Retour sur l’autorité
Étudier le corpus de films réalisés par Albertina Carri et Lucía Puenzo entre 2000 et 2013 a mis en lumière des liens étroits entre esthétique et politique à travers les recadrages successifs d’une analyse filmique articulée sur l’approche contextualisée des conditions matérielles et symboliques de leur production cinématographique.
L’étude de l’origine socialement construite de la hiérarchie sexuée des savoirs et des productions artistiques était un préalable nécessaire pour renverser la logique naturalisée de l’exception qui, s’agissant des femmes et de toute personne assignée par l’ordre patriarcal à une position inférieure, conditionne leur accès à la pratique cinématographique puis leur reconnaissance canonique.
Il importait également de resituer la singularité de leur trajectoire car elles appartiennent chacune à des familles politiques et artistiques différentes. Filles de la dictature et héritières d’une histoire familiale marquée par les bouleversements socio-politiques passés et présents, elles ont accédé à la majorité civile pendant le ménémisme (1989-1999) et se sont fait un prénom et un nom propre dans le champ culturel argentin pendant le kirchnérisme (2003-2015). No quiero volver a casa, XXY, Géminis, El niño pez, La rabia et El médico alemán ont été analysé en considérant qu’un film est une représentation et un texte social, l’objectif étant de montrer comment, en tant que construction et discours, chaque fiction transcrit dans sa matérialité cinématographique l’incorporation de l’histoire.
Le positionnement éthique et esthétique d’Albertina Carri et de Lucía Puenzo a été mis en perspective à partir de l’étude des sujets abordés et des formes d’interventions revendiquées pour faire une place à des sujets inédits ou rares sur les écrans et qui ont tous trait à la famille et à l’histoire nationale. Il s’agissait de montrer dans quelle mesure ces films ont contribué à fissurer les représentations normatives et d’examiner les différentes formes de négociations avec la nomophatique. Le fil conducteur de l’analyse des stratégies adoptées était le regard porté sur l’ordre établi ainsi que sur la possible resignification de celui-ci.
Les questionnements qui ont émergé au cours de ce travail dialoguaient notamment avec la proposition de María Luisa Femenías d’assumer l’inadéquation de la place qui nous est assignée et de la considérer comme un potentiel performatif propre à un féminisme résolument impur, hétérogène, métis. La philosophe argentine considère en effet que les « autres disloqué·es » sont celles et ceux qui, « de façon planifiée ou spontanée, refusent d’adopter la forme et la place que les narrations hégémoniques leur assignent » (Femenías, 2007 : 194). Pour dévoiler le pouvoir de contestation, par sa repolitisation, de l’effacement des autres disloqué·es, mon attention s’est portée sur la question des normes et des canons et l’entreprise de démythification menée en France par Michèle Le Doeuff fut utile pour dévoiler les accords tacites qui ont forgé et pérennisent normes et canons1 sur la base d’oppositions binaires réductrices.
Le corpus, sélectionné pour sa cohérence et sa variété, met en scène des subjectivités autres et invite à se dé-placer. Il donne forme à un discours traversé par les normes hégémoniques et, au cinéma, par le MRI, sans cesse réactualisé, et dont la dynamique excluante se pare d’une apparence d’intégration toujours conditionnelle et précaire. Faire du cinéma, c’est prendre une multiplicité de décisions qui auront des implications concrètes. Les effets produits par les films sur les spectateur·rices articulent en effet la perception et la signification. L’approche développée par Teresa de Lauretis a permis de préciser ces effets en observant comment chaque film nourrit et se nourrit de l’imbrication entre subjectivité et socialité. La prise en compte des différentes dimensions du discours cinématographique ont permis de mettre en perspective la façon dont Lucía Puenzo et Albertina Carri participent à maintenir ou à dévoiler l’idéologie en établissant comment chaque film expose l’idéologie, la dénaturalise, et/ou la contredit. Les spécificités et les différences entre les deux cinéastes qui se sont précisées au fil des analyses ont révélé de profondes divergences que j’ai abordées selon le principe intégrateur proposé par l’analyse du discours2 « dans un réseau complexe d’interactions dynamiques qui subvertit la distinction même entre texte et contexte […], associe étroitement biographie et institution discursive » (Maingueneau, 2016).
