et qui complexifie le rapport entre l’espace du public et l’espace dramatique.
Dans cet article nous nous proposons d’explorer comment l’obscène mis à la scène influence et complique la perception du spectateur de l’espace dramatique (la fiction qui se joue sur scène), dans le théâtre de Fabre, Castellucci et Garcia. Bien que l’obscène puisse se manifester sous diverses formes, nous ne discuterons ici que du corps (humain ou non-humain) et de la manière dont son traitement peut être qualifié d’obscène. Nous explorerons d’abord l’importance du corps « organique » mis sur scène dans le théâtre de Fabre, et de son potentiel impact sur le public. Puis nous analyserons plus en détails deux spectacles : Le Metope del Partenone de Castellucci, présenté à la Grande Halle de la Villette en Novembre 2015 et 4 de Garcia, présenté la même année au théâtre des Amandiers. Ces deux spectacles, à l’esthétique certes différente, mettent en lumière les enjeux du corps obscène comme un corps « profané ». Tout au long de cet article, le regard du spectateur restera une préoccupation centrale et notre fil conducteur.
Fabre et le corps organique
Le corps physique est constamment célébré dans le théâtre de Fabre. Un des personnages dans Histoire des Larmes (2005) a particulièrement bien retranscrit cette préoccupation majeure dans l’œuvre du Flamand :
On nous enseigne ce qu’interdisent la loi et la coutume, que notre sueur, notre pisse et nos larmes sont dangereuses et ne doivent pas être vues […] Et les doctrines et les principes qui déclarent que les sécrétions de notre corps sont impures, indécentes, sales, menaçantes. Pour qui ? Pour nous-mêmes ! Pour les autres. Et on nous apprend à trouver excitant de contenir un corps en pleurs ! C’est affligeant !
Histoire des Larmes a été qualifié par certains de spectacle obscène car il montre le corps dans toute sa dimension physiologique. Un corps contenant et extériorisant sueur, larmes et sécrétions. Fabre a qualifié son théâtre de « théâtre organique », et ses spectacles contiennent souvent des scènes de nu et des actes sexuels stimulés. Pour comprendre tout à fait pourquoi il a choisi cette expression, il faut connaître la manière dont il « entraîne » ses acteurs. Lors d’une séance d’échauffement à laquelle j’ai pu assister, les acteurs devaient effectuer plusieurs exercices visant à les reconnecter à leur être physiologique. L’un de ces exercices, appelé « les cinq émotions » consistait à passer d’une émotion à une autre (dont la colère, le dégoût et la joie) en seulement quelques secondes. Le but de l’exercice était de faire en sorte que ces émotions ne soient pas interprétées mais seulement ressenties physiquement. Le fait qu’ils devaient changer très rapidement les empêchait de pouvoir intellectualiser l’émotion et de la représenter. C’était le corps qui devait réagir en premier. Par exemple, un des acteurs a par la suite expliqué que pour pouvoir ressentir le dégoût très rapidement, il contractait violemment certains muscles proches du ventre. Plus l’exercice s’éternisait, plus son corps réagissait aux stimuli envoyés, et plus, en effet, il pouvait ressentir le dégoût. Il expliqua d’ailleurs avoir eu la nausée à la fin de l’exercice. Cette anecdote montre que le corps de l’acteur, en répétition ou sur scène, est un corps qui s’exprime physiquement, et qui n’est pas toujours complètement sous contrôle de l’esprit. Est ainsi donné à voir l’intérieur du corps dans le sens où sont révélés certains mécanismes, certains réflexes, qui sont généralement dissimulés en société. A ce titre, il circule une anecdote fameuse d’une actrice qui à la suite de plusieurs exercices de ce type, n’aurait pu s’empêcher d’uriner sur scène pendant une répétition. Pour Fabre, la beauté est à rechercher dans ce corps organique, primaire, parfois incontrôlable. Il travaille d’ailleurs avec des biologistes de l’Université d’Anvers pour affiner sa connaissance du corps humain. Van Den Dries explique ainsi :
Fabre observe ses acteurs et travaille avec eux comme un biologiste. Il est fasciné par la structure du corps, l’implantation des membres, le fonctionnement des organes. Sa technique de mise en scène tient de la dissection : il examine les articulations, analyse chaque mouvement jusque dans les moindres fibres2.
