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Appellation d’Origine Protégée ?
À propos de l’indication d’origine géographique sur des lingots de métal romains

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Parmi les dernières découvertes de barres de fer réalisées à l’été 2018 au large des Saintes-Maries-de-la-Mer, une zone bien connue aujourd’hui pour ses nombreux naufrages et, plus particulièrement, pour la vingtaine d’épaves romaines chargées de barres de fer qui y ont été repérées depuis la fin des années 1990, il y en a une qui a particulièrement attiré notre attention, après celle de son inventeur, Luc Long, Conservateur du Patrimoine au Département de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines du ministère de la Culture et responsable des recherches dans ce secteur : deux fragments de barres de fer, remontées des épaves SM33 et SM40, arboraient un timbre tout à fait original et répété deux fois1. En elle-même, la marque n’est pas différente de toutes celles qui ont été répertoriées sur les barres de fer, un peu plus d’une vingtaine à ce jour, de petites tailles, et qui renferment un nom personnel, formulé au génitif et dans lequel on propose de reconnaître le fabricant des barres, autrement dit leur producteur. La nouvelle marque, longue de 2,5 cm et large de 0,5 cm, présente un seul terme, GALLICVM. Gallicus est certes attesté comme cognomen, mais sa formulation à l’accusatif empêche de le considérer comme tel. On y verra plutôt un adjectif neutre au nominatif qui complète un terme sous-entendu, lui-même au nominatif ; celui-ci ne peut être que ferrum. C’est donc sans aucun doute qu’il faut restituer (ferrum) Gallicum, “fer gaulois” ou “fer d’origine gauloise”, une mention jusque-là inédite… pour le fer. Elle répond en revanche comme en écho à cette même indication d’origine géographique qui est attestée sur un autre métal, le plomb. On la trouve d’une part sur des lingots issus des mines de Germanie, une attribution qui a été confirmée par les analyses isotopiques du plomb2. L’indication de l’origine apparaît, selon les lingots, sous différentes formes dans les grands cartouches dorsaux réalisés au moment de la confection des saumons : Germanicum sur des lingots de l’épave Rena Maiore en Sardaigne (AE 2000, 653) ; (plumbum) Germ(anicum) sur la même épave (AE 2002, 636 d), à Tongres et à Fos-sur-Mer3, ainsi qu’à L’Île-Rousse (AE 1992, 913) ; plumb(um) Germ(anicum) aux Saintes-Maries-de-la-Mer (AE 1992, 1183) et à Fos-sur-Mer (AE 1959, 124). La variété des formulations de l’origine géographique est de mise aussi sur les imposants lingots de plomb produits en Britannia ; on y trouve, insérées dans les grandes marques dorsales moulées, accompagnant soit le nom d’une légion (en l’occurrence la IIa Augusta), soit ceux d’un empereur (Claude, Néron ou encore Vespasien), les mentions de Brita(nnicis metallis)Britan(nicum) ou plus souvent Brit(annicum plumbum), que l’on retrouve aussi sur les cachets frappés après démoulage sur l’une des grandes faces de plusieurs lingots4.

Assurément, une telle indication avait un sens précis pour ceux qui avaient conçu les matrices nécessaires pour marquer les barres de fer ou les gabarits qui avaient servi à la confection des lingotières pour couler le plomb. Il y avait là une volonté d’affirmer l’origine des métaux ainsi marqués, mais à qui cette précision était-elle utile ? Aux commerçants ? Aux artisans qui transformaient la matière brute qui leur était parvenue sous forme de lingots ou de barres ? Aux deux à la fois ? S’agissait-il, en indiquant nommément l’origine géographique, d’identifier, lors des transactions commerciales, du plomb germanique, ou breton, ou du fer gaulois, parmi d’autres plombs, ou fers, d’autres provenances ? Mais on remarquera que de telles indications géographiques sont totalement absentes des lingots de plomb hispaniques qui, au vu des découvertes sous-marines et terrestres, semblent avoir régné en maîtres sur le marché à la fin de la République et au moins encore au Ier s. p.C. De la même manière, les fabricants de fer de Gaule avaient-ils ressenti le besoin de signaler expressément leurs productions face à la concurrence des produits d’autres régions ? Malheureusement, notre connaissance du commerce à longue distance du fer est limitée, et on ignore quels furent les secteurs géographiques qui y prirent part aux côtés du sud de la Gaule. Autre question, les produits ainsi marqués étaient-ils d’une qualité supérieure que la seule indication d’origine géographique suffisait à certifier ? Celle-là avait-elle un rôle de “label” ? Voilà donc quelques questions que ces inscriptions particulières invitent à poser et sur lesquelles personne ne s’était encore penché ; le petit timbre GALLICVM en fournit l’occasion.