Mon point de départ était le constat, largement instruit par les études féministes, que dans les champs du savoir et de la création, l’exclusion historique et la marginalisation naturalisée des femmes est un processus de domination fondé sur leur altérisation et leur subordination à un ordre socio-discursif androcentré. Or, dans le cas de Carri et Puenzo, cinéastes femmes latino-américaines, la position de subalterne est redoublée dans la mesure où leur marginalité, c’est-à-dire leur façon d’être hors-cadre par rapport aux systèmes de pouvoir et de représentation, constitue une accumulation de motifs d’exclusion3. La conséquence historique de l’ordre patriarcal occidental s’imbrique ici avec leur position d’énonciation : selon la division internationale des savoirs, elles sont des sujets intellectuels localisés à la périphérie4. À la disqualification à l’œuvre dans la culture fondée sur la différenciation sexuelle hiérarchisée s’ajoute donc un élément d’altérisation géopolitique, celui-ci étant à son tour doublé par la précarité des conditions d’énonciation caractéristique du champ cinématographique, qui est avant tout un medium industriel. C’est depuis cette position d’altérité imposée que Puenzo et Carri ont exploré l’expérience de personnages disloqués, l’expérience étant à comprendre comme ce « processus continu par lequel se construit sémiotiquement et historiquement la subjectivité » (Lauretis, 1992 : 288), mais elles l’ont fait en des termes radicalement différents.
La perspective féministe et de genre s’est révélée un outil d’analyse transversal nécessaire à la réflexion sur les discours à l’œuvre dans les films de Carri et Puenzo : ceux qui les ont conditionnées, ceux avec ou contre lesquels elles ont façonné la représentation du sensible, ceux dont sont porteurs leurs personnages, mais aussi ceux qui répartissent les distinctions et agissent sur la circulation et la réception de leurs propositions cinématographiques.
Mon horizon d’étude englobait plusieurs problématiques dont certaines sont redevables aux travaux de Michèle Soriano sur la production d’Albertina Carri et en particulier sa problématisation de l’Archive5 Puenzo et Carri se sont saisies du cinéma de fiction en tant que medium hégémonique pour dévisager une Archive qui opère simultanément et sur des plans multiples que j’ai regroupés sous la notion de famille. J’ai en effet envisagé la famille comme un enjeu interdiscursif où se croisent et s’affrontent des discours antagoniques dont j’ai interrogé les aspects institutionnalisés et les déplacements produits par et dans le contexte argentin. Je conçois l’Archive comme un ensemble de documents constitué par la sédimentation de strates de signification qui figent la place et la réception des énonciateurs et des énoncés. Face à l’intertexte que constitue l’Archive masculiniste, en tant que narration hégémonique stable et prévisible, la contre-archive féministe contredit les autorités et les discours autoritaires qui établissent les généalogies et les canonc esthétiques (Soriano, 2016). La place qu’occupent Albertina Carri et Lucía Puenzo aujourd’hui dans le champ culturel argentin et dans le cinéma-monde est à considérer en croisant deux plans parallèles. Il y a d’une part la place qui leur a été assignée ou accordée dans la généalogie familiale, et qu’elles ont décidé soit d’accepter, d’adopter, soit de refuser. Et il y a d’autre part la place qu’elles désiraient occuper, celle qu’elles se sont faites et qui requiert des négociations permanentes car le pouvoir de signifier est un enjeu de lutte politique et une source de conflictualité au sein du champ cinématographique. Les différents dispositifs énonciatifs retenus par chaque cinéaste témoignent de leur degré d’intervention dans les cadres socio-discursif et socio-culturel dominants. La question du point de vue, centrale dans l’étude de chacune des fictions, atteste de la réalité de discours divergents.
