La pluralité des langues est une réalité inhérente à de nombreuses sociétés, qui s’exprime de façon particulièrement forte lorsqu’il s’agit de cultures différentes qui entrent en contact. Les mondes antiques recèlent toutes sortes de situation de bilinguisme ou de multilinguisme, provoquées en particulier par les mouvements grecs dans toute la Méditerranée – en Égypte, en Italie, en France, en Espagne – puis par la diffusion du latin dans l’ensemble des provinces de l’Empire romain.
Ce volume réunit les contributions présentées lors du colloque organisé à Montpellier les 5 et 6 novembre 2015, ainsi que lors des journées d’étude (5 juin et 23 octobre 2014) qui ont scandé le programme de recherche financé par la MSH de Montpellier autour du “Multilinguisme dans la Méditerranée ancienne” (2014-2015). Ce programme couvrait une période chronologique s’étendant globalement du VIe siècle a.C. aux premiers siècles p.C. et avait pour objectif de confronter différentes aires géographiques – l’Égypte, la Méditerranée orientale, la Méditerranée occidentale – autour de plusieurs thématiques liées au multilinguisme : la question des interprètes, des traducteurs et des traductions ; le statut social des locuteurs bilingues ou multilingues ; l’onomastique et le problème de la traduction ou de la transcription des noms (noms de personnes mais aussi noms de lieux, de peuples, de divinités) ; l’apprentissage des langues étrangères et le maintien des langues vernaculaires. Le cœur du projet était l’étude et la caractérisation des interactions culturelles dans le domaine du langage et de l’écriture qui ont pu se développer entre des populations immigrantes, hellènes en particulier, puis romaines, et des communautés locales, à travers les exemples de la Gaule méridionale, du monde ibérique, de l’Italie, de l’Égypte, de la Grèce et du monde phénicien. Ce programme et son colloque terminal ont été élaborés en concertation étroite avec deux collègues égyptologues Ivan Guermeur (CNRS) et Sandra Lippert (CNRS). Le colloque, soutenu par le Labex Archimede (ANR-11-LABX-0032-01), a accueilli 12 communications concernant l’Égypte, la Grèce, la Gaule, l’Afrique et traitant des langues égyptienne, phénicienne, grecque, gauloise et latine.
L’étude du multilinguisme, et de son corollaire l’onomastique, est relativement aisée à mettre en œuvre, à travers l’étude des papyri en Égypte, des inscriptions dans le monde antique, et des graffites en Gaule, en Espagne, et en Italie. Les inscriptions constituent une documentation exceptionnelle pour analyser le multilinguisme : toutes les rives de la Méditerranée ont en effet livré un lot d’inscriptions bilingues ou trilingues qui permettent de rendre compte de la façon dont le multilinguisme du monde gréco-romain était perçu à tous les niveaux, puisque de tels documents émanent aussi bien du pouvoir central ou de ses représentants, désireux d’entrer en contact avec les populations locales, que des cités ou des communautés locales, désireuses de marquer les limites de leur sujétion ; mais les particuliers ne sont pas en reste : dédicaces, cursus de notables, épitaphes bilingues montrent aussi la vitalité des transferts culturels. Quelle que soit la nature de l’inscription, sur chaque pierre, tout fait sens : la manière dont les noms grecs, latins, phéniciens… étaient rendus dans une autre langue, le choix des mots, les omissions ou approximations de “l’auteur”, la pratique de la translitération, jusqu’à l’ordre même des deux textes ou la taille différenciée des lettres. L’analyse de ces différents aspects permet de mieux cerner les enjeux du multilinguisme qui a constitué une des caractéristiques les plus remarquables de la Méditerranée antique.
Pour ce qui est de l’Égypte, les particularités du climat alliées à la forte dépopulation du Fayoum constatée à la fin de l’époque romaine, ont contribué à préserver plusieurs sites de cette région et à livrer une documentation sur papyrus très importante, presque sans comparaison avec le reste du pays. Une masse considérable de documents écrits en grec, démotique et hiératique a été exhumée, livrant des informations fondamentales sur la vie des différentes communautés présentes en Égypte. Leur étude permet d’apporter des informations et des précisions quant à la pratique du bilinguisme. Une analyse fine de ces phénomènes et la détermination des choix qui ont présidé à l’une ou l’autre des pratiques d’écriture et de transcription onomastique apportent des données importantes sur le bilinguisme dans ces sociétés mais aussi sur le degré d’acculturation mutuel de ces populations. L’étude des anthroponymes, particulièrement les théophores, et l’analyse de leur distribution à travers le territoire du Fayoum révèlent aussi un certain nombre de données tangibles sur les cultes et les croyances religieuses.