Si on en connaît mal les ressorts, il existait un véritable marché du métal à l’époque romaine qui avait permis aux métaux de franchir de très longues distances pour honorer une demande diversifiée5. Tous les métaux étaient concernés, mais ce sont les métaux dits “vils” dont on connaît le mieux aujourd’hui et les zones de production qui avaient pourvu à la demande et certains des acteurs qui avaient pris en charge leur commercialisation ; c’est particulièrement vrai pour le plomb et le cuivre hispaniques6. Le trafic des métaux à l’époque romaine reposait sur une pluralité de lieux de production et si certains ont à un moment donné dominé le marché – on pense bien sûr aux régions minières du sud de l’Hispanie romaine –, d’autres ont pu peu à peu s’imposer ou à tout le moins y trouver, avec le temps, une place plus grande. Le plomb germanique, produit dès l’époque d’Auguste dans le district de l’Eifel à l’ouest du Rhin, se retrouve dès cette même époque en Méditerranée occidentale : en témoignent les lingots de Fos-sur-Mer, de l’épave Rena Maiore, dont la localisation, au nord de la Sardaigne, suggère que le chargement de métal avait pour destination Rome. Le plumbum Britannicum est quant à lui moins bien attesté en Méditerranée ; on n’y connaît pas (encore ?) les lingots aux grandes marques moulées dorsales signalées plus haut. La présence, toutefois à une époque tardive, de lingots attribuables aux mines britanniques dans l’estuaire de la Seine (Lillebonne) et sur le grand itinéraire conduisant vers la Méditerranée (Chalon/Saône, Fos-sur-Mer)7 montre qu’à un certain moment les produits bretons avaient intégré les circuits du commerce méditerranéen du métal. Les découvertes restent toutefois, tant pour le plomb germanique que breton, sporadiques. Leur présence en Méditerranée fut-elle conjoncturelle, une sorte d’épiphénomène, ou bien les plombs de Germanie et de Bretagne finirent-ils par s’imposer sur le marché ? Rien n’indique par ailleurs qu’ils étaient recherchés pour une qualité supérieure à ceux que l’on trouvait d’ordinaire, ce qui aurait justifié la mention de leur origine.

De fait, l’origine géographique comptait-elle nécessairement dans l’organisation des échanges et a-t-elle déterminé le succès, ou à l’inverse l’échec commercial, d’un métal ? Rien ne permet d’aller dans ce sens. Pline l’Ancien, une de nos principales sources sur les métaux à l’époque romaine, ne propose aucun classement des métaux selon leur origine… sauf, d’une certaine manière, pour le cuivre. Celui de Chypre, qualifié de tenuissimum(HN, 33, 131), apparaît en effet supérieur à tout autre : 

(Après lui), le meilleur cuivre était le Sallustien, qu’on trouvait dans le pays des Ceutrons, dans les Alpes ; vite épuisé lui aussi, il fut remplacé par le cuivre Livien, exploité en Gaule. (…) 4. Très vite le cuivre Livien lui aussi vint à manquer ; en tout cas, on n’en trouve plus qu’en toute petite quantité. C’est aujourd’hui le cuivre Marien, dit aussi cuivre de Cordoue, qui a conquis toute la renommée. Après le cuivre Livien, c’est celui qui s’allie le mieux avec la cadmie et il rappelle la qualité de l’orichalque dans les sesterces et les doubles as ; pour les as on se contente du cuivre de Chypre. Telles sont les espèces renommées de cuivre naturel. (HN, 34, 2-4) 