En règle
Lucía Puenzo nous fait voyager au gré de sa curiosité en prenant soin de nous guider de Piriápolis, station balnéaire uruguayenne où se déroule XXY, au lac d’Ypacaraí au Paraguay, où se déroule une partie de l’intrigue de El niño pez, en passant par Bariloche, station de sports d’hiver et refuge nazi germanophile dans El médico alemán. Dans son écriture romanesque et ses réalisations cinématographiques, elle revendique son intérêt pour des êtres dont la place et la part au partage du sensible reste marginale. Or, comme le précise Rancière :
Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage6.
L’analyse de ses trois films de fiction a montré que les spectateur·rices sont toujours en présence d’un·e protagoniste en position de témoin privilégié·e de scènes « hors du commun », et que la voix narrative, incarnée au cinéma par plusieurs moyens techniques et modalités discursives et qui produisent un point de vue sur l’histoire racontée, se montre avant tout fascinée par l’étrangeté des corps hors normes, socialement relégués ou exclus, à qui n’est toutefois pas accordé le privilège de l’énonciation. L’intentionnalité progressiste se traduit par la construction d’un récit filmique régi par une vision unificatrice de la réalité racontée non exempte d’une portée moralisatrice. Les jeunes adolescent·es protagonistes sont appréhendé·es comme des créatures inintelligibles au regard de la norme. Ces protagonistes sont toujours encadré·es par une figure tutélaire, dominante, par le poids de l’histoire et/ou par un destin tragique. Cela produit un effet de surcadrage idéologique qui inscrit la filmographie de Lucía Puenzo dans un continuum des représentations historiques de l’altérité. « L’Autre » – l’adolescente intersexuelle, la domestique lesbienne, l’enfant anormalement petite, les mapuche –occupe une place inventée par « l’Un », c’est-à-dire celui ou celle qui a le pouvoir de distinguer et de nommer. En résulte une absence de réciprocité dans le partage du sensible, « l’Autre » ne pouvant, selon Christine Delphy7, ni « se placer comme référent du monde » ni « construire ses Autres » (Delphy, 2008 : 19-20).
Cette fabrication de « l’Autre » est le propre des médias dominants qui exhibent des corps colonisés par le pouvoir sans offrir de contre point qui permettrait de démultiplier les points de vue et la perception. La promesse d’une bascule portée par les thèmes de prédilection de Lucía Puenzo n’aboutit pas à fissurer la pensée sur l’histoire qu’appelait de ses vœux Walter Benjamin. L’intérêt pour les vaincu·es de l’histoire, passée et présente, est bien réel, mais il est pris en charge par l’idéologie des vainqueurs dont la conception du progrès, pensée par eux et pour eux, ce qui revient à dire l’histoire de l’oppression de toute une part de l’humanité sans la remettre en cause. Lucía Puenzo fait des incursions dans le grand récit national officiel, mais les représentations qu’elle en propose traduisent une vision qui reste attachée à une continuité historique sans véritable distanciation dans la mesure où la persistance transhistorique de l’oppression n’est jamais dévoyée. Le point de vue de Lucía Puenzo est aussi lié à la place qu’elle occupe au sein de l’industrie cinématographique transnationale où elle navigue familièrement, autorisée et légitime, aveugle à sa centralité exclusive et aux mécanismes de la domination. Le défi qui consiste à créer les conditions d’un partage, d’une répartition propice à fonder un commun moins exclusif depuis un cadre industriel hégémonique se trouve dès lors circonscris par sa volonté de normaliser et de stabiliser les discours, les fictions et les subjectivités.
Une des lectures proposées depuis l’intérieur du champ culturel argentin et que je verse à ma conclusion est le constat que Beatriz Sarlo8 dressa de la génération littéraire à laquelle appartient Lucía Puenzo, dans l’un des derniers numéros de l’emblématique revue argentine Punto de vista (1978-2008) ; un constat repris par Nora Domínguez9[9] qui partage avec sa compatriote l’idée selon laquelle la romancière-cinéaste envisage le poids du présent comme un scénario plutôt que comme une énigme à résoudre. Un des enjeux de ce travail était de mesurer ce que peuvent « faire » au regard commun des formes de visibilité en règle avec les discours hégémoniques et les normes ? Or, l’examen des trois films de fiction a montré que l’intention de Lucía Puenzo d’inscrire les « sans parts » dans la communauté nationale, dans la famille Argentine, se matérialise par le choix de formes artistiques qui réfléchissent les structures sociales et les didactisent plus qu’elles ne les altèrent. Dans une note de bas de page de son ouvrage Le sens pratique, Bourdieu revint sur ce que signifie la règle, être en règle et se mettre en règle, et sa réflexion éclaire selon moi certaines contradictions à l’œuvre dans la démarche de Lucía Puenzo.