La beauté est à chercher dans le corps primitif qui répond avant tout aux instincts. Les spectacles de Fabre tentent de dégager le corps de sa représentation sociale et culturelle car « les instincts sont cachés sous une épaisse couche de civilisation »3. Fabre est d’ailleurs proche du philosophe allemand Peter Sloterdijk et de son concept de « domestication »4. Pour Sloterdijk, « la domestication de l’être humain constitue le grand impensé »5. Sloterdijk et Fabre considèrent tous deux que nos instincts primaires sont bafoués par une domestication sociale et culturelle. C’est précisément cet état du corps qui les intéresse et qu’ils souhaitent mettre en avant, l’un dans ses écrits, l’autre sur une scène de théâtre. En d’autres termes, ils sont intéressés par le corps en tant qu’il est obscène ; le corps en tant qu’il doit rester caché et qui ne peut par définition être représenté, puisqu’il s’agit justement du corps avant toute forme de représentation.
Mettre en avant le corps obscène sur scène permet aussi à Fabre d’interroger le regard de son spectateur. Observer le corps organique avant toute transformation culturelle – c’est du moins là son idéologie – demande aux spectateurs de se défaire de certaines habitudes perceptives qui tendent à projeter du sens sur scène et de s’ouvrir plutôt à une réception davantage intuitive. Il est évidemment difficile d’en expliquer les modalités tant cette réception est intime et personnelle mais Hugo de Greef et Jan Hoet l’ont ainsi évoquée :
[C’est] la compréhension d’un langage oublié. Ce langage [que] nous portons tous en nous, mais [que] nous refoulons, parce qu’il contient l’anarchie de la nature. Ce langage relève d’une logique différente de notre logique de société civilisée. Ce langage est plus proche de l’essence des choses et témoigne d’empathie à l’égard de la vie. […] C’est un langage d’intensité, d’instinct, d’intuition6.
Observer le corps obscène en scène amènerait donc le spectateur à faire l’expérience d’un nouveau langage, un langage chaotique, d’avant les mots et la domestication du corps. En termes peut-être moins énigmatiques, Carole Talon-Hugon a parlé de « stratégie d’intéressement »7. La stratégie d’intéressement, volontairement mise en place par le metteur en scène, est opposée à la stratégie de désintéressement qui prévaut souvent en art. Ainsi l’objet d’art – ici le spectacle – n’est plus à appréhender selon un jugement esthétique et une certaine forme de détachement (le « désintéressement »), mais doit au contraire en appeler aux sens du spectateur (l’« intéressement »). Par exemple, le tableau d’un nu, si perçu de manière désintéressée, sera appréhendé pour sa valeur esthétique : son style, sa composition, ses couleurs etc. Si toutefois, le nu est perçu de manière intéressée, alors le spectateur s’ouvre à d’autres formes d’émotions qui ne permettent pas le jugement critique, mais qui engendre une réception davantage sensible, qui s’adresse directement à son corps. En discutant justement du théâtre de Fabre, Talon-Hugon explique ainsi :
Il ne fait pas de doute que Jan Fabre inonde de véritable sang le plateau de la scène de Je suis sang, et que les acteurs urinent vraiment dans Histoire des larmes. Ces spectacles développent donc des stratégies d’intéressement qui contreviennent à l’impératif kantien de désintéressement. […] L’opposition entre les camps est donc nette : c’est celle de la distanciation contre l’implication, du désintéressement contre la participation empathique, des émotions esthétiques contre les émotions de la vie8.