Sur le plomb, le Naturaliste a peu à dire, se contentant d’évoquer l’Hispanie et la Gaule comme zones productrices et de signaler au passage certaines variétés du plomb hispanique, le Iovetanum, le Caprariense ou encore l’Oleastrense, qui, précise-t-il, ne présentent “aucune différence entre elles” (HN, 34, 164). Quant au fer, si commun sur toute la surface de la Terre, seul in nostro orbe (dans l’Empire) le ferrum Noricum, également vanté par Horace (Odes, 1, 9-10), le dispute au Sericum ferrum et au ferrum Parthicum, des aciers purs selon Pline, mais produits hors des frontières du monde romain (HN, 34, 145). Nulle allusion en revanche au fer de la Gaule que, à l’inverse, l’archéologie présente comme le “pays du fer”8. Et si le fer de Turiaso et de Bilbilis, dans l’ancien pays celtibère, mérite quelque louange de Pline, qu’il partage par ailleurs avec Martial (Epigrammes, 4, 55), c’est en raison de la technique de trempe utilisée par les artisans et non des qualités éventuelles de la matière première (HN, 34, 144). L’absence donc dans les sources d’une classification qualitative des métaux en fonction de leur origine géographique n’invite pas à considérer que, dans l’organisation du commerce, tel métal de telle origine était recherché pour des qualités ou des propriétés que les autres n’avaient pas.

Pourtant tant en Germanie qu’en Britannia, on prit soin d’indiquer l’origine géographique du plomb, alors que, au même moment, sur les lingots d’Hispanie, omniprésents sur les routes commerciales de la Méditerranée occidentale, on ne trouve aucune indication de ce genre. Seuls apparaissent sur les marques moulées au moment où les lingots furent coulés les noms des exploitants-producteurs, qu’ils fussent des particuliers ou, plus rarement, des societates anonymes. Leurs noms, ou, concernant les societates, leurs dénominations, ne les désignaient assurément pas comme “hispaniques”. En indiquant son nom, un fabricant de plomb ne faisait pas que “signer” sa production, il la distinguait aussi par rapport à celle de ses concurrents. On peut penser que l’information intéressait davantage les commerçants, qui réunissaient les produits de différents producteurs, que les artisans à l’autre extrémité de la chaîne opératoire commerciale. Peu importait sans doute à ces derniers que tel plomb provenait des ateliers de tel producteur. Si le métal ne présentait pas la qualité escomptée, c’est d’abord vers les commerçants qu’ils se retournaient plutôt que vers les producteurs, qu’ils ne connaissaient évidemment pas. Les commerçants quant à eux avaient sans doute besoin, pour la bonne marche de leurs affaires, de connaître l’origine des lingots dont ils assuraient la commercialisation et donc l’identité de ceux auprès desquels ils s’étaient fournis. La mention géographique du métal n’avait pas alors d’importance.

L’arrivée sur le marché méditerranéen du plomb germanique, puis un peu plus tard sans doute du plomb breton, pourrait expliquer le besoin pour leurs producteurs de se démarquer par rapport au plomb hispanique. Mais force est de constater que cela n’entraîna pas de changements dans la façon de marquer les lingots en Hispanie. On remarquera surtout que les lingots germaniques et bretons proviennent de mines du domaine public, concrètement de mines impériales comme l’indiquent les noms des empereurs sur les estampilles moulées ou les cachets frappés après démoulage des saumons. D’après les formulaires, certaines étaient exploitées en régie directe, par du personnel civil (Pudens ? sur des lingots de Rena Maiore) ou militaire (la legio II Augusta sur un lingot de Mendip Hills) dépêché par l’empereur, les autres en régie indirecte, comme sur les lingots de SM1 mentionnant, en lieu et place des noms de l’empereur sur d’autres lingots, un particulier du nom de L. Flavius Verucla, ou encore, sur le lingot de Fos-sur-Mer, des socii9. La mention de l’origine géographique aurait-elle été imposée par l’autorité impériale ? On peut l’imaginer. Mais à quelles fins ? S’agissait-il de dégrever les lingots ainsi identifiés des portoria qui pesaient sur les produits qui sortaient des deux régions concernées ? Dans cette perspective, les grandes marques moulées s’adressaient en premier lieu aux agents qui, pour le compte de l’administration fiscale, contrôlaient les entrées et sorties des marchandises des districts auxquels ils étaient affectés.

On peut douter que le timbre Gallicum ait eu la même intention. Plusieurs centaines de barres de fer ont été remontées à la surface des eaux depuis la fin des années 1990 et aucune n’a révélé une telle marque. Faut-il y voir alors une initiative isolée, celle d’un fabricant qui aurait eu l’idée de mettre en valeur la provenance géographique du métal, comme pour donner une valeur ajoutée à ses produits ? Elle semble surtout révéler que, à ce moment-là, dans le monde des commerçants et peut-être même celui des artisans-forgerons, le fer de la Gaule jouissait d’une certaine réputation. Face à des produits locaux ou d’autres provenances que l’on trouvait aussi sur le marché, il était toujours bon d’affirmer l’excellence du ferrum Gallicum. Les futures découvertes en Camargue devraient sans doute permettre de dire si la pratique fut généralisée. En tout cas, le timbre GALLICVM semble bien avoir un rôle de “réclame”, ce qui est d’autant plus remarquable que telle n’était sans doute pas la fonction première de la grande majorité des inscriptions sur instrumentum domesticum.