Il s’ensuit que les rapports à la culture (et à la langue) savante sont objectivement définis par le degré d’incorporation de la norme légitime : l’aisance de ceux qui, ayant une maîtrise précoce et profonde de la grammaire savante, des pratiques et des discours, sont si manifestement en règle avec ses exigences qu’ils peuvent se permettre les jeux avec la règle qui définissent l’excellence, s’oppose à la tension et à la prétention de ceux qui, par leur conformité stricte à la règle, rappellent qu’ils sont voués à l’exécution de la règle, sans parler de ceux qui ne peuvent, quoi qu’ils fassent, être en règle avec des règles qui sont faites contre eux. (Bourdieu, 1980 : 184-185)
Lucía Puenzo cherche à se constituer en tant que sujet légitime dans une industrie dont l’activité signifiante est structurée par un ordre, lui-même structuré et organisé de façon hiérarchique et hiérarchisante. S’extraire de l’assignation « femme cinéaste » en rejetant la réalité des formes de domination constitutive de ce champ s’accompagne chez elle d’une identification avec la position dominante qu’elle cherche à occuper. Cela se concrétise par une mise en conformité aisée à la règle à laquelle elle est autorisée à déroger dans la mesure où elle ne produit pas de rupture mais applique et reconduit les lois tacites de la norme légitime. La nomophatique apparaît dans son cinéma comme un cadre structurant au sein duquel il lui est possible d’énoncer et de dénoncer sans risquer de perdre sa place.
La construction des personnages ainsi que les dispositifs d’énonciation adoptés révèlent une inégale distribution de l’autorité. Or, « l’inégale distribution de la reconnaissance entre les différentes groupes et individus qui composent une société » (Femenías, 2007 : 24) et l’aisance que confère « naturellement » l’appartenance à un groupe dont la place, l’identité, les droits, la reconnaissance, la légitimité, les intérêts et les productions occupent une position centrale hégémonique et élitiste, produisent des effets très concrets. On trouve une marque de ce privilège dans le déni du féminisme affirmé par une poignée de femmes artistes ou intellectuelles, qui, comme Lucía Puenzo, déclarent n’avoir (presque) jamais perçu de différences de traitement dans leur pratique artistique, n’avoir jamais fait l’expérience de la discrimination et ne semblent pas non plus en avoir été témoins. Mais sont-elles conscientes que la place qu’elles occupent dans la sphère cinématographique mondialisée constituent encore des exceptions qui confirme la règle dictée pas leurs pères-pairs ?
Les choix narratifs comme les choix des formats de production de la cinéaste romancière, productrice et scénariste de ses films, signalent sa capacité de capter le présent et en particulier les conflits sociaux liés à la sexualité et à la biopolitique et de les rendre accessibles par le biais du cinéma et des médias de masse avides de multiculturalisme10. Mais, comme le rappelle María Luisa Femenías11, la fonction du discours hégémonique est de colmater les brèches et de (r)accommoder le groupe par un récit intégrateur « La función del discurso hegemónico es cubrir discontinuidades y rupturas, y dar coherencia interna al grupo intensificando las apariencias de similitud, en el sentido observado por [Iris M.] Young de que los sujetos están constituidos porel grupo. » (Femenías, 2007 : 85)
Parallèlement à l’écriture romanesque et à la réalisation télévisuelle, les trois films de fiction de Lucía Puenzo ont prouvé sa capacité de mettre en scène des sujets très variés. Son traitement fictionnalisé de faits socio-politiques filtrés par des modalités génériques éprouvées – en particulier le thriller et le drame – accrochent l’attention du plus grand nombre. Sa maîtrise des codes esthétiques et narratifs hégémoniques satisfait le plaisir visuel d’une communauté hétérogène internationale de consommateur·rices d’images, savamment entretenu·es dans l’illusion qu’i·elles ont accès au monde entier depuis leur fenêtre numérique.