Il faut noter qu’il n’y a pas de vrai sang dans Je suis sang, simplement parce que le sang à l’air libre coagule trop rapidement9. Toutefois les corps semblent bien sous le contrôle de pulsions primaires et ces deux spectacles sont tout autour centrés sur le corps des acteurs et leurs sécrétions10. Dans Je suis sang, une scène montre par exemple plusieurs personnages couchés sur des tables chirurgicales, criant de douleur. D’autres personnages, en blouse blanche, leur entaillent l’estomac et en sortent plusieurs organes. Une fois les organes sortis, les personnages meurtris s’en emparent et les dévorent pour ainsi les réabsorber. Dans ce spectacle le corps est externalisé le plus possible. Cette scène est plutôt réaliste mais n’en est pas moins l’effet d’un trucage. Elle permet toutefois de rappeler que bien que l’obscène peut être invité sur scène, il peut aussi être mis en scène. Ceci complique davantage la réception du spectateur qui perçoit un corps à la fois nu et sans fard, mais inséré dans une trame dramatique particulière qui fait usage d’effets spéciaux. Le corps est paradoxalement artificialisé pour paraître sans artifice. Le concept de profanation peut nous aider à surmonter cet apparent paradoxe. Le corps obscène mis en scène est un corps profané.
Castellucci, Garcia, et le corps profané
Giorgio Agamben a développé le concept de profanation de manière particulièrement intéressante11. Pour Agamben, la société de consommation et son incitation à posséder toujours plus d’objets nous ont rendus incapables de profaner. En effet, posséder un objet et le profaner sont deux entreprises contraires. Lorsque nous possédons un objet, nous l’utilisons selon la fonction première qui lui a été attribuée à sa production. Par exemple, nous utilisons un canapé pour nous asseoir ou une pelote de laine pour tricoter des vêtements chauds. À l’inverse, lorsque nous profanons un objet, nous entretenons avec lui un rapport ludique. Nous l’affranchissons de sa fonction première, de ce pour quoi il a été créé. Par exemple, un jeune enfant peut profaner un canapé en en faisant un terrain de jeux, et un chat peut profaner une pelote de laine en jouant avec elle. Tous deux ignorent ainsi ce pour quoi ces objets ont été produits. Le chat et l’enfant sont ainsi des profanateurs. Ils détruisent les objets sacrés (entendus ici comme les objets réservés exclusivement à un seul usage). L’objet est alors libre de toute représentation prédéfinie et aux yeux du sujet, il existe avant tout pour sa présence. Consommer un objet nous rend ainsi inaptes à coexister avec lui puisqu’il est uniquement perçu selon une utilité spécifique : le stylo que j’utilise pour écrire, la poêle que j’utilise pour cuisiner, etc. Le terme lui-même provient du latin consumo qui peut signifier « je détruis », « j’annihile », « j’absorbe » mais également « je prends » « avec moi », « pour moi » (-con, -sumo). À l’inverse, coexister signifie exister simultanément, ensemble. Profaner un objet amène le sujet à coexister avec lui car ce qui devient digne d’intérêt n’est plus la fonction de l’objet mais sa simple présence. Ainsi l’enfant qui joue avec un stylo notera de manière plus attentive sa couleur, sa forme, son toucher, etc. La profanation implique une mise en scène de l’objet qui a pour effet de libérer ce même objet de sa représentation initiale.
