En raison de leur nature même, les Histoires philippiques constituent une œuvre particulièrement complexe. Il n’est en effet pas aisé de faire la part des différentes étapes de construction du texte, entre l’héritage direct des sources utilisées par Trogue Pompée, ses interventions propres ainsi que ses choix de composition, et enfin le travail de Justin sur l’œuvre de l’auteur gaulois.
Les livres 11 et 12 constituent sans doute l’un des ensembles les plus précieux de cette histoire universelle, puisqu’il est le plus long des Histoires philippiques, et surtout parce qu’il traite de l’une des figures majeures du monde grec, Alexandre le Grand. C’est ainsi qu’ils peuvent être comparés aux œuvres qui nous sont parvenues d’autres historiens d’Alexandre, de manière à mettre à jour quelles étaient leurs fondations communes.
Sans surprise, Clitarque apparaît comme la source principale des deux livres, qui se rattachent dès lors à la tradition de la Vulgate avec les œuvres de Diodore de Sicile et de Quinte-Curce. En plus de passages attestés de manière certaine, que l’on peut sans crainte faire remonter à l’historien alexandrin, en est aussi issu un grand nombre d’autres épisodes parmi les plus célèbres, tels ceux du nœud gordien, de la bataille d’Issos ou de la mort de Darios. L’œuvre de Clitarque était en effet particulièrement bien connue des Romains du Ier siècle, et il est assez naturel que Trogue Pompée s’en soit servi. Il trouvait en elle la matière primaire pour construire son propre texte, et pouvait s’appuyer sur un traitement plaisant de l’histoire d’Alexandre, mettant en valeur des scènes spectaculaires, parfois de manière particulièrement dramatique, mais au détriment parfois de la vérité historique. Dans la mesure où Clitarque, qui évoluait probablement dans la cour du diadoque Ptolémée, lui-même ancien membre de la garde rapprochée d’Alexandre, écrivit une œuvre à la gloire du conquérant macédonien, comme en attestent par exemple les épisodes attestés de la rencontre avec Thalestris ou des ambassades babyloniennes, l’image d’Alexandre dans les Histoires philippiques reste auréolée d’une partie de la gloire que lui avait conférée l’historien hellénistique.
Or cette image d’Alexandre apparaît globalement négative à la fin de la lecture du texte des Histoires philippiques. Cette détérioration doit ainsi être le fruit d’un travail de Trogue Pompée qui se serait appliqué à la saper. C’est dans l’écart qui s’est ainsi creusé avec la source principale de l’œuvre que l’on peut analyser le travail de composition historique qui a régi la rédaction des livres 11 et 12. Les assez nombreuses variantes du texte par rapport aux autres récits de la Vulgate, qui ont en commun de toujours noircir le roi de Macédoine, ne sont certainement pas des inventions de l’auteur gaulois, réputé sérieux. Par ailleurs, leur insertion dans le texte qui suit la trame de Clitarque est travaillée de manière à corrompre l’image d’Alexandre y compris dans des passages où il devait apparaître de manière positive. Cela montre un effort de composition qui exclut que Justin soit la source de ces modifications. Il est donc probable que Trogue Pompée ait utilisé une ou plusieurs autres sources que Clitarque, qui étaient quant à elles très critiques à l’égard d’Alexandre. Il pouvait s’agir pour l’une d’entre elles de l’œuvre aujourd’hui largement perdue d’Hégésias de Magnésie, l’un des pères du style asiatique.
La composition historique de Trogue Pompée a également consisté en un travail de structuration scrupuleux de ses deux livres. Tout en émaillant le livre 11 d’indices porteurs de la décadence à venir d’Alexandre, voire en critiquant personnellement son changement de comportement lors de sa visite au sanctuaire d’Ammon, il brosse de lui un portrait encore globalement positif, héritier des traditions panégyristes dont Clitarque fut le parfait représentant. Le début du livre 12 en revanche témoigne d’un effort de structuration très important, visant à renforcer la brutalité du changement d’Alexandre. Celui-ci était un Macédonien, il devient un Perse ; il était (encore) un roi, il devient un tyran. Ce qui intéresse le plus Trogue Pompée, c’est bien cette dégénérescence, qui montre à la fois les risques que comportent les tentations orientales, mais aussi la pente dangereuse qui est celle du pouvoir hégémonique. Dans le contexte de rédaction des Histoires philippiques, ces livres apparaissent dès lors comme une critique de deux figures de premier plan de la fin du premier siècle, qui s’étaient laissé corrompre par les délices de l’Orient incarnées par Cléopâtre. On peut ainsi reconnaître, derrière Alexandre, l’image de César et plus encore d’Antoine tel que le présentait la propagande d’Octavien, qui s’appuyait sur le portrait détestable qu’en avait fait Cicéron. Trogue Pompée se révèle ainsi comme un Républicain attaché aux valeurs traditionnelles de Rome, que portent dans son œuvre les vaillants Macédoniens. S’il ne devait pas voir d’un mauvais œil l’entreprise de restauration républicaine revendiquée par le jeune César, il souhaitait vraisemblablement la voir accompagnée d’un réel pouvoir du sénat.