Radicalité mutante
Albertina Carri se situe dans une autre perspective sur laquelle je souhaite revenir en établissant une passerelle avec la littérature. Lors d’une présentation du roman Los topos de Felix Bruzzone (2008), Nicolás Prividera proposa de se représenter le champ de l’art comme un grand roman de famille composé d’amours et de haines, de luttes discrètes pour s’accaparer la table de nuit mais aussi de violents procès lorsqu’il s’agit de revendiquer sa part d’héritage lors d’une succession12[12]. Selon lui, parmi les œuvres de la génération des filles et fils de disparu·es née dans les années 70, certaines sont mutantes en ce sens qu’elles résistent à être confinées dans un lieu sûr. C’est alors la nécessité de faire « quelque chose » de cette histoire commune et de donner un sens à cette expérience qui sert de dénominateur commun à une production hétérogène. La condition « mutante » se caractérise par le refus de l’essentialisation de la condition de HIJOS, ce qui n’implique pas de s’opposer à la génération antérieure mais plutôt d’assumer son origine sans en rester prisonnier·ère, et d’accepter l’intempérie comme une possibilité de construction et de création13. L’allusion au roman de Bioy Casares Plan d’évasion (1969) pour qualifier la démarche de Bruzzone signale en fait une logique différente puisqu’il ne s’agit pas de s’évader du réel vers la littérature comme nous y invitait le représentant du groupe Florida, mais de partir de la littérature et de s’en évader pour aller vers le réel, en assumant le croisement entre autobiographie et roman, histoire et fiction. Ce postulat éclaire selon moi le chemin emprunté par Albertina Carri.
La filmographie d’Albertina Carri témoigne d’une conscience aigüe de la relation entre les artistes et le pouvoir, entre l’art et le politique, au fait que les arts « ne prêtent aux entreprises de la domination ou de l’émancipation que ce qu’ils peuvent leur prêter, soit simplement ce qu’ils ont de commun avec elles : des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible » (Rancière, 2000 : 25). En intégrant dans le même plan – mais pas selon une conception égalitaire idéaliste ou utopique – ce, celles et ceux qui n’ont pas (eu) accès au sensible, qui n’ont pu ou ne peuvent y prendre part autrement que depuis l’acceptation ou la résignation à une assignation hétérogène, la cinéaste reconfigure « le territoire du visible, du pensable et du possible » (Rancière, 2000).
L’étude de ses trois premiers films dits de fiction a montré qu’ils répondent à une nécessité de scruter et de visibiliser les discours constituants et à y creuser des brèches pour faire émerger ce que Michèle Soriano considére comme une Contre-Archive des « inapproprié·es » (Trinh T. Minh Ha, 1989). Carri pratique au cinéma une forme d’écriture cyborgienne qui « a trait au pouvoir de survivre, non sur la base d’une innocence originelle, mais sur celle d’une appropriation des outils qui vous permettent de marquer un monde qui vous a marqué comme autre » (Haraway, [1985] 2007 : 71). À l’occasion de la sortie de son quatrième long métrage Cuatreros, Carri déclara :
Me gusta escribir, y empecé a estudiar cine porque quería hacerlo en otro formato, y sigo en su búsqueda, y ahora con cierta madurez empecé a filmar en otro formato, porque esto es una película pero es una nouvelle, es una nouvelle pero es una performance, es una performance pero es un documental, etc. (Carri, 2017)