La profanation, tout comme l’obscène, est taboue parce qu’elle naît d’une certaine prise de liberté chez le sujet. L’objet profané ou obscène restera incompris s’il est perçu par une conscience qui tente de dégager une signification ou de l’expliquer. L’objet profané est obscène, car il est utilisé d’une manière qui ne devrait pas être. De la même manière, dans les spectacles de Castellucci, Garcia ou Fabre, le corps obscène apparaît comme un corps profané car il s’émancipe de tout système de sens et semble être simplement mis à disposition du regard du spectateur. Sa présence ne sert pas nécessairement un processus dramatique prédéterminé ; c’est justement cette présence qui crée le processus dramatique. L’on peut prendre ici l’exemple du Metope del Partenone, mis en scène par Castellucci12. Dans ce spectacle, qui s’est joué dans la Grande Halle de la Villette en 2015, nous étions, spectateurs, invités en premier lieu à errer dans le vaste espace en attendant que le spectacle commence. Puis, de manière plutôt soudaine, un personnage fît son entrée (son exacte provenance était alors difficile à identifier). Il se mêla au public, qui forma un cercle autour de lui. Le personnage commença à s’étouffer de manière extrêmement réaliste. Son visage devint rouge, il tomba au sol, visiblement prêt à mourir. Une sirène d’ambulance se fit alors entendre de l’autre côté de la halle et une ambulance vint se frayer un chemin parmi les spectateurs jusqu’à atteindre le personnage mourant. Les ambulanciers tentèrent de le secourir mais le personnage finit par mourir. L’ambulance repartit laissant le mort à terre. Quelques minutes plus tard, calmement, l’acteur se releva et partit. Puis vint le tour d’un autre personnage, cette fois-ci souffrant visiblement d’une grave allergie, avec le visage très enflé. La même chose se produisit : l’ambulance arriva, mais trop tard, le personnage mourut et l’acteur repartit après un long silence. Le spectacle s’organise ainsi autour de six accidents, tous les plus réalistes les uns des autres : amputation, broiement d’un membre… Chaque accident était particulièrement sanglant, ou du moins violent physiquement. Bien sûr, tout cela était simulé et la transformation physique n’en restait pas moins le produit d’un effet spécial particulièrement convaincant. Le spectacle était obscène car il montrait non seulement le corps dans tous ses états (coupé, écrasé, gonflé…), mais il montrait également le passage de la vie à la mort. Le spectacle se structurait tout entier autour de cet évènement, montré à répétition. Petit à petit, le spectateur pouvait d’ailleurs comprendre qu’après une mort, une autre allait survenir et ainsi de suite. Le but du spectacle, semble-t-il, était d’inviter le spectateur à observer ce passage mystérieux entre être et non-être, entre corps vivant et cadavre. Les corps étaient profanés en ceci qu’ils n’étaient plus entiers et qu’ils ne servaient plus : chaque personnage n’avait aucune action à accomplir si ce n’était de marcher jusqu’à nous, spectateurs, et d’y venir mourir. Le corps n’était plus un moyen au service d’une action mais un spectacle en lui-même. L’effet produit était surprenant. Le spectacle n’était pas révulsant. Il était choquant bien sûr, mais également fascinant, et c’était là toute son ambiguïté. Le corps martyrisé se justifiait par sa simple présence puisque le spectacle reposait tout entier sur sa monstration.
Notre curiosité de spectateurs, que certains pourraient qualifier de malsaine – ou d’obscène – était questionnée. Du fait qu’il n’y avait pas d’espace précis réservé au public, c’était aux spectateurs de se positionner, de choisir où aller, quoi regarder. Cet « excès de liberté », pour reprendre la formule de Garcia citée plus haut, pouvait en effet mettre mal à l’aise. A chaque nouvel accident, il fallait faire un choix : s’approcher et regarder ou s’éloigner discrètement. Certains étaient hésitants, d’autres se frayaient en chemin au premier rang à chaque scène, d’autres encore allaient s’asseoir au loin et ne regardaient pas. Plusieurs spectateurs quittèrent le spectacle rapidement. Il faut également noter que le soir où j’ai pu assister au spectacle, les attentats terroristes de novembre 2015 avaient eu lieu seulement quelques jours plus tôt. Cette liberté offerte aux spectateurs n’en était que plus complexe et difficile à gérer. Certains spectateurs se regardaient, interrogateurs, tentant peut-être de décider quelle attitude était la plus « appropriée ». Je ne pus m’empêcher de me sentir embarrassée lorsque j’approchais de près ces corps violentés. Mais cette légère honte me permettait aussi de prendre conscience de mon regard, et de me voir regarder. Cette gêne ne rendait la présence de ces corps que plus envahissante. Le Metope del Partenone interrogeait notre rapport à l’obscène sans offrir de réponses ou de recommandations. Nous étions laissés à nous-mêmes, seuls bien qu’en groupe, devant un spectacle qui ne s’adressait pas seulement à notre être social mais également à notre propre « carcasse » et son rapport à la mort.