Le travail important de composition des livres 11 et 12 a ainsi permis à Trogue Pompée de transformer l’image d’Alexandre telle que la proposait sa source principale, au profit d’une vision du roi macédonien qui pouvait faire écho au contexte politique de la publication de son œuvre. C’est cette entreprise qui justifie donc l’aspect parfois contradictoire d’Alexandre, passant de la plus parfaite grandeur d’âme, comme dans sa rencontre de la famille de Darios, à la plus détestable démesure, comme dans sa visite au sanctuaire d’Ammon.
On ne peut dès lors attribuer à des maladresses, ou pire, à des interventions malheureuses de Justin toutes les originalités de l’œuvre. Certes, la comparaison des deux livres avec les textes des autres historiens d’Alexandre et avec les Prologues montre que Justin a fait des choix. Elle montre aussi qu’il a pu se montrer inexact, voire commettre des erreurs. Elle montre enfin qu’il a pu chercher une simplification du texte, notamment en le centrant sur le personnage d’Alexandre, au détriment de ses généraux. Cependant, cela correspond parfaitement à ce que Justin annonce dans sa préface. S’il y demande à être corrigé par son destinataire, c’est qu’il sait qu’il a pu commettre des inexactitudes. Et surtout, il y annonce son propre travail de composition, impliquant des choix et des effets de structuration propre, qui montrent son penchant pour l’art oratoire. En plus de concentrer ses vues sur des exempla utiles aux écoles de rhétorique (et Alexandre est l’exemplum par excellence de ces deux livres), il se plaît à les disposer en créant assez souvent des effets d’opposition, par antithèse ou par chiasme. Le travail que Justin a effectué sur son style est également notable, lui qui use de toutes les ressources de la langue pour donner le plus d’informations possibles en un minimum de mots, ce que nous avons appelé la compression narrative. S’il faut ainsi reconnaître que l’œuvre que nous lisons est bien l’œuvre de Justin, on ne peut cependant l’accuser d’avoir corrompu le texte de Trogue Pompée, et accuser sa prétendue maladresse dès lors que le texte déconcerte par sa singularité, comme la critique a trop eu tendance à le faire. Au contraire, l’esprit de l’œuvre de l’historien gaulois nous semble avoir été parfaitement respecté, ainsi que les principales données de son texte.
Les Histoires philippiques, dans leurs versions troguienne et justinienne, ont connu une grande notoriété. Les livres traitant de la vie d’Alexandre ont ainsi influencé Quinte-Curce et peut-être Plutarque. Ils présentent un Alexandre ambigu, plus mauvais que bon, parfois remarquable, mais qui, par ses excès et ses conquêtes, se distingue malgré tout dans l’Histoire. Le travail apporté par nos auteurs au portrait de ce personnage est considérable. À bien des égards, il est une figure modèle, le personnage le plus cité dans l’œuvre de Justin, l’exemplum par excellence de la dégénérescence des rois1, dont on peut trouver de très nombreux avatars au fil des pages, qu’il s’agisse de Ptolémée Philopator, d’Antiochos III, de Ptolémée Physcon ou d’Alexandre Bala, tous hommes puissants pervertis par la débauche du luxe oriental.
L’image d’Alexandre que portent les Histoires philippiques est proche de celle que l’on peut avoir aujourd’hui du roi macédonien, et il n’y a pas à douter que cette œuvre a joué son rôle dans la création de cette image à travers les siècles et qu’elle a contribué, à sa manière, à ce que Claude Mossé a appelé La destinée d’un mythe.