La question du bilinguisme est plus difficile à traiter pour la Gaule et l’Ibérie, toutefois le dossier méritait d’être repris dans son ensemble, en collationnant à la fois les quelques mentions littéraires qui évoquent cette question et surtout les inscriptions sur céramiques, plomb et lapidaires, qui quoique rares en Méditerranée nord-occidentale apportent un nombre d’informations conséquent. Plusieurs ensembles de graffiti ont pu être repris et il reste encore à mener toute une étude sur l’onomastique présente sur les centaines de graffitis publiés pour la Gaule méditerranéenne et pour l’Ibérie. L’identification récente d’un nom gaulois écrit en étrusque sur un fragment de céramique grecque sur le site d’Ensérune (Hérault) a montré à quel point pouvait être riche la reprise d’une documentation ancienne, à la lumière des progrès accomplis dans la connaissance des langues et écritures protohistoriques.
Les situations politiques et économiques de ces différentes aires géographiques sont très distinctes, et plusieurs intervenants ont cherché à déterminer dans quelle mesure une population allogène de culture grecque ou de culture romaine, issue d’une conquête militaire ou non, avait pu s’intégrer au sein de populations autochtones et quelles conséquences cette présence avait pu avoir sur l’histoire de ces sociétés ; comment à travers les prismes du multilinguisme et de l’onomastique, on peut percevoir et définir les influences mutuelles de ces communautés en contact. Ces études permettent aussi de mieux comprendre les rapports qui ont pu être établis entre des élites locales et un pouvoir étranger.
En Égypte, les contacts avec les Grecs ne datent pas de l’invasion macédonienne au IVe siècle a.C., mais remontent bien avant, au moins au VIIe siècle quand Cariens et Ioniens s’installèrent sur les bords du Nil, d’abord dans l’emporium de Naucratis, puis dans la mégapole de Memphis, où, au plus tard vers 450 a.C., un milieu de Grecs égyptiotes saura accueillir et informer Hérodote. La participation des Ioniens à la création de Naucratis offre ainsi une parenté avec le phénomène emporique que connaît la Méditerranée occidentale un siècle plus tard avec les installations phocéennes. Si l’arrivée de la dynastie macédonienne sur le trône des pharaons ne bouleversa guère le quotidien des populations locales, habituées depuis longtemps aux dominations étrangères, certaines régions d’Égypte ont été, de manière plus intensive, mises en valeur par les nouveaux souverains : le Fayoum est la région qui fera plus particulièrement l’objet de toutes leurs attentions et ce dès le règne de Ptolémée Sôter (306-282 a.C.). L’intrusion et la généralisation de certaines pratiques agricoles (planification des ensemencements, arpentage par espèces, etc.) et économique (économie monétaire) ne manquèrent pas d’avoir également des conséquences sur les différents groupes sociaux locaux. Des phénomènes identiques sont analysés par les archéologues en Gaule méditerranéenne et en Catalogne durant la même période, et l’éclairage contrasté que ces données apportent nourrissent de nouvelles réflexions sur ces phénomènes d’acculturation dont plusieurs aspects se manifestent principalement à l’époque hellénistique.
En Gaule méditerranéenne, en Catalogne et en Italie, les nombreux travaux menés ces dernières années, que ce soit des recherches de terrains ou des analyses de données anciennes, ont fait émerger, ou réémerger, une abondante documentation sur ces questions d’interactions culturelles, qui méritent d’être analysées avec des perspectives nouvelles. En effet c’est durant la période hellénistique que se développe la pratique du gallo-grec et que s’amplifie l’usage de l’ibère, que les langues italiques se développent, que les indices de hiérarchie sociale se diversifient et sont déterminés en partie par les relations nouées avec les populations allogènes. Dans ces régions de la Méditerranée occidentale, la question de l’étrusque mérite d’être réexaminée, tant dans sa place au sein du bilinguisme que dans son rôle pour le développement de nouvelles formes d’écriture. De la même manière, les recherches récentes menées sur le phénicien et son importance dans le bassin occidental de la Méditerranée viennent enrichir le dossier du multilinguisme dans l’Antiquité aux époques classiques et hellénistiques.