L’obscène dans 4, mis en scène par Garcia, prend une toute autre forme et engendre un rapport très différent entre l’espace dramatique et le spectateur13. Ici j’aimerais discuter de deux présences qui pourraient être qualifiées d’obscène : celle de deux petites filles et celle de trois coqs. Les deux petites filles, qui devaient avoir environ 10 ans, intervenaient dans le spectacle à intervalle régulier. Elles pouvaient mettre le spectateur mal à l’aise car elles étaient « déguisées en femme ». Leurs cheveux étaient noués dans un chignon haut et sophistiqué, leurs robes étaient en satin, courtes, et elles étaient ornées de bijoux. Elles portaient des chaussures à talon haut, ce qui les empêchaient de marcher avec aisance. Elles portaient également un maquillage prononcé. La manière dont on avait représenté leurs corps, hautement sexualisés, pouvait être qualifié d’obscène. Leurs corps d’enfant paraissaient profanés, détournés. Toutefois, ici, la profanation n’appelait pas à la contemplation, comme cela pouvait être le cas dans Le Metope del Partenone. Dans 4, la profanation du corps vise à choquer, à rendre la position du spectateur insupportable. Dans une scène en particulier, les petites filles sont invitées à danser avec les autres acteurs, adultes. Leurs talons hauts et leurs robes serrées les empêchent de se mouvoir comme elles le veulent et semblent les mettre elles-mêmes mal à l’aise. Le public est pris en otage d’un spectacle dont il ne cautionne probablement pas le contenu. Pour accentuer l’inconfort de sa position, les acteurs demandent aux spectateurs, pendant la danse, de clapper des mains pour accompagner les gestes maladroits des deux fillettes. Les membres du public se regardent alors, s’interrogeant. Certains décident d’applaudir, d’autres restent silencieux, interdits. Si l’obscène est beau pour Fabre, un moyen de contempler et questionner notre rapport à la vie pour Castellucci, l’obscène est souvent un piège tendu au spectateur dans le théâtre de Rodrigo Garcia.
La deuxième présence que l’on pourrait qualifiée d’obscène était celle de trois coqs. Non seulement ils étaient présents sur une scène de théâtre14, mais ils portaient des baskets d’enfants de la marque Nike. Leurs corps étaient anthropomorphisés et de fait détournés, profané. L’obscène dans 4 pose bien entendu des questions éthiques. Faut-il ou non convier enfants et animaux sur scène, surtout lorsqu’on les traite de la sorte ? Il faut toutefois comprendre que ce rejet et cette incompréhension sont précisément voulues par Garcia. Les animaux, très souvent présents dans ses spectacles, sont souvent malmenés. L’on peut se souvenir du homard, tué, cuisiné et mangé sur scène dans Accidens15 ou des hamsters jetés dans un aquarium dans Et balancez mes cendres sur Mickey16. Pour Garcia, cette maltraitance de l’animal sur scène permet de confronter le spectateur avec ses propres contradictions. Par exemple, d’éprouver des difficultés à observer un coq marchant maladroitement avec des baskets, mais de n’avoir aucun problème à consommer de la viande bien que la viande témoigne d’un traitement bien plus violent subi par l’animal. À ce titre, Lourdes Orozco analyse judicieusement la controverse qu’a provoqué After Sun de Garcia. Dans ce spectacle, deux lapins apparaissent dans la première scène. Ils sont attrapés par le cou par l’un des acteurs qui fait ensuite semblant de s’accoupler avec eux. Cette scène choqua profondément le public. Plus tard, dans ce même spectacle, un des acteurs, habillé en gérant de McDonald’s, explique à l’un de ses employés comment cuire un hamburger. C’est de la vraie viande de bœuf qui est cuite sur scène. L’analyse d’Orozco est la suivante :
Le public regarda sans se plaindre. Personne n’exprima du dégoût face à cette viande animale cuite sur scène. Les spectateurs ne pouvaient se sentir liés au corps d’un animal qui n’était plus visible. L’animal était devenu viande, et cela semblait étrangement plus acceptable que la maltraitance des lapins vivants17.