Bibliographie

  • Bode, M., Hauptmann A., Mezger, K. (2009) : “Tracing Roman lead sources using lead isotope analyses in conjunction with archaeological and epigraphic evidence – a case study from Augustan/Tiberian Germania”, Archaeological Anthropological Sciences, 1, 177-194.
  • Domergue, C., Rico, C. (2018) : “L’approvisionnement en métaux de l’Occident méditerranéen à la fin de la République et sous le Haut-Empire. Flux, routes, organisation”, in : B. Woytek (dir.), Infrastructure and Distribution in Ancient Economies, Vienne, 193-252.
  • Domergue, C., Serneels, V., Cauuet, B., Pailler, J.-M., Orzechowski, S. (2006) : “Mines et métallurgies en Gaule à la fin de l’âge du Fer et à l’époque romaine”, in : D. Paunier dir. : Celtes et Gaulois, l’Archéologie face à l’Histoire, 5 : la romanisation et la question de l’héritage celtique, Actes de la table ronde de Lausanne, 17-18 juin 2005, Glux-en-Glenne, 131-162.
  • Long, L., Rico, C. (2022) : “Iron Long-distance Trade in the Early Roman Empire: the case study of Gallia Narbonensis. An update synthesis”, in : F. Hulek, S. Nomicos (éd.), Ancient Mining Landscapes, Panel 4.2, Proceedings of the XIXth ICCA. Archaeology and Economy in the Ancient World, Cologne-Bonn, 22-26 May 2018, Propylaeum, 159-172. https://doi.org/10.11588/propylaeum.896.
  • Raepsaet-Charlier, M.-T. (2011) : “Plumbum Germanicum. Nouvelles données”, L’Antiquité Classique, 80, 185-197.
  • RIB = Collingwood, R. G., Wright, R. P. (1990) : The Roman inscriptions of Britain. II. Instrumentum domesticum. Fasc. 1., Londres.
  • Rico, C., Domergue, C. (2021) : “Le marché des métaux à l’époque romaine. Acteurs privés et publics. L’exemple du plomb et du cuivre hispaniques (IIe s. av. J.-C. – IIe s. ap. J.-C.)”, in : D. Boisseuil, C. Rico, S. Gelichi éd. : Le marché des matières premières dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Coll. EfR 563, Rome, 357-378.

Notes

  1. L’absence de données chronologiques sur les deux épaves empêche d’attribuer une date précise aux barres ; la typologie (forme 2M) autorise cependant à les situer dans la période couvrant la fin du Ier s. a.C. et le Ier s. p.C. ; voir en dernier lieu Long & Rico 2022.
  2. Bode et al. 2009.
  3. Raepsaet-Charlier 2011, 188-189.
  4. RIB, 38-60.
  5. Domergue & Rico 2018.
  6. Rico & Domergue 2021.
  7. Domergue & Rico 2018, 202-203 ; tabl. 8 p. 236.
  8. Domergue et al. 2006, 139-140.
  9. Raepsaet-Charlier 2011, 196.
ISBN html : 978-2-35613-537-7
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356135377
ISBN html : 978-2-35613-537-7
ISBN pdf : 978-2-35613-539-1
ISSN : 2741-1508
3 p.
Code CLIL : 4117
licence CC by SA

Comment citer

Rico, Christian, “Appellation d’Origine Protégée ? À propos de l’indication d’origine géographique sur des lingots de métal romains“, in : Meunier, Emmanuelle, Fabre, Jean-Marc, Hiriart, Eneko, Mauné, Stéphane, Tămaş, Călin Gabriel, Mines et métallurgies anciennes. Mélanges en l’honneur de Béatrice Cauuet, Pessac, Ausonius Éditions, collection DAN@ 9, 2023, 217-220, [en ligne] https://una-editions.fr/a-propos-de-l-indication-d-origine-geographique-sur-des-lingots-de-metal-romains [consulté le 27/10/2023]
doi.org/10.46608/dana9.9782356135377.24
Illustration de couverture • de Paul Cauuet
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