Pour ce faire, elle réactualise par une pratique contemporaine résolument exploratrice et émancipatrice les « astuces des faibles » (Ludmer), esquivant les règles et refusant les catégorisations qui ont historiquement opposé l’écriture et la féminité en instituant une hiérarchie sexuelle des savoirs et des pouvoirs. Le désir de produire des formes capables de renouveler la perception et la signification obéit à sa quête sans fin de formes mouvantes et instables, non figées, et d’altérer les fonctions du discours et d’un langage cinématographique hégémonique institué en grand ordonnateur qui régit en les « répartissant » les parts du visible et de l’invisible. Elle répond à l’invitation de Donna Haraway14 inspirée par Trinh Minh-Ha pour qui être un·e autre « impropre/inapproprié·e » signifie être en relation depuis une différence critique et déconstructive et non depuis une différence subie comme un effet de domination hiérarchique. Cette relation se tisse à l’intérieur des réseaux constitués par celles et ceux dont la position assignée ou hétérodésignée vient de ce qu’elles et ils n’ont pu historiquement « porter le masque du “soi” ni celui de “l’autre” offert par les dominant·es précédent·es et par les récits modernes et occidentaux de l’identité et du politique »15. Pour paraphraser Haraway dans dans « Les promesses des monstres : politiques régénératives pour d’autres impropres/inapproprié-e-s », mais aussi Minh-Ha et de Lauretis, je dirais que les propositions poétiques, politiques et théoriques d’Albertina Carri participent à une entreprise de contamination, agissante, régénératrice et créatrice d’alliance. Déroger, déranger, dégenrer, queeriser le langage et l’expression de nos vulnérabilités en toute inconformité a un coût élevé au cinéma. Faire advenir d’autres formes de réalité implique que les spectateur·rices se risquent hors de sentiers battus et d’une zone de (ré)confort pour vivre une expérience de l’intempérie radicalement déstabilisante.
Notes
- « Les canons sont défendus avec un zèle quasi théologique qui indique plus qu’une coïncidence historique entre les usages ecclésiastiques du mot canon à propos des textes révérés et authentifiés de la Bible, et sa fonction dans le traditionalisme culturel. Le canon est fondamentalement un mode de vénération de l’artiste, qui est, en retour, une forme de narcissisme masculin. » (Pollock, 2007 : 60)
- Voir Dominique Maingueneau, Trouver sa place dans le champ littéraire. Paratopie et création, Louvain-la-Neuve/Paris, Academia/L’Harmattan, 2016. « Paratopie et discours littéraire. Entretien avec Dominique Maingueneau », Propos recueillis par David Martens, Entretien paru en octobre 2016 dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula, [en ligne] https://www.fabula.org/atelier.php?Paratopie_et_discours [consulté le 24/10/22]. « Il me semble de toute façon nécessaire de distinguer les problèmes d’appartenance vécue et la paratopie, qui résulte d’un ajustement très complexe entre un individu, les ressources qu’offre la langue, les contraintes sociales et celles du champ discursif. »
- Adriana Valdés, Composición de lugar : escritos sobre cultura, Santiago de Chile, Editorial Universitaria, 1995, p. 188.
- Alicia Salomone, « Critique littéraire féministe latino-américaine et paratopie », Lectures du genre, 3, La paratopie créatrice, 2008, p. 94-103, [en ligne] http://www.lecturesdugenre.fr/Lectures_du_genre_3/salomone.html [consulté le 24/10/22].
- Michèle Soriano, « Contra-archivos del sexo : feminismos excéntricos y metapornografía », Labrys : études féministes/estudos feministas, Collectif d’universitaires d’universités brésiliennes et de France et du Canada, 2016.
- Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. Voir en particulier le chapitre intitulé « Du partage du sensible et des rapports qu’il établit entre politique et esthétique », p. 12-25.
- Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008.
- Beatriz Sarlo, « Sujetos y tecnologías. La novela después de la historia », Punto de vista, 86, 2006, p. 1-6.