Aux yeux du public, le traitement réservé aux lapins était obscène, tandis que la viande cuisinée ne l’était pas, même s’il s’agissait en réalité d’un traitement plus barbare. La viande n’était pas obscène car le traitement de l’animal était dissimulé (les spectateurs n’assistaient pas à son abattement). En revanche, le traitement des lapins était obscène car il était montré, imposé au regard du spectateur. Pour Garcia, la maltraitance animale sur scène permet de mettre en lumière ce paradoxe. Et il montre ainsi que l’obscène peut parfois être une couverture pour une vérité qui existe mais que l’on préfère taire.
L’obscène sur scène est paradoxal et c’est justement ce paradoxe qui permet aux metteurs en scène de provoquer leurs spectateurs et de les questionner. L’obscène s’exprime de manière différente dans chacun de ces théâtres et engendre des problématiques de réception variées. Dans le théâtre de Fabre, l’obscène, qui se manifeste sous la forme du corps organique, est considéré comme beau. Fabre met en scène le corps nu, met en évidence ses mécanismes biologiques, montre son intérieur. Le spectateur est alors invité à percevoir de manière plus intuitive, par le biais d’un langage archaïque d’avant les mots, où le corps n’est pas encore une construction sociale et culturelle. Dans le théâtre de Castellucci, l’obscène amène à la contemplation d’un mystère. Ses spectacles ont pu être qualifiés de « freakshows » parce qu’ils présentent sur scène des corps martyrisés ou hors-normes18. Toutefois Castellucci s’affranchit des questions éthiques que peuvent soulever certaines de ses productions. Il affirme ainsi : « L’art est une éthique contenue dans une esthétique et cela n’a rien à voir avec le moralisme »19. Il serait ainsi plus juste de parler de corps profanés plutôt qu’obscènes dans son théâtre, si l’on veut du moins respecter son idée du corps et de sa représentation. Le corps martyrisé dans Le Metope del Partenone est un corps qui s’ouvre, qui dévoile son intérieur. Aux yeux de Castellucci, ce corps là n’est pas scandaleux mais révélateur d’un mystère de l’existence. Le spectateur est ainsi invité à s’interroger sur la matière du corps, sur l’énigme de sa présence. Pour Garcia, l’obscène sur scène est une intention davantage politique. Il vise à déstabiliser son public en le prenant souvent à partie contre son gré et à lui imposer la vue d’une réalité qu’il tend souvent à dissimuler. Cela peut être le traitement réservé aux animaux, ou l’hypersexualisation des petites filles, comme nous l’avons mentionné dans 4. Le rapport à l’obscène de ces trois artistes est différent. Et pourtant, ils ont tous un point commun : leurs spectacles mettent en évidence l’obscène comme avant tout une projection du spectateur, comme une tentative d’assimiler ce qui se joue sur scène. Bien que les corps puissent être décrits comme obscènes par certains critiques et spectateurs, il est fort probable qu’aucun de ces artistes n’emploieraient ce terme-ci pour qualifier les êtres qu’ils présentent sur scène.
Notes
- Luk Van Den Dries, Corpus Jan Fabre, observations sur un processus de création, L’Arche, 2005, p. 6.
- Luk Van Den Dries, Corpus Jan Fabre, op. cit., p. 133.
- Ibid., p. 352.