Dans l’ensemble du bassin méditerranéen, le contexte de la conquête romaine modifie ensuite cette donne déjà complexe, en raison de la présence accrue de soldats, d’administrateurs, de colons ou de trafiquants en tout genre ; se pose alors inévitablement la question du mode de communication entre le centre (Rome) et ce qui est devenu la périphérie (les provinces ou les cités). Car sur le plan linguistique, la conquête introduit une langue nouvelle d’un État dominant. Mais, en Orient méditerranéen en particulier, cette introduction se fait face à une communauté soudée depuis des siècles précisément par sa langue – le grec est ce qui distingue les Hellènes des Barbares – au-delà de tout particularisme local, profondément convaincue de sa supériorité culturelle et linguistique – une supériorité d’ailleurs reconnue à Rome par une frange non négligeable des élites. De plus, ce choc linguistique intervient alors que s’est imposé un peu partout en Méditerranée orientale une langue commune, la koinè, c’est à dire que globalement les divergences et les particularismes dialectaux sont effacés : le latin arrive dans des régions où un grec “commun à tous” est en position de force, et où il a profondément gagné du terrain, y compris dans des milieux a priori rétifs, par exemple dans la communauté juive ou parmi les populations d’origine phénicienne.
En Égypte, les études récentes tendent à montrer que les immigrants grecs ont été, dès une époque ancienne, liés professionnellement ou maritalement avec la classe supérieure égyptienne : au IIIe siècle a.C., des Égyptiens marient leur descendance aux nouveaux arrivants et, à la fin de la période ptolémaïque, la classe supérieure grecque, du point de vue ethnique, était même largement confondue avec les familles indigènes. L’un des enjeux de ce projet sera donc de déterminer d’une manière plus fine la réalité des rapports entre les deux communautés et aussi de mesurer la perméabilité des groupes qui les composent.
En Gaule méditerranéenne, en Catalogne, mais aussi en Italie, les données sont évidemment bien différentes mais les questionnements sont globalement identiques. Pour ces régions, le concept d’hellénisation est aujourd’hui totalement rejeté pour décrire les interactions culturelles complexes qui marquent la rencontre entre les Grecs et les populations celtiques et ibériques, et celui de romanisation a été fortement nuancé et surtout mieux défini dans ses caractéristiques propres comme dans sa diversité. Ces dernières années les réactions des populations locales face à ces populations de culture différente installées dans ces régions ont été au cœur de la recherche, rompant avec l’idée de réception passive des civilisations méditerranéennes. Les questions concernant les usages de l’écriture, l’apparition du gallo-grec ou de l’écriture osque, l’intégration du latin, le multilinguisme, ont été singulièrement renouvelées par un certain nombre de travaux et de nouvelles pistes de recherches ont été ouvertes.
Les articles réunis dans ce volume illustrent ces différentes problématiques, en présentant soit des synthèses, soit des études de cas, afin d’apporter un éclairage sur le multilinguisme des sociétés antiques. Comme il s’agit d’articles issus d’un colloque, des index n’ont pas été réalisés, toutefois la publication numérique permettra d’effectuer toutes les requêtes souhaitées. Nous espérons que le tableau brossé à travers cet ouvrage, même s’il est assurément incomplet, permettra aux lecteurs de mieux connaître quelques aspects des situations de bilinguisme ou de multilinguisme, en Égypte, en Méditerranée orientale et en Méditerranée occidentale. C’est finalement au sein de la collection Diglossi@ aux Presses universitaires de Bordeaux, élaborée par la plateforme UN@ que ce volume a pu être publié.
Nous remercions aussi vivement Sandra Lippert et Coline Ruiz-Darasse qui ont accepté de relire une grande partie des articles présentés ainsi que les rapporteurs pour leurs précieuses remarques.