- Nora Domínguez, « Narrar el presente, narrar desde el presente », Encrucijadas, n°40, Universidad de Buenos Aires, 2007, [en ligne] http://repositoriouba.sisbi.uba.ar/gsdl/collect/encruci/index/assoc/HWA_369.dir/369.PDF [consulté le 24/10/22]. « Para Beatriz Sarlo esta línea de narrativa actual se define por “el peso del presente no como enigma a resolver sino como escenario a representar”. Etnográfica y no interpretativa como lo era la literatura de los años ochenta, su giro documentalista es la base de su legitimación. También de su límite porque allí se persigue la estabilidad y la normalización de los discursos, las ficciones y las subjetividades. Hasta aquí, Sarlo. »
- Frank Vermandel, « Postmodernisme, discours et métadiscours. L’architecture comme paradigme et paradoxe », Tumultes, 34, 2010/1, p. 25-48, [en ligne] 10.3917/tumu.034.0025 [consulté le 24/10/22]. « Après l’éviction des “grands récits”, le métadiscours a subrepticement réintroduit l’idée d’une visée unifiante de l’histoire, pour y inscrire sa légitimité, y compris sous l’angle du multiculturalisme. C’est un discours complexe, mais il n’en est pas pour autant détenteur des vertus polysémiques de la complexité. Il peut en effet être porteur de schèmes réducteurs, voire simplificateurs qui emprisonnent le sens plutôt qu’ils ne le libèrent ou ne le fécondent. Aussi peut-on percevoir en creux, dans l’intertexte, les failles des dispositifs intellectuels, les enjeux idéologiques et les paradoxes conceptuels : autant de traits qui confèrent au savoir postmoderne un statut ambigu, un savoir dont il s’agit à présent d’opérer l’archéologie. »
- María Luisa Femenías, El género del multiculturalismo, Bernal, Universidad nacional de Quilmes Editorial, 2007.
- Nicolás Prividera, « Plan de evasión », Texto leído en la presentación de Los topos, de Felix Bruzzone, [en ligne] http://haciaelbicentenario.blogspot.fr/2009/05/plan-de-evasion.html [consulté le 24/10/22]. « No seré original al decir que podemos figurarnos el campo del arte como una gran novela familiar hecha de amores y odios, de discretas luchas por la cabecera de la mesa y violentos juicios de sucesión. Pero la metáfora familiar se hace en este caso literal (y explica el por qué de su procedencia) cuando pienso en algunos autores reunidos por una misma historia (más que por una misma causa): me refiero a los que cargan con el peso de ser “hijos de desaparecidos”, y que son de algún modo el rostro más reconocible de ese colectivo difuso que es nuestra generación, la de los nacidos en los años ‘70. Porque las obras de algunos de ellos hacen de la “diferencia” una forma y una formulación: son “mutantes” (como los seres nocturnos de las películas que nos ayudaron a conjurar el terror). Obras que se resisten a ser confinadas en un lugar seguro, reapareciendo siempre bajo la forma más inesperada. »
- Il ajoute que cette condition mutante passe outre l’éternelle division qui structure l’historiographie culturelle argentine et qui repose sur une opposition entre le centre et la périphérie – la séparation géographique relevant de caractéristiques socio-politique, idéologique et artistique – entre Florida et Boedo, actualisés autour des « Airanos et Neoboedistas ».
- « Politique différentielle pour autres impropres/non approprié/es » est le titre de la troisième partie d’un ouvrage Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, regroupant des textes de Donna Haraway écrits entre 1978 et 1989, publiés en anglais en 1991, mais traduits en français et réunis pour la première fois en 2009 chez Actes Sud, Éditions Jacqueline Chambon. Quant à l’essai intitulé « Les promesses des monstres : politiques régénératives pour d’autres impropres/inapproprié-e-s », publié en 1992, il ne fut traduit en français qu’en 2012 dans Penser avec Donna Haraway, sous la direction d’Elsa Dorlin et Eva Rodriguez, Paris, Presses universitaires de France, p. 159-229.
- La réalisatrice, écrivaine, théoricienne du féminisme, artiste et professeure aux départements de « Gender and Women’s Studies » et de « Rhetoric » à l’université de Berkeley, Trinh T. Minh-Ha, est connue pour son questionnement de la colonialité du pouvoir et des différentes formes de colonisation. Hélas, le seul texte traduit en français (2017) à ce jour est le dernier chapitre de son livre Woman, Native, Other (1989) qui « interroge le lien entre narration et incarnation, cherche des modes de transmission qui divergent de l’autorité de l’Histoire comme récit dominant, et propose un langage poétique pour une pensée théorique qui dépasse la division entre théorie et pratique. », [en ligne] https://www.fmsh.fr/fr/college-etudesmondiales/28718 [consulté le 24/10/22].