- Voir par exemple la vidéo qu’ils ont filmée ensemble et intitulée « The Problem » en 2001, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=0kLESYLo9-s [consulté le 02/11/22]. La connexion entre la philosophie de Sloterdijk et le théâtre de Fabre est notamment faite par Monique de Villeneuve-Soutoul dans « Ambivalence de la métamorphose et paradoxes d’une poéthique du monstrueux », in : Marianne Beauviche et Luk Van Den Dries (dir.), Jan Fabre, Esthétique du Paradoxe, L’Harmattan, 2013, p. 103-114.
- Cité par Monique de Villeneuve-Soutoul, op. cit., p. 104.
- Hugo De Greef et Jan Hoet, Jan Fabre, le guerrier de la beauté, L’Arche, 1994, p. 25-26, cité par Sophie Rieu dans « Pour une lecture bataillienne de l’œuvre de Jan Fabre » in Marianne Beauviche et Luk Van Den Dries (dir.), Jan Fabre, Esthétique du Paradoxe, op. cit., p. 115.
- Carole Talon-Hugon, Avignon 2005, Le conflit des héritages, Du théâtre Hors-série 16, 2006, p. 13-23.
- Carole Talon-Hugon, Avignon 2005, Le conflit des héritages, op. cit., p. 19-23.
- C’est du moins ce que certains acteurs jouant dans ce spectacle m’ont expliqué.
- Vous pouvez voir quelques images de ces deux spectacles sur le site du Festival d’Avignon. Voir https://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2005/je-suis-sang[consulté le 02/11/22] pour Je suis sang, et https://www.festival-avignon.com/en/shows/2005/l-histoire-des-larmes [consulté le 02/11/22] pour Histoire des Larmes.
- Giorgio Agamben, Profanation, Payot et Rivages, 2005.
- Vous pouvez voir quelques images du spectacle sur le site du Festival d’Automne, [en ligne] https://www.festival-automne.com/en/edition-2015/romeo-castellucci-le-metope-del-partenone [consulté le 02/11/22].
- Vous pouvez voir quelques images du spectacle sur le site du théâtre des Amandiers, [en ligne] https://nanterre-amandiers.com/en/evenement/4-rodrigo-garcia-2015/ [consulté le 02/11/22].
- La présence d’animaux sur scène crée toujours de houleux débats. Lorsque, par exemple, Castellucci présent Moses Und Aron à l’Opera Bastille en 2015, la présence d’un taureau sur scène amena de nombreuses associations et journalistes à s’en offusquer ou s’en moquer. Voir les articles suivants : http://www.leparisien.fr/archives/le-taureau-de-l-opera-irrite-les-associations-06-11-2015-5251673.php [consulté le 02/11/22] ; http://www.lefigaro.fr/musique/2015/11/06/03006-20151106ARTFIG00250–l-opera-de-paris-le-taureau-easy-rider-est-un-vrai-veau-d-or.php [consulté le 02/11/22].
- Voir par exemple l’article du Monde à ce compte, [en ligne] https://www.lemonde.fr/culture/article/2015/04/08/rodrigo-garcia-pousse-le-homard-a-bout_4611501_3246.html [consulté le 02/11/22].
- Voir l’article de Midi Libre, [en ligne] https://www.midilibre.fr/2015/03/28/hth-hamsters-maltraites,1142414.php [consulté le 02/11/22].
- Lourdes Orozco, Theatre & Animals, Palgrave Macmillan, 2013, p. 2. Traduction de l’auteur. Version originale : « The audience watched without complaint. No one expressed disgust at animal meat being cooked onstage. The spectators could not relate to the body of an animal that was no longer visible. The animal had become food, and that, somehow, seemed more acceptable than the mistreatment of the live rabbits ».
- Nicholas Ridout note l’utilisation fréquente de ce terme dans Stage Fright, Animals and Other Theatrical Problems, Cambridge University Press, 2006, p. 99.
- Dans un article de Libération en 2018, [en ligne] https://next.liberation.fr/culture/2018/04/13/romeo-castellucci-censure-au-mans_1643150 [consulté le 02/